CHAPITRE IV
LA GRAINE FORTE
Nul homme n’est aussi fort que l’amour d’une mère pour son enfant.
Iomé Orden
Dans sa chambre, le souffle court, Fallion se démenait pour finir son paquetage pendant que Jaz faisait de même de son côté. Le problème n’était pas qu’il avait beaucoup de choses à emporter ; c’était plutôt qu’il se sentait surexcité. Avant ça, il ne se souvenait d’avoir vécu qu’une seule véritable aventure : quand il avait quatre ans, sa mère les avait emmenés en Heredon, son frère et lui.
Fallion avait presque tout oublié de ce voyage, mais il se rappelait très bien le matin où ils avaient longé un lac aux eaux si calmes et si limpides qu’on pouvait voir les truites grasses s’éloigner du rivage. Une brume tourbillonnante surplombait l’étendue liquide, dont elle semblait s’échapper telle la fumée d’un chaudron, et Fallion s’était presque imaginé que le lac respirait. Les vapeurs se faufilaient vers le haut de la berge et demeuraient suspendues dans les airs parmi les chênes et les hêtres majestueux, aux tendres feuilles d’un vert printanier.
Leur conducteur expérimenté faisait rouler la voiture à une allure lente et régulière afin que les deux enfants puissent dormir. Les chevaux avançaient en silence sur une route dont des pluies récentes étouffaient les sons lorsque, à travers la brume qui planait de l’autre côté de la fenêtre, le regard stupéfait de Fallion s’était posé sur un énorme sanglier – un des légendaires « grands sangliers » du Bois de Dunn.
La créature était monstrueuse ; la bosse entre ses épaules atteignait presque le toit de la voiture, et les longs poils noirs de son poitrail balayaient le sol. Tout en grognant, elle labourait la terre avec ses défenses pour en extraire des lombrics et des glands de l’automne passé, qu’elle dévorait goulûment.
Le conducteur ralentit, espérant dépasser la bête sans se faire remarquer, car un grand sanglier surpris était aussi susceptible de charger que de s’enfuir. Fallion entendit l’homme marmonner un juron. Tournant la tête vers la fenêtre opposée, il vit d’autres créatures émerger du brouillard – et réalisa qu’ils avaient, par inadvertance, dérangé toute une harde de ces monstres.
Le conducteur fit arrêter la voiture. Pendant de longues minutes tendues, les sangliers continuèrent à grogner et à fouir le sol, jusqu’à ce que l’un d’eux s’approche au point de frôler une des roues. Ce simple contact suffit à briser l’essieu et à faire pencher le véhicule.
La mère de Fallion, qui jusque-là était restée assise calmement, se leva alors. La voiture royale était équipée d’un cor de guerre pour lancer des appels de détresse. Laqué de noir et incrusté d’argent, l’instrument était accroché à la paroi derrière la tête du jeune garçon. Avec prudence, la mère de Fallion s’en saisit et entrouvrit légèrement la portière. Elle porta le cor à ses lèvres et souffla très fort, brièvement mais à cinq reprises, comme les chasseurs quand il était sur la piste d’un gros gibier.
Les énormes sangliers couinèrent et, dans un fracas de tonnerre, détalèrent dans toutes les directions. Mais un spécimen énorme jaillit du brouillard, le museau baissé, et chargea la voiture. Le choc fut terrible. Fallion vola contre la portière opposée, qui s’ouvrit sous l’impact, et atterrit sur le sol détrempé. Des morceaux de lambris tombèrent autour de lui, et l’espace d’un très long moment, il craignit pour sa vie.
Il gisait sur le dos, le cœur battant la chamade, la gorge nouée par la peur. Mais au bout de quelques instants, il réalisa qu’il n’entendait plus que la course des sangliers s’éloignant sur un sol dur, et les battements désordonnés de son propre cœur. Malgré sa terreur, il comprit qu’il n’avait jamais été réellement en danger. Son père n’avait pas utilisé ses pouvoirs pour lui chuchoter un avertissement. Si la vie de Fallion avait été menacée, il l’aurait prévenu.
À présent, un cri étrange s’élevait à l’extérieur du château. Il commença comme un grondement de tonnerre, se changea en un long miaulement félin et se termina en un drôle de glapissement animal. Inquiet, Jaz leva les yeux vers la fenêtre.
