CHAPITRE VI
LA FUITE
Nul ne quitte jamais vraiment son foyer.
Les endroits où nous avons vécu, les gens que nous avons connus,
tout cela devient une partie de nous.
Et tels des bernard-l’hermite – en esprit du moins –,
nous emportons notre maison avec nous partout où nous allons.
Le magicien Binnesman
Le seigneur Borenson répugnait à annoncer à son épouse qu’ils devaient quitter Château Coorm. Ce n’était pas une mince affaire que de déraciner une famille entière et d’emmener ses enfants dans un pays lointain. Ça aurait déjà été difficile dans les circonstances les plus favorables, mais sous la menace d’un tel danger… Qu’allait dire Myrrima ?
De son vivant, la mère de Borenson était une harpie qui rendait son mari à moitié fou. Par-devers lui, Borenson nourrissait la certitude que rouspéter était plus que le privilège des femmes : c’était leur droit et leur devoir. Après tout, c’était elles qui géraient la maison en l’absence des hommes. Et même s’il en concevait une légère honte, Borenson devait admettre que chez eux, Myrrima commandait même quand il était là.
Elle avait fait son trou à Coorm. Favorite de beaucoup de nobles dames, elle passait plusieurs heures chaque jour auprès de ses amies – à tricoter, à lessiver, à cuisiner et à échanger des ragots. Elle s’était profondément attachée à beaucoup d’entre elles, et il serait plus facile à Borenson de se couper un bras que d’arracher Myrrima à son cercle.
Aussi fut-il très surpris, lorsqu’il atteignit leur petite maison à l’extérieur du donjon, de trouver leurs enfants déjà en train de faire leur paquetage.
— On s’en va, papa ! s’exclama le petit Draken, âgé de cinq ans.
En guise de preuve, il lui présenta une taie d’oreiller remplie de vêtements de rechange. De leur côté, ses sœurs s’affairaient dans leur chambre.
Borenson monta à l’étage. Il trouva sa femme debout face à une fenêtre. Il s’approcha d’elle et lui passa un bras autour des épaules.
— Comment as-tu su ? lui demanda-t-il.
— Gaborn me l’a dit. Il est temps que nous nous occupions de ses enfants. C’était son ultime souhait.
Myrrima regardait dehors. Dans les rues du château, des paysans s’étaient rassemblés à l’extérieur du Donjon des Dédiés. Les officiants sélectionnaient ceux qui céderaient leur force, leur agilité, leur métabolisme ou leur constitution aux guerriers de Mystarria.
Les paysans étaient excités. Concéder un attribut était dangereux. Privé de sa force, le cœur d’un homme pouvait cesser de battre. Privé de sa constitution, son corps pouvait attraper n’importe quelle maladie et succomber même à la plus bénigne.
Mais c’était leur chance de donner quelque chose d’eux-mêmes pour la sauvegarde du royaume. En concédant un attribut, ils deviendraient instantanément des héros aux yeux de leur famille et de leurs amis. Et il semblait que plus les temps à venir s’annonçaient sombres, plus les gens se montraient généreux.
Myrrima chercha en elle. Elle n’avait pas pris de Don depuis neuf ans. Durant cette période, plusieurs de ses Dédiés étaient morts, si bien qu’elle avait perdu le bénéfice de leurs attributs. Sa constitution s’en trouvait amoindrie, tout comme sa force et son agilité. Elle conservait ses Dons de Vue, d’Ouïe, d’Odorat et de Métabolisme, mais de beaucoup d’autres façons, elle était désormais diminuée.
Pour reprendre une expression populaire, Myrrima devenait peu à peu une « guerrière d’infortunées proportions », un Seigneur des Runes dont les Dons n’étaient plus assez équilibrés pour lui permettre de prétendre au titre de « guerrier de force ». Contre un adversaire aux attributs mieux harmonisés, elle serait nettement désavantagée.
