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Pendant l’été, séismes et éruptions volcaniques se succédèrent au Japon, mais par contre les dégâts causés par les typhons et les inondations furent heureusement peu nombreux. Octobre vint. On parlait déjà moins de sinistres et l’intérêt public se reporta sur les sports, la mode, la danse et les chansons, les troubles en Afrique centrale, les nouvelles tendances de la Chine communiste, les coups d’Etat en Amérique latine, etc.

Pour ce qui concernait le Japon lui-même, les potsde-vin reçus par de hauts fonctionnaires et la drogue qui envahissait de plus en plus le milieu des jeunes captaient l’attention du public.

On s’était déjà accoutumé aux secousses sismiques qui avaient lieu des centaines de fois par jour dans le Japon tout entier. L’automne est la saison touristique.

De nombreux groupes quittaient le Japon ou y arrivaient comme les années précédentes. Les temples, les sanctuaires, les châteaux, les sources thermales étaient combles de visiteurs comme tous les ans. Tout se passait normalement au Japon. Même la nature…

Onodera était sorti miraculeusement sain et sauf du grand séisme de Kyoto. Il avait téléphoné tout de suite à Tokyo. Nakata lui avait demandé de partir immédiatement pour l’Europe afin d’y acheter le Kermadec. Il s’était envolé sans même prendre le temps d’avertir sa famille. Il était revenu avec le Kermadec et avait effectué plusieurs essais.

Ensuite, il retourna à Tokyo afin de voir où en étaient les travaux de Nakata, de Yukinaga et des autres. Ils travaillaient beaucoup plus rapidement que des employés de sociétés ordinaires, mais leur besogne ne diminuait pas du tout, tant les problèmes à résoudre étaient inépuisables !

Onodera resta bouche bée à les regarder. (C’est une histoire de fous ! Pensent-ils réellement qu’il leur est possible de liquider ces énormes questions avec si peu de chercheurs ?)

« Les chercheurs en géodésie et en météorologie commencent à bouger, dit Yukinaga. Dépêchons-nous ! Depuis le troisième U.M.P. (Upper Mantle Project), ils ont énormément élargi le réseau d’observations. De nombreuses universités et laboratoires collaborent avec eux. Une fois qu’ils auront réuni tout ce qui concerne les mouvements extraordinaires de l’écorce terrestre de l’archipel du Japon, ils décèleront notre secret.

— Ça ne fait rien, dit Nakata en riant. Nous avons le journaliste Hozumi, et le président de l’Institut nous fera part de leurs données. C’est-à-dire qu’ils nous aident sans le savoir. De plus, le fond de la mer est leur point faible. Dans ce domaine, nous sommes plus avancés qu’eux.

— Bon, bon… J’ai encore un souci. Une partie de l’I.U.G.C. (International Union Geodesy Geophysics) commence à s’intéresser étrangement aux mouvements récents de l’écorce terrestre de l’archipel. Si tous les scientifiques du monde entier commencent à fixer leurs yeux sur le Japon… dit Yukinaga.

— Yukinaga ! Nous ne pouvons compter que sur le temps, dit Nakata en frappant son épaule. Si ce n’est que l’I.U.G.C., ça va encore. Mais si de grandes entreprises ou armées étrangères s’y intéressent, ça deviendra plus compliqué. Mais je crois que nous avons encore le temps. De combien d’années, combien de mois, combien de semaines, combien de jours, combien d’heures… combien de minutes et de secondes pourrons-nous les devancer ? C’est là toute la question.

— J’ai encore un autre souci, dit Kunieda. L’Océanisme mondial consacre tous ses efforts à rechercher l’adresse de M. Tadokoro. Il leur a bien présenté un rapport, son contrat est rempli, mais il a encore différentes choses à faire pour eux… Ils sont fâchés contre M. Tadokoro qui a manqué à ses obligations et à la politesse.

