J’ai atteint maintenant un âge assez respectable. Le genre de travail qui m’occupe depuis trente ans m’a amené à entrer en contact plus que d’autres avec un corps de métier où l’on trouve des hommes en apparence intéressants et assez singuliers, sur lesquels, à ma connaissance, on n’a encore jamais rien écrit – j’entends par là les copistes d’actes juridiques, ou commis aux écritures. J’ai connu bon nombre d’entre eux, à titre professionnel ou en privé et, si je voulais, pourrais raconter à leur sujet toutes sortes d’histoires capables de faire sourire les messieurs compatissants et pleurer les cœurs tendres. Mais j’écarte d’un revers de main les biographies de tous les autres gratte-papier en faveur de quelques passages dans la vie de Bartleby, qui était de tous ces petits clercs le plus étrange que j’aie jamais vu ou dont j’aie jamais entendu parler. Alors que d’autres copistes d’actes juridiques je pourrais raconter la vie entière, celle de Bartleby ne permet rien de semblable. Je crois qu’il n’existe pas d’éléments susceptibles de fournir une biographie complète et satisfaisante de cet homme-là. Ces lacunes constituent pour la littérature une perte irréparable. Bartleby était de ces êtres humains dont rien n’est connu de manière sûre, hormis ce qui appartient aux toutes premières sources, et dans son cas elles sont très minces. Ce qui apparut de Bartleby à mes yeux étonnés borne ce que je sais de lui, si j’excepte, c’est vrai, une vague rumeur qui trouvera sa place plus loin.
Avant que j’introduise le commis tel que je le vis pour la première fois, il convient que je parle un peu de moi, de mes employés, de mon travail, de mon étude et du cadre qui était le mien, parce que ce genre de description est nécessaire à une juste compréhension du personnage principal que je vais vous présenter.
Pour commencer, sachez que je suis un homme qui, depuis sa jeunesse, obéit à la conviction profonde que la meilleure manière de conduire sa vie est de prendre tout du bon côté. C’est pourquoi, bien qu’appartenant à une profession proverbialement connue pour son déploiement d’énergie et sa nervosité – qui vont quelquefois jusqu’à la fougue – je n’ai cependant jamais permis à rien de cette sorte de nuire à ma tranquillité d’esprit. Je fais partie de ces hommes de loi1 sans ambition qui n’interpellent jamais un jury, ni de quelque façon déclenchent les applaudissements du public mais qui, dans la paix confortable d’une aimable retraite, se livrent à un travail commode parmi les obligations, les hypothèques et les titres de propriété des nantis. Tous ceux qui me connaissent me tiennent pour quelqu’un d’éminemment sûr. Le défunt John Jacob Astor2, personnage peu enclin à verser dans l’enthousiasme poétique, n’hésitait pas un instant à déclarer que mon premier mérite était la prudence – le second la méthode. Je ne le dis pas par vanité, mais me contente de signaler qu’il m’est arrivé, dans le cours de mes activités professionnelles, d’être employé par le défunt John Jacob Astor, un nom que, je le reconnais, j’aime à répéter, car il résonne à l’oreille, harmonieusement et de manière rotatoire, d’un bruit comme la promesse d’or en barre. Je ne me ferai pas scrupule d’ajouter que je n’étais pas insensible à la bonne opinion de feu John Jacob Astor.
Quelque temps avant la période à laquelle commence cette petite histoire, mes activités avaient pris beaucoup d’ampleur. La bonne vieille fonction, maintenant abolie dans l’État de New York, de conseiller à la Cour de la Chancellerie3, m’avait été confiée. C’était une charge qui n’offrait pas beaucoup de difficultés et en revanche s’avérait agréablement rentable. Je perds rarement mon calme et bien plus rarement encore me laisse aller à une indignation périlleuse contre les torts et les outrages, mais en ce cas précis on me permettra de ne pas me contraindre et de dire tout haut que je considère la subite et violente abrogation de la fonction de conseiller à la Cour de la Chancellerie par la nouvelle constitution comme une action, disons… prématurée, dans la mesure où j’avais compté sur un contrat m’assurant la jouissance à vie des profits engendrés, alors que je ne bénéficiai que du revenu de quelques brèves années. Mais cela soit dit en passant.
Mon étude se situait à l’étage du numéro ---- de Wall Street. À l’une de ses extrémités, elle avait vue sur un mur blanc à l’intérieur, sous un toit vitré, d’un vaste puits qui creusait une cavité dans l’immeuble depuis le haut jusqu’en bas. Cette vue aurait pu être considérée comme plutôt triste, manquant de ce que les peintres paysagistes appellent « la vie » mais, si tel était le cas, à l’autre bout de l’étude une autre vue offrait à tout le moins un contraste, sinon plus. Dans cette direction, mes fenêtres donnaient directement sur un grand mur de briques que le temps et une ombre vénérable avaient entièrement noirci. Ce mur ne demandait pas de longue-vue pour qu’on découvrît ses beautés cachées car, pour le bénéfice des myopes, on l’avait rapproché à moins de trente centimètres de mes carreaux. En raison de la hauteur des constructions environnantes, et comme mon étude était au premier étage, le vide entre ce mur et le mien faisait plus que penser à une énorme citerne de forme carrée.
Durant la période qui précéda de peu l’arrivée4 de Bartleby, j’avais à mon service deux personnes dans l’emploi de copistes et un jeune garçon prometteur faisant office de grouillot5. Il y avait donc là d’abord le Dindon, puis Pinces Coupantes, et en dernier lieu Biscuit au Gingembre. Peut-être cela vous paraîtra-t-il une liste de noms comme on n’en trouve guère dans l’annuaire du téléphone. En vérité, il s’agissait de sobriquets que mes trois clercs s’étaient attribués les uns aux autres et qu’ils jugeaient représentatifs de leurs personnes ou de leurs caractères. Le Dindon était un petit Anglais ventripotent à peu près de mon âge, ce qui signifie qu’il approchait la soixantaine. Le matin, son visage, aurait-on pu dire, était agréablement rubicond mais, passé midi, l’heure méridienne, celle de son déjeuner, il rutilait comme le foyer d’une cheminée plein de charbons le jour de la Noël et continuait à briller mais d’un éclat qui allait pâlissant, jusqu’à six heures du soir, ou quelque chose comme cela. Après quoi je ne voyais plus rien du propriétaire d’un visage qui, atteignant son méridien avec le soleil, semblait disparaître avec lui pour refaire son apparition, culminer et décliner comme lui le jour suivant avec une uniforme régularité et une magnificence inaltérée. J’ai connu bien des étranges coïncidences au cours de ma vie, mais la moindre n’a pas été le fait qu’au moment précis où le Dindon faisait rayonner avec le plus de force une physionomie vermeille et resplendissante, alors aussi, au même instant critique, commençait le laps de temps quotidien où je jugeais son aptitude au travail gravement affectée pour le reste des vingt-quatre heures. Ce n’était pas qu’il restât totalement inoccupé, ou réfractaire à l’ouvrage. Bien au contraire. Le mal venait de ce qu’il avait tendance à faire preuve finalement de trop d’énergie. Ses faits et gestes dénotaient une activité irréfléchie à la fois étrange, incontrôlable, subite, irrégulière. C’était imprudemment qu’il plongeait sa plume dans son encrier. Toutes les taches sur mes documents y apparaissaient après midi, l’heure méridienne. À la vérité, non seulement il manquait de précaution et fâcheusement l’après-midi inclinait à faire des taches, mais certains jours, pis encore, il devenait bruyant. À de pareils moments, son visage s’enflammait d’une rougeur plus vive, comme si on avait jeté de la houille grasse sur de l’anthracite. Il faisait avec sa chaise un tapage déplaisant, renversait sa boîte à poudre6. Quand il taillait ses plumes, impatiemment il les fendait en morceaux, un bien triste spectacle pour un homme de son âge. Néanmoins, comme de bien des façons il m’était très précieux, et que toujours avant midi, l’heure méridienne, on ne pouvait trouver plus rapide et plus fiable, qu’il abattait une quantité de travail avec un brio difficile à égaler, pour toutes ces raisons, j’étais prêt à fermer les yeux sur ses excentricités, même si, occasionnellement, je lui faisais des remontrances. Je procédais alors avec beaucoup de précaution, toutefois, car si le matin il était le plus poli et même le plus affable et le plus respectueux des hommes, l’après-midi, provoqué, il pouvait ne pas tout à fait surveiller son langage, en réalité se montrer insolent. Dans ces conditions, appréciant ses services matinaux comme je le faisais et résolu à ne pas m’en passer, mais aussi incommodé par sa surexcitation à partir de la mi-journée et hésitant par mes admonestations à susciter de sa part des réparties malséantes, je pris sur moi un samedi à midi (il était toujours dans un pire état le samedi) de lui suggérer, très gentiment, que peut-être, à présent qu’il avançait en âge, il ferait mieux de réduire ses efforts, bref qu’il n’avait nul besoin de venir à l’étude l’après-midi mais que, son déjeuner une fois achevé, le mieux pour lui serait de regagner son domicile et de s’y reposer jusqu’à l’heure du thé. Mais non, il insista pour ne rien abandonner de son dévouement de la seconde partie de la journée. Sa physionomie s’enfiévra de manière insupportable, tandis qu’il m’assurait avec emphase (il gesticulait avec une longue règle à l’autre bout de la pièce) que si ses services avaient une quelconque utilité le matin, comment ne pas les croire indispensables l’après-midi ?
« Sauf votre respect, monsieur, dit-il en la circonstance, je me considère comme votre bras droit. Le matin, je ne fais que disposer et déployer mes colonnes, mais l’après-midi je me mets à leur tête et bravement charge l’ennemi, comme ceci ! » – et à l’aide de sa règle il porta une vigoureuse attaque.
« Mais les taches, Dindon, laissai-je échapper.
— C’est vrai – mais, sauf votre respect, monsieur, voyez ces cheveux ! Je vieillis. Assurément, monsieur, on ne doit pas faire un monde aux cheveux grisonnants d’une tache ou deux par un après-midi un peu chaud. La vieillesse, même si elle fait des pâtés sur la page, mérite la considération. Sauf votre respect, monsieur, nous sommes deux à prendre de l’âge. »
Il était difficile de résister à pareil appel à la solidarité. De toute manière, je voyais bien qu’il ne partirait pas. Je décidai donc de le laisser à son poste, tout en demeurant résolu à ce que l’après-midi il n’eût à s’occuper que de mes papiers les moins importants.
