I. LE ROMAN HELLÉNISTIQUE
Dès ses débuts, les roman s’est proposé de saisir les rapports entre les individus et les idéaux et les normes censés guider leurs vies. Au lieu, cependant, d’observer, de représenter et d’évaluer les actions humaines réelles, les premières œuvres romanesques prenaient comme point de départ un ensemble d’idéaux tenus pour acquis et imaginaient ensuite des comportements humains qui les respecteraient scrupuleusement (sous-genre idéaliste) ou les contrediraient entièrement (sous-genre anti-idéaliste). Les personnages des romans idéalistes grecs anciens, amoureux invincibles persécutés par un monde hostile, incarnaient la perfection humaine dans sa forme la plus édifiante.
Quelques romans grecs anciens seulement nous sont parvenus intégralement. Quatre racontent des histoires d’amour idéal et invincible : Chéréas et Challirhoé de Chariton d’Aphrodise (généralement daté du IIe siècle), les Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse (IIe ou IIIe siècle), Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius (IIe siècle), et les Éthiopiques d’Héliodore (IIIe ou IVe siècle). Daphnis et Chloé de Longus, pastorale du IIe siècle, est plus plausible, alors que les deux romans latins qui nous sont parvenus, Satyricon de Pétrone (Ier siècle) et L’Âne d’or d’Apulée (IIe siècle), mettent en scène des personnages imparfaits. Quelques autres narrations anciennes ont joué un rôle dans l’histoire du roman : la Cyropédie de Xénophon d’Athènes (IVe siècle av. J.-C.), description idéalisée de l’éducation d’un prince ; les Héroïdes d’Ovide (début du Ier siècle), lamentations de femmes mal aimées ; le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène (IIIe siècle) ; et la Vie d’Appolonios de Tyane de Philostrate d’Athènes (IIIe siècle), racontant la vie ascétique d’un philosophe pythagoricien.
LE COUPLE-HORS-DU-MONDE
Ayant établi, du Ier au Ve siècle, sa domination autour de la mer Méditerranée, l’Empire romain rendait possible l’idée que tous les pays et tous les peuples appartiennent au même monde. À leur tour et à la même époque, plusieurs mouvements philosophiques et religieux mettaient l’univers entre les mains d’une seule divinité. Une nouvelle forme de spiritualité rejetait le règne de la matière et défendait l’indépendance de l’individu par rapport au monde environnant — une indépendance susceptible d’engendrer à la fois l’anxiété et la sagesse.
L’unité du monde et la liberté de l’individu avaient, par ailleurs, été découvertes depuis un certain temps. La forme la plus extrême de cette découverte était celle de l’ermite, décrit par Louis Dumont, comme un individu-hors-du-monde qui, poursuivant un idéal infiniment plus haut que les contraintes sociales, ose se dégager de celles-ci pour poursuivre celui-là. L’ascète quitte la société de ses semblables pour se soumettre aux exigences de la divinité et, renonçant aux biens de ce monde — richesses et postérité —, il s’allie avec une puissance invisible, mais infiniment supérieure. Ce qu’il gagne en prestige et en influence indirecte compense largement la perte des biens intra-mondains : libéré des contraintes imposées par la communauté, l’ascète accède au statut d’individu-hors-du-monde et tire sa nouvelle autonomie directement du dieu qui le possède et le protège. Les incarnations historiques de ce rôle sont multiples, les mieux connues étant celles qui ont vu le jour en Inde. C’est par ailleurs l’ascétisme indien qui a engendré le récit le plus célèbre du renoncement individuel au monde, la légende de Bouddha, transformée et christianisée sous la forme de l’histoire de Barlaam et de Josaphat.
La philosophie hellénistique propose une séparation moins radicale entre les individus et leur monde. La figure du sage, promue par les néoplatoniciens, les stoïciens et les épicuriens, est celle d’un individu qui, prenant ses distances par rapport au monde visible et son instabilité, consacre sa vie à la contemplation de l’ordre divin de l’univers. Sans se laisser troubler par la souffrance, la maladie et la peur de la mort, le sage continue cependant à vivre parmi ses pairs. Dans la version stoïcienne de cet idéal, ceux qui ont compris l’opération de la raison universelle et savent obéir à ses ordres peuvent résister au règne de la fortune. Selon Pierre Hadot, l’âme du sage devient une « citadelle intérieure » inaccessible à l’agression ou à la séduction venant de l’extérieur. Bien que le sage n’ait pas besoin qu’un dieu personnel le protège activement, l’univers dans lequel il vit est surveillé de loin par une Providence digne de confiance.
Les religions à mystères et le gnosticisme comblaient à leur façon l’inquiétude provoquée par la nouvelle distance entre l’individu et le monde. Selon les gnostiques, les âmes piégées dans l’univers matériel peuvent parfois éprouver une sorte d’éveil intérieur qui les rapproche de leur véritable nature. Certaines écoles gnostiques prêchaient l’ascétisme, mais cet éveil n’était pas nécessairement censé faire disparaître les désirs naturels. L’union sexuelle jouait un rôle important dans certains cultes gnostiques : pour les valentiniens, par exemple, l’initiation spirituelle prenait la forme d’un mariage sacré entre le fidèle et son ange personnel.
