Tokyo

1

Onodera était sur le point de sortir du bureau de son chef lorsque celui-ci l’appela soudain.

« Monsieur Onodera… » Il s’arrêta alors pour tourner la tête dans la direction de celui qui l’interpellait, Yoshimura, qui était plongé dans ses pensées et se frappait la bouche avec un crayon.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Euh… vous alliez partir ?

— Oui. C’est-à-dire… répondit vaguement Onodera, à partir d’après-demain, je prendrai les vacances qui me restent. »

Le directeur quitta sa table, prit un chapeau de paille et dit à sa secrétaire : « Je sors. Je ne reviendrai pas. Vous pourrez envoyer les dossiers du service des travaux à la section sous-marine.

Onodera ouvrit la porte.

« Allons boire une bière, dit le directeur. A Ginza2 ?

D’accord ?

— Si nous buvons de la bière maintenant, tout partira en sueur. Je préfère un café froid.

— Bon. Prenons tout notre temps pour boire, dit gaiement le directeur en appuyant sur le bouton de l’ascenseur. Allons dans un bar où il y a de jolies filles. »

(De quoi veut-il bien me parler ? se demandait Onodera. Et si je lui disais que je préfère aller dormir chez moi plutôt que de boire ?)

Dans l’ascenseur, des hommes d’affaires avaient parlé à haute voix durant les vingt étages de la descente. Ils étaient correctement vêtus de leur veston malgré la chaleur.

« Depuis le tremblement de terre, le prix du terrain à Karuizawa est beaucoup tombé.

— S’il tombe, j’en achèterai. Le séisme ne durera pas longtemps.

— Arrête ! T’emballe pas ! Il vaut mieux ne pas spéculer. On dit qu’il y a des symptômes d’éruption dans cette région-là. »

En entendant leur conversation superficielle, Onodera se rappela son ami Go. Pouvait-il actuellement poursuivre les travaux du nouveau chemin de fer ? Ne se trouvait-il pas près du pont écroulé sur l’autoroute de Tokyo à Nagoya ? Mais sa tête était très fatiguée. Cette fatigue, il l’avait rapportée de huit mille mètres de profondeur marine, de la fosse du Japon où il était obligé de maintenir sans cesse une vigilance extrême.

(Je voudrais aller dormir chez moi, pensa Onodera en sortant de l’ascenseur. J’écouterais bien de la musique… Franck ou Debussy… ou bien boirai-je à satiété ?)

Aussitôt qu’ils sortirent de l’immeuble, la chaleur les envahit par tous les pores de la peau.

«Pff…

— Insupportable ! Prenons un taxi. » Au moment où Onodera montait dans le taxi, il sentit sous la plante de ses pieds un léger tremblement. Ses mâchoires se serrèrent. Il leva la tête vers le ciel et promena son regard autour de lui. Il ne put déceler aucun changement dans le courant de la foule bouillante de chaleur.

« Entrez vite ! cria le directeur Yoshimura de l’intérieur de la voiture. Si vous laissez la porte ouverte, la climatisation ne servira plus à rien !

— C’est un tremblement de terre, dit Onodera.

— Il me semble, répondit le directeur sans témoigner le moindre intérêt. Il y a combien de temps que vous habitez Tokyo ? Un tremblement de terre de cette amplitude n’a rien d’extraordinaire. »

(C’est vrai. Je suis devenu trop nerveux. Est-ce à cause de ce que j’ai vu ?) Il poursuivait ses pensées en regardant la forêt d’immeubles. (Cette ville s’élève de plus en plus. Les passants sont laissés dans la sombre vallée. Jusqu’à quand va-t-elle continuer à changer ?

Parviendra-t-elle un jour au calme ?)

Ils pénétrèrent dans le bar Miruto.

« Messieurs, demanda un garçon, vestiaire ?

— Merci. » Le directeur Yoshimura avança et prit place près d’un grand palmier.

« Comme vous êtes venus tôt ! » Une fille petite et mince apparut.

« Parce qu’il fait chaud. Etes-vous allée à Tateshina pour les vacances ?

— Non. Je n’y suis pas allée, tout le monde dit que cette région est dangereuse cette année.

— Tremblement de terre ?

— La voiture de mes amis a été endommagée par des chutes de pierres. Cet été, j’ai nagé le long de la côte, dans la banlieue de Tokyo.

— Gin-tonic, commanda le directeur au garçon en mettant une cigarette à sa bouche.

— Gin-Rickey, dit Onodera.

— Je vous présente M. Onodera… Elle s’appelle Yuri.

— Je suis contente de vous voir… Quel est votre travail ?

— Je pilote un bathyscaphe.