— Yukinaga et moi-même avons tous deux manqué

à nos obligations et à la politesse, dit Nakata. De ce point de vue, M. Onodera a été le premier. Il a disparu de sa société depuis le tremblement de terre de Kyoto… »

En y pensant, Onodera avait la nausée. Ses chefs devaient être certainement fâchés.

« Nos travaux ne finiront jamais. A partir de demain, nous commencerons les recherches en mer ou plutôt au fond de la mer. Dormons bien cette nuit. Alors… monsieur Onodera… allons boire quelque chose. Vous ne pourrez pas retourner à Tokyo pendant quelque temps, dit Nakata en repoussant ses dossiers et en bâillant.

— Très bien. » Onodera se leva en regardant sa montre. « J’ai une ou deux heures. »

Tous les cinq se dirigèrent vers le bar au dernier étage du gratte-ciel.

« Maintenant trinquons à l’expédition de demain, entama Kunieda.

— L’expédition… c’est un peu exagéré… Faisons un vœu pour la réussite de nos recherches, dit en riant Onodera.

— Je bois à votre bonne santé et au succès du Kermadec, dit Yukinaga.

— Et, termina Nakata, à l’avenir du Japon. » Pendant que les autres bavardaient à voix basse,

Onodera restait plongé dans ses réflexions. (Un jour, ce Tokyo aux douze millions d’habitants et l’archipel du Japon qui le supporte pourraient… Oh non… Peut-on le croire ? Impossible à imaginer… Si cela arrivait vraiment, comme Tadokoro le craint, que deviendraient les rêves et les espoirs de ces habitants ? Bâtir une maison… élever des enfants… aller à l’université… voyager à l’étranger… devenir chanteuse ou artiste… la pêche… le golf… Amusez-vous bien maintenant ! Vous tous ! Tous vos instants sont infiniment précieux. Amusez-vous bien maintenant. Demain, vous ne le pourrez plus…) Le cœur d’Onodera était plein de prière.

« Allons-nous-en, dit Nakata en jetant un coup d’œil vers la pendule. Dormons tous bien ce soir. »

A la caisse, une fille, petite et mince, s’exclama en voyant Onodera :

« Tiens ! Vous… je crois… monsieur Ono…

— Ah !... » Enfin Onodera était parvenu à l’identifier. « Vous vous appelez Mako, n’est-ce pas ?

— Vous vous souvenez de moi. Merci, monsieur Onoda… non… monsieur Onodera.

— Votre bar s’appelle Miruto…

Vous ne venez plus. Reviendrez-vous un jour ? M. Yoshimura m’a dit que vous aviez démissionné de votre société. Est-ce vrai ? »

Onodera acquiesça, l’air quelque peu sombre.

« Alors… viendrez-vous ? Téléphonez-moi…

N’oubliez pas…

— Jolie fille ! le taquina Kunieda. Est-elle hôtesse ?

— Oui. Elle nous a vus… Pas de chance… Dois-je lui demander le secret absolu ?

— Ça ne fait rien. Il me semble qu’elle ne se doute de rien. Alors, à demain sur la mer… non… au fond de la mer », dit Nakata.

Onodera retourna vers son immeuble. Il prit l’ascenseur et arriva devant la porte de son appartement. Il sentit la présence de quelqu’un chez lui. Sa serrure était endommagée. Sans réfléchir plus avant, il fonça à l’intérieur. Toutes les pièces étaient brillamment illuminées et des garçons et des filles s’embrassaient, enlacés, à moitié nus, sur le parquet.

« Qui êtes-vous ? » Il reçut un coup sur la nuque. Il perdit conscience quelque temps. Quant il revint à lui, il s’aperçut que ses bras et ses jambes étaient ligotés. Mais les liens étaient lâches.

Le studio était occupé par cinq jeunes garçons et filles. Ils étaient très sales et les deux filles portaient l’une un jean trop étroit, l’autre seulement une combinaison. Elle n’avait même pas de culotte. Ils piaillaient, riaient, jouaient de la guitare et mangeaient avec les mains de la viande extraite d’une boîte de conserve et éparpillée sur le lit. Les filles tentaient d’exciter l’un des garçons.

