Qu’est-ce que l’archive d’un enseignement ? Depuis le début des années 1990, les nombreuses éditions de cours, notamment ceux prononcés au Collège de France durant les années 1970, se sont exclusivement appuyées – ou presque – sur des enregistrements sonores réalisés sur des bandes magnétiques. Si le choix de cette source est légitimé par une soi-disant fidélité à la parole prononcée, son implicite est que le cours est uniquement vu comme un discours prononcé et non reçu. L’histoire des savoirs montre au contraire combien la réception, fruit d’une transmission contrôlée ou non, est déterminante dans la circulation des idées. Peut-être faudrait-il aussi collecter, en miroir de l’édition des cours de Michel Foucault ou de Roland Barthes, les notes des auditeurs. Les enregistrements ne seraient dès lors que le produit d’une activité commune à celle de la prise de notes, l’une procédant du stylo, l’autre du magnétophone.
Le cas d’Émile Durkheim permet justement de penser cette autre dimension de l’enseignement et d’insister sur le rôle central des étudiants. En effet, si le sociologue laissa derrière lui un grand nombre de travaux inédits, très peu sont parmi eux des écrits proprement dits mais s’avèrent des cours et des conférences1, résultats de plus de trente années d’activité professorale à Bordeaux, entre 1887 et 1902, puis à la Sorbonne, jusqu’à sa mort en 1917. Comme le précise son neveu Marcel Mauss :
L’activité professorale de Durkheim fut considérable et les sujets de son enseignement furent toujours renouvelés. Dès 1891, il fut du jury d’agrégation – mais déjà, depuis 1888, il ne manqua jamais, pour ses élèves candidats à ce concours, de préparer ce qu’on appelle « l’auteur », autrement dit l’ouvrage et la doctrine du philosophe grec, anglais, français ou latin, dont un fragment de Morale ou de Politique était au programme. Durkheim fut, d’ailleurs toujours régulièrement, consulté sur le choix de cet « auteur ». Durkheim attachait une importance certaine au reste de ses recherches d’histoire des doctrines entreprises presque toutes à cette occasion. Il tenait à ses leçons sur les ancêtres de la sociologie. Pour lui, les hommages rendus aux philosophes, ses devanciers, constituaient des titres de noblesse de notre science, des quartiers prouvés et dénommés. Il était fier de son cours sur Hobbes et non moins fier de sa découverte de l’esprit sociologique de Rousseau, esprit bien différent d’un anarchisme dont on attribue d’ordinaire à Rousseau l’invention2.
De cette activité importante, les traces dont nous disposons sont celles conservées d’un côté par ses interlocuteurs directs et, de l’autre, par ses étudiants. La majorité des archives personnelles de Durkheim ont malheureusement disparu. Dans celles de Marcel Mauss, conservées au Collège de France puis à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine), il est possible de mesurer la masse documentaire que représentent les enseignements donnés par Durkheim à Bordeaux, et que Mauss suivit durant ses années d’apprentissage en vue d’obtenir, en 1895, une agrégation de philosophie3. Ce travail quotidien est d’autant plus extraordinaire que les enseignements de philosophie de Durkheim ont été dispensés en parallèle de la rédaction et de la publication de ses premiers grands travaux de sociologie, dont La Division du travail social en 1893, Les Règles de la méthode en 1895, ou encore Le Suicide, sans oublier qu’à partir de 1896, il travaille à l’organisation et à la publication régulière de L’Année sociologique.
Ce cours sur le De Cive de Hobbes, pris en note par Mauss, nous informe sur la manière dont Durkheim transmettait la philosophie à un moment où se modifie profondément ce type d’enseignement à l’université. De nouvelles règles sont données par les inspecteurs : parler clairement et lentement, insister sur les points fondamentaux, parfois même dicter les passages difficiles4.
Pour bien comprendre aussi la manière dont Durkheim conçoit alors l’enseignement de philosophie, et ce qui le différencie de certains de ses collègues, il faut prendre en compte son texte sur « L’enseignement philosophique et l’agrégation de philosophie » qui date, comme ce cours, de 1895. Si Durkheim insiste longuement sur la fonction sociale de la discipline philosophique, il évoque surtout la possibilité d’un autre enseignement dont on peut penser qu’il fut le sien à cette époque :
Qu’on écarte résolument ces discussions formelles et logiques, pour se mettre et pour mettre les jeunes gens en face des choses morales elles-mêmes. Au lieu de disserter sur le principe abstrait du droit et du devoir, qu’on montre le détail des devoirs et des droits, et la manière dont ils se sont constitués au cours de l’histoire.