Pinces Coupantes, le deuxième sur la liste de mes employés, était un barbu au teint jaune, d’environ vingt-cinq ans qui, tout compte fait, donnait assez bien l’image d’un pirate. J’en ai toujours fait la victime de deux grands maux, l’ambition et l’indigestion. L’ambition se découvrait à une certaine impatience devant les obligations d’un simple copiste, l’usurpation sans motif valable d’attributions strictement inhérentes à ma profession, telles que la confection en première main d’actes juridiques. L’indigestion semblait signalée par, de temps à autre, un réflexe de mauvaise humeur, une grimace d’irritation qui lui faisait grincer des dents, de manière audible, en présence de fautes commises dans l’exercice de son métier, ou encore par des malédictions superflues proférées dans un sifflement plutôt que par des paroles, enfin et surtout par une insatisfaction perpétuelle avec la hauteur de la table sur laquelle il opérait. Bien que très ingénieux en matière de mécanique, Pinces Coupantes ne parvenait jamais à adapter cette table à ses besoins. Il mettait sous les pieds des éclats de bois, des cales de toute sorte, des morceaux de carton-pâte et finit par essayer un ajustement subtil en repliant dessous des bouts de papier buvard. Mais aucune invention ne pouvait le satisfaire. Si, pour soulager son dos, il soulevait la table jusqu’à lui faire former un angle aigu avec la pointe de son menton, et s’il y écrivait comme quelqu’un qui se serait servi du toit pentu d’une maison hollandaise pour se constituer un pupitre, alors il disait que cela arrêtait la circulation du sang dans ses bras. Si, par contre, il l’abaissait à hauteur de sa ceinture et se courbait pour travailler, alors il était saisi d’un douloureux mal de dos. Bref, le fond de l’affaire était que Pinces Coupantes ne savait pas ce qu’il voulait ou, s’il voulait quelque chose, c’était d’être une fois pour toutes débarrassé de la table d’un gratte-papier. Parmi les manifestations de son ambition maladive, il y avait son goût pour les visites de personnages douteux en vêtements râpés qu’il appelait ses clients, et il ne m’était pas inconnu, c’est vrai, que non seulement parfois il était tenu dans le quartier pour un politicien valable mais qu’à l’occasion il rendait service dans les tribunaux et n’était pas un étranger sur les marches des Tombes7. J’ai de bonnes raisons de penser, toutefois, qu’un individu qui vint le visiter à mon étude et qui, insista-t-il en se donnant de l’importance, était son client, se trouvait en réalité n’être qu’un agent de recouvrement des impayés et le prétendu titre de propriété une quittance. Mais, malgré tous ses défauts et les désagréments qu’il me créait, Pinces Coupantes, comme son compatriote le Dindon, se montrait pour moi d’une grande utilité. Il écrivait distinctement, rapidement et, quand il le voulait, adoptait une conduite digne d’un homme de la bonne société. Ajoutez-y qu’il s’habillait toujours avec distinction et qu’incidemment l’avantage en rejaillissait sur l’honorabilité de mon étude. Pour ce qui était du Dindon, par contre, j’avais beaucoup de mal à l’empêcher de me porter préjudice. Ses vêtements avaient tendance à paraître graisseux et à dégager une odeur de gargote. En été il portait des pantalons flottants qui pochaient aux genoux. Son habit était exécrable, son chapeau à ne pas oser y toucher. Si le chapeau ne me gênait pas, comme la politesse et la déférence naturelles à un Anglais qu’on emploie le conduisaient toujours à l’ôter dès qu’il entrait dans la pièce, son habit était une autre affaire. Sur ce sujet, je tâchai de le raisonner, mais sans aucun résultat. La vérité était, je suppose, qu’un homme dont le revenu était aussi bas ne pouvait s’offrir le luxe d’arborer à la fois un visage et un habit reluisants. Comme Pinces Coupantes le fit remarquer une fois, l’argent du Dindon allait principalement à l’achat d’encre rouge8. Un jour d’hiver, je lui offris un habit d’aspect fort respectable de ma garde-robe, gris, molletonné, confortablement chaud, qui se boutonnait tout au long depuis le genou jusqu’au menton. J’espérais qu’il apprécierait cette faveur et que cela ôterait l’après-midi à la vivacité de son humeur et à la véhémence de ses interventions. Mais non. Je suis persuadé que de se boutonner ainsi sous un habit aussi douillet et aussi protecteur avait sur lui un effet pernicieux, de la même manière que l’excès d’avoine est nuisible aux chevaux. En réalité, de la même façon que d’un cheval nerveux et rétif on dit qu’il réagit à son avoine, le Dindon sentait sur lui la présence de son habit. Cela le rendait insolent. C’était un homme auquel la prospérité était préjudiciable.
Bien que, en ce qui concernait l’épicurisme du Dindon, j’eusse ma manière à moi de me l’expliquer, pour ce qui était de Pinces Coupantes, j’en étais foncièrement convaincu, quels que fussent ses manquements à d’autres égards, il demeurait du moins un jeune homme sobre. Mais la nature même semblait l’avoir pourvu en spiritueux et à la naissance l’avoir tant disposé à se montrer irritable et comme pris de boisson qu’il ne lui était pas nécessaire par la suite de se livrer à de quelconques libations. Quand je me rappelle comment, dans le silence de mon étude, parfois il quittait impatiemment son siège et, penché sur sa table, écartait largement les bras, saisissait le pupitre entier, le déplaçait, le secouait, lui imprimant sur le plancher dans un crissement un mouvement violent, comme si cette table était un être vivant doué d’une volonté perverse, résolu à le contrarier et à le faire souffrir, je vois clairement que pour Pinces Coupantes une fine à l’eau ne se justifiait aucunement. Il était heureux pour moi que, en raison de leur origine particulière (l’indigestion), l’irritabilité de Pinces Coupantes et la nervosité qui en découlait s’observaient principalement le matin, alors que l’après-midi il était relativement paisible. Cela faisait que les excès du Dindon ne survenant que vers midi, je n’avais pas simultanément à faire face à leurs deux excentricités. Leurs accès se relevaient l’un l’autre, comme les gardes se relèvent. Quand Pinces Coupantes était en crise, le Dindon ne l’était pas, et vice versa. C’était en l’occurrence un arrangement acceptable qui s’était fait tout naturellement.
Biscuit au Gingembre, le troisième sur ma liste, était un jeune garçon d’environ douze ans. Son père était un voiturier dont l’ambition, avant de mourir, était de voir son fils prendre place sur un banc de magistrats au lieu de s’asseoir sur celui d’une charrette. Il l’envoya donc à mon étude pour y être étudiant en droit, garçon de courses, nettoyeur et balayeur au tarif d’un dollar par semaine. Biscuit au Gingembre avait en propre un petit pupitre qu’il n’utilisait guère. À l’inspection, son tiroir se trouvait contenir toute une collection de coquilles de noix de diverses origines. On pouvait donc dire à bon escient que pour ce jeune homme à l’esprit vif la noble science du droit tenait toute dans une coque de noix. Parmi les fonctions de Biscuit au Gingembre, la moindre n’était pas – c’était aussi celle dont il s’acquittait le plus volontiers – d’alimenter le Dindon et Pinces Coupantes en pommes et en gâteaux. Copier des actes légaux étant proverbialement connu pour être un travail aride et qui donne soif, mes deux gratte-papier ne dédaignaient pas de très souvent humecter leur gosier avec des pommes de Spitzenberg, qu’on pouvait se procurer aux nombreux étals avoisinant l’hôtel des Douanes et celui de la Poste. Ils dépêchaient très fréquemment aussi Biscuit au Gingembre à la recherche d’un gâteau sec particulier, petit, plat, rond et très épicé qui leur avait servi à le nommer. Par un matin froid, quand le travail ne pressait guère, le Dindon avalait des douzaines de ces biscuits comme si c’étaient de simples gaufrettes (effectivement, on les vendait à raison de six à huit pour un penny), le grattement de sa plume se confondant avec l’écrasement dans sa bouche de ces corpuscules croquants. Au nombre des impairs ardents de l’après-midi du Dindon et de ses audaces débridées, il lui arriva un jour de mouiller un biscuit au gingembre entre ses lèvres avant de le plaquer sur une hypothèque en guise de cachet. Je fus ce jour-là à deux doigts de le mettre à la porte. Mais il m’adoucit en s’inclinant devant moi à l’orientale et en disant : « Sauf votre respect, monsieur, il était généreux de ma part de vous fournir à mes dépens en articles de papeterie. »
Maintenant mes attributions, qui à l’origine se limitaient à transmettre, à chercher des titres de propriété et à exhumer d’obscurs documents de toute sorte, s’augmentèrent considérablement quand on me conféra la charge de conseiller. Cela ouvrit largement les perspectives de travail des commis aux écritures. Non seulement il me fallut exiger davantage des clercs que j’avais déjà sous mes ordres, mais je fus contraint d’étoffer mon personnel. Suite à ma petite annonce, il se présenta un matin un jeune homme, immobile, sur le seuil de mon étude (la porte était ouverte, car c’était l’été). Je vois encore à présent cette silhouette, celle d’un homme proprement mis mais livide, pathétiquement respectable, incurablement désolé. C’était Bartleby.
Après quelques mots concernant ses compétences, je l’engageai, satisfait de posséder dans mon équipe de copistes un homme en apparence aussi étonnamment posé, ce qui à mon sens pouvait avoir un effet bénéfique sur l’humeur fantasque du Dindon et la frénésie à laquelle Pinces Coupantes était sujet.
J’aurais dû mentionner plus tôt qu’une porte à deux battants en verre dépoli divisait mes locaux en deux parties, dont l’une était occupée par mes copistes et l’autre par moi. Selon mon humeur, j’ouvrais grand cette porte ou je la fermais. Je décidai d’assigner à Bartleby un coin auprès de cette ouverture, mais de mon côté, de façon qu’il me fût facile de faire appel à cet homme tranquille quand se présenterait un travail de peu d’importance. Je plaçai son pupitre à proximité d’une petite fenêtre latérale dans cette portion de la pièce, fenêtre qui, à l’origine, avait permis la vue, sur un côté, de certaines cours et de certaines briques noires mais qui, à cause de constructions postérieures, n’offrait à présent la vue sur rien, tout en procurant une maigre luminosité. À moins d’un mètre des vitres il y avait un mur, et le jour s’infiltrait depuis une hauteur lointaine entre deux grands immeubles, comme à partir d’un minuscule orifice pratiqué dans un dôme. Pour obtenir un arrangement plus proche encore de mes souhaits, je fis l’acquisition d’un paravent de bonne hauteur de couleur verte, capable d’ôter entièrement Bartleby à ma vue, tout en ne l’éloignant pas de ma voix. Cela, en quelque sorte, combinait quant-à-soi et proximité.
D’abord Bartleby vint à bout d’une quantité d’écriture extraordinaire. Comme si depuis longtemps il brûlait du désir de copier quelque chose, il parut se repaître de mes documents. Il ne s’arrêtait même pas pour digérer. Il travaillait nuit et jour et copiait à la lumière du soleil aussi bien qu’à la lueur des bougies. J’aurais pu être ravi de son assiduité s’il s’était montré heureux de travailler. Mais il écrivait toujours dans le silence, pâle, à la manière d’un automate.
Il fait bien sûr nécessairement partie du travail d’un commis aux écritures de vérifier l’exactitude de sa copie, mot par mot. Lorsque dans une étude il y a deux copistes ou davantage, ils se portent mutuellement assistance dans cet examen, l’un d’eux lisant le texte reproduit, l’autre tenant en main l’original. C’est une besogne très ennuyeuse, lassante et soporifique. Je n’ai aucune peine à imaginer que certains tempéraments sanguins la trouveraient tout à fait impossible. Ainsi je me refuse à croire qu’un poète fougueux comme Byron9 aurait pu tranquillement s’asseoir aux côtés de Bartleby pour examiner un document de dispositions légales faisant, disons cinq cents pages, d’une écriture serrée et sophistiquée.
De temps à autre, quand le travail était pressant, j’avais pris l’habitude d’aider moi-même au collationnement d’un texte court en faisant appel pour cette besogne au Dindon ou à Pinces Coupantes. L’un de mes objectifs en plaçant Bartleby si commodément à ma portée derrière son écran était de pouvoir recourir à ses services pour de petites choses de ce genre. Ce fut le troisième jour, je crois, de sa présence à mes côtés, et avant qu’il eût été nécessaire de vérifier sa copie, que dans ma hâte d’en finir avec le petit travail qui m’occupait, brusquement je hélai Bartleby. Pressé et m’attendant naturellement à une acceptation immédiate, j’étais assis la tête penchée sur l’original à mon pupitre, la main droite déportée de côté, et un peu nerveusement tendue, tenant la copie, de manière à ce que Bartleby en émergeant de sa retraite pût s’en saisir et passer à l’acte.
C’était précisément cette attitude qui était la mienne quand je fis appel à lui, exposant brièvement ce que j’attendais de sa part, c’est-à-dire l’examen avec moi d’un texte court. Imaginez ma surprise, que dis-je, ma consternation quand, sans attenter au caractère privé de son occupation, d’une voix singulièrement douce mais ferme, il me répondit : « J’aimerais mieux pas. »
Je commençai par rester sans voix. Ébahi, je reprenais mes esprits. Sur le coup, j’eus le sentiment que mes oreilles m’avaient trompé, ou que Bartleby avait donné à mes paroles un sens totalement différent du leur. Je répétai ma requête avec un maximum de clarté mais, tout aussi clairement, me parvint la même réponse que précédemment : « J’aimerais mieux pas. »
« J’aimerais mieux pas ? dis-je en écho, quittant mon siège surexcité et traversant la pièce à grandes enjambées. Que voulez-vous dire par là ? Auriez-vous perdu la tête ? Je veux que vous m’aidiez à collationner cette feuille. Tenez, prenez-la », et je la lui jetai.
« J’aimerais mieux pas », dit-il.
Je le fixai des yeux. Le visage maigre était composé, l’œil gris calme et faiblement voilé. Pas une ride ne témoignait d’une quelconque agitation. Si dans son comportement j’avais noté le moindre trouble, une trace de colère, d’impatience, d’impertinence, autrement dit s’il y avait eu chez lui quelque chose de banalement humain, sans aucun doute je l’aurais exclu de mes locaux avec perte et fracas. Mais, en la circonstance, j’aurais pu tout aussi bien songer à mettre à la porte mon buste en plâtre blanc de Cicéron. Je restai quelque temps à le regarder fixement, tandis qu’il continuait à écrire pour son propre compte, puis je regagnai ma place à mon pupitre. Comme c’est bizarre ! me dis-je. Quelle est la meilleure chose à faire ? Mais mon travail me pressait. Finalement, je choisis d’oublier pour l’instant cette affaire-là, en la gardant en mémoire pour plus tard, quand j’aurais le temps. J’appelai Pinces Coupantes dans l’autre pièce, et le papier en question fut vite collationné.
