DOSSIER

Bartleby et les philosophes : quelques citations-clé

Il est remarquable que « ce petit livre immense de Melville » (Derrida) ait provoqué une telle onde de choc parmi les philosophes, et notamment parmi les Français. Il y a bien un « effet Bartleby » sur la philosophie, comme le montre Gisèle Berkman dans son livre, lorsque la littérature donne à penser. On pourra se reporter au livre de Richard Pedot, Ah, Bartleby ! Ah, philosophie ! qui constitue un commentaire très argumenté et méticuleux des lectures croisées de Bartleby par Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Jacques Rancière ou Giorgio Agamben : « Ce récit a donné lieu à d’importantes discussions par des philosophes également importants et en outre met en jeu, en particulier par l’agencement narratif, la question du secret et de son interprétation » (p. 13). Nous nous contentons ici de proposer quelques extraits significatifs de ces analyses, qui doivent être replacées dans le contexte, la complexité et le déroulement de leur propos.

 

Maurice BLANCHOT, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980 :

« Il est vrai que le refus tend à l’absolu, à une sorte d’inconditionnel : c’est le nœud du refus que rend sensible l’inexorable “je préférerais ne pas (le faire)” de Bartleby l’écrivain, une abstention qui n’a pas eu à être décidée, qui précède toute décision et qui est plus qu’une dénégation, mais plutôt une abdication, la renonciation (jamais prononcée, jamais éclairée) à rien dire – l’autorité d’un dire – ou encore l’abnégation reçue comme l’abandon du moi, le délaissement de l’identité, le refus de soi qui ne se crispe pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance, à la perte d’être, à la pensée. » (p. 33).

« Bartleby copie ; il écrit incessamment et ne peut s’arrêter pour se soumettre à ce qui ressemblerait à un contrôle. Je préférerais ne pas (le faire). Cette phrase parle dans l’intimité de nos nuits : la préférence négative, la négation qui efface la préférence et s’efface en elle, le neutre de ce qu’il n’y a pas à faire, la retenue, la douceur qu’on ne peut dire obstinée et qui déjoue l’obstination avec ces quelques mots ; le langage se tait en se perpétuant. » (p. 219)

 

Gilles DELEUZE, « Bartleby ou la formule », Postface à l’édition GF Flammarion, 1989 :

« L’avoué serait soulagé si Bartleby ne voulait pas, mais Bartleby ne refuse pas, il récuse seulement un non-préféré (la relecture, les courses…). Et Bartleby n’accepte pas davantage, il n’affirme pas un préalable qui consisterait à continuer de copier, il en pose seulement l’impossibilité. Bref, la formule qui récuse successivement tout autre acte a déjà englouti l’acte de copier qu’elle n’a même plus besoin de récuser. La formule est ravageuse parce qu’elle élimine aussi impitoyablement le préférable que n’importe quel non-préféré. » (p. 165)

 

Jacques DERRIDA, Résistances – de la psychanalyse, Galilée, 1996 :

« Ceux qui ont lu ce petit livre immense de Melville savent que Bartleby est aussi une figure de la mort, certes, mais aussi que, sans rien dire, il fait parler, et d’abord le narrateur qui se trouve être aussi un homme de loi responsable et un analyste infatigable. En vérité incurable, Bartleby fait parler l’analyste comme narrateur et homme de loi. Bartleby, c’est aussi le secret de la littérature. Là où peut-être elle fait parler – ou chanter la psychanalyse. » (p. 38)

 

Jacques DERRIDA, Donner la mort, Galilée, 1999 :

« Les réponses sans réponses de Bartleby sont à la fois déconcertantes, sinistres et comiques. Superbement, subtilement. Parler ainsi pour ne rien dire ou pour dire autre chose que ce qu’on croit, parler ainsi de façon à intriguer, à déconcerter, à interroger, à faire parler (la loi, le « lawyer »), c’est parler ironiquement. L’ironie, en particulier l’ironie socratique, consiste à ne rien dire, à ne déclarer aucun savoir, mais par là même à interroger, à faire parler et à faire penser. » (p. 108)

 

Jacques RANCIÈRE, « Deleuze, Bartleby et la formule littéraire », in La Chair des mots : politiques de l’écriture, Galilée, 1998 :

« La formule de Bartleby accomplit ainsi en cinq mots un programme qui pourrait résumer la nouveauté même de la littérature. Et son énoncé même est étrangement proche de ceux qui définissent cette nouveauté […] Dans cette version, elle devient formellement homogue à l’une des formules canoniques qui norment la volonté de littérature, je veux parler du principe flaubertien célèbre : il n’y a pas de beaux et de vilains sujets, pas de raisons de préférer Constantinople – c’est-à-dire les fastes de l’Orient et de l’Histoire – à Yvetot – c’est-à-dire l’humidité et la grisaille sans histoire de la province française. Il n’y en a pas car le style est une manière absolue de voir les choses. » (p. 180)

 

Enrique VILA-MATAS, Bartleby et compagnie, Bourgois, « 10/18 », 2002 :

« Cela fait longtemps que je quadrille le large spectre du syndrome de Bartleby en littérature, longtemps que j’étudie cette maladie, ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance envers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour paralysés à jamais. » (p. 12)

 

Sylvette EGO, « Dire que non… Portrait de Bartleby en révolutionnaire », Savoirs et clinique, no 14, déc. 2011 :

« À s’en tenir à la lettre, ce pourrait être une version du cogito : quand Bartleby parle, il n’est pas là (où on l’attend) ; quand il est là (les « rêveries du mur »), il ne parle pas. Dans l’esprit, tel qu’il s’entrevoit, ce serait un renoncement, ou, mieux, un point d’arrêt semblable à ceux qui apparaissent et poussent à la réflexion lorsque, sur un lieu de travail ou ailleurs, quelqu’un, brutalement, meurt. » (p. 107)

 

Giorgio AGAMBEN, Bartleby ou la création, Circé, 2014 :

« Une expérience de la puissance en tant que telle n’est possible que si la puissance est toujours aussi puissance de ne pas (faire ou penser quelque chose), si la tablette à écrire peut ne pas être écrite. » (p. 29)

« C’est à cette constellation philosophique qu’appartient Bartleby le copiste. En tant que scribe qui a cessé d’écrire, il est la figure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps, la plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance. Le copiste est devenu la tablette à écrire, il n’est désormais rien d’autre que sa propre feuille blanche. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il demeure si obstinément dans l’abîme de la possibilité et ne semble pas avoir la moindre intention d’en sortir. » (p. 41)

 

Richard PEDOT, Ah, Bartleby ! Ah, philosophie !, Presses Universitaires du Mirail, 2014 :

« Cette conduite restera aux yeux de tous, mais plus particulièrement à ceux de son employeur, un insondable mystère que Bartleby emportera dans sa tombe. Mais d’autre part, participe de cette énigme et de la fascination qui en résulte, dans une mesure difficile à évaluer, l’insaisissabilité de la formule réitérée. Elle n’exprime pas en effet une opposition pure et simple, puisqu’avec elle le scribe ne consent ni ne refuse mais répond sans répondre, par une préférence négative et quasi intransitive car paraissant pouvoir s’appliquer à n’importe quel objet. » (p. 9)