— Oh ! Un sous-marin ?

— Non, ce n’est pas un bâtiment militaire. Il peut plonger à plus de dix mille mètres.

— Magnifique !

— Mako est arrivée ? demanda la directeur Yoshimura.

— Elle vient d’arriver. Elle est en train de se refaire une beauté.

— Allez la chercher ! Je voudrais connaître le résultat de la compétition de golf à laquelle elle a participé avec Nakagawa.

— Elle n’en dit rien. Certainement qu’elle a perdu.

Si elle avait gagné, elle aurait paradé devant tout le monde. »

Yuri les quitta. Onodera vida son verre en deux gorgées.

« La même chose ? » demanda le garçon.

Onodera acquiesça.

Il commençait à s’ennuyer. Ici, toutes les filles étaient belles. Elles étaient minces et s’habillaient bien. Mais malgré leur jeunesse, vingt-trois ou vingt-quatre ans, elles portaient les marques de la fatigue. Elles se comportaient élégamment, mais leurs paroles étaient parfois choquantes. Quoiqu’elles dussent avoir un revenu trois ou quatre fois supérieur à celui d’Onodera, elles avaient toujours soif de quelque chose. La concurrence, l’envie et la jalousie entre elles étaient obsédantes.

(Même si elles parlent intelligemment, on ne sent aucune finesse… Il faut que je supporte cela encore un moment… C’est ça un bar de première classe à Ginza !... Qu’est-ce qui a pu transformer ces jeunes filles en femmes frivoles ? Les politiciens, les commerçants ou les industriels ? Il faut que je boive pour les supporter.)

Il vida son verre. Ses yeux se réchauffèrent et son cœur se gonfla.

« C’est que vous buvez drôlement bien ! admira la serveuse qui était près du directeur. On voit que vous êtes costaud.

— Alors… que voulez-vous me dire ? demanda Onodera à Yoshimura.

— Hein ? » Le directeur, perplexe, cligna des yeux.

« Ah oui… Je voulais parler plus tard, tranquillement…

— Si vous voulez, acquiesça Onodera. S’agit-il de travail ?

— Non… N’avez-vous pas l’intention de vous marier ?

— Bravo ! s’écria la serveuse d’une voix de fausset. Ça c’est amusant ! Il est encore célibataire !

— Ça va. Ça va. Laissez-nous un moment, dit le directeur comme s’il enjôlait un enfant.

— Vous me raconterez tout cela après. » Elle se leva.

« N’avez-vous pas une amie ou une fiancée ? Ou bien, votre famille arrange-t-elle quelque chose ?

— Non…

— Vous savez… Les capitaux de notre société vont être augmentés cette fois et le service d’exploitation des matières premières sera réorganisé à une plus grande échelle. Je pense que vous y occuperez un poste assez important. C’est moi qui vous ai recommandé à mes supérieurs. Donc, c’est le moment de vous marier pour gagner la confiance de la société.

— Alors je travaillerai à terre ? devina Onodera.

— Oui. Vous ne piloterez pas toujours un bathyscaphe. Je crois que vous êtes mieux adapté au métier de conseiller. »

Onodera garda le silence. Mais il sentait sa mauvaise humeur grandir. Il se dit qu’il ne fallait pas.

« Voulez-vous la voir ? dit le directeur avec une désinvolture feinte.

— Qui ?

— Elle !

— Euh…

— Si vous voulez, ce soir…

— Ce soir ? Mais je ne suis pas bien habillé. » Onodera écarquillait les yeux.

« Ça ne fait rien. Vous n’avez qu’à la voir discrètement. Elle a vingt-six ans. Très belle, un tantinet chipie peut-être. Mais elle ira bien avec vous… »

Onodera sentit qu’il s’agissait d’un mariage politique. Le directeur Yoshimura voulait-il faire de lui son homme de paille ?

« Comment est-elle ? demanda-t-il.

— Sa famille est riche et a un caractère libéral. Son père est sorti d’une université européenne et elle-même est allée dans une école étrangère, voilà deux ou trois ans. Mais ma publicité va vous déplaire… »

En riant, le directeur fit signe de la main à une serveuse qui s’approchait.

« Salut ! répondit la charmante petite serveuse en levant la main aussi. Il y a longtemps que je ne vous ai pas vu.

— Avez-vous perdu ?

— Vous en avez entendu parler ? La chance ne me souriait pas… Je m’appelle Mako. Bonsoir. »

Elle était bronzée. Elle vint s’asseoir à côté d’Onodera et le salua en baissant la tête comme un petit oiseau.

« Je vous présente M. Onodera, dit le directeur.