Quelques jours plus tard, Bartleby mit la dernière main à quatre documents fort longs qui représentaient en quatre exemplaires une semaine de dépositions faites en ma présence dans ma Haute Cour de la Chancellerie. Il devenait nécessaire de les examiner. C’était un procès très important qui demandait une grande exactitude. Quand j’eus tout mis en ordre, j’appelai dans la pièce d’à-côté le Dindon, Pinces Coupantes et Biscuit au Gingembre dans l’intention de placer les quatre copies entre les mains de mes quatre clercs, tandis que je lirais dans le texte original. En conséquence, le Dindon, Pinces Coupantes et Biscuit au Gingembre avaient pris place sur une même rangée, chacun pourvu de son exemplaire, quand à haute voix je fis appel à Bartleby, lui demandant de se joindre à ce remarquable trio.
« Bartleby ! Vite ! J’attends. »
J’entendis les pieds de sa chaise lentement gratter un plancher sans tapis, et bientôt il se tint debout, immobile, sur le seuil de son ermitage.
« De quoi est-il besoin ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Les copies, les copies, m’empressai-je de lui répondre. Nous allons les collationner. Elles sont là. » Et je lui tendis le quatrième exemplaire.
« J’aimerais mieux pas », dit-il, et sans faire d’histoires il disparut derrière son paravent.
Pendant un moment, je fus changé en statue de sel10, à la tête de mes clercs assis disposés en colonne. Puis, me reprenant, j’avançai en direction du paravent et demandai la raison de ce comportement extraordinaire :
« Mais pourquoi refusez-vous ?
— J’aimerais mieux pas. »
Avec tout autre individu j’aurais aussitôt été pris d’une colère folle et, arrêtant là mon discours, l’aurais ignominieusement banni de ma présence. Mais il y avait chez Bartleby quelque chose qui non seulement étrangement me désarmait, mais étonnamment me touchait et me déconcertait. Je tentai de le raisonner :
« Ce sont vos propres copies que nous allons examiner. Ce sera pour vous du travail en moins, car un seul examen vaudra pour les quatre. On procède comme cela d’habitude. Chacun des copistes est tenu d’aider à la collation de sa copie. Vous êtes bien d’accord ? N’allez-vous pas parler ? Répondez.
— J’aimerais mieux pas », répondit-il d’une voix flûtée. Il me sembla que, pendant que je m’étais adressé à lui, soigneusement il avait retourné en son esprit toutes mes assertions, en comprenant parfaitement le sens, ne pouvant s’opposer à une irrésistible conclusion, mais en même temps cédant à une motivation plus forte que le reste qui l’obligeait à me répondre comme il le faisait.
« Vous êtes donc décidé à ne pas souscrire à ma demande – une demande en accord avec l’usage courant comme avec le sens commun ? »
En deux mots il me donna à entendre que sur ce point mon jugement ne me trompait pas. Oui, sa décision était sans appel.
Il n’est pas rare que, lorsqu’un homme est contrecarré d’une manière inhabituelle et totalement déraisonnable, il se mette à douter de ce qui lui apparaissait comme l’évidence même. Il commence, pour ainsi dire, à vaguement se demander si, aussi extraordinaire que cela paraisse, la justice et la raison ne seraient pas tout à fait du côté de son contradicteur. Il s’ensuit que, s’il se trouve y avoir là des personnes étrangères à la discussion, il se tourne vers elles en quête d’un quelconque soutien pour son esprit chancelant.
« Vous, le Dindon, dis-je, qu’en pensez-vous ? N’ai-je pas raison ?
— Si je puis me permettre, monsieur, répondit le Dindon, tout sucre tout miel, je dirai que oui.
— Et vous, Pinces Coupantes, repris-je, qu’en pensez-vous ?
— J’en pense que moi, je le chasserais du bureau à coups de latte. »
(Le lecteur sensible aux nuances aura noté que, comme cela se passait un matin, la réponse du Dindon était donnée en des termes choisis et avec calme, tandis que celle de Pinces Coupantes dénotait la mauvaise humeur ou encore, pour m’exprimer comme précédemment, la maussaderie de Pinces Coupantes était de service, alors que celle du Dindon ne l’était pas.)
« Biscuit au Gingembre, dis-je, dans mon désir de rallier le moindre des suffrages en ma faveur, et toi, quel est ton avis là-dessus ?
— Mon avis, monsieur, est qu’il divague un tant soit peu, répondit Biscuit au Gingembre dans un sourire.
— Vous entendez ce qu’ils disent, conclus-je en me tournant vers le paravent. Venez faire votre travail. »
Mais Bartleby ne daigna pas répondre. Un instant j’hésitai, en proie à une éprouvante perplexité. Mais, une fois de plus, je fus pressé par mes occupations. Je décidai encore de remettre la considération de ce dilemme à un futur moment de loisir. Au prix de quelques inconvénients, nous réussîmes à collationner les documents sans l’aide de Bartleby, bien qu’à chaque page ou presque, le Dindon avec déférence glissât que selon lui cette façon de procéder était entièrement contraire à l’usage, et tandis que Pinces Coupantes, se tortillant sur sa chaise du fait de sa nervosité dyspeptique, entre ses dents serrées laissait échapper de temps à autre des malédictions sifflantes contre l’opiniâtreté du demeuré derrière le paravent. Pour sa part, c’était bien la première et la dernière fois qu’il faisait gratis le travail d’autrui.
Pendant ce temps, Bartleby ne quittait pas son ermitage, indifférent à tout en dehors de ce qui l’y occupait mystérieusement.
Quelques jours passèrent. Le copiste fut requis par un nouvel ouvrage tout aussi long. La façon étonnante dont il s’était conduit m’amena à m’intéresser de plus près à son comportement. Je remarquai qu’il n’allait jamais déjeuner. En fait, il n’allait jamais nulle part. Jusqu’à maintenant, je ne l’avais encore jamais vu de mes yeux s’absenter de mon bureau. On aurait dit dans son coin perpétuellement une sorte de sentinelle. Vers onze heures, toutefois, le matin, je notai que Biscuit au Gingembre s’avançait vers l’ouverture dans le paravent, comme s’il y était convié d’un geste qu’il m’aurait été impossible de déceler de là où je me trouvais. Le commissionnaire quittait alors l’étude en faisant tinter quelques pence et réapparaissait avec une poignée de biscuits au gingembre qu’il livrait à l’ermitage, gratifié pour sa peine de deux des petits gâteaux.
Ainsi, pensai-je, cet homme vit de biscuits au gingembre. Il ne prend pas de déjeuner à proprement parler. Ce doit donc être un végétarien. Mais non, il va même jusqu’à ne pas manger de légumes ; il ne se nourrit que de biscuits au gingembre. Mes pensées alors se prolongèrent en rêveries sur les effets probables pour la constitution humaine d’une alimentation réduite aux seuls biscuits au gingembre. Ces pâtisseries doivent leur nom au gingembre qu’elles contiennent, qui est un de leurs ingrédients particuliers, et en dernier ressort celui qui leur donne leur goût. Or, qu’était-ce que le gingembre ? Quelque chose de fortement épicé, de piquant. Bartleby était-il quelqu’un de piquant ? Pas du tout. Le gingembre, donc, n’avait pas d’effet sur Bartleby. Sans doute aimait-il mieux qu’il n’en eût pas.
Rien n’exaspère autant un esprit sérieux que de se heurter à une résistance passive. Si la personne à laquelle on résiste n’est pas dépourvue d’humanité, et si celle qui résiste est parfaitement inoffensive dans sa passivité, alors la première dans ses meilleurs moments tentera charitablement de confier à son imagination la résolution d’une énigme que son jugement s’avère incapable d’élucider. C’était essentiellement de cette façon que je considérais Bartleby et son comportement. Le pauvre garçon ! me disais-je, il ne pense pas à mal. Il est évident qu’il ne cherche pas à se montrer insolent. Rien qu’à le voir, il est suffisamment clair que ses excentricités ne sont pas délibérées. Il m’est utile. Je puis m’entendre avec lui. Si je le mets dehors, il y a de fortes chances pour qu’il tombe sur un patron moins indulgent que moi qui le maltraitera, et peut-être en fin de compte mourra-t-il de faim misérablement. Oui. C’est l’occasion pour moi à peu de frais de m’offrir un satisfecit délicieux. Être un ami pour Bartleby, lui passer ce bizarre entêtement ne me coûtera pas grand-chose, ou même rien du tout, alors que j’emmagasinerai dans mon âme ce qui un jour ou l’autre se révélera un morceau de choix à savourer pour ma conscience. Cette manière de réagir cependant n’était pas toujours la même. La passivité de Bartleby quelquefois m’irritait. Étrangement, je me sentais poussé à l’affronter dans une opposition renouvelée, à faire jaillir en lui l’étincelle d’un emportement qui répondrait à ma propre exaspération. En fait, j’aurais aussi bien pu chercher à faire du feu en frottant mes phalanges contre un morceau de savon de Windsor. Un après-midi néanmoins, la pulsion mauvaise l’emporta en moi et donna lieu à la petite scène que voici :
« Bartleby, lui dis-je, quand vous aurez fini de copier tous ces feuillets, je les collationnerai avec vous.
— J’aimerais mieux pas.
— Comment cela ? Assurément, vous ne comptez pas persister dans votre folle obstination ? »
Pas de réponse.
J’ouvris grand à côté la porte à deux battants et, me tournant vers le Dindon et Pinces Coupantes, je m’exclamai, hors de moi :
« Il m’annonce une fois de plus qu’il n’examinera pas sa copie. Qu’en pensez-vous, le Dindon ? »
Cela se passait un après-midi, ne l’oubliez pas. Le Dindon brillait de tout l’éclat d’un chaudron en cuivre, sa tête chauve fumait, ses mains s’égaraient parmi les feuilles maculées de taches.
« Ce que j’en pense ? rugit-il. J’en pense que je vais passer derrière son paravent et lui mettre les yeux au beurre noir. »
Sur ces mots, il quitta sa chaise et leva les bras comme s’il s’apprêtait à boxer. Il s’élançait déjà pour être fidèle à sa promesse quand je l’arrêtai au passage, craignant les effets à attendre d’un réveil imprudent de la combativité du Dindon après un déjeuner.
« Asseyez-vous, le Dindon, lui dis-je, et écoutez ce que Pinces Coupantes va en dire. Qu’en pensez-vous, Pinces Coupantes ? Ne serais-je pas dans mon droit si sur-le-champ je mettais Bartleby à la porte ?
— Excusez-moi, monsieur, mais c’est à vous d’en décider. Je trouve sa conduite tout à fait inhabituelle, et même injuste, par rapport au Dindon et à moi-même. Mais c’est peut-être une lubie qui va lui passer.
— Ah ! m’exclamai-je, en ce cas vous avez étonnamment changé votre façon de voir. Vous parlez maintenant de lui avec beaucoup d’indulgence.
— C’est la bière, s’écria le Dindon. L’indulgence vient de la bière. Pinces Coupantes et moi avons déjeuné ensemble aujourd’hui, et vous voyez ma modération. Bon, alors je lui mets les yeux au beurre noir ?
— Vous faites allusion à Bartleby, je suppose ? Non, pas aujourd’hui, le Dindon, répliquai-je. S’il vous plaît, remisez vos poings. »
Je fermai la porte et de nouveau m’avançai vers Bartleby. J’étais plus que jamais tenté d’accomplir mon destin. Il me fallait encore qu’on se révoltât contre moi. Je me rappelai que Bartleby ne quittait jamais l’étude.
« Bartleby, lui dis-je, Biscuit au Gingembre n’est pas là. Vous voulez bien faire un saut jusqu’à la poste (cela demandait trois minutes à pied) voir s’il y a quelque chose pour moi ?
— J’aimerais mieux pas.
— Vous ne voulez pas ?
— J’aimerais mieux pas. »
D’un pas chancelant, je regagnai mon pupitre et m’assis pour y réfléchir profondément. De nouveau, j’étais repris d’un aveugle acharnement. Y avait-il autre chose qui me valût encore d’être ignominieusement repoussé par ce gringalet sans le sou – ce clerc salarié par mes soins ? Quel service parfaitement raisonnable allait-il une nouvelle fois refuser de me rendre ?
« Bartleby ! »
Pas de réponse.
Plus fort : « Bartleby ! »
Pas de réponse. Je vociférai :
« Bartleby ! »
Tel un fantôme, en accord avec les lois des invocations magiques, au troisième appel il parut à l’entrée de son ermitage.