Cette fois, Fallion savait qu’il courait au-devant d’un danger réel, et il avait beaucoup de préparatifs à faire. Il fourra ses vêtements dans un sac : deux tuniques vertes assez épaisses pour supporter les intempéries, une chaude robe de laine couleur de bois mouillé, des bottes en cuir souple et une cape dotée d’une demi-capuche pour le protéger contre la pluie. Et ce fut tout.
Mais tout en s’affairant, il devait composer avec son Humfrey, son ferrin domestique. Humfrey n’avait que six mois, et il n’était guère plus gros qu’un rat. Il avait le dos de la couleur des aiguilles de pin sur le sol de la forêt, le ventre d’un brun légèrement plus clair et des yeux noirs situés en avant sur son museau, comme ceux d’une civette.
Voyant les deux enfants très occupés, Humfrey bondissait autour d’eux pour les « aider ». Il comprenait qu’ils allaient quelque part, et il voulait faire un jeu de ces préparatifs. Couinant et sifflant, il enfouit le cadavre momifié d’une souris dans le paquetage de Fallion, en compagnie de deux noisettes dont il roucoula qu’elles étaient « magnifiques ». Il ajouta un dé à coudre brillant, une pièce d’argent et deux cocons que son jeune maître avait préservés tout l’hiver dans l’espoir de voir des papillons en sortir au printemps.
— N’oublie pas le cadeau d’anniversaire de mère, rappela Fallion à Jaz.
Et il sortit la petite boîte qui contenait son propre présent pour vérifier qu’Humfrey ne s’y était pas introduit. À l’intérieur reposait un ovale découpé dans de l’ivoire sur lequel était peint le portrait de sa mère du temps où elle était jeune et sublimement belle grâce aux Dons de Charisme concédés par de ravissantes damoiselles.
Depuis des mois, Fallion travaillait à sculpter un minuscule et élégant cadre en bois de rose dans lequel mettre ce portrait. Il avait presque fini. Il s’assura que ses outils se trouvaient toujours dans la boîte : Humfrey aimait beaucoup s’enfuir avec.
Lorsqu’il fut certain de tout avoir, Fallion mit la boîte dans son sac. Humfrey sauta sur son lit et siffla :
— Manger ? Manger ?
Fallion ne savait pas si la petite créature avait faim ou si elle lui recommandait d’emporter de la nourriture.
— Pas de manger, siffla-t-il en retour.
Le ferrin parut abasourdi par cette nouvelle. Il se mit à trembler, tordant ses petites pattes pareilles à de minuscules mains noires – l’attitude qui, chez ses semblables, indiquait une vive inquiétude. Puis il grogna :
— Armes ?
Fallion acquiesça, et Humfrey se faufila sous le lit, là où il entreposait ses trésors : chiffons de soie, pommes séchées, vieux os à ronger et morceaux de verre coloré. Fallion osait rarement regarder sous son lit.
Mais Humfrey émergea triomphalement, tenant une aiguille à tricoter en acier qu’il avait limée pour la rendre plus pointue, sans doute à l’aide de ses dents. Il l’avait décorée comme une lance, en nouant quelques crins de cheval roux près de l’extrémité. Il sauta de nouveau sur le lit en sifflant :
— Arme ! Arme !
Et il se mit à bondir en brandissant son aiguille comme pour embrocher des rats imaginaires.
Fallion tendit la main et le gratta sous le menton jusqu’à ce que le ferrin se calme. Puis il se dirigea vers les lames accrochées au-dessus de son lit pour choisir un couteau. Il y avait là maintes armes princières, mais le jeune garçon sélectionna l’une des plus simples : un couteau long à l’épaisse lame d’acier et au manche solide, cadeau de son père.
Tout en le prenant, il s’émerveilla de son équilibre parfait. Pour un enfant de neuf ans, ce couteau était presque aussi long qu’une épée. Quand son père le lui avait offert – en retard ! – pour son sixième anniversaire, Fallion n’y avait guère prêté attention. Dans de nombreuses contrées, il était coutumier d’offrir aux jeunes princes des armes avec lesquelles ils puissent se protéger, et Fallion avait déjà reçu beaucoup de couteaux plus beaux que celui-ci.