Ajoutons ce passage particulièrement éclairant pour ce qui nous importe ici : « qu’on fasse voir comment la famille, la propriété, la société se sont lentement transformées pour devenir ce qu’elles sont aujourd’hui. »5
Nous savons toujours grâce à Mauss que, pour les enseignements de Durkheim en Sorbonne, concernant la famille ou le droit :
Ses cours étaient publics et assez suivis. Il y avait des juristes, des étudiants en droit, quelques collègues, un public assez exigeant, heureusement, d’un côté. Mais d’autre part, il y avait aussi des instituteurs, des membres des divers enseignements, et enfin, ce personnel vague qui peuple les bancs des amphithéâtres dans nos grandes Facultés de province. […] Durkheim qui, non seulement était un merveilleux professeur, mais même aimait professer, rechercha à la fois – effort bien dur – la vérité scientifique et l’efficacité didactique6.
Certes, les agrégatifs de Bordeaux n’étaient pas aussi nombreux que les auditeurs de la Sorbonne, mais on peut croire, tout du moins, à la présence d’un public fidèle et actif. Dans quelques lettres échangées avec l’historien des religions Henri Hubert, Mauss fait plusieurs autres confidences sur le quotidien d’un homme totalement habité par son activité professorale. En 1902, l’année du premier cours de Durkheim à la Sorbonne, Mauss note que « le succès du cours est sincèrement très grand et je crois, sans exagérer, extrême, son influence sur les jeunes sorbonnards. » Une influence qui, en retour, l’oblige à se donner « une peine terrible pour les choses qui ne valent pas »7. En 1904, le neveu ajoute :
Il fait une énorme salle comble. Mauvais public d’ailleurs pour la plus grande partie. Peut-être suscite-t-il des enthousiasmes inconnus. Il se fatigue et est fatigué. J’en suis très ennuyé. Je crains pour L’Année. En tout cas, sauf en vacances, il s’embarque de telle façon que tout son temps est pris8.
Cette « peine terrible » que se donne Durkheim pour préparer chacun de ses cours explique sans doute pourquoi Mauss décida de conserver, minutieusement et systématiquement, l’ensemble de ses notes mais aussi toutes les traces venant de la main de Durkheim, comme des copies corrigées ou de simples interventions (Mauss fit de même avec deux autres enseignants de Bordeaux : Alfred Espinas pour ses réflexions sur l’instinct, l’art et le jeu, et le philosophe Octave Hamelin, pour ses cours sur la philosophie antique, mais surtout pour ses enseignements sur Spinoza).
Ce cours proposé de 1894-1895, porte sur la philosophie morale et politique de Hobbes. Si l’on en croit le Bulletin officiel du ministère de l’Instruction publique9 le De Cive est mis pour la première fois au concours cette année-là10.
Cet enseignement est donné surtout à un moment où Durkheim, à la suite de son doctorat sur La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale (1892) et sur La Division du travail social explore le déchirement de plus en plus rapide du tissu social dans les sociétés modernes. D’une certaine manière, Hobbes présente l’envers philosophique et théorique de l’analyse sociologique et morale que le sociologue développe au même moment. Quel autre philosophe, mieux que Hobbes, qui a été frappé par la guerre civile de son propre pays, peut donner à penser et à analyser les crises qui accentuent le délitement des formes traditionnelles du lien social, qui se manifeste pour Durkheim par l’apparition, entre autres, du repli identitaire, du refuge dans le privé ou encore de l’exclusion ?
Il faut d'ailleurs considérer cet enseignement comme une étape importante pour Durkheim dans l’élaboration et la fixation de la problématique de la cohésion sociale. Ce cours fait partie de ces moments de tâtonnement propres à tout processus de constitution disciplinaire, où se fixent une problématique, une méthode et un objet.