« Allez dans la pièce d’à côté dire à Pinces Coupantes de venir me voir.
— J’aimerais mieux pas », me répondit-il lentement et avec déférence. Puis, discrètement, il s’effaça.
« Soit, Bartleby. » Ce fut dit d’une voix calme, exprimant dans la sérénité sévérité et maîtrise de soi, et laissant entendre qu’était sans recours décidée une très proche et terrible rétribution. À ce moment, j’avais à moitié à l’esprit quelque chose de ce genre. Mais, à tout prendre, comme approchait l’heure de mon dîner, je choisis de mettre mon chapeau et de rentrer chez moi, ma journée finie, en proie à la perplexité et dans le plus grand désarroi.
Faut-il l’avouer ? En conclusion à toute cette affaire, il fut bientôt reconnu comme acquis dans mon étude qu’un jeune et pâle commis aux écritures du nom de Bartleby était en possession d’un pupitre, qu’il copiait pour moi au taux habituel de quatre cents la feuille (soit cent mots), mais qu’il était en permanence exempt d’examiner le travail qu’il avait fait, cette tâche étant transférée au Dindon et à Pinces Coupantes, sans doute en hommage à la supériorité de leur discernement. En outre, ledit Bartleby ne devait jamais sous aucun prétexte se voir confier la commission la plus insignifiante qui soit. Même si on le suppliait de se charger de cette broutille, il était généralement entendu qu’il aimerait mieux pas – autrement dit qu’il refuserait tout net.
Avec le temps, je finis par me réconcilier dans une large mesure avec Bartleby. Sa régularité, le fait qu’il ne se permettait aucune dissipation, son assiduité permanente au travail (sauf quand il choisissait de se perdre debout dans un rêve derrière son paravent), le calme qui ne l’abandonnait jamais, un comportement toujours le même en présence d’autrui, quelles que soient les circonstances, en faisaient une acquisition à ne pas dédaigner. Un de ses grands mérites était la constance de sa présence : premier le matin, toujours là dans la journée, dernier le soir. J’avais une confiance extraordinaire en sa probité. Je sentais que mes papiers les plus précieux entre ses mains ne couraient aucun risque. Parfois, c’est vrai, je ne pouvais m’empêcher, en dépit de tout, de brusquement tomber dans des accès de colère contre lui, tant il était difficile de toujours garder à l’esprit les étranges particularités, les privilèges exceptionnels et les exemptions hors du commun qui tacitement définissaient de sa part les conditions dans lesquelles il acceptait de demeurer dans mon étude. De temps à autre, pressé d’en finir avec quelque travail urgent, par inadvertance j’appelais Bartleby, d’un mot bref, sans réfléchir, pour lui demander par exemple de mettre le doigt sur l’embryon d’un nœud de ruban rouge avec lequel je voulais comprimer certains papiers. Bien sûr, de derrière le paravent, la réponse habituelle, j’aimerais mieux pas, avait toutes chances de me parvenir et alors, comment un être humain sujet aux infirmités inhérentes à notre nature aurait-il pu s’abstenir d’une exclamation amère devant une telle perversité, un pareil défi à la raison ? Pourtant, chacune des nouvelles rebuffades que j’essuyais ne faisait que diminuer la probabilité d’une répétition de mon inadvertance.
À cet endroit, il me faut dire qu’en conformité avec les habitudes de la plupart des juristes ayant une étude dans des immeubles surpeuplés où l’on traitait des questions de droit, il existait plusieurs clefs qui ouvraient ma porte. L’une était conservée par une femme habitant les combles, laquelle chaque semaine astiquait et chaque jour balayait et époussetait mes appartements. Une autre était gardée par le Dindon pour plus de commodité. La troisième quelquefois se retrouvait dans ma poche. Quant à la quatrième, j’ignorais qui l’avait en sa possession.
Or, un dimanche matin, le hasard fit que je me dirigeai vers l’église de la Trinité11 pour y entendre un prédicateur de renom et, m’y trouvant rendu un peu trop tôt, il me vint à l’idée d’aller en attendant faire un tour à mon étude. Par chance, j’avais ma clef sur moi mais, en la mettant dans la serrure, je découvris que quelque chose qu’on avait introduit de l’intérieur opposait une résistance. Très surpris, j’appelai. Quelle ne fut pas ma consternation quand du dedans on tourna une autre clef et que m’apparut, en bras de chemise et par ailleurs dans un négligé curieusement dépenaillé, un Bartleby me montrant un visage émacié par une porte entrebâillée et m’annonçant tranquillement que pour l’instant il était très occupé et… aimait mieux s’abstenir de me faire entrer immédiatement ! En quelques mots, il ajouta qu’il serait peut-être préférable pour moi de faire un tour ou deux autour du pâté de maisons. Alors sans doute en aurait-il fini avec ses occupations.
L’apparition tout à fait inattendue d’un Bartleby ayant porté ses pénates dans mon étude un dimanche matin, avec sa blême nonchalance d’homme respectable et pourtant solide et sûr de lui, me fit un effet si étrange que sur-le-champ, sans protester, je tournai le dos à ma porte et me conformai à ses désirs. Mais ce ne fut pas fait sans des velléités de révolte impuissante contre l’effronterie tranquille de cet incroyable copiste. À la vérité, c’était principalement son étonnante modération qui non seulement me désarmait mais en quelque sorte me dévirilisait. En effet, je pense qu’on n’est temporairement, d’une certaine façon, plus un homme si l’on accepte sans réagir que le clerc qu’on emploie vous dicte votre conduite et vous chasse de votre propre maison.
En outre, j’étais profondément troublé lorsque je songeais à ce que Bartleby pouvait bien faire dans mon étude en bras de chemise et dans le plus grand désordre vestimentaire un dimanche matin. Se passait-il quelque chose de répréhensible ? Mais non, c’était hors de question. Pas un instant on ne pouvait imaginer Bartleby sous les traits de quelqu’un d’immoral. Mais à quoi pouvait-il s’occuper là-dedans ? Copiait-il ? Non, une fois de plus, quelles que fussent ses excentricités, Bartleby était une personne des plus convenables. Il était le dernier à pouvoir s’asseoir à son pupitre dans un état proche de la nudité. Ajoutez-y qu’on était un dimanche, et il y avait chez Bartleby quelque chose qui écartait l’idée qu’il pût par quelque occupation temporelle insulter à la bonne observation du repos dominical.
Nonobstant, mon esprit n’était pas en repos et, en proie à une curiosité inquiète, je finis par retourner à ma porte. Sans rencontrer d’obstacle, j’introduisis ma clef dans la serrure, ouvris et entrai. Pas de Bartleby. Anxieusement, je promenai mon regard alentour, jetai un coup d’œil derrière le paravent, mais à l’évidence il était parti. Un examen plus minutieux de l’endroit me fit supposer que depuis un temps indéterminé Bartleby avait dû manger, s’habiller et dormir dans mon étude, et cela sans le secours d’une assiette, d’un miroir ou d’un lit. Le siège capitonné d’un vieux sofa bancal dans un coin témoignait qu’une forme mince dans la position couchée avait laissé là une légère empreinte. Roulée sous son pupitre, je trouvai une couverture, sous la grille vide de la cheminée une boîte de cirage et une brosse, sur une chaise une bassine en fer-blanc avec du savon et une serviette déchirée, dans un journal quelques miettes de biscuits au gingembre et un morceau de fromage. Oui, me dis-je, il est suffisamment clair que Bartleby s’est installé ici pour y mener dans la solitude une vie de garçon. Aussitôt une pensée m’envahit : ni ami ni compagnon, quelle misère ici se découvre ! Sa pauvreté est grande, mais sa solitude est affreuse ! Imagine donc cela. Le dimanche, Wall Street est aussi déserte que Petra12. Chaque jour, chaque nuit, c’est une même désolation. Cet immeuble aussi, qui la semaine bourdonne d’activité et d’animation, le soir ne trouve en écho qu’un vide absolu, et le dimanche entier est laissé à l’abandon. Et dire que c’est là que Bartleby a élu domicile, seul spectateur d’un désert qu’il a vu rempli de monde, une sorte de Marius13 innocent et changé, roulant de sombres pensées au milieu des ruines de Carthage !
Pour la première fois de ma vie, je succombai à un sentiment cuisant de mélancolie. Jusque-là, je n’avais été sensible qu’à une pâle tristesse qui n’était pas déplaisante. Maintenant, de sentir entre nous le lien d’une commune humanité irrésistiblement m’assombrissait. Cette mélancolie était fraternelle : Bartleby et moi étions tous deux des fils d’Adam. Je me remis en mémoire les soies brillantes et les visages resplendissants que j’avais vus ce jour-là prêts pour la fête, portés tels des cygnes par le flot du Mississippi de Broadway. Je les mis en opposition avec le pâle copiste, et je pensai au fond de moi : ah ! le bonheur cherche la lumière, ce qui nous persuade que le monde est gai, mais le malheur, lui, se tient à l’écart, si bien que la misère pour nous n’a pas d’existence. Ces funestes imaginations – les chimères, indubitablement, d’un cerveau détraqué battant la campagne – me conduisirent à d’autres pensées plus précises concernant les excentricités de Bartleby. Autour de moi flotta le pressentiment d’étranges découvertes. La forme pâle du commis aux écritures m’apparut couchée, sous le regard d’étrangers indifférents, dans le froid glacé de son suaire.
Soudain, mon attention fut retenue par le pupitre fermé de Bartleby. La clef était restée, bien visible, dans la serrure. Je ne pense pas à mal, me dis-je, ne cherche pas à satisfaire la curiosité d’un sans-cœur. En outre, le pupitre m’appartient, de même que son contenu. Je me permettrai donc d’y jeter un coup d’œil. Tout était disposé avec méthode, les papiers rangés avec soin. Les cases avaient de la profondeur et, après avoir enlevé les liasses de documents, je tâtai jusque dans le fond. Bientôt je sentis quelque chose, que je tirai vers moi. C’était un vieux carré de madras, lourd et noué aux quatre coins. Je l’ouvris et vis qu’il s’agissait d’épargne. Il me revint alors en mémoire tous les mystères enrobés de silence que j’avais remarqués chez ce garçon. Je me souvins qu’il ne parlait jamais que pour répondre et que, bien que parfois il eût beaucoup de temps à sa disposition, je ne l’avais jamais vu lire – non, pas même un journal. Pendant de longs moments, il se tenait à sa pâle fenêtre derrière le paravent à regarder dehors l’étendue déserte du mur de briques. J’étais absolument sûr qu’il ne fréquentait ni cantine ni gargote, alors que la blancheur de son visage indiquait suffisamment qu’il ne buvait jamais de bière comme le Dindon, ni même de thé ou de café comme tout un chacun. Il ne se rendait jamais à ma connaissance dans un endroit particulier. Il ne sortait jamais se promener, à moins effectivement que ce ne fût le cas maintenant. Il n’avait pas voulu me dire qui il était, d’où il venait, ou s’il avait de la famille quelque part. Malgré sa maigreur et sa pâleur, il ne se plaignait jamais de sa santé. Surtout, je me rappelai un air qu’il prenait malgré lui, un air de… comment le nommer ?… de morne arrogance, disons, ou plutôt de réserve austère qui m’avait véritablement impressionné au point d’accepter sans réagir ses excentricités quand j’avais craint de lui demander à l’occasion le plus petit service, et cela alors que je pouvais deviner, à sa longue immobilité, que derrière son paravent il devait demeurer plongé dans une de ses rêveries face à un mur aveugle.
Ressassant tout cela et l’associant au fait que j’avais récemment découvert, mon bureau devenu pour lui en permanence un domicile et un foyer, gardant en mémoire son état dépressif pathologique, ressassant tout cela donc, je commençai à prêter l’oreille à la prudence. J’avais d’abord cédé à des émotions qui étaient celles d’une pure mélancolie et de la plus sincère des compassions. Mais, à mesure que la détresse de Bartleby s’imposait davantage à mon imagination, cette même mélancolie devenait de la peur et ma pitié se muait en répulsion. Tant il est vrai et terrible à la fois que si, jusqu’à un certain point, la vue ou la pensée du malheur touche en nous la corde sensible, dans certains cas particuliers au-delà plus rien ne nous affecte. Ils se trompent, ceux qui prétendent qu’il faut toujours en rechercher la cause dans l’égoïsme foncier du cœur humain. Nous devons davantage y voir un renoncement à trouver remède à un mal excessif ou ancré dans l’organisme. Chez quelqu’un de sensible, il n’est pas rare que la pitié soit douloureuse et, quand enfin il est perçu que cette pitié-là ne pourra jamais mener à un secours efficace, le sens commun commande à l’âme de s’en défaire. Ce que je vis ce matin-là me persuada que le copiste était la victime d’un désordre d’esprit incurable. Je pouvais faire l’aumône à son corps, mais son corps ne le tourmentait pas. C’était son âme qui souffrait, et son âme était hors d’atteinte.