C’étaient des dopies ! Ils étaient complètement drogués. Ils volaient des voitures et squattaient les domiciles vides. Même si la police parvenait à en arrêter, ils étaient relâchés sous prétexte de leur état pathologique.

Maintenant ils occupaient son studio et l’avaient complètement ravagé. La stéréo était cassée, la platine en morceaux, le lit fendu, le poste de télévision renversé, le réfrigérateur vidé et le tapis souillé par les vomissures.

Malgré tout ce qu’il venait de voir, la colère ne montait pas en Onodera. C’était bizarre. Au fur et à mesure qu’il bougeait les mains, les nœuds se détachaient très vite. Puis il se mit lentement à libérer ses chevilles. Ils le regardaient, hébétés, sans faire le moindre geste.

« Tant pis ! s’écria la fille en combinaison. Il s’est détaché ! »

Il se leva doucement. L’homme à la guitare fonça sur lui. Onodera lui arracha son instrument avec lequel il le frappa si fort à la tête que la caisse s’enfonça jusqu’au cou. C’était vraiment comme dans un film burlesque. Il ne lui fallut pas plus d’une minute pour mettre K.O. les deux autres. Il gifla et envoya dinguer à l’autre bout de la pièce les filles qui s’étaient jetées sur lui en hurlant et avaient tenté de le mordre.

« Si vous empruntez les appartements des autres, laissez-les propres au moins ! Nettoyez ! Je vais vous montrer comment faire. »

Il saisit un garçon par la peau du cou et lui frotta le visage dans le contenu de la boîte de conserve répandu sur le lit et les vomissures sur le parquet. Il en fit autant non seulement pour chacun des garçons, mais aussi pour chacune des filles.

« Mange ! Lèche ! Tes semblables procèdent souvent à ce genre de rite ! »

Il les chassa de chez lui. « Je ne dirai rien à la police. Allez-vous-en !... »

Il ferma la porte et, en soupirant, promena ses regards dans le studio. Il faudrait qu’il demande à la femme de ménage de bien nettoyer. Il tria son courrier. Son ami Yuki avait laissé des messages. Il avait dû venir plusieurs fois. Mais Onodera jeta toutes les lettres et les messages dans la poubelle. Le téléphone avait enregistré des appels de sa société, mais le deuxième était d’une femme.

C’était de Reiko !

Elle lui disait : « Je suis à Tokyo. A cette occasion je te téléphone. Mon père est mort juste après le tremblement de terre. La cérémonie funèbre terminée, j’irai en Europe, sûrement durant la seconde quinzaine de septembre. Si tu écoutes ce message avant mon départ, téléphone-moi à Hayama… Je voudrais bien coucher encore une fois avec toi. Au revoir ! »

Il lui sembla que la porte s’était ouverte. Il tourna la tête et découvrit la fille en combinaison dont les joues et le menton étaient encore souillés.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Euh… j’ai oublié mes chaussures. » Il les trouva sous le lit et les lui donna.

« Merci.

— Attendez… » appela-t-il. La fille, effrayée, tourna la tête vers lui. « Lavez-vous la figure. »

Elle hésitait à la porte. Il lui saisit le bras, l’amena jusqu’au lavabo et fit couler l’eau. Alors, elle se lava en pleurnichant. Sur le seuil, il lui mit dans la main tout l’argent qu’il avait en poche.

« Amuse-toi bien avec ça, mais n’emmerde pas les gens ! »

Il sortit, une valise à la main. La terre trembla, l’immeuble fut secoué, le courant électrique coupé, et il entendit quelque part des vitres se briser. (C’est un fort séisme ! se dit-il.) La terre continua de trembler plusieurs fois comme si elle voulait faire tomber l’obscurité elle-même.