Certains d’entre eux trônaient en ce moment même au-dessus de son lit : fines dagues incurvées de Kuram avec un filigrane d’or le long de la lame et un manche serti de joyaux ; longs poignards de guerrier inkarrans sculptés dans des os de maraudeurs qui scintillaient telle de la glace couleur de flammes ; et un véritable « scorpion » d’assassin, dont le corps était le manche et la queue la lame, munie d’un bouton dissimulé pour libérer du poison.
Mais pour l’heure, c’était le couteau de son père qui attirait Fallion, celui dont le poids semblait un prolongement naturel de son bras. Le jeune garçon soupçonnait que le Roi de la Terre le lui avait offert en prévision de ce jour.
Sa prescience portait-elle si loin ? se demanda-t-il. D’après sa mère, son père percevait parfois le danger qui menaçait une personne des semaines ou des mois à l’avance. Mais cela n’arrivait que s’il regardait longuement la personne en question. Alors, il penchait la tête sur le côté comme s’il écoutait quelque chose que nul autre mortel ne pouvait entendre.
Oui, décida Fallion, son père avait perçu le danger. Aussi emporterait-il le couteau qu’il lui avait offert, convaincu que le Roi de la Terre savait combien l’arme s’adapterait parfaitement à la main de son fils – et, peut-être, que la vie de ce dernier en dépendrait un jour. Saisi par une étrange impulsion, le jeune garçon se surprit à accrocher le fourreau sur sa hanche. Par mesure de sécurité, songea-t-il.
Et de fait, chacun des occupants du château faisait preuve d’une prudence exceptionnelle ce soir-là. Jaz avait allumé une douzaine de bougies dans leur chambre ; l’odeur des huiles précieuses emplissait la pièce autant que leur lumière. Toutes les lampes brûlaient dans tous les couloirs, comme si tout le monde se méfiait de ce qui pouvait se tapir dans l’ombre.
Tandis que Fallion se demandait s’il devait affûter sa lame maintenant ou attendre le lendemain matin, Jaz se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit pour regarder dehors.
— Fallion, s’exclama-t-il, stupéfait. Les collines brûlent !
Fallion rejoignit son frère. Humfrey escalada promptement la jambe de pantalon de son jeune maître et sauta sur le rebord de la fenêtre. Celle-ci était trop petite pour permettre à un homme adulte de se faufiler à l’intérieur, donc trop petite pour permettre à deux enfants et un ferrin de regarder à l’extérieur en même temps.
Les narines de Fallion frémirent comme il humait la fraîcheur nocturne. Au loin, très haut dans les collines au-dessus des vallées envahies par la brume, une étoile rouge furieuse semblait s’être écrasée sur Terre.
— Ils ont mis le feu à la forêt, comprit Fallion. Mère a envoyé Diemorra chercher le corps de ces filles, celles qui ont des bébés dans leur ventre. Mais les strengi-saats avaient déjà dû les emporter. Alors, Diemorra aura allumé un incendie pour les faire flamber.
— Je te parie que les monstres portaient les filles dans leur gueule, comme les mamans chats déplacent leurs petits quand on les a trouvés, dit Jaz.
— Peut-être.
Une des créatures rugit dans le lointain, de l’autre côté de la rivière qui coulait au nord du château. Inquiet, Jaz se tourna vers Fallion.
— Je crois que nous sommes encerclés. Tu crois que Maman va nous faire partir en volant ?
À Mystarria, chaque château abritait quelques graaks, des reptiles ailés géants aux ailes membraneuses qui servaient de messagers en cas d’urgence. Les graaks ne pouvaient pas porter beaucoup de poids, même sur une courte distance, aussi leurs cavaliers étaient-ils presque toujours des enfants – des orphelins que personne ne pleurerait s’ils venaient à faire une chute mortelle. Mais lorsqu’un château royal était assiégé, il arrivait parfois, en dernier recours, que les héritiers du trône s’échappent à dos de graak.