Ce matin-là, je ne visitai pas l’église de la Trinité, comme j’en avais eu l’intention. D’une certaine façon, les choses que j’avais vues m’empêchaient temporairement d’entrer dans une église. Je pris le chemin de ma maison, réfléchissant tout en marchant à la conduite que j’allais tenir avec Bartleby. Finalement, je décidai ceci : le lendemain matin, je lui poserais calmement certaines questions concernant son passé etc. et, s’il refusait d’y répondre ouvertement et sans restriction (comme je supposais qu’il aimerait mieux le faire), je lui donnerais un billet de vingt dollars en supplément de tout ce que je pourrais lui devoir et lui dirais que je n’avais plus besoin de ses services. Cependant, si de toute autre manière je pouvais lui venir en aide, j’aurais plaisir à l’obliger, en particulier s’il désirait retourner dans son pays natal, où qu’il se situât. De bon cœur, je contribuerais à couvrir la dépense. En outre si, après être rentré chez lui, il se trouvait à un moment quelconque embarrassé, une lettre de sa part serait assurée d’une réponse.
Vint le lendemain matin.
« Bartleby ! » dis-je, l’appelant avec affabilité derrière son paravent.
Pas de réponse.
« Bartleby ! réitérai-je sur un ton encore plus amène, venez me voir. Je ne vais pas vous demander de faire ce que vous préféreriez ne pas faire. Je désire seulement vous parler. »
Là-dessus, sans bruit il se glissa hors de sa cachette.
« Voudriez-vous, Bartleby, me dire le lieu de votre naissance ?
— J’aimerais mieux pas.
— Accepteriez-vous de me renseigner sur vous d’une façon ou d’une autre ?
— J’aimerais mieux pas.
— Mais quelle objection raisonnable pouvez-vous trouver à ne pas me parler ? Je ne nourris à votre égard que de bons sentiments. »
Aussi longtemps que je m’adressai à lui, il ne me regarda pas mais maintint son regard fixé sur mon buste de Cicéron qui, là où j’étais assis, se situait juste derrière moi, à une dizaine de centimètres au-dessus de mon crâne.
« Quelle est votre réponse, Bartleby ? lui dis-je, après une attente d’une longueur considérable durant laquelle sur sa physionomie rien ne changea, si l’on excepte un tremblement, le plus léger qu’on puisse imaginer, de ses lèvres blanches et pincées.
— Pour le moment, j’aime mieux ne pas vous donner de réponse, » dit-il avant de se retirer dans son ermitage.
C’était plutôt une faiblesse de ma part, je l’admets, mais son attitude en la circonstance me piqua au vif. Non seulement il semblait possible sous le calme de trouver dissimulé un certain dédain, mais sa perversité paraissait tenir de l’ingratitude, à considérer la bienveillance et l’indulgence dont je lui avais indéniablement permis de bénéficier.
De nouveau je restai à me demander quoi faire. J’avais beau être mortifié par son comportement et avoir résolu de le congédier dès mon entrée dans mon bureau, je n’en ressentais pas moins étrangement une sorte de superstition faisant battre mon cœur, m’interdisant d’exécuter mon projet et m’accusant de méchanceté si j’osais prononcer un mot d’aigreur à l’encontre du plus pitoyable des êtres humains. Finalement, je tirai familièrement ma chaise derrière son paravent, m’assis et dis : « Bartleby, oubliez mes paroles sur la révélation de votre passé, mais laissez-moi vous adjurer, en tant qu’ami, de vous conformer dans la mesure du possible aux usages de ce bureau. Dites-moi maintenant que vous allez contribuer demain ou après-demain à la collation de nos documents. Bref, dites-moi dès aujourd’hui que dans un jour ou deux vous tenterez d’être un peu plus raisonnable – allons, Bartleby – dites-le-moi.
— Pour l’instant, j’aimerais mieux ne pas être un peu plus raisonnable », me répondit-il en modérant son air de cadavre.
À ce moment précis, la porte à deux battants s’ouvrit, et Pinces Coupantes approcha. Il paraissait souffrir d’un repos nocturne particulièrement insuffisant, causé par une indigestion plus sévère que d’habitude. Il surprit les derniers mots de Bartleby.
« Il aimerait mieux, dit-il en grinçant des dents. (Puis, se tournant vers moi :) Si j’étais vous, moi, monsieur, je lui en donnerais, des aimerais mieux. Je lui en donnerais, des préférences, à cette tête de mule ! Et qu’est-ce donc, s’il vous plaît, monsieur, que maintenant il aimerait mieux ne pas faire ? »
Bartleby ne s’émut pas.
« Monsieur Pinces Coupantes, dis-je, j’aimerais mieux que pour le moment vous vous retiriez. »
Je ne sais pourquoi, mais depuis peu j’avais pris l’habitude d’involontairement me servir de cette expression, j’aimerais mieux, en toutes sortes d’occasions où elle ne s’imposait pas précisément, et je tremblais à l’idée que mes rapports avec le copiste ne m’eussent déjà sérieusement affecté du point de vue mental. Quelle autre aberration plus grave ne risquaient-ils pas de provoquer ? Cette crainte n’avait pas été sans me décider à recourir à des mesures sommaires.
Comme Pinces Coupantes, l’air fâché et grognon, quittait la pièce, le Dindon, affable et déférent, s’avança.
« Si vous permettez, monsieur, dit-il, hier j’ai pensé à Bartleby ici présent, et je me demande si, au cas où il aimerait mieux seulement boire une pinte de bonne bière tous les jours, cela n’aiderait pas dans une large mesure à l’améliorer et à lui donner la force de collationner sa copie.
— Ainsi, vous aussi, vous avez été contaminé par cette expression, dis-je, quelque peu sur les nerfs.
— Sauf votre respect, par quelle expression, monsieur ? demanda le Dindon en se faisant tout petit dans l’espace restreint derrière le paravent, et du même coup en m’obligeant à bousculer le copiste qui s’y trouvait. Par quelle expression, monsieur ?
— J’aimerais mieux être laissé seul ici, protesta Bartleby, comme offusqué d’être molesté dans son intimité.
— Mais par cette expression-là, le Dindon, m’exclamai-je, par celle-là, justement.
— Oh ! j’aimerais mieux, ah oui ! – curieuse façon de parler. Je ne m’en sers jamais personnellement. Mais, monsieur, comme je vous le disais, si seulement il aimait mieux… »
Je l’interrompis :
« Le Dindon, s’il vous plaît, retirez-vous.
— Oh ! certainement, monsieur, si vous aimez mieux que je m’en aille. »
Tandis qu’il ouvrait la porte pour battre en retraite, Pinces Coupantes à son pupitre m’entraperçut et me demanda si j’aimais mieux la copie d’un certain document sur papier bleu ou sur papier blanc. Il ne faisait pas malicieusement porter l’accent sur aimais mieux. À l’évidence, malgré lui, l’expression lui avait échappé. Je me dis qu’assurément il me fallait me débarrasser d’un dément qui avait déjà jusqu’à un certain point gâté la langue, sinon tourné la tête, de mes clercs et de leur patron. Cependant, je trouvai plus prudent de ne pas immédiatement lui annoncer la nouvelle de son licenciement.
Le lendemain, je remarquai que Bartleby ne faisait rien d’autre que, debout à sa fenêtre, rêver devant son mur désert. Quand je lui demandai pourquoi il n’écrivait pas, il me dit avoir pris la décision de ne plus écrire.
« Comment cela ? Et puis quoi encore ? m’écriai-je. Plus d’écriture ?
— Plus d’écriture.
— Et pour quelle raison ?
— Ne la voyez-vous pas vous-même ? », me répondit-il sans s’émouvoir.
Je le regardai attentivement et m’aperçus que ses yeux avaient un aspect terne et vitreux. Sur le coup, il me vint à l’esprit que le zèle exceptionnel qu’il avait déployé à copier, les premières semaines de sa présence à mes côtés, près d’une fenêtre avare de lumière, avait pu temporairement endommager sa vue.
J’en fus touché. Je lui dis quelques mots pour le plaindre. Je lui suggérai que, bien sûr, il agissait sagement en s’abstenant provisoirement d’écrire et le pressai de mettre à profit cette occasion pour prendre un peu d’exercice au grand air favorable à sa santé. Pourtant il n’en fit rien. Quelques jours plus tard, mes autres clercs étant absents et devant faire vite à poster certaines lettres, je me dis que, n’ayant rien à faire de ses dix doigts, Bartleby sûrement se montrerait moins inflexible qu’à l’ordinaire et porterait mon courrier au bureau de poste. Mais il refusa tout net et, ce qui entraîna pour moi de grands désagréments, je dus y aller moi-même.
D’autres jours passèrent. La vue de Bartleby s’améliorait-elle ? Mystère. Apparemment, j’aurais dit que oui. Mais, quand je lui posai la question, il ne daigna pas me répondre. Quoi qu’il en soit, il ne voulait rien copier. Enfin, pressé de s’expliquer, il m’informa qu’il avait définitivement abandonné la copie.
« Comment cela ! m’exclamai-je. Et si votre vue se rétablissait complètement – si elle était meilleure que jamais – ne recommenceriez-vous pas ?
— J’ai renoncé à la copie. » me répondit-il avant de s’effacer.
Il n’en demeura pas moins fixé à mon étude et même, si c’était possible, fit davantage partie du mobilier. À quoi me résoudre ? Il se refusait à tout travail dans le bureau : alors, pourquoi y rester ? En fait il était devenu comme une pierre attachée à mon cou, non seulement aussi inutile qu’un collier, mais qu’il était pénible de porter. Pourtant j’avais pitié de lui. Je suis au-dessous de la vérité quand je dis que, pensant à lui, j’éprouvais de l’embarras. Si seulement il m’avait donné le nom d’un parent ou d’un ami, aussitôt je lui aurais écrit et insisté pour qu’il emmène le pauvre diable et lui trouve un asile adéquat. Mais il paraissait être seul, absolument seul au monde, épave abandonnée au milieu de l’océan Atlantique. Finalement des impératifs, liés à mes affaires, l’emportèrent sur toute autre considération. En y mettant tous les ménagements possibles, je dis à Bartleby qu’avant six jours il devrait nécessairement avoir quitté mon étude. Je l’avertis qu’il lui faudrait prendre des mesures avant cette date pour se procurer un autre domicile. J’offrais de lui venir en aide dans ses démarches s’il consentait à faire lui-même le premier pas dans la perspective d’un déménagement. « Et quand vous partirez pour de bon, Bartleby, ajoutai-je, je veillerai à ce que vous ne nous quittiez pas entièrement démuni. Rappelez-vous : six jours à dater d’aujourd’hui. »
À l’expiration de ce délai, je jetai un coup d’œil derrière le paravent : hélas, il était là.
Je boutonnai mon habit, me campai sur mes jambes, lui touchai l’épaule et dis : « L’heure est venue ; vous devez sortir d’ici. Je suis au regret. Voici de l’argent, mais il faut vous en aller.
— J’aimerais mieux pas, répondit-il, sans cesser de me tourner le dos.
— Il le faut. »
Il resta sans rien dire.
Or, j’avais une confiance absolue dans l’honnêteté foncière de ce garçon. Il m’avait souvent restitué des pièces de six pence et d’un shilling que j’avais par mégarde laissé tomber sur le plancher, car j’ai tendance à être très négligent avec des babioles de cet ordre. La façon dont je m’y pris ensuite ne sera donc pas jugée extraordinaire.
« Bartleby, lui dis-je, je vous dois douze dollars pour le travail fait. En voici trente-deux ; les vingt en plus, je vous les donne. Les acceptez-vous ? » Et je lui tendis les billets.
Il ne bougea pas.
« Je vous les laisse ici en ce cas, décidai-je en les mettant sur la table sous un presse-papiers. Puis, prenant mon chapeau, ma canne et me dirigeant vers la porte, calmement je me retournai et ajoutai : Quand vous aurez enlevé vos affaires de ces bureaux, Bartleby, bien sûr vous fermerez la porte à clef – puisque tout le monde est parti, sa journée faite, en dehors de vous – et, s’il vous plaît, glissez votre clef sous le paillasson de façon que je l’aie demain matin. Je ne vous reverrai pas. Je vous dis donc adieu. Si, à l’avenir, dans votre nouvelle résidence, je puis vous rendre service, ne manquez pas de me le faire savoir par lettre. Adieu, Bartleby, et portez-vous bien. »
Mais en réponse rien ne vint. Telle la dernière colonne d’un temple ruiné, il demeura muet et solitaire au milieu d’une pièce par ailleurs déserte.