Le plan retenu par Durkheim n’a pas vocation à être novateur. À chaque chapitre, c’est une facette de la philosophie de Hobbes, plus particulièrement du De Cive et du Léviathan, qui est abordée suivant la logique de l’analyse de texte. Par rapport à d’autres textes publiés au même moment sur le philosophe anglais11, Durkheim semble cependant privilégier les questions politiques et morales plus que celles strictement méthodologiques ou théoriques. Le professeur de droit Georges Lyon qui publia en 1893 un cours sur Hobbes consacre peu de place à la théorie de l’État. En revanche, il présente dans les moindres détails, et dans les neuf premiers chapitres de son livre, les fondements logiques de la théorie hobsienne : I. La vie et l’œuvre ; II. Controverse métaphysique avec Descartes ; III. Nominalisme. Méthode ; IV. Philosophie première. Déduction des concepts fondamentaux ; V. Principe causal et universelle nécessité. Problème de la réalité objective. Fondements d’une théologie. Théorie de l’inconnaissable ; VI. Psychologie. Perception et conception. Imagination et association des idées. Raison et science ; VII. Psychologie (suite). Sensibilité affective. Théorie des passions ; VIII. Psychologie (fin). La volonté ; IX. Morale ; X. État. Politique12.
En regard de ce plan, voici le détail des neuf interventions de Durkheim (entre parenthèses, le nombre de feuillets manuscrits couverts par les notes de Mauss) : « Hobbes » (2 ff.) ; « Biographie et bibliographie » (10 ff.) ; « Homme » (13 ff.) ; « Conception générale et Méthode de la politique » (12 ff.) ; « Les lois naturelles ou la Morale » (34 ff.) ; « Genèse et nature de l’État » (20 ff.) ; « Les [Parties ?] et l’État » (8 ff.) ; « Les Sociétés naturelles, L’esclavage, la famille, la société religieuse » (11 ff. recto/verso) ; « Les lois naturelles et les lois civiles, conclusion » (10 ff. recto/verso).
Si nous avons fait le choix de transcrire des extraits de ce cours pris en note par Mauss plutôt que son intégralité ou une leçon en son entier, c’est d’abord pour des raisons techniques qui sont celles que pose toute tentative d’édition de notes de cours. Que faire des marques orales ? Comment traiter les redites ? Par quoi et comment achever certaines phrases qui ne se terminent manifestement pas ?
L’écriture de Mauss ne se laisse pas facilement lire et encore moins transcrire, qui plus est dans une situation de prise de notes où le temps de l’écrit est nécessairement compté pour pouvoir garder une écoute attentive. Très souvent, les mots manquent, les abréviations abondent et sont parfois variables pour un même terme. La ponctuation est inexistante. Des citations latines tirées du texte de Hobbes viennent également « brouiller » la lecture… Pour s’en convaincre, voici ce qu’une transcription diplomatique des dernières lignes du cours peut donner :
Malheurnt la man. dt il explique les liens qui unissent le regne social aux autres ne lui permet p. de rendre intellig. ces nouveautés dt il sentait si vivmt l’exist. car lui aussi c’est de l’indi qu’il part. En pr. c’est de lindi que derive la réalité collec. // alors commt pt elle le surpasser à ce pt ? Voilà d’où vient la solut. de continuité que presente la trame de ces raison et le double aspect de sa doct. liberal et autoritai, monarch. democrat artificialiste et naturaliste13.
Si ces notes permettent de faire des hypothèses sur le rapport de Durkheim à la philosophie, ou encore sur sa manière d’enseigner un « auteur », une théorie ou une école, elles ne nous disent rien de concret sur sa pédagogie : exposait-il ses idées sous la forme d’une leçon magistrale ? S’interrompait-il par l’écriture, au tableau, d’un nom, d’un mot ou d’une citation qu’il supposait inconnus de ses auditeurs ? Était-il statique, assis ou debout ? Quel était son débit de parole : assez lent, monocorde, plus rapide que celui de la conversation ordinaire ? Alternait-il des lectures et des adresses à son auditoire ? Cherchait-il à vérifier la compréhension de ses propos auprès de ses étudiants en les interrogeant directement ? Écrivait-il ses cours ? Tout ou presque semble rédigé, y compris les effets de relance et d’insistance qui sont ordinairement de l’ordre de l’improvisation orale. L’on sait que lors de sa soutenance de thèse qui eut lieu le 3 mars 1893, Durkheim apparut sûr de lui à l’oral, frappant autant le public que les représentants de la Faculté. Une frustration demeure : à partir de quel texte Durkheim parlait-il lorsqu’il prononça ses cours à Bordeaux ? S’agissait-il de fiches rédigées, de simples notes, d’un cahier ? Marcel Mauss nous laissa une information « matérielle » importante concernant les cours de Durkheim. Lors de l’édition, en 1928, du cours sur le socialisme, il précise que « le manuscrit est fort soigné, très peu de passages sont restés illisibles. »14 On ne sait pas si Durkheim fit de même pour tous ses enseignements, et en particulier pour ceux qu’il donna aux agrégatifs et qui, par définition, n’avaient pas pour fonction d’être repris d’une année sur l’autre.