À cette pensée, Fallion éprouva un frisson d’excitation. Il n’avait encore jamais volé, et aurait bientôt dépassé l’âge de monter un graak. Pourquoi pas ? se demanda-t-il. Mais il savait que jamais sa mère n’autoriserait une chose pareille. Les orphelins désignés comme cavaliers recevaient des Dons de Force et de Constitution pour pouvoir s’accrocher et endurer le froid de l’altitude pendant leurs voyages solitaires. Fallion et Jaz ne possédaient pas d’autres attributs que les leurs.
— Non, je suis sûr qu’elle ne nous laissera pas monter des graaks, répondit Fallion. Elle nous fera partir à cheval avec une escorte.
— Qu’elle ne nous laissera pas ? répéta Jaz, éberlué. Qu’elle ne nous laissera pas ? Je ne monterais sur le dos d’un graak pour rien au monde !
— Si : tu le ferais pour sauver ta vie, répliqua Fallion.
Humfrey fila sous le lit et en ressortit avec une carotte fanée. Il la lança sur le paquetage de Fallion et gronda :
— Arme. Arme, Jaz.
Le sens de l’humour de son ferrin fit sourire Fallion.
Jaz ramassa la carotte molle et l’agita à bout de bras comme une épée. Avec un cri de joie, Humfrey brandit sa petite lance et engagea un simulacre de combat.
Par-dessus son épaule, Fallion jeta un coup d’œil au feu et s’interrogea sur les strengi-saats. Il ne comprenait pas toujours très vite, mais il réfléchissait longtemps et profondément aux choses.
Quand Borenson avait ouvert le ventre de Rhianna, tout ce que Fallion avait vu était des œufs – des œufs horribles avec, en guise de coquille, une fine membrane de peau jaune semblable aux lambeaux de la mue d’un monstre. Mais à sa place, qu’aurait vu la créature qui les avait engendrés ? Ses bébés. L’objet de son amour. Et elle aurait voulu les protéger.
Jusqu’où serait-elle allée pour ça ?
Fallion se souvint d’une héroïque chatte rayée qu’il avait vue, au printemps précédent, combattre deux chiens féroces dans une ruelle tandis qu’elle s’efforçait de porter ses petits en sécurité. En proie à une brusque appréhension, il se leva et courut dans le couloir. Humfrey couina et le suivit. Jaillissant par la porte de la tour, Fallion saisit une torche dans un porte-flambeau et s’élança le long d’une passerelle.
Le seigneur Borenson et lui avaient laissé Rhianna dans la chambre où elle avait été opérée, afin qu’elle dorme le temps que les effets de l’opium se dissipent. Les guérisseurs avaient dit qu’elle avait besoin de repos. Elle aura peut-être besoin de plus que ça, songea Fallion. Elle aura peut-être besoin de protection.
Tout en courant, le jeune garçon tenta de se remémorer leur fuite des collines. Les strengi-saats leur avaient donné la chasse, mais ils n’avaient pas attaqué. Comme des mères qui protègent leurs petits en éloignant les intrus.
Après ça, raisonna Fallion, les créatures avaient dû retourner auprès de leur progéniture. En fait, maintenant qu’il y pensait, l’enfant se souvenait d’avoir entendu des appels pareils à des sons de cloche dans les bois, très loin derrière eux. Au moins un des strengi-saats était resté pour veiller sur les petits.
Avec une appréhension grandissante, Fallion accéléra.
Mais lorsque nous avons découvert les filles dans l’arbre, il n’y avait pas un seul strengi-saat pour les garder, songea-t-il. Pourquoi ? La plupart des animaux seraient restés pour protéger leurs bébés.
Puis il se rappela le craquement dans les bois, quand il avait émergé dans la clairière. C’était un craquement sonore, beaucoup trop fort pour une créature capable de se déplacer aussi furtivement. Les monstres essayaient de nous attirer plus loin, réalisa Fallion. Comme un piwitt qui s’envole et qui chante pour détourner l’attention de son nid.
Le souffle court, il se précipita vers les niveaux inférieurs du donjon, fit irruption dans le petit couloir et ouvrit à la volée la porte de la chambre de Rhianna.
Il trouva la jeune fille tranquillement allongée sur son lit, le visage d’une pâleur surnaturelle, presque blanc, drainé de tout son sang par l’opium des guérisseurs. Quelqu’un avait brossé ses cheveux pour en ôter les feuilles et les brindilles et lui avait nettoyé le visage. Fallion s’étonna de ne pas avoir remarqué plus tôt combien elle était jolie avec son teint immaculé et sa petite bouche délicate.