Tandis que je rentrais chez moi, pensif, ma vanité prit le dessus sur ma pitié. Je ne pouvais que me tresser des couronnes pour la façon magistrale dont je m’étais débarrassé de Bartleby. J’en fais quelque chose de magistral, et c’est ainsi qu’elle devrait paraître à quiconque jugera sans parti pris. La beauté de mon procédé paraissait tenir au flegme parfait qui l’avait accompagné. Pas de vulgaire rudoiement, de quelconque bravade, de fanfaronnade coléreuse, de déambulation dans la pièce avec des injonctions véhémentes jetées à la tête de Bartleby d’avoir à disparaître sur-le-champ avec ses misérables hardes. Rien de semblable. Sans à haute voix sommer Bartleby de quitter les lieux, comme quelqu’un de moins génial l’aurait fait, j’étais parti du principe que son départ était une chose acquise, et sur ce fondement j’avais construit ce que j’avais à lui dire. Plus je réfléchissais à ma conduite et plus j’en étais ravi. Néanmoins, le lendemain matin au réveil, je fus pris de doutes, ayant pour ainsi dire évacué en dormant les vapeurs de la vanité. L’une des heures où l’on est le plus de sang-froid et le plus sage se situe juste après le moment où l’on ouvre les yeux sur un jour nouveau. Ma façon d’agir me semblait plus habile que jamais, mais seulement en théorie. Que donnerait-elle en pratique ? C’était là que le bât blessait. On ne pouvait qu’admirer l’idée d’avoir tenu le départ de Bartleby pour acquis mais, après tout, ce postulat était seulement ma façon de voir les choses, et non la sienne. L’important n’était pas de savoir si j’avais ou non présenté son départ comme incontestable, mais s’il aimerait mieux partir ou rester. Il était homme à faire ce qu’il préférait plutôt qu’à se conformer à des évidences.
Après le petit-déjeuner, je partis marcher dans la ville tout en pesant les probabilités dans un sens et dans l’autre. Tantôt je pensais que tout cela se terminerait par un lamentable échec et que je trouverais Bartleby dans mon bureau toujours bien vivant, tantôt il semblait assuré que m’apparaîtrait sa chaise vide. Je restais ainsi à passer d’une opinion à une autre quand, au croisement de Broadway et de Canal Street, je vis un groupe de gens passionnés engagés dans une vive discussion.
« Je parie qu’il restera, dit une voix à mon passage.
— Qu’il restera ? Tenu, répliquai-je. Montrez votre argent. »
Instinctivement, je mettais la main à la poche pour produire le mien, quand il me revint en mémoire que c’était un jour de scrutin. Les paroles que j’avais entendues ne se rapportaient pas à Bartleby, mais au succès ou à l’échec d’un candidat ou d’un autre à la fonction de maire. Dans ma préoccupation, je m’étais imaginé en quelque sorte que tout Broadway partageait ma nervosité et débattait de la même question que moi. Je continuai mon chemin en me félicitant grandement que le vacarme de la rue eût couvert ma distraction d’un moment.
Ainsi que je l’avais cherché, je me retrouvai plus tôt que d’ordinaire à la porte de mon étude. Un instant, je restai à tendre l’oreille. Tout était tranquille ; il devait être parti. J’essayai la poignée de la porte : c’était fermé à clef. Eh bien oui, ma recette avait donné un merveilleux résultat, il devait avoir disparu. Malgré tout, il s’y mêlait une certaine mélancolie. J’étais presque navré de mon brillant succès. Je fouillais sous le paillasson à la recherche de la clef que Bartleby avait dû y laisser à mon intention, quand par accident mon genou heurta un panneau de bois. Cela donna lieu au même bruit qu’un appel, et en réponse j’entendis une voix venant de l’intérieur qui disait : « Un moment ! Je suis occupé. »
C’était Bartleby.
Je fus frappé de stupeur. Un instant, je demeurai tel cet homme qui, la pipe à la bouche, par un bel après-midi sous un ciel sans nuage en Virginie, il y a bien longtemps, succomba à un éclair de chaleur. Il passa de vie à trépas devant sa fenêtre ouverte sur le beau temps et resta là penché durant cet après-midi qui incitait au rêve jusqu’à ce qu’on vînt le toucher, et il tomba.
« Toujours là ! », murmurai-je en fin de compte. Mais, encore sous l’emprise de l’étonnant ascendant que cet impénétrable commis aux écritures exerçait sur moi (ascendant auquel, malgré toute mon irritation, je ne pouvais entièrement me soustraire), lentement je descendis l’escalier et sortis dans la rue, réfléchissant, tout en tournant autour du pâté de maisons, à ce que je pourrais maintenant entreprendre dans cet imbroglio sans précédent. Mettre cet homme à la porte en le poussant dehors ? Impossible. L’amener à sortir de lui-même en l’injuriant ? Cela ne marcherait pas. Appeler la police était une solution déplaisante. Pourtant, permettre de triompher à ce cadavre ambulant, cela aussi je ne pouvais m’y résoudre. Que fallait-il donc faire ? Si rien n’était faisable, y avait-il autre chose qu’il m’était possible de considérer comme acquis dans cet embarras ? Mais oui. De la même façon qu’auparavant, tourné vers l’avenir, j’avais supposé résolu le départ de Bartleby, je pouvais rétrospectivement le tenir pour déjà effectué. Donnant à ce raisonnement une suite logique, pourquoi ne pas entrer dans mon bureau d’un pas pressé et, affectant de ne pas voir Bartleby, aller droit vers lui et le bousculer comme s’il était vide de substance ? Pareil comportement ressemblerait étrangement à ce qu’en escrime on appelle un coup au cœur. Il était à peine envisageable que Bartleby pût résister à une pareille mise en pratique de ma théorie des postulats. Malgré tout, à la réflexion, le succès de ce plan me parut assez douteux. Je préférai une fois encore m’en remettre, pour la résolution du problème, à une discussion.
« Bartleby, dis-je à mon entrée dans l’étude en affichant un air calme mais sévère, je suis on ne peut plus mécontent. Je suis peiné, Bartleby. J’avais meilleure opinion de vous. Je vous imaginais vous conduisant suffisamment comme un homme du monde pour, dans tout dilemme un peu délicat, vous contenter d’une discrète allusion – bref, d’y voir une affaire entendue. Mais il semble que je me trompais. Comment ! ajoutai-je dans un sursaut qui n’avait rien de feint, vous n’avez pas encore touché à cet argent ! » Je le montrai du doigt. Il était à l’endroit même où je l’avais laissé la veille au soir.
Il resta sans rien dire.
Soudain pris de colère, je me rapprochai de lui pour exiger une réponse.
« Acceptez-vous de me quitter, oui ou non ?
— J’aimerais mieux pas, répondit-il, en accentuant légèrement le pas.
— Mais de quel droit ne pas bouger d’ici ? Me payez-vous un loyer ? Réglez-vous mes impôts ? Cette propriété vous appartient-elle ? »
Il se cantonna dans le silence.
« Êtes-vous prêt maintenant à vous remettre à l’écriture ? Vos yeux sont-ils guéris ? Pourriez-vous ce matin me copier un petit bout de document ? Ou aider à revoir une ou deux lignes ? Ou faire un saut jusqu’au bureau de poste ? En un mot comme en cent, consentez-vous à faire la moindre chose pour justifier un tant soit peu votre refus de quitter cette maison ? »
Silencieusement, il se retira dans son ermitage.
Ma contrariété à présent m’avait mis dans un tel état de nerfs que, si ce n’était que par prudence, je jugeai bon pour l’instant de mettre un terme à mes gesticulations. Bartleby et moi étions seuls. Il me revint en mémoire la tragédie du malheureux Adams, et d’un Colt plus malheureux encore, dans le bureau à l’écart de tout passage de ce dernier14. Le pauvre Colt, exaspéré par l’attitude d’Adams et se laissant imprudemment gagner par la passion, avait fini sans réfléchir par brutalement commettre l’irréparable – un geste que certainement nul ne pouvait déplorer plus que celui qui l’avait commis. Souvent il m’était venu à l’esprit dans mes cogitations sur le sujet que, si l’altercation avait eu lieu sur la voie publique ou dans une maison particulière, elle ne se serait pas terminée de la même façon. C’étaient les circonstances, le fait d’être seuls dans un bureau isolé, à l’étage d’un immeuble que ne sacralisait pas un lien avec une activité domestique humanisante, un bureau sans tapis probablement, offrant un aspect négligé et poussiéreux, c’était tout cela sûrement qui avait aidé dans une large mesure à exacerber le désespoir et la colère du malheureux Colt.
Mais, quand le vieil Adams vengeur se manifesta en moi et me tenta au sujet de Bartleby, je le pris à bras-le-corps et le terrassai. Comment ? Eh bien simplement en me remémorant l’injonction divine : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres15. » Oui, c’est cela qui me sauva. Indépendamment de considérations plus hautes, la charité agit souvent comme un principe des plus sages et des plus prudents et contribue grandement à la sauvegarde de celui qui la pratique. On peut commettre des meurtres par jalousie, par colère, par détestation ou par égoïsme, par présomption d’ordre spirituel, mais nul à ma connaissance ne s’est jamais rendu coupable d’un assassinat diabolique sous l’empire de la douce charité. Le seul intérêt donc, si l’on ne peut faire appel à un motif plus louable, devrait – et c’est particulièrement vrai des impulsifs – inciter tous les hommes à la charité et à la philanthropie. Quoi qu’il en soit, en la circonstance j’essayai de faire taire mon exaspération envers le copiste par une interprétation bienveillante de son comportement. Le pauvre garçon ! me dis-je, le pauvre garçon ! Il ne pense pas à mal. Et puis il a connu des moments difficiles et mérite l’indulgence.
Je m’efforçai également tout de suite de m’occuper l’esprit et par la même occasion d’atténuer mon découragement. J’essayai de m’imaginer que dans le courant de la matinée, à l’heure qui lui conviendrait le mieux, de son plein gré Bartleby sortirait de son ermitage et se déciderait à prendre la direction de la porte. Mais rien de tel ne se produisit. Vint midi et demi. Le visage du Dindon commença à rougeoyer, il se mit à renverser son encrier, et plus généralement à faire du scandale. Pinces Coupantes retomba dans la sérénité et la courtoisie. Biscuit au Gingembre mastiqua sa pomme de la mi-journée. Mais Bartleby, quant à lui, demeura debout à sa fenêtre, perdu dans une de ses rêveries les plus profondes, face à un mur aveugle. Le croiriez-vous ? Faut-il que j’en fasse l’aveu ? Cet après-midi-là, je quittai mon étude sans lui avoir dit un mot de plus.
Il se passa alors quelques jours durant lesquels, à mes moments perdus, je jetai un coup d’œil à Edwards (De la volonté) et à Priestley (De la nécessité)16. Ces livres dans les conditions où je me trouvais m’inspirèrent des sentiments salutaires. Peu à peu je finis par me persuader qu’à ces ennuis au sujet du copiste j’étais prédestiné depuis toujours et que Bartleby bénéficiait par les soins d’une Providence omnisciente d’un billet de logement à mes dépens dont la finalité mystérieuse ne pouvait être sondée par un pauvre mortel comme moi. Oui, Bartleby, pensai-je, restez ici derrière votre paravent, je ne vous persécuterai plus. Vous êtes aussi inoffensif et aussi paisible que l’une de ces vieilles chaises. Bref, je ne me sens jamais aussi tranquille que lorsque je vous sais là. Du moins je le constate, je l’éprouve ; je pénètre alors jusqu’au sens caché de ma vie ; je suis pleinement satisfait. D’autres peuvent avoir à tenir dans l’existence des rôles plus éminents, mais ma mission en ce monde, Bartleby, est de vous pourvoir d’une place dans un bureau pour y demeurer aussi longtemps que vous le jugerez bon.
Je suis persuadé que j’aurais persévéré dans cet état d’esprit sage et heureux sans les remarques intempestives et désobligeantes que m’obligeaient à entendre les amis de ma profession qui visitaient mon étude. Mais il arrive souvent que de se frotter constamment à la mesquinerie finisse par user les meilleures résolutions de la générosité. Il est vrai cependant, réflexion faite, que les gens qui entraient dans mon bureau ne pouvaient qu’être frappés par l’étrange aspect du mystérieux Bartleby et par suite tentés d’émettre à son sujet de sinistres observations. Parfois un avoué qui professionnellement devait me rencontrer, passant à mon étude et n’y trouvant que le gratte-papier, essayait d’obtenir par son intermédiaire des renseignements précis concernant l’endroit où je me trouvais. Mais, sourd à ses vaines paroles, Bartleby restait de marbre, debout au milieu de la pièce. Aussi, après l’avoir un moment contemplé dans cette attitude, l’avoué repartait-il sans en savoir plus long qu’à son entrée.
