CHAPITRE VII
VOUÉ À DÉFENDRE
Un homme qui ne s’est pas voué au service du bien commun n’est pas un homme du tout.
Gaborn Val Orden
La gabarre s’éloigna, l’eau léchant ses flancs, et heurta la paroi de la caverne avec un bruit mat. La main blessée de Fallion lui faisait toujours mal, et il commençait à se demander si son geste bravache avait été bien inspiré. Du regard, il balaya les autres enfants cachés entre les caisses. Leurs yeux brillaient dans la lumière des torches, et ils avaient l’air effrayé.
Chaque matin et chaque soir, lors de la relève, les gardes du château se saluaient mutuellement en portant leur arme à leur front. Fallion tira son propre couteau et se tourna d’abord vers Rhianna, puis vers Serre et enfin vers Jaz. À voix basse, il prononça son serment :
— Voué à défendre.
Ce n’était pas de simples mots qu’il offrait aux autres pour les réconforter : c’était un engagement qui le définirait aussi longtemps qu’il vivrait, il en avait conscience.
Rhianna l’étudia. Elle avait vu sa mère se faire voler ses colifichets en même temps que son bien le plus précieux – son cheval. Elle avait vu des clients lui refiler des pièces contrefaites. Elle avait vu des hommes qui disaient l’aimer, lui mentir et lui faire du mal. Elle avait vu celui qui prétendait l’aimer le plus, la pourchasser et finir par la tuer.
Ne fais jamais confiance à qui que ce soit. Rhianna se l’était juré longtemps auparavant. Mais parfois, réalisait-elle, il fallait bien s’appuyer un peu sur certaines personnes. Fallion méritait-il d’en faire partie ? Nous verrons…
Elle le salua avec son propre poignard, et Jaz l’imita tandis que Serre se contentait de prendre un air déterminé et de serrer le bébé plus fort contre sa poitrine. « Voué à défendre », répétèrent-ils chacun à leur tour. Même le ferrin Humfrey, excité de voir tant de lames au clair, bondit en brandissant son aiguille à tricoter aiguisée et en sifflant : « Tuer ! »
C’était dit.
Le garde Hadissa pivota vers les enfants. Il souriait, et Fallion crut d’abord que le dangereux petit homme se moquait d’eux, comme si leur serment solennel n’était qu’un jeu. Puis il vit la lueur d’approbation dans les yeux sombres de l’assassin. Hadissa souriait parce qu’il comprenait. Fallion, Rhianna, Jaz et Serre n’étaient plus des enfants. Par la grâce de leur promesse, ils ne faisaient plus qu’un.
Le courant se saisit de la gabarre et l’entraîna dans les ténèbres. Brusquement, les occupants du bateau se retrouvèrent plongés dans le noir. Fallion ne voyait plus le visage de ses camarades. Il se pencha en avant, les yeux plissés, tandis que l’embarcation glissait entre des piliers de calcaire dégoulinants, fendant l’obscurité huileuse.
À bord, tout le monde s’était tu. De l’eau gouttait du plafond, faisant jaillir des notes argentées autour de la gabarre. Il n’y avait rien d’autre à entendre que le clapotis de l’eau, le craquement des planches et la respiration des passagers, et il n’y avait pas grand-chose à humer.
Tandis qu’ils filaient dans les ténèbres impénétrables, Fallion eut l’impression de laisser derrière lui son ancienne vie pour voguer vers une nouvelle existence, dans laquelle il ne pouvait presque rien emporter. Il se surprit à s’assoupir et, relevant la tête, décida de pratiquer un exercice que Waggit lui avait montré.
— Souviens-toi de ce jour. Repasse-le dans ta tête avant de t’endormir, et les leçons que tu as apprises t’accompagneront pour le restant de ta vie.
Aussi Fallion tenta-t-il de repasser cette journée dans sa tête afin d’en mémoriser tous les enseignements. À la chaumière de la veuve Huddard, il avait appris que l’art d’un Seigneur des Runes consistait à percevoir la valeur des autres, afin de les modeler et de les utiliser comme instruments. Il se jura donc de chercher à comprendre les gens qu’il rencontrerait, de déceler leurs talents cachés et de les aider à réaliser leur potentiel.
Il avait également appris qu’il devait fuir vers une contrée âpre, mais qu’il pourrait y prospérer s’il travaillait dur – ce qu’il se promit de faire.
Puis il avait rencontré Rhianna. Il se demanda si son père l’avait envoyé dans les collines pour sauver la jeune fille. Il se pourrait qu’elle ait un rôle important à jouer dans mon avenir, songea-t-il.
De Borenson et de sa mère, Fallion avait appris qu’avant même sa naissance, de puissants ennemis en voulaient à sa tête, et qu’il était venu au monde avec un dessein – un dessein dont il ignorait tout pour le moment.
Le seigneur Borenson espérait secrètement que Fallion gouvernerait le monde entier un jour, qu’il s’emparerait du trône de tous les usurpateurs et de tous les suzerains maléfiques. En revanche, sa mère ne voulait même pas qu’il envisage une chose pareille.
Enfin, Fallion avait affronté Asgaroth, qui espérait lui aussi gouverner le monde entier, et qui comptait y parvenir en usant de la terreur comme d’une arme.
