LA LANGUE DE MA MÈRE

Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans

Elle s’est laissée mourir de faim

On raconte qu’elle enlevait chaque matin

son foulard de tête

et frappait sept fois le sol

en maudissant le ciel et le Tyran

J’étais dans la caverne

là où le forçat lit dans les ombres

et peint sur les parois le bestiaire de l’avenir

Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans

Elle m’a laissé un service à café chinois

dont les tasses se cassent une à une

sans que je les regrette tant elles sont laides

Mais je n’en aime que plus le café

Aujourd’hui, quand je suis seul

j’emprunte la voix de ma mère

ou plutôt c’est elle qui parle dans ma bouche

avec ses jurons, ses grossièretés et ses imprécations

le chapelet introuvable de ses diminutifs

toute l’espèce menacée de ses mots

Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans

mais je suis le dernier homme

à parler encore sa langue