Elle aperçut une lumière dans la tour la plus élevée du Donjon des dédiés. Là-haut, un officiant chantait, sa voix tissant une incantation flûtée comme le pépiement d’un oiseau. Il agita un forceps devant lui, et le sang-métal laissa une traînée brillante dans l’air. Les yeux plissés, l’homme observa la lumière blanche pareille à un lombric phosphorescent, jaugeant sa profondeur et son intensité.
Soudain, un hurlement s’éleva comme le forceps arrachait son attribut à un Dédié, et le lombric fut aspiré par la poitrine de quelque guerrier de force.
Myrrima éprouva un pincement de culpabilité. C’était plus qu’un acte de voyeurisme. Elle s’était toujours trouvée du côté du destinataire de cette cérémonie. On disait qu’il n’était aucune douleur sur Terre comparable au Don d’un attribut – pas même celle du plus laborieux des accouchements. Et de la même façon, il n’existait aucune extase comparable au fait de recevoir un attribut. Et pas seulement à cause du brusque afflux de force, de vigueur ou d’intelligence – c’était une sensation jouissive au niveau le plus primitif.
Borenson aussi avait observé la scène.
— Es-tu tentée ? demanda-t-il. Nous partons au-devant du danger, et nous devrons veiller sur les fils du roi. Iomé se sentirait plus rassurée si tu prenais d’autres Dons.
Mais son épouse et lui en avaient déjà parlé. Borenson avait renoncé à tous ses attributs neuf ans auparavant, lorsque ses Dédiés avaient été tués à Carris. Il en avait assez des massacres. Les Dédiés faisaient toujours des cibles idéales pour un adversaire impitoyable. Il était bien plus facile d’éliminer les Dédiés d’un Seigneur des Runes que le seigneur en question. Et lorsque celui-ci était coupé de la source de son pouvoir, le tuer devenait presque aussi facile que récolter un chou.
Ainsi les Dédiés d’un seigneur étaient-ils toujours la proie privilégiée des assassins. Et Borenson ne voulait plus risquer la vie des autres en leur prenant leurs attributs.
Par ailleurs, il avait des enfants à élever, et il ne pouvait pas compter sur Myrrima. Elle vieillissait plus vite que lui. Ses Dons de Charisme dissimulaient son âge réel, et ses pouvoirs magiques prolongeraient sans doute son existence, mais en vérité, même sans prendre d’attributs supplémentaires, elle mourrait sûrement bien des années avant son époux. Et comme lui, elle aspirait à n’être qu’une manante.
Ce devrait être notre chance de vieillir ensemble, songea-t-elle. Ce devrait être notre tour de nous éteindre doucement.
Elle ne voulait pas qu’aucun d’eux reprenne des attributs. Mais il fallait tenir compte des enfants.
— Es-tu certain que nous pourrons les protéger, même sans prendre de Dons supplémentaires ? demanda-t-elle.
— Non, répondit franchement Borenson. Je ne suis pas certain que nous pourrons les protéger même en prenant des Dons supplémentaires. Je sais juste que… j’en ai fini avec ça. Les paysans élèvent leur famille avec la seule force que la nature leur a donnée. J’en ferai autant.
Myrrima acquiesça. Il lui restait encore quelques Dons et ses pouvoirs magiques, si peu impressionnants soient-ils. Il faudrait bien que cela suffise.

 

Dans sa chambre, Rhianna dérivait à travers des songes de douleur, un rêve récurrent dans lequel un strengi-saat la tenait dans sa gueule. La créature bondissait dans les bois, atterrissait brutalement, bondissait de nouveau et ainsi de suite. Chaque fois que la jeune fille fermait les yeux, le rêve recommençait et elle se réveillait en sursaut. Immobile dans son lit, elle tentait de se raisonner jusqu’à ce que le sommeil lui ferme les yeux une fois de plus.
Ainsi, le strengi-saat bondissait, faisant craquer des brindilles sous ses pieds. L’obscurité de la forêt les enveloppait, et un grondement sourd, pareil à celui du tonnerre, montait de la gorge de la bête. L’espace d’une seconde, comme chaque fois que le strengi-saat heurtait le sol, Rhianna craignit que ses dents acérées la transpercent.