Il arrivait aussi, quand il y avait renvoi devant la Cour de la Chancellerie, que dans mon bureau rempli d’hommes de loi et de témoins, alors que les délibérations allaient bon train, quelque juriste surchargé, voyant Bartleby totalement inoccupé, lui demandât de courir à son bureau lui chercher certains papiers. Bartleby alors déclinait sereinement l’invitation sans pour autant renoncer à son désœuvrement. L’homme de loi ouvrait de grands yeux et se tournait vers moi. Que pouvais-je lui dire ? Finalement il me fut rapporté que dans le cercle des confrères que je connaissais on s’interrogeait de toutes parts à voix basse sur l’étrange créature que je gardais dans mon étude. Cela me tourmenta considérablement. Il me vint à l’esprit que Bartleby pourrait se révéler destiné à vivre longtemps, sans cesser d’habiter mes locaux et de défier mon autorité. Peut-être allait-il encore et encore déconcerter mes visiteurs, attenter à ma réputation dans ma profession, répandre une ombre sur toute l’étendue de mes locaux. Jusqu’à son dernier souffle il pouvait subsister à l’aide de ses économies (car sans doute ne dépensait-il pas plus d’un dixième de dollar par jour) pour en fin de compte me survivre et prétendre à la propriété de mon étude en vertu d’une présence ininterrompue en ces lieux. Comme ces sombres pressentiments s’accumulaient de plus en plus en mon esprit, que mes amis sans merci persistaient à m’infliger leurs remarques sur le fantôme qui hantait mon bureau, un grand changement s’opéra en moi. Je résolus de faire appel à toutes mes facultés pour à jamais me débarrasser de ce cauchemardesque individu. Cependant, avant de réfléchir à un projet compliqué répondant à mes besoins, je commençai par tout bonnement suggérer à Bartleby que serait appropriée la solution d’un départ définitif. Prenant une voix calme et posée, j’en recommandai l’idée à sa considération scrupuleuse et approfondie. Mais, après avoir pris trois jours pour méditer la proposition, il me fit savoir que sa détermination première n’avait pas changé d’un iota. Bref, il aimait toujours mieux demeurer à mes côtés.
Que faire ? me demandai-je alors en boutonnant mon habit du haut jusqu’en bas. Que faire ? Comment ma conscience me dicte-t-elle d’agir avec cet homme, ou plutôt avec ce spectre ? M’en débarrasser ? C’est une nécessité, et il ne manquera pas de vider les lieux. Mais de quelle façon ? — Tu ne vas tout de même pas le jeter dehors, ce pauvre mortel, pâle et inoffensif, mettre à la porte quelqu’un d’aussi misérable ? Tu ne vas pas te déshonorer par un acte aussi cruel ? — Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas. J’aimerais mieux le laisser vivre et mourir ici, avant de sceller ses restes dans un mur. Mais que faire alors ? — Tu auras beau le cajoler, il ne bougera pas. Il laisse l’argent de la corruption sur ta table sous ton presse-papiers. Bref, il crève les yeux qu’il aime mieux ne pas te lâcher d’une semelle.
— En ce cas, il faut avoir recours à quelque chose de rigoureux, d’inhabituel. — Comment ! tu ne songes tout de même pas à un agent de police qui viendrait le prendre au collet pour enfermer sa pâleur innocente entre les murs d’une prison ? Et sur quelles charges t’appuierais-tu pour obtenir pareil résultat ? — Vagabondage — Pardon ? Lui un vagabond, un trimardeur, lui qui refuse de bouger ? C’est donc parce qu’il ne veut pas vagabonder que tu cherches à le mettre au rang des vagabonds ? C’est trop absurde. — Il n’a pas de moyens d’existence, là je le possède. — Faux, une fois encore, car indubitablement il se maintient en vie, et c’est la seule preuve irréfutable que l’on puisse donner de la possession de moyens d’existence. — Bon, n’en parlons plus. Puisqu’il ne veut pas me quitter, c’est moi qui vais le faire. Je vais changer l’emplacement de mon étude. J’emménagerai ailleurs et l’avertirai clairement que si je le retrouve dans mes nouveaux locaux je le poursuivrai en justice pour le seul motif d’intrusion dans une propriété privée.
Fidèle à ma résolution, le lendemain je m’adressai à lui en ces termes : « Je constate que ces bureaux sont trop éloignés de l’hôtel de ville. En outre, l’air y est malsain. Bref, la semaine prochaine, je me propose de déménager mon étude et n’aurai plus besoin de vos services. Je vous en informe dès maintenant, afin que vous vous cherchiez autre chose. »
Il ne répondit rien et l’on en resta là.
Au jour dit, je louai des charrettes et des hommes, me rendis à mon étude et, comme je n’avais que peu de mobilier, au bout de quelques heures tout fut enlevé. Tant que dura l’opération, mon copiste resta debout derrière son paravent qui, sur mon ordre, devait être emporté en dernier. Le paravent fut enlevé et, après qu’on l’eut replié comme on ferme un gros livre, Bartleby fut laissé seul à occuper, immobile, une pièce déserte. Je restai un moment sur le seuil à l’observer, tandis que quelque chose en moi me semonçait vertement.
Je rentrai, la main à la poche et… le cœur battant.
« Au revoir, Bartleby. Je m’en vais. Au revoir, et Dieu vous bénisse d’une façon ou d’une autre. (Lui glissant quelque chose dans la main.) Tenez, prenez ceci. » Mais l’argent tomba sur le plancher et alors, bizarrement, je dus m’arracher à la compagnie de cet homme dont j’avais tellement souhaité me débarrasser.
Une fois installé dans mes nouveaux locaux, pendant un jour ou deux je gardai ma porte fermée à clef, sursautant au moindre bruit de pas dans les couloirs. Quand je regagnais mes bureaux après une absence, même momentanée, je m’arrêtais un instant sur le seuil et écoutais avec attention avant de mettre ma clef. Mais ces craintes étaient sans objet. Bartleby ne m’approcha plus jamais.
J’en concluais que tout allait bien quand quelqu’un que je ne connaissais pas, l’air préoccupé, me rendit visite. Il me demanda si j’étais la personne qui avait récemment été locataire au no ---- de Wall Street.
Plein de mauvais pressentiments, je répondis que oui.
« En ce cas, monsieur, dit l’inconnu – qui se révéla être un avoué – vous portez la responsabilité de la personne que vous y avez laissée. Il refuse de faire de la copie, à la vérité de faire quoi que ce soit. Il ajoute qu’il aime mieux s’en abstenir et ne veut pas quitter les lieux.
— Je suis au regret, monsieur, repartis-je en me donnant l’air de ne pas m’en inquiéter mais au fond de moi tout tremblant, je vous assure que l’homme dont vous parlez ne m’est rien du tout. Il n’est ni un parent ni un apprenti dont je puisse être tenu pour responsable.
— De grâce, qui est-il ?
— Il m’est absolument impossible de vous le dire. Je ne sais rien de lui. Je l’ai employé naguère à titre de copiste, mais cela fait quelque temps maintenant qu’il n’a rien fait pour moi.
— En ce cas, je vais lui régler son compte. Au revoir, monsieur. »
Plusieurs jours s’écoulèrent. Je n’entendis plus parler de rien. Souvent la charité m’incitait à faire un tour là-bas pour y visiter le pauvre Bartleby, mais j’en étais dissuadé par la crainte de je ne sais quoi.
J’en ai terminé avec lui maintenant, finis-je par penser quand, au bout d’une autre semaine, je n’eus toujours pas entendu parler de lui. Mais, lorsque le lendemain j’arrivai à mon étude, ce fut pour y trouver, attendant à la porte, plusieurs personnes en proie à une grande excitation.
« C’est lui, le voilà ! s’exclama la première, que je reconnus pour être l’avoué qui auparavant était venu me voir seul.
— Il faut l’emmener, monsieur, et tout de suite, s’écria dans le groupe un personnage imposant qui s’avança à ma rencontre et que j’identifiai pour être le propriétaire du no ---- de Wall Street. Ces messieurs, mes locataires, ne peuvent plus le supporter. (Désignant l’avoué.) M. B---- l’a exclu de son étude, et à présent il persiste à demeurer quelque part dans l’immeuble, le matin assis sur les rampes de l’escalier et la nuit à dormir dans l’entrée. Tout le monde en souffre. Les clients abandonnent les bureaux. On va jusqu’à redouter une émeute. Il faut que vous fassiez quelque chose, et sans délai. »
Abasourdi par ce torrent de mots, je reculai. J’aurais bien aimé pouvoir me retrancher dans mes nouveaux locaux. Vainement, je m’obstinai à leur dire que Bartleby ne m’était rien, qu’il ne m’appartenait pas plus qu’à aucun d’eux. En pure perte. J’étais la dernière personne connue pour avoir eu affaire à lui : c’était donc moi qu’il fallait incriminer pour le désastre. Craignant en conséquence une dénonciation dans les journaux (comme l’un des manifestants m’en menaçait obscurément), je réfléchis à la situation qui m’était faite pour finalement déclarer que, si l’avoué me permettait de m’entretenir en privé avec le copiste dans son propre bureau, l’après-midi même je ferais de mon mieux pour les débarrasser du fléau dont ils étaient affligés.
Je montai à mon ancien repaire pour y découvrir Bartleby silencieusement assis sur la rampe, à hauteur de mon palier.
« Que faites-vous là, Bartleby ? lui dis-je.
— Je m’assois sur la rampe », répondit-il d’un ton amène.
Je lui fis signe d’entrer dans l’étude de l’avoué, qui dès lors nous quitta.
« Bartleby, lui dis-je, vous rendez-vous compte que vous êtes à l’origine pour moi d’une véritable épreuve en persistant à vouloir occuper le vestibule après avoir été renvoyé du bureau ? »
Pas de réponse.
« À présent, il vous faut choisir : soit vous faites quelque chose, soit l’on fait quelque chose de vous. À quelle sorte de travail aimeriez-vous vous employer ? Aimeriez-vous recommencer à copier pour quelqu’un d’autre ?
— Non, j’aimerais mieux ne rien changer.
— Accepteriez-vous un emploi de bureau dans un magasin de nouveautés ?
— On y est trop enfermé. Non, je n’aimerais pas un emploi de bureau. Mais je ne suis pas difficile.
— Trop enfermé ! m’écriai-je, mais vous restez enfermé à longueur de temps.
— J’aimerais mieux ne pas travailler dans un bureau, rétorqua-t-il, comme pour régler définitivement ce point de détail.
— Que penseriez-vous de servir à boire dans un bar ? La vue n’y est pas mise à contribution.
— Je n’aimerais pas ça du tout, même si, comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas difficile. »
Sa loquacité inhabituelle m’encouragea. Je revins à la charge.
« Eh bien alors, aimeriez-vous voyager à travers le pays pour y encaisser les factures des commerçants ? Ce serait bénéfique à votre santé.
— Non, j’aimerais mieux autre chose.
— Et pourquoi ne pas aller en Europe pour y accompagner un jeune homme de bonne famille et le distraire de votre conversation ? Cela vous irait-il ?
— Pas du tout. Je ne trouve pas que cela soit suffisamment précis. Et j’aime bien ne pas bouger. Mais je ne suis pas difficile.
— Eh bien, vous ne bougerez donc pas, m’écriai-je, perdant toute patience et pour la première fois dans la relation exaspérante que j’avais avec lui me mettant véritablement en colère. Si vous ne quittez pas cette maison avant la nuit, je me sentirai contraint… en fait, j’y suis déjà… de… de… la quitter moi-même, conclus-je de manière passablement absurde, ne sachant plus quelle menace brandir pour tenter, en l’effrayant, de changer son inertie en acquiescement. Ne voyant plus ce que je pourrais encore essayer, je me hâtais de l’abandonner quand me vint une dernière idée à laquelle je n’avais pas été sans songer jusque-là.
— Bartleby, lui dis-je, sur mon ton le plus aimable dans des circonstances aussi exaspérantes, voulez-vous m’accompagner chez moi maintenant – pas à mon bureau mais à mon domicile ? Vous y resteriez jusqu’à ce que nous ayons décidé, à tête reposée, d’une solution à votre convenance. Allons, partons, partons tout de suite.