Du côté de ses auditeurs, et plus précisément de Mauss, nous n’en savons malheureusement pas plus : a-t-il pris l’ensemble des paroles de Durkheim en notes ou a-t-il fait une sélection raisonnée ? Alternait-il les prises de notes et l’inattention propre à tout étudiant ? Interrompait-il le monologue de Durkheim par des questions ?
Nous ne connaissons pas non plus la périodicité de ces leçons : ce cours a-t-il été donné sur une année, un semestre, un mois ? On peut seulement dire que le découpage matériel imposé par la durée des leçons n’est pas le même que celui, théorique, du plan élaboré par Durkheim. Quelques traces graphiques permettent de repérer ces scansions.
La transformation de la parole retranscrite en texte retranche et rature, remplace et substitue, ajoute aussi parfois. Comme l’a noté Claude Lefort dans son avant-propos à l’édition des cours de Merleau-Ponty, l’événement de parole que constitue un cours disparaît dans sa mise à plat, qui plus est lors du passage de simples notes, prises à la volée, à un texte publiable15. Le risque de créer un écart avec ce qui a été effectivement dit est encore plus présent que si l’on possède un texte totalement rédigé ou un enregistrement16. Il faut cependant relever que les notes de Mauss ne sont pas prises de manière totalement anarchique. Il a généralement utilisé les rectos des feuillets pour écrire, sauf pour les trois dernières leçons. Et lorsque Durkheim cite ou fait une référence précise au texte latin de Hobbes, il distingue systématiquement les citations du commentaire, soit en les plaçant sur le verso de la feuille précédente – ce qui signifie que ces feuillets, bien que détachés, étaient utilisés comme un cahier –, soit en faisant largement dépasser la citation des marges du paragraphe.
Indiscutablement, ce ne sont plus les « mots » de Durkheim, mais il continue d’exister des effets d’oralité. À relire ces notes, et malgré les termes illisibles et la teneur fortement philosophique de certains passages, il est possible d’entendre le timbre de la voix de Durkheim, particulièrement dans les sentences finales du cours où il tente de faire de Hobbes un précurseur de la sociologie pour avoir rompu avec toute l’architecture philosophique du Moyen-Âge, ou pour avoir adopté, sur les choses et la société humaine, un point de vue essentiellement matérialiste, dépouillé de toute métaphysique.
Les raisons techniques que nous venons de décrire n’expliquent que partiellement le choix de transcrire certains passages du cours et non la totalité d’une leçon. Il existe également une raison intellectuelle. Ces fragments inédits mettent en effet en relief les grandes préoccupations de Durkheim au début des années 1890, dont la volonté d’inscrire la sociologie naissante dans une filiation historique repérable.
Au milieu de son intérêt explicite et reconnu pour Rousseau, Montesquieu, ou encore Comte et Spencer – intérêt y compris critique17 –, la philosophie morale et politique de Hobbes, en traitant de la société d’un point de vue scientifique, va jouer elle aussi un rôle théorique et méthodologique de premier plan pour Durkheim.
L’« Anglais », comme l’appelait Descartes, part de l’idée que l’organisation sociale est une œuvre réfléchie de la raison humaine, analogue aux machines matérielles. Elle n’est en tout cas pas la conséquence de passions humaines. En cherchant à mettre au jour la logique des sociétés modernes par une méthode inductive et statistique, permettant de systématiquement identifier, classer et comparer les éléments déterminants du corps social, Durkheim ne peut pas rester indifférent à une telle lecture du social qui va lui permettre de lever une importante butée épistémologique : quelles sont les conditions de possibilités qui permettent un point de vue objectif sur le social ?
Une seconde préoccupation de Durkheim transparaît dans ces extraits. Ce dernier revient sans cesse sur la question de l’origine puis de l’institution de la société à partir du rôle de l’État qu’il considère comme un agent actif de la solidarité et de l’autorité, en ce qu’elle n’est jamais naturelle mais a toujours une origine sociale.