Elle se réveilla en hurlant et trouva le seigneur Borenson à son chevet. Il s’efforçait de la prendre dans ses bras sans la déranger.
— Que faites-vous ? demanda Rhianna.
— Je m’en vais, chuchota-t-il. Je pars pour un pays lointain. Veux-tu toujours venir avec moi ?
Il la reposa dans son lit et la lâcha. Rhianna écarquilla les yeux. Dans le brouillard induit par la drogue, la réalité lui paraissait huileuse, susceptible de lui glisser des mains à tout moment. La jeune fille dut regarder autour d’elle et se concentrer pour se convaincre que cette chambre était bien la réalité, et que le strengi-saat n’avait été qu’un rêve.
Elle réalisa que Borenson lui demandait de prendre une décision. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui laisse la liberté de choisir, et la perspective de quitter la sécurité du château la terrifiait.
— Faudrait-il traverser les bois ?
— Pendant un petit bout de chemin seulement. Mais je serai là pour te protéger, lui assura Borenson.
Rhianna ne voulait pas le lui dire, mais elle doutait fort qu’il soit capable de veiller sur elle efficacement. Borenson dut voir le doute dans ses yeux.
— Je sais que je n’ai pas l’air de grand-chose, grimaça-t-il, et que je prends du ventre en vieillissant. Mais autrefois, j’étais le garde personnel du Roi de la Terre, et aujourd’hui, je sers son fils. J’ai tué des hommes, beaucoup trop d’hommes, et beaucoup trop de maraudeurs. Je te protégerai comme si tu étais une princesse, comme si tu étais ma propre fille.
Se pouvait-il qu’il dise vrai ? se demanda Rhianna. Le seigneur Borenson avait un début de calvitie, et il ne ressemblait nullement à un grand guerrier. Était-il vraiment en mesure de la protéger ? Et surtout, que penserait-il une fois qu’il la connaîtrait mieux ? Rhianna savait qu’elle n’avait rien de spécial. Elle ne valait pas la peine qu’on prenne des risques pour elle. Lorsque Borenson s’en apercevrait, il la détesterait.
C’était l’heure la plus noire de la nuit. Levant les yeux, Rhianna vit une femme sur le seuil de la chambre. Elle avait de longs cheveux noirs qui cascadaient élégamment sur ses épaules, et des yeux si sombres qu’ils scintillaient comme l’eau au fond d’un puits. Son visage était doux et aimant. Plusieurs enfants se massaient autour d’elle, s’accrochant à sa robe bleu nuit et jetant des coups d’œil timides dans la pièce.
C’était une vision qui ressemblait à un rêve.
— Je ne suis pas en état de monter à cheval, dit Rhianna, pragmatique.
— Nous ne partirons pas à cheval, répliqua la femme.
Elle s’approcha du lit. Un long moment, elle dévisagea Rhianna en lui souriant, puis elle lui prit la main. Troublé par ses cauchemars, le cœur de la jeune fille battait toujours un peu trop fort. L’opium avait diminué la douleur et laissé le monde un peu flou, brumeux et perturbant. Mais le sourire chaleureux de l’inconnue parut balayer toutes les craintes de Rhianna.
— Voici mon épouse, Myrrima, la présenta Borenson. Et mes enfants… (Du menton, il désigna une fillette aux cheveux auburn et à la mine résolue qui tenait un bébé dans ses bras.) Serre, Draken, Sauge et la petite Erin.
— Bonjour, fut tout ce que Rhianna parvint à dire.
Elle ne parvenait pas à réfléchir clairement. Cet homme voulait-il réellement d’elle, ou essayait-il juste d’être gentil ? Et cette Myrrima, que devait-elle penser ? Voulait-elle d’une enfant de plus accrochée à ses jupes ? Rhianna avait du mal à y croire.