— Tiens… » Elle sentit le bras d’Onodera en le touchant de son petit nez. « Je sens la mer. Aimezvous le yachting ?

— Les sous-marins ! dit le directeur.

— Ah ! C’est vous ! » Mako arrondit les yeux.

« M. Yoshimura m’a parlé de vous. Je lui avais demandé de me présenter à vous. Je suis contente de vous connaître.

— Merci, dit Onodera en souriant.

— Prenez-vous quelque chose ? Un cognac ? demanda le directeur Yoshimura à Mako.

— Il est encore trop tôt. Plutôt un whiskey sour ou autre chose… » répondit-elle.

L’orchestre commença à jouer une musique lente.

Le directeur s’absenta un moment. Demeurée seule avec Onodera, Mako se figea un peu et garda le silence. Elle avait certainement moins de vingt ans et était encore une petite fille. Lorsque ses yeux croisèrent ceux d’Onodera, elle sourit, gênée.

« Ne dansez-vous pas ?

— Non… je ne sais pas danser. » Deux ou trois couples dansaient. Onodera les regardait sans intérêt.

« Ce bar marche bien !

— Naturellement, il est de première classe à Ginza, dit Mako en riant. Les fonctionnaires, les P.D.G. ils ne boivent pas avec leur argent personnel. »

Il avait déjà vidé successivement trois verres de gin et commençait à être ivre.

« Prendrez-vous encore un autre verre ? demanda Mako.

— Oui… cette fois, un gin-tonic.

— Vous buvez l’alcool comme de l’eau. » Il voulait s’enivrer le plus vite possible. C’était une façon de résister au directeur qui le poussait à rencontrer une fille ce soir.

« Votre sous-marin est grand ?

— Non. Il n’y a que quatre places. En revanche, il peut plonger à plus de dix mille mètres…

— Dix mille mètres ! » Le regard de la serveuse eut une expression effrayée. « Je ne me rends pas compte de ce que cela signifie… Comment est le fond de la mer à une telle profondeur ?

Il n’y a rien du tout.

— Pas de poissons ?

— Si… Même à cette profondeur où aucune lumière ne parvient, des êtres vivants sont là ! Des poissons… des vertébrés…

— Ah ! Peuvent-ils être heureux à cette profondeur, dans l’obscurité et le froid ? »

Onodera, étonné de sa voix, regarda le visage de Mako. Elle avait des larmes plein les yeux.

« Je ne sais pas… Mais ils vivent tout de même.

— Tiens… M. Yoshimura n’est pas là ? dit la serveuse qui était venue auparavant et s’approchait de nouveau.

— Il a disparu, répondit Onodera. C’est trop long pour qu’il soit allé aux toilettes…

— Non, il n’est pas aux toilettes… » Puis elle grommela : « C’est pas croyable !

— Quoi ? » Onodera se demanda si elle n’était pas hystérique tant son expression était égarée, mais cela ne dura qu’un instant.

« Tiens ! Déjà fini… fit-elle.

— Quoi ?

— Le tremblement de terre… Regardez ! »

L’eau dans le verre était agitée et la glace heurtait la paroi avec un petit cliquetis.

« Je n’ai rien senti. Je suis ivre…

— Je suis très sensible aux séismes. De plus, ces temps-ci, il y en a eu beaucoup.

— Surtout à Tokyo. On peut ressentir un tremblement de terre deux ou trois fois par jour.

— Mais récemment il y en a trop, grimaça-t-elle. Je suis inquiète. Je voudrais bien déménager dans un endroit où il y en aurait beaucoup moins. »

Puis elle vit le visage de Mako et cria, stupéfaite : « Tiens ! Elle pleurniche encore ! As-tu été rudoyée par M. Onodera ?

— Non ! se hâta de répondre Onodera. Je lui parlais du fond de la mer, et puis soudain…

— C’est la maladie de Mako, dit-elle en riant. Elle est enfantine. Elle pleure tout d’un coup et se met à rire l’instant d’après… »

Le directeur Yoshimura était revenu.

« Partons ! Une voiture vous attend, monsieur Onodera.

— Où allons-nous ? » Onodera était indécis. « A Zushi. J’ai téléphoné. Elle nous attend.

— Tout de suite ? A cette heure-ci ?

— Il fait encore clair dehors, dit le directeur en l’entraînant. Nous y arriverons dans une heure et demie.

— Revenez ! » Mako serra la main d’Onodera.

« La prochaine fois, vous me raconterez tout sur le fond de la mer.

— Oh… fit le directeur. Vous en êtes déjà là ? »

2 Les Champs-Elysées de Tokyo. (N.d.T.)