Par son systématisme matérialiste hérité de Bacon qui lui a permis d’analyser de manière totalement neuve les conséquences du pacte de soumission, Hobbes aide Durkheim à se défaire d’une conception « mystique » de l’État et à préciser dans ses analyses la difficile dialectique à l’œuvre entre la contrainte et le consentement. En outre, la réflexion de Hobbes sur l’état de nature montre également au sociologue comment l’État a pour action principale de produire l’individu, de soustraire l’enfant à la dépendance patriarcale, et d’affranchir les citoyens, l’ouvrier et le patron de la tyrannie corporative18. Cette hypothèse prend un tout autre sens après avoir lu, ici, les commentaires de Durkheim sur la société esclavagiste, domestique et religieuse. Ailleurs, Durkheim se range encore aux côtés de Hobbes pour affirmer le primat de la totalité sur les parties, et donc de la société sur l’individu.
Ce cours est certes le lieu d’une synthèse sur la philosophie morale et politique de Hobbes19, mais c’est là, en même temps, que Durkheim émet des hypothèses, anticipe des analyses qui ne sont pas encore entièrement fixées comme lorsque, dans La Division du travail social, il s’interroge sur la notion de contrat en signalant le rôle de la « libre-volonté ». C’est, on le comprend mieux en lisant le chapitre « Genèse et Nature de l’État », cette libre volonté qu’il place au cœur du pacte social puisque c’est elle qui lui donne sa force obligatoire.
Dans sa manière de discuter Hobbes, on voit également poindre l’intérêt que porte Durkheim, depuis ses premiers cours à Bordeaux, à la question de la famille qu’il perçoit comme la forme sociale la plus élémentaire et la plus ancienne. Une microsociété qui est analogue à la société civile puisqu’elle repose, elle aussi, sur un contrat et une relation artificielle.
La morale est un autre point de proximité – Durkheim consacre, rappelons-le, une année de cours, en 1890-1891, à la « Physiologie (physique générale) des mœurs et du droit ». Un thème qu’il reprendra dans plusieurs de ses travaux ultérieurs.
Ses longs commentaires sur la société religieuse, et la manière dont Hobbes définit le culte ou précise la nature des deux pactes qui unissent l’homme avec Dieu, anticipent un moment tout à fait particulier pour Durkheim : la lecture de The Religion of the Semites de Roberton Smith. Après cette lecture, on le sait maintenant, Durkheim focalisera son attention sur le rôle et la fonction des phénomènes religieux sur le social, montrant comme dans son cours sur Saint-Simon, daté lui aussi de 1895, comment une société repose sur les sentiments qu’on éprouve pour les autres. Cette hypothèse est ici abordée, mais à partir de la manière dont Hobbes définit la sympathie et « notre penchant pour autrui ».
Sa précision à vouloir définir la place qu’occupent les lois naturelles et les lois civiles dans la théorie de Hobbes souligne enfin combien Durkheim reste attentif à la question du droit et aux fonctions régulatrices de la société. Droit, morale et religion ne sont d’ailleurs pas sans points communs. Tous prescrivent, sanctionnent et concourent au maintien de la cohésion sociale.
Pour autant, Hobbes peut-il être considéré, ainsi que semble le faire Durkheim dans les dernières lignes de son cours, comme un pré-sociologue ? Il a certes su pressentir un certain nombre de problèmes contemporains et a développé des méthodes et des modèles descriptifs novateurs, mais est-ce suffisant ? Il subsiste des différences fondamentales entre les deux auteurs ne serait-ce que dans leur manière de définir la société, dans la place qu’ils font jouer à l’individu ou encore dans leur définition du lien social et de ses figures. La société est pour Durkheim une organisation, c’est-à-dire une forme matérielle apte à accomplir un certain nombre de fonctions vitales. Elle n’est pas évidente en soi et n’est pas la simple somme des individus. C’est une individualité nouvelle.