Mais en scrutant les yeux de Myrrima, elle y vit un calme et une sérénité dont la profondeur défiait l’entendement. La mère de Rhianna était une créature terrifiée, coriace mais peureuse, qui vivait en équilibre au bord de la folie. Jamais Rhianna n’aurait imaginé qu’une femme puisse porter en elle le genre de paix qui émanait de Myrrima.
— Viens, chuchota Myrrima sur un ton enjôleur, comme si elle invitait Rhianna à participer à un jeu. Viens avec nous.
— Où ça ? voulut savoir la jeune fille.
— Dans un endroit où les enfants n’ont rien à craindre, promit Myrrima. Un endroit où le ciel est bleu et la colline couverte de pâquerettes, et où tu n’as rien d’autre à faire de tes journées que te rouler dans l’herbe et t’amuser.
L’esprit de Rhianna ne pouvait le concevoir. La jeune fille ne faisait pas confiance aux inconnus. Mais l’opium la tenait encore sous son emprise. Elle tenta d’imaginer un endroit tel que Myrrima venait de le lui décrire, et il lui sembla que cela n’avait jamais dû exister.
Rhianna eut un sourire hésitant, et Myrrima fut soulagée de la voir réagir enfin comme une enfant de son âge.
— D’accord, dit la jeune fille.
— Merveilleux, se réjouit Myrrima. Je suis ravie que tu nous accompagnes.
Se pouvait-il que ce soit vrai ? se demanda Rhianna. Se pouvait-il que cette inconnue soit réellement ravie ? Après tout, que sais-je de ces gens ?
Je sais que d’autres leur font confiance, réalisa-t-elle. Je sais que des rois et des seigneurs remettent leur vie entre leurs mains, et la vie de leurs enfants, aussi. Peut-être puis-je faire de même.
— D’accord, répéta Rhianna en renonçant à se méfier.
Alors, le seigneur Borenson souleva son bandage pour examiner sa plaie.
— C’est en train de guérir, dit-il.
Mais il avait l’air inquiet. Très doucement, il prit Rhianna dans ses bras et la porta comme si elle était aussi légère qu’une feuille d’érable, flottant dans les couloirs du château, passant devant des alcôves où des lampes brûlaient telles de minuscules étoiles et descendant sous l’office. Là, devant la porte usée d’une cave, une vieille femme décrépite en robe sombre attendait en compagnie de Jaz et de Fallion. Ce dernier avait un chiffon ensanglanté noué autour de la main.
Rhianna fut emportée dans un tunnel humide, dans lequel des hommes munis de lanternes précédèrent le petit groupe. Des flaques aussi noires que de l’huile clapotaient sous les pas des fugitifs ; les pierres rondes qui formaient les murs étaient couvertes d’algues vertes ; de l’eau et de la moisissure dégoulinaient de chaque interstice.
Levant les yeux vers Borenson, Rhianna admira sa belle barbe, encore rousse sur le menton mais grisonnante sur les côtés. Avec ses perceptions distordues par l’opium, chacun des poils du garde lui apparaissait anormalement dur et solide, comme un fil d’acier, tandis que la sueur sur ses joues lui faisait penser à de la cire coulant d’une bougie allumée. Elle imagina qu’il allait fondre, lui aussi.
Un instant, elle ferma ses yeux fatigués, et son cœur se souleva. Ai-je vraiment envie d’aller avec eux ? se demanda-t-elle. Qu’en dirait mère ?
Mais Rhianna ne savait même pas si sa mère était toujours vivante, ou si elle était vivante, comment elle ferait pour la retrouver. En revanche, elle savait une chose : sa mère voudrait qu’elle quitte cet endroit, qu’elle s’enfuie le plus loin possible pour se cacher.
Quand Rhianna se réveilla, le seigneur Borenson s’était arrêté de marcher. Il la déposait à l’arrière d’un bateau.
Ils se trouvaient dans une caverne à présent. Au-dessus d’elle, Rhianna distinguait des stalactites dégoulinantes, d’un gris boueux. Une eau sombre s’agitait et tourbillonnait autour du bateau – une rivière souterraine, comprit la jeune fille.