La pièce était sombre. Une ou deux chandelles auraient dû brûler près du lit, mais ou elles s’étaient éteintes toutes seules, ou les guérisseurs les avaient soufflées pour que Rhianna puisse mieux dormir.
Pourtant, comme Fallion levait sa torche à bout de bras devant lui, il lui sembla que sa lumière faiblissait. Sentant une brise légère lui chatouiller la joue droite, il jeta un coup d’œil vers la fenêtre. Des éclats de verre se devinaient à l’endroit où elle avait été brisée ; d’autres gisaient sur le sol. Quelqu’un avait cassé la vitre de l’extérieur.
Humfrey entra en rampant et siffla un avertissement :
— Mort. Sentir mort.
Fallion inspira profondément et capta une légère odeur de putréfaction. Il ne voyait rien au-delà des barreaux de la fenêtre, mais il lui semblait que l’obscurité était plus dense dehors, si dense que même la lumière de son flambeau ne parvenait pas à la pénétrer.
Avec un couinement de terreur, Humfrey détala dans le couloir.
Le cœur battant la chamade, Fallion leva sa torche plus haut. De sa main libre, il dégaina son couteau et le brandit devant lui.
— Je sais que vous êtes là, dit-il faiblement.
Un grognement lui répondit, aussi doux que le murmure d’un tonnerre lointain descendant des collines. Les flammes de la torche vacillèrent. Fallion les vit brusquement diminuer et lutter pour ne pas s’éteindre. Il n’y avait pourtant pas de vent.
C’est le strengi-saat qui fait ça, réalisa-t-il. Il aspire la lumière comme tout à l’heure dans la forêt.
Le cœur de Fallion battait à tout rompre. Comme il aurait voulu avoir de la lumière – toute la lumière du monde ! Il bondit vers la fenêtre, espérant qu’à l’instar d’un ours ou d’un loup, le monstre aurait peur du feu. Il enfonça la torche entre deux barreaux, et soudain, elle flamboya avec un éclat aveuglant, comme la forge d’un maréchal-ferrant. Les flammes parurent presque envelopper le bras de Fallion.
Ce fut alors que le jeune garçon vit le strengi-saat – son énorme tête et son œil noir juste à l’extérieur de la fenêtre, tellement plus énormes qu’il ne s’y attendait.
Beaucoup d’animaux ne ressemblent pas à leurs petits. D’après les bébés qu’il avait vus, Fallion s’était imaginé les strengi-saats adultes recouverts de fourrure noire comme celle d’une zibeline ou d’un félin. Mais la créature qu’il avait sous les yeux était pratiquement glabre. Elle avait la peau sombre et écailleuse, et malgré son absence d’oreilles, un large tympan – de la peau noire aussi tendue que celle d’un tambour – recouvrait une grande partie de sa tête, juste derrière son œil. Ce dernier était complètement noir, sans la moindre trace d’une pupille. Terne et en apparence dénué de vie, il ne reflétait aucune lumière.
Si le mal pouvait s’incarner, songea Fallion, voilà à quoi il ressemblerait.
— Yaaaah ! hurla-t-il en fourrant sa torche dans la figure du monstre.
Le bois flamboya de plus belle, comme s’il venait juste d’être trempé dans de l’huile, et le strengi-saat poussa un cri rauque – non l’appel semblable à un son de cloche qu’il avait fait entendre pendant la poursuite, mais un glapissement de terreur. Sa bouche s’ouvrit tout grand, révélant de longs crocs pointus couleur d’ivoire jauni. Alors, Fallion lâcha sa torche, la laissant tomber dans la gueule béante du monstre.
Les flammes grandirent et s’intensifièrent comme si le souffle même du strengi-saat s’était embrasé. Tout excité, Fallion comprit que cette créature craignait le feu pour une bonne raison : l’odeur de la fumée suffisait presque à lui faire prendre feu.
D’un bond, le strengi-saat s’écarta du mur, et Fallion put le voir tout entier tandis qu’il dégringolait vers la route. La lumière des flammes qui brillaient à travers la membrane de ses ailes révélait d’affreuses veines.