Cela faisait beaucoup de choses à contenir pour un petit esprit. En réfléchissant, Fallion réalisa que la veille, il était encore un enfant qui cherchait des cailloux brillants dans le lit des ruisseaux et qui soulevait les bûches près du moulin en quête de souris. À présent, il était lancé dans une entreprise bien au-delà de ses capacités de compréhension.
Jaz s’accroupit près de son aîné, le souffle court, et chuchota :
— J’aurais préféré qu’ils nous laissent partir en volant.
Fallion sourit. Ainsi, son frère avait changé d’avis ? D’une certaine façon, il le comprenait. Lui aussi se sentait prisonnier à bord de la gabarre.
— Tu as vu les escargots au fond du bateau ? demanda-t-il.
Son cadet affectionnait tous les animaux, et Fallion savait que ce sujet aiderait à le distraire de ses craintes.
— Des escargots ? répéta le jeune garçon.
— Des gros, chuchota Fallion. Gros et blancs.
Il en avait vu un sous la coque, avec une coquille brun jaunâtre couleur de graines de moutarde écrasées. Il avait tendu le bras pour tenter de l’attraper, mais l’eau était d’un froid mordant, et si limpide que l’escargot se trouvait plus loin qu’il n’y paraissait.
— Je crois que j’ai vu un poisson, dit Jaz. Une ombre dans l’eau. Tu connaissais l’existence de ces cavernes ?
— Non, répondit Fallion à voix basse.
Hadissa se tourna vers eux et siffla entre ses dents pour leur intimer le silence.
Hadissa est venu avec nous, songea Fallion, et il en tira un certain réconfort. Autrefois, Hadissa était un assassin, le grand maître des Muyyatin. Entre ses nombreux Dons et son entraînement, on murmurait qu’il était l’homme le plus dangereux du monde.
Ainsi la gabarre poursuivit-elle sa course ténébreuse jusqu’à ce que ses passagers aperçoivent une maigre lumière et qu’un rideau de lierre apparaisse devant eux. Jaz jeta ses bras autour de Fallion et se serra contre lui en tremblant de peur. Je prendrai soin de toi, se promit Fallion en lui rendant son étreinte.
Parce qu’elle avait pris des Dons de Métabolisme, Iomé n’avait porté chacun de ses fils que quatre mois. Et parce que la semence du Roi de la Terre ne pouvait être que très fertile, elle les avait eus coup sur coup. Mais même s’il avait seulement quatre mois de plus que son frère, Fallion était le plus grand et le plus intelligent des deux. C’était son devoir de veiller sur Jaz.
Rhianna agrippa la jambe de Fallion, qui lui tapota la main pour la rassurer. Les feuilles sèches sifflèrent en glissant sur la bâche tendue au-dessus de leur tête comme ils franchissaient le seuil de la caverne et émergeaient à l’air libre sous les étoiles.
Fallion jeta un coup d’œil par-delà les pans de toile. C’était le moment le plus dangereux, car ils étaient sortis dans une gorge étroite aux parois abruptes. Une lourde odeur de bois séculaire et d’écorce de pin – le genre de forêt que les strengi-saats semblaient affectionner – planait dans la nuit froide.
Les étoiles brillaient vivement à travers la fine brume en suspension au-dessus de l’eau. Une brise ténue soufflait dans le canyon, agitant légèrement l’air si chargé d’humidité que Fallion avait l’impression de pouvoir le boire.
Le cœur battant, le jeune garçon regarda autour de lui, guettant des ombres mouvantes. Humfrey s’approcha de lui et se roula en boule contre sa poitrine. Il avait les pattes toutes mouillées. Fallion tendit la main pour lui gratter le menton.
Ils naviguèrent en silence quelques instants, puis Fallion se souvint d’une expédition en bateau qu’il avait faite avec sa mère sur la Wye, quand il avait cinq ans. Ce jour-là, le ciel était d’un bleu éclatant et la température agréablement chaude. Des libellules filaient à ras de l’eau, et des perches bondissaient hors de la rivière pour tenter de les gober. Des colverts avaient jailli des roseaux en cancanant bruyamment pour détourner l’attention de leurs nids, et Fallion avait vu une maman rat musqué nager avec, dans la gueule, de l’herbe fraîche qu’elle rapportait à ses petits. Plus tard, il avait regardé une musaraigne aquatique sortir de l’eau et s’accroupir sur un rocher pour manger une écrevisse.
C’était l’un de ses meilleurs souvenirs, et aussi l’un des plus vifs. Fallion se rallongea dans le bateau en s’efforçant de faire comme si cette expédition-là était semblable à la précédente. Des tortues vivent dans cette rivière, raisonna-t-il. Il les imagina en train de prendre le soleil sur des souches mortes, pareilles à des cailloux boueux jusqu’à ce qu’on s’approche de trop près. Au printemps, les grenouilles devaient chanter si fort qu’aucun être humain ne pouvait dormir dans les parages à moins d’être sourd. Et je parierais qu’il y a des tas de loutres qui se laissent glisser le long des pistes boueuses jusque dans l’eau, juste pour s’amuser.
Fallion commençait à croire qu’ils avaient réussi à passer quand il entendit un son pareil à un grondement de tonnerre s’élever entre les arbres : le cri d’un strengi-saat.