Une odeur de minéraux et de fromage mature emplit ses narines. Levant les yeux, Rhianna aperçut un tunnel devant elle. Évidemment, réalisa-t-elle, l’eau maintient une fraîcheur et une humidité constante dans ces souterrains – les conditions parfaites pour y faire vieillir du fromage. C’est sans doute comme ça qu’ils ont découvert la rivière, en élargissant les cavernes pour pouvoir en stocker davantage.
Le bateau était long et large, comme ceux que les marchands utilisaient parfois pour transporter du fret le long de la Gyell. À sa proue se dressait la tête sculptée d’un héron au long bec pointé vers l’aval de la rivière. Les plats-bords étaient ouvragés pour ressembler à des plumes, mais il n’y avait pas d’autre ornement. L’embarcation était peinte en brun et remplie de caisses. Un morceau de toile miteuse, tendue au-dessus d’un espace ménagé entre ces dernières, faisait office de tente pour permettre aux voyageurs de dormir.
Myrrima s’agenouilla au bord de l’eau et, du bout d’un doigt, se mit à tracer des runes à la surface en chuchotant comme si elle parlait à la rivière. Rhianna reconnu successivement une rune de brouillard, une rune de protection contre l’Air et des runes de protection au combat. L’une après l’autre, Myrrima plongea ses flèches dans l’eau qu’elle venait de bénir.
Un instant, Rhianna revit son oncle accroupi sous le Grand Arbre dans la lumière du soleil matinal, lui apprenant à déchiffrer les runes qu’il traçait pour elle dans la poussière avant de les effacer avec sa main et de demander à la fillette de reproduire chacune d’entre elles. C’était une époque heureuse.
La vieillarde avait pris place à l’avant du bateau ; elle aidait les enfants à s’installer. Comme elle leur parlait d’une voix tendre et réconfortante, Rhianna supposa que ce devait être leur grand-mère.
— Où sommes-nous ? demanda soudain la jeune fille, inquiète.
— Sur la Sablenée, répondit tout bas la vieille femme, au-dessus de l’endroit où elle jaillit du sol.
Rhianna tenta de réfléchir. La Sablenée était une petite rivière qui sortait des collines à une lieue et demie de Château Coorm et allait se jeter dans la Gyell. Un moment, la jeune fille chercha à comprendre où ils se trouvaient exactement.
Borenson la déposa sous la bâche, sur une couche de paille. Sa fille Serre vint s’asseoir près de Rhianna, gloussant comme si tout cela était un jeu formidable. Erin, qui n’était même pas encore en âge de marcher à vue de nez, dormait dans le creux de son bras. Borenson tendit aux deux filles un panier contenant du pain au levain tout frais, un jambon entier, quelques pommes-poires et des dattes fourrées aux pistaches. Effrayée, Rhianna voulut se lever. Mais Borenson comprit sa peur et se tourna vers l’un des gardes munis d’une torche.
— Ton poignard, réclama-t-il.
L’homme le lui lança, et Borenson le passa à Rhianna, qui le serra contre elle ainsi qu’une poupée.
— Maintenant, chut, lui intima Borenson. Ne faites pas de bruit.
Les autres enfants s’entassèrent dans l’espace confiné pendant que Rhianna traçait sur la lame de l’arme une rune signifiant « mort à mes ennemis ».
Quand elle leva les yeux, la vieillarde la fixait sévèrement, d’un regard qui n’était pas coléreux mais plutôt interrogateur. Alors, Rhianna réalisa que ce n’était pas une simple grand-mère : c’était la reine. Sans ses courtisans et ses beaux atours, elle ne l’avait pas reconnue.
Iomé étudia la jeune fille blessée et songea : C’est une lanceuse de runes. Une enfant très spéciale. J’aurais dû lui attribuer un forceps quand je le pouvais encore.
Dame Myrrima finit de tracer ses propres runes puis leva les yeux vers Iomé comme si elle quêtait son approbation et lui assura :
— Le brouillard sera très épais sur la rivière ce soir.