Ce cours n’est pas qu’un exposé de philosophie pour agrégatifs. Il illustre parfaitement la manière dont Durkheim entend articuler réflexion philosophique et analyse sociologique. Pour les sciences sociales, la philosophie a constitué la discipline reine pendant plus d’un siècle. Pierre Bourdieu soulignait dans son ultime texte l’importance qu’elle revêtit dans la formation pour sa génération de sociologue des années 1950-1960. Le cas de ce cours de Durkheim met quant à lui l’accent sur la dimension inverse de ce rapport entre la sociologie « scientifique » naissante et la philosophie : comment insuffler dans un cadre philosophique une inspiration d’ordre sociologique, ou plutôt, comment une frontière tracée dans l'ordre des savoirs permet de prolonger la réflexion sur certains objets essentiels.
Il faut distinguer deux situations bien différentes concernant les cours édités de Durkheim. D’une part, ceux publiés à partir des notes personnelles de Durkheim. De l’autre, ceux qui l’ont été depuis des notes d’auditeurs. Pragmatisme et sociologie a par exemple été restitué par Armand Cuvillier d’après des notes d’étudiants.
Marcel Mauss, « In Memoriam, L’œuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs », L’Année sociologique, Nouvelle série, I, 1925, p. 8-29.
Jean-François Bert, « Les archives de Marcel Mauss ont-elles une spécificité ? », Durkheimian Studies/Études Durkheimiennes, 2010, vol. 16, n. 1.
Bruno Poucet, « De la rédaction à la dissertation. Évolution de l’enseignement de la philosophie dans l’enseignement secondaire en France dans la seconde moitié du xixe siècle », Histoire de l’éducation, no 89, 2001, p. 95-120.
Émile Durkheim, « L’enseignement philosophique et l’agrégation de philosophie », texte extrait de la Revue philosophique, 1895, no 39, p. 121-147. Texte reproduit in Émile Durkheim, Textes. 3. Fonctions sociales et institutions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, coll. « Le sens commun », p. 403-434.
Lettres de Marcel Mauss à Henri Hubert, Fonds Mauss, autographe non daté, IMEC.
Ibid.
Ibid.
Bulletin administratif du Ministère de l’Instruction publique, tome LVI, 1894, no 1127 (15 sept. 1894), p. 347.
Les textes mis au concours changent tous les ans. Ils comptent à l’époque 2 textes grecs, 2 latins et 3 à 5 modernes. Comme l’indique Mauss, chaque année un des textes modernes concerne des questions sociales (Comte en 1892, Mill en 1893, Spencer en 1894). Nous remercions Dominique Merllié pour ces informations.
Ferdinand Tonnies a publié en 1889 un opuscule sur Hobbes dans lequel il insiste sur le contexte tout à fait particulier de la genèse de l’œuvre du philosophe (Hobbes. Leben und Lehre, Stuttgart, Frommann, 1889).
Georges Lyon, La philosophie de Hobbes, Paris, Félix Alcan, 1893.
La transcription se trouve dans les dernières pages de cet ouvrage, voir ici dans la présente édition.
Marcel Mauss, « Introduction » à Émile Durkheim, Le Socialisme. Sa définition. Ses débuts. La doctrine saint-simonienne, Paris, PUF, 1928.
François Waquet, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir, xvie-xxe siècle, Paris, Albin Michel, p. 283. Voir aussi Christian Jacob, « Cheminements », in Lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, p. 804-810.
Voir, sur l’importance des notes de cours dans l’historiographie récente de l’enseignement universitaire, les cours manuscrits en ligne sur le site de l’INRP : www.inrp.fr.
Il suffit de renvoyer les lecteurs à quelques passages de La Division du travail social où Durkheim s’en prend précisément aux « utilitaires » et à Spencer, qui réduisent la société à des individus se rencontrant au gré de leurs intérêts privés. Dans Les règles de la méthode sociologique, Spencer est également présent, avec Comte et Hobbes, en particulier dans le paragraphe IV du chapitre intitulé « Règles relatives à l’explication des faits sociaux » qui porte sur la question de la nature de la vie sociale et du rapport individu/société. Comme souvent lorsqu’il cite ces noms, Durkheim cherche à se dégager d’une filiation directe avec cette manière de penser la vie sociale.
Émile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1950, p. 99.
Il s’agit même, si l’on suit Stéphane Gillioz, de l’une des seules monographies que nous possédions sur Hobbes avec celle de Georges Lyon, et avant celles de Raymond Polin et Michel Malherbe. S. Gillioz, « La réception de Hobbes en France », Zeitschrift für philosophische Forschung, Bd. 46, H. 1 (janv.-mars 1992), p. 124-139.