Dehors, un des gardes postés sur le chemin de ronde poussa un cri d’alarme. Fallion aperçut l’éclat d’une armure polie comme il se précipitait vers le monstre en bandant un grand arc.
Le strengi-saat atterrit sans douceur sur la route, à environ trente mètres du mur. Un instant, il resta accroupi telle une panthère ramassée sur elle-même et cherchant un endroit où bondir. Il secoua la tête ; la torche vola hors de sa gueule, roula sur le sol et se changea en simple braise. Fallion fut très surpris de constater qu’elle semblait presque entièrement consumée, réduite à un moignon alors que quelques instants plus tôt, elle était aussi longue que son bras.
Il craignit que la bête s’échappe à la faveur de l’obscurité. Mais à cet instant, une flèche passa devant la torche, et Fallion entendit un tchoc sonore comme elle s’enfonçait entre les côtes du strengi-saat.
La créature désormais blessée ne lui apparaissait plus que comme une ombre, une tache plus noire encore que la nuit. Elle bondit dans les airs. Mais une vibration de corde d’arc résonna depuis trois ou quatre directions. Certains traits s’écrasèrent sur le mur de pierre tandis que d’autres touchaient la bête.
Ne voulant pas se prendre une flèche perdue, Fallion s’écarta de la fenêtre. Des cris triomphants s’élevèrent au dehors.
— On l’a eue !
— Saloperie, elle était grosse !
Fallion risqua un coup d’œil à l’extérieur. Le sol ne se trouvait que deux étages plus bas, et le monstre n’avait pas réussi à s’éloigner de plus de deux cents pieds. Les gardes se précipitèrent vers lui, torche à la main. C’était des soldats de force, gorgés d’attributs, et ils couraient avec une rapidité surhumaine. À peine la créature avait-elle touché le sol qu’ils convergeaient déjà vers elle pour lui plonger leur épée dans le corps.
Le strengi-saat gisait sur les pavés. Il poussa un dernier cri qui commença comme un grondement de tonnerre et se termina en gémissement aigu. Le son fit défaillir le cœur de Fallion et hérissa ses cheveux dans sa nuque. Puis la créature succomba, s’affaissant comme si tout ce qui lui restait de vie s’était enfui dans cet horrible hurlement.
Fallion la détailla depuis la fenêtre et eut un hoquet de stupeur. Jusque-là, il n’avait vu les strengi-saats que de loin, ombres menaçantes se découpant contre les arbres, et il les avait crus un peu plus longs que son cheval. À présent, il constatait que le monstre mort était quatre fois plus long qu’un homme n’est haut, et qu’il avait l’air d’un géant comparé à lui.
Les gardes parlaient avec animation, jubilant presque comme de jeunes chasseurs qui viennent d’abattre leur première proie. Fallion n’entendait pas tout ce qu’ils disaient.
— Comment a-t-elle franchi le mur d’enceinte ? demanda l’un d’eux.
— Sans se faire voir ? ajouta un autre.
Il y eut des réponses marmonnées. Personne ne semblait le savoir, mais un garde – celui qui avait donné l’alarme – énonça distinctement :
— Elle venait de là. (Du menton, il désigna le donjon.) Les ombres sont épaisses dans ce coin. Je ne l’aurais pas vue si quelqu’un ne lui avait pas lancé une torche à la tête.
Levant les yeux vers la fenêtre, les gardes aperçurent Fallion. Même si la chambre de Rhianna n’était pas éclairée, le jeune garçon ne douta pas qu’ils le voyaient, car c’était des soldats de force qui avaient reçu des Dons de Vue. Ils le fixèrent dans un silence ébahi, puis l’un des hommes souffla :
— Fallion.
L’enfant lut de la peur sur leur visage. Ils songeaient à la punition qu’ils recevraient pour avoir laissé un monstre s’approcher autant du prince héritier.
— Je vais bien, dit-il faiblement pour les rassurer.
Mais de la tour de guet s’éleva le long mugissement plaintif d’un cor de guerre, et soudain, les gardes s’éparpillèrent, courant pour aller prendre leur poste sur les remparts.
Le cœur battant la chamade, Fallion imagina les strengi-saats attaquant le château en force.