— Non. Pour le moment, j’aimerais mieux ne rien changer du tout. »
Je ne lui donnai pas de réponse mais, réussissant à échapper à tous par la soudaineté et la rapidité de ma fuite, je sortis précipitamment de l’immeuble, remontai Wall Street au pas de course en direction de Broadway et là, sautant dans le premier omnibus venu, je n’eus bientôt plus à craindre d’être poursuivi. Dès que j’eus recouvré mon calme, il m’apparut clairement que j’avais maintenant fait tout ce qui était en mon pouvoir, tant pour satisfaire aux exigences du propriétaire et de ses locataires que pour répondre à mon propre désir et à mon sens du devoir en ce qui concernait le bien de Bartleby et sa préservation d’une persécution brutale. Je m’efforçai alors d’être libre de tout souci et l’âme en parfait repos. Ma conscience me justifiait en cette tentative – encore qu’à vrai dire, elle ne se révéla pas aussi fructueuse que je l’avais souhaité. Ma peur était si grande d’être à nouveau pourchassé par un propriétaire irrité et ses locataires n’en pouvant plus que, abandonnant mes travaux à Pinces Coupantes, pendant quelques jours j’errai çà et là dans la partie haute de la ville et dans ses faubourgs, assis dans mon cabriolet. Je traversai pour gagner Jersey City et Hoboken17 et rendis visite en coup de vent à Manhattanville et à Astoria. En fait, pendant ce temps, je vécus presque à demeure dans mon cabriolet.
Quand à nouveau je réintégrai mon bureau, hélas, une courte lettre de mon propriétaire se trouvait sur ma table. Je l’ouvris d’une main tremblante. Elle m’informait que son auteur avait fait appel à la police et obtenu que Bartleby fût emmené aux Tombes pour vagabondage. En outre, puisque j’en savais plus long sur lui que n’importe qui d’autre, il me demandait de m’y rendre pour fournir des faits un compte rendu approprié. La nouvelle eut sur moi des effets contradictoires. D’abord je fus indigné, mais en fin de compte près de lui donner raison. L’énergie et la rapidité d’exécution qui caractérisaient le propriétaire l’avaient amené à l’adoption d’une ligne de conduite à laquelle je ne crois pas que j’aurais pu me résoudre. Pourtant, en dernier ressort, dans des circonstances aussi particulières, cela paraissait être la seule solution à laquelle se ranger.
Comme je l’appris plus tard, le pauvre copiste, lorsqu’on lui annonça qu’on devait le conduire aux Tombes, n’opposa pas la moindre résistance mais, pâle et immobile comme à son ordinaire, sans un mot s’inclina.
Par compassion ou par curiosité, certains des badauds se joignirent au groupe et, mené par l’un des agents de police, bras dessus bras dessous avec Bartleby, le cortège silencieux se fraya un chemin à travers tout le bruit, la chaleur et l’allégresse des rues grondant du tumulte de midi. Le même jour où je reçus ma lettre, j’allai aux Tombes ou, plus précisément, me rendis au palais de justice. Quand j’eus trouvé la bonne personne, je lui exposai le but de ma visite, et l’on me dit que l’individu que je décrivais se trouvait bien là. J’assurai alors le fonctionnaire que Bartleby était un homme d’une parfaite honnêteté et méritait grandement d’être pris en pitié, en dépit de son inexplicable excentricité. Je ne laissai rien ignorer de ce que je savais et terminai en suggérant de le maintenir dans une détention aussi libérale que possible, jusqu’à ce qu’on ait pu faire choix de quelque chose de moins rigoureux – encore que de cela je n’eusse guère d’idée. En définitive, si l’on ne pouvait s’arrêter à rien d’autre, l’hospice semblait tout désigné. Je sollicitai alors une entrevue.
Ne faisant l’objet d’aucune poursuite infamante, ne manifestant ni méchanceté ni révolte dans tout son comportement, Bartleby avait été autorisé à aller et venir librement dans la prison, et plus particulièrement sur le gazon enclos de certaines cours. Ce fut là que je le trouvai, livré à lui-même dans la plus tranquille, face à une haute muraille, tandis que tout autour, par les fentes étroites des fenêtres de la maison d’arrêt, je croyais voir fixé sur lui le regard des assassins et des voleurs.
« Bartleby !
— Je sais qui vous êtes, répondit-il sans se retourner, et je n’ai rien à vous dire.
— Ce n’est pas moi qui vous ai amené ici, Bartleby, lui répliquai-je, profondément blessé du soupçon contenu dans sa réponse. Et il ne devrait pas être si dégradant pour vous de vous y retrouver. Votre présence dans cette maison n’implique aucun reproche et, voyez, l’endroit n’est pas aussi lugubre qu’on pourrait l’imaginer. Regardez : là le ciel, et ici l’herbe.
— Je sais où je suis », rétorqua-t-il, mais il refusa d’en dire plus, et je le quittai.
Quand je regagnai le couloir, un individu de forte carrure bien en chair, vêtu d’un tablier, m’accosta et, du pouce par-dessus son épaule désignant Bartleby, me lança : « Est-ce votre ami ?
— Oui.
— Cherche-t-il à mourir de faim ? En ce cas, laissez-le vivre de l’ordinaire de la prison. Je ne vous en dis pas plus.
`— Qui êtes-vous ? demandai-je, ne sachant quoi penser d’un homme qui parlait sans la caution de l’autorité en un pareil endroit.
— Je suis le cuistot. Les messieurs qui ont des amis ici louent mes services pour leur fournir quelque chose de bon à manger.
— Est-ce vrai ? » dis-je en me tournant vers le gardien.
Il répondit par l’affirmative. « Eh bien alors, repris-je en glissant quelques pièces d’argent dans la main du cuistot (car c’était ainsi qu’on l’appelait), je voudrais que vous portiez une attention particulière à mon ami que voici. Donnez-lui pour déjeuner ce que vous avez de meilleur. Et il faut que vous soyez avec lui aussi poli que possible.
— Présentez-moi, s’il vous plaît », dit le cuistot en me regardant d’un air qui semblait signifier qu’il n’attendait qu’une occasion de montrer un échantillon de son savoir-vivre.
Pensant que mon copiste pourrait s’en trouver mieux, j’y consentis et, après avoir demandé son nom au cuistot, j’allai avec lui trouver Bartleby.
« Bartleby, je vous présente M. Côtelettes. Vous verrez qu’il vous sera très utile.
— Votre serviteur, monsieur, votre serviteur, dit le cuistot en s’inclinant bien bas derrière son tablier. J’espère que vous vous plaisez ici, monsieur – le terrain est vaste – les pièces sont fraîches – j’espère que vous serez des nôtres quelque temps – je ferai ce que je pourrai pour votre satisfaction. Mme Côtelettes et moi, aurons-nous le plaisir de vous avoir à déjeuner, monsieur, dans le salon privé de Mme Côtelettes ?
— J’aimerais mieux me passer de déjeuner aujourd’hui, dit Bartleby en se détournant. J’aurais du mal à le digérer. Je ne suis pas habitué à déjeuner. »
Sur ces mots, il se dirigea lentement vers l’autre côté de la clôture et prit position face au mur aveugle.
« Que se passe-t-il ? demanda le cuistot en me regardant d’un air effaré. Il est bizarre, n’est-ce pas ?
— Je le crois un peu détraqué, dis-je tristement.
— Détraqué ? Détraqué vraiment ? Ma parole, dans mon idée cet ami à vous était un homme du meilleur monde qui faisait de la fausse monnaie. Ils sont toujours pâles et distingués, ces faux-monnayeurs. Je ne peux m’empêcher de les plaindre – c’est plus fort que moi, monsieur. Avez-vous connu Monroe Edwards18 ? » ajouta-t-il d’une voix émue avant d’observer un silence. Puis, posant sur mon épaule une main compatissante, il soupira. « Il est mort de tuberculose à Sing Sing. Ainsi vous ne connaissiez pas Monroe ?
— Non, je n’ai jamais entretenu de rapports suivis avec des faussaires. Mais je ne puis rester plus longtemps. Occupez-vous bien de mon ami là-bas. Vous n’y perdrez pas. Je reprendrai contact avec vous. »
Quelques jours plus tard, je fus de nouveau admis à visiter les Tombes. J’allai de couloir en couloir à la recherche de Bartleby, mais sans parvenir à le joindre.
« Je l’ai vu sortir de sa cellule il n’y a pas longtemps, me dit un gardien. Peut-être est-il parti traîner dans les cours. »
Je m’engageai dans cette direction.
« Cherchez-vous l’homme qui reste bouche cousue ? me demanda au passage un autre geôlier. Il est couché là-bas, il dort dans la cour. Il n’y a pas vingt minutes que je l’ai vu s’étendre. »
La cour était uniformément silencieuse. Tout prisonnier n’y avait pas accès. Les murs qui l’entouraient, d’une épaisseur stupéfiante, isolaient de tout bruit venu de l’extérieur. Je sentis peser sinistrement sur moi le caractère égyptien de la maçonnerie. Cependant, sous les pas poussait emprisonné un tendre gazon. On se serait cru au cœur des pyramides éternelles. Une magie étrange, par les fissures, avait permis de germer à des graines tombées du bec des oiseaux.
Bizarrement recroquevillé au pied du mur, les genoux repliés, couché sur le flanc, la tête au contact des pierres glacées, je vis un Bartleby décharné. Mais rien ne bougeait. Je m’arrêtai, puis m’approchai de lui. En me penchant, je vis que ses yeux vitreux étaient ouverts. Autrement, il semblait plongé dans un profond sommeil. Je fus tenté de le toucher. Je tâtai sa main : un picotement courut le long de mon bras et de mon échine jusqu’à mes pieds.
Le visage rond du cuistot parut alors me questionner. « Son déjeuner est prêt. Va-t-il encore ne rien vouloir manger aujourd’hui ? Ou passe-t-il sa vie sans jamais déjeuner ?
— Il vit sans jamais déjeuner, dis-je en lui fermant les yeux.
— Ah ! il dort, n’est-ce pas ?
— Oui, avec les rois et leurs conseillers », murmurai-je19.
Apparemment ne s’impose guère la nécessité d’aller plus loin dans cette histoire. L’imagination n’aura aucune peine à fournir le peu que nécessite la relation de l’enterrement du pauvre Bartleby. Mais, avant de prendre congé du lecteur, je dois lui dire que, si ce petit récit l’a suffisamment intéressé pour éveiller sa curiosité au sujet du genre de vie que cet homme menait avant que votre narrateur eût fait sa connaissance, je puis seulement en réponse l’assurer que moi aussi je partage pleinement cette curiosité mais suis tout à fait dans l’incapacité de la satisfaire.
Pourtant, à cet endroit je me demande si je dois divulguer une petite rumeur qui vint à mes oreilles quelques mois après le décès du commis aux écritures. Sur quel fondement reposait-elle ? Je ne réussis jamais à le savoir. Par suite, impossible aujourd’hui de vous dire quelle part de vérité elle contient. Cependant, dans la mesure où ce vague rapport n’a pas été sans susciter en moi d’étranges et intéressantes suggestions, et quelle que soit la mélancolie qui s’en dégage, d’autres pourraient en éprouver les mêmes sentiments. C’est pourquoi j’en ferai brièvement mention. Voici ce que l’on disait : Bartleby avait tenu un emploi subalterne au Bureau des lettres au rebut de Washington, emploi qui lui avait été brusquement retiré par un changement survenu dans l’administration20. Lorsque je pense à cette rumeur, je ne puis exprimer comme il convient les émotions qui m’étreignent. Des lettres au rebut, des lettres mortes. Ne font-elles pas songer à des cadavres ? Figurez-vous un homme porté par la nature et le malheur à un désespoir livide. Peut-on imaginer un travail apparemment mieux fait pour l’accentuer que celui de compulser sans cesse des lettres dont personne ne veut et de les répertorier avant de les livrer aux flammes ? Car c’est par charretées que chaque année on les brûle. Parfois, d’un feuillet plié en quatre, un pâle employé retire une bague : le doigt auquel elle était destinée, peut-être se désagrège-t-il dans la tombe ? Une charité empressée envoie un billet de banque : l’homme qu’elle voulait secourir mange-t-il encore, a-t-il encore faim ? Le pardon pour ceux qui sont morts dans l’affliction, l’espoir pour ceux qui moururent sans pouvoir espérer, de bonnes nouvelles pour des êtres qu’étouffèrent des calamités définitives. Ces lettres portaient la vie, et voilà qu’elles courent vers la mort.
Ah ! Bartleby ! Ah ! l’humanité !