Iomé acquiesça, reconnaissante pour la présence de Myrrima à ses côtés. Autrefois, des années auparavant, elles avaient été jeunes ensemble. Mais ses Dons de métabolisme avaient vieilli Iomé prématurément, et même si Myrrima en avait pris aussi, elle semblait encore dans la force de l’âge – une quarantaine d’années peut-être, avec un visage toujours beau et un corps toujours voluptueux. Ses pouvoirs magiques la préservaient partiellement, assez en tout cas pour que tous les hommes qui la croisaient dans la rue aient envie d’elle. En sa présence, Iomé se sentait pareille à un spectre.
Ne te flatte pas, se morigéna-t-elle. Il ne reste même pas une ombre de beauté en toi.
Et c’était vrai. Par certains côtés, Iomé avait vieilli gracieusement, mais sa chair avait fondu et sa peau s’était flétrie. Après avoir fait don de son propre charisme à Raj Ahten, jamais elle n’avait pu se résoudre à accepter le charisme d’une autre femme. Priver une malheureuse à la fois de sa beauté physique et de toute confiance en elle était trop cruel. Iomé se refusait à infliger un tourment pareil à autrui.
Et donc, je suis un spectre, et je vais confier mes enfants à la garde de Myrrima. À la longue, ils apprendront à l’aimer davantage qu’ils n’auraient jamais pu m’aimer, moi.
Myrrima fit le tour du bateau et, de son doigt mouillé, oignit les yeux de chacun de ses passagers.
— Ça vous aidera à voir dans le brouillard, chuchota-t-elle.
Iomé s’installa à sa place près du gouvernail, à la fois attristée et réconfortée par sa vision de l’avenir. Elle tira sa capuche très bas sur son front et voûta les épaules, adoptant le rôle d’une vieille marchande anonyme tandis que les enfants se cachaient entre les caisses et que son garde du corps Hadissa et Borenson s’asseyaient sous le bord de la bâche.
Avec un sifflement, le ferrin apprivoisé de Fallion bondit hors de l’abri. Il se mit à sauter partout sur le bateau et à pousser de petits cris effrayés en se voyant entouré d’eau.
— Chut, siffla Fallion en ferrin, un ordre pas trop sévère comme celui qu’une mère ferrin aurait pu donner à son petit.
Iomé s’émerveilla – et non pour la première fois – de la rapidité avec laquelle le jeune garçon avait appris la langue de son animal familier. Comme son père, songea-t-elle.
À la vue de la créature, Rhianna eut un mouvement de recul et demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est Humfrey, répondit Jaz. Notre ferrin.
— Oh, dit Rhianna.
Mais une hésitation dans sa voix fit soupçonner à Iomé que la jeune fille n’avait jamais vu de ferrin auparavant.
— Tu savais que les ferrins pondent des œufs ? lança Jaz. De ce point de vue, ils ne sont pas du tout comme les autres mammifères. Au printemps dernier, nous avons vu le cordonnier et le boulanger déterrer un nid de ferrins. Il était plein. Humfrey est sorti d’un de ces œufs.
Un page déposa aux pieds d’Iomé un petit coffre dont le contenu émit un tintement métallique.
— Attention ! protesta Borenson.
Mais le mal était déjà fait.
Le coffre contenait une fortune en forceps : des centaines de petits fers à marquer, gravés à une de leur extrémité d’une rune qui permettrait aux fils d’Iomé de prendre des attributs à leurs vassaux. Quelques-uns d’entre eux avaient sûrement été endommagés par le choc.
— Ils pourront être réparés, affirma Iomé.
Cette pensée la réconforta tandis que les gardes poussaient le bateau pour l’écarter du quai. Les choses peuvent être réparées. La main de Fallion, les forceps… notre royaume.
Et tout en guidant leur embarcation dans le courant qui les entraînerait inexorablement à l’intérieur du tunnel, entre des colonnes de calcaire tordues, Iomé chuchota par-devers elle :
— Faites que le jour vienne vite. Faites que le jour vienne vite.