Le roman hellénistique développe une version littéraire de cette vision qui affirme l’unité du monde visible, l’existence d’une Providence sage et bienveillante, et l’indépendance des individus par rapport à leur milieu. Le couple-hors-du-monde, présent dans tous ces romans, reste étranger au monde qui l’entoure. Seul l’amour partagé, un amour inspiré par la Providence, guide la vie des jeunes protagonistes. Grâce à cet amour et à leur force d’âme, ils possèdent une « citadelle intérieure » qui leur permet de traverser une longue série d’épreuves figurant l’injustice du monde ambiant. Les tours de la Fortune enfin déjoués, les noces sacrées qui concluent l’histoire soulignent le caractère hors du commun du destin des protagonistes. Bien qu’ils soient séparés du monde, les héros du roman hellénistique n’atteignent pas la perfection ascétique ni l’isolement des véritables ermites ; ils ressemblent également aux amoureux de la sagesse néoplatoniciens ou stoïciens, ainsi qu’aux initiés gnostiques. Grâce à leur pureté et à leur vertu, ces amoureux-hors-du-monde réunissent la force des sages, le don spirituel de l’éveil intérieur et la joie de la vie en commun.
L’ÉPOPÉE, LA TRAGÉDIE
ET LES ROMANS ANCIENS
Écrits probablement entre le Ier et le IVe siècle, les romans hellénistiques jouent de la familiarité de leur public avec ces idées. Le nombre relativement modeste de copies préservées et le silence que les traités anciens de poétique et de rhétorique gardent à leur sujet suggèrent que de leur temps ces romans n’ont jamais eu un prestige comparable à celui de l’épopée et de la tragédie classiques.
Pendant longtemps, l’épopée et la tragédie ont gardé présente une manière plus ancienne d’envisager les humains, leur société et le pouvoir des dieux. Dans l’Iliade et dans l’Odyssée d’Homère, composées trois quarts de millénaire plus tôt, les soucis des héros sont ceux de leurs tribus et de leurs cités. La colère ou le malheur peuvent bien séparer Achille ou Ulysse de leurs concitoyens, il reste que les deux poèmes épiques racontent précisément leur retour à la communauté. Il n’aurait pas pu en être autrement : dans un monde divisé en tant de royaumes différents, la vie d’un héros n’a du sens qu’en rapport avec l’endroit et les gens qui l’ont vu naître. Dans les épopées anciennes, de surcroît, les dieux sont nombreux, peu fiables et proches des humains. Ils se battent à côté des héros, les conseillent, les abusent, se déguisent en vierges et en vieillards, empruntent le visage des enfants absents. Dans l’Iliade, Pallas Athéna et Aphrodite se mesurent l’une à l’autre par l’entremise des guerriers grecs et troyens. Pour un temps, Zeus protège Hector, qui lui sacrifie régulièrement les meilleurs taureaux, mais lorsque Athéna intercède en faveur des Grecs, le père des dieux abandonne Troie à l’instant. Loin au-dessus des dieux et des mortels, les décisions du destin sont irrévocables.
Composée plus récemment, l’Énéide (29-19 av. J.-C.) de Virgile, œuvre délibérément archaïsante, raconte les aventures d’un héros aussi lié à sa cité et à sa famille que ceux d’Homère. Si Énée quitte Troie détruite, c’est pour obéir au décret du destin, qui lui assigne la tâche de fonder une nouvelle cité dans laquelle il devra prendre racine. La migration ne détruit pas ses liens avec le monde qui l’entoure. Le chemin d’Énée est parsemé d’obstacles — à Carthage, son amour pour Didon l’égare, en Italie, la rivalité avec Turnus retarde l’alliance entre Troyens et Latins — et ces défis, beaucoup plus puissants qu’un simple assaut de la « citadelle intérieure », demandent à Énée et à ses compagnons troyens une extraordinaire dépense d’énergie. Concernant les dieux, ils sont tout aussi proches des mortels et tout aussi irritables que ceux d’Homère. Les malheurs d’Énée, comme ceux de Troie dans l’Iliade, ont pour source le conflit qui met Vénus aux prises avec Junon. Il est vrai que Virgile s’étonne de voir les passions des immortels : « Peut-il y avoir tant de colère dans les esprits célestes ? » (Énéide, I, 11), se demande le poète au tout début de l’épopée. Il est également vrai que les dieux et les mortels agissent ensemble, en sorte que la force d’Énée et la faveur de Vénus se confondent, de même que la splendeur de Carthage et les intérêts de Junon. Mêlées à la nature et amies des hommes, les divinités épiques n’avaient au fond pas besoin, pour intervenir, d’agir en leur propre nom. Plus tard, avec l’affaiblissement du polythéisme, cette heureuse indistinction a permis aux exégètes d’attribuer aux dieux épiques une fonction purement allégorique. Il suffit cependant de lire Homère ou Virgile, pour voir que la présence et les gestes de ces dieux en colère étaient pris à la lettre.
Dans la tragédie, en revanche, les dieux ne résident pas dans le même espace que les acteurs humains et ne sont perceptibles qu’en marge de la scène. Ils prononcent de temps en temps le prologue (Hippolyte d’Euripide, 428 av. J.-C.), expriment leurs exigences à travers les oracles (Œdipe roi de Sophocle, 428 av. J.-C., Alceste d’Euripide, 438 av. J.-C.) ou, plus rarement, interviennent de manière fulgurante parmi les mortels pour précipiter le dénouement de l’action (Ajax de Sophocle, 450-430 av. J.-C. ; et Les Bacchantes et Iphigénie en Aulide d’Euripide, les deux jouées en 405 av. J.-C.). Alors que le poème épique est habité en permanence par les dieux, ceux-ci ne visitent la tragédie qu’en temps de crise. Puissantes et capricieuses, ces divinités interviennent dans les affaires humaines à leur propre compte, semant autour d’elles la terreur et la compassion : invoquées avec parcimonie, elles ressemblent au destin, leur maître, dont les décisions n’admettent aucun appel. Chez Virgile, Junon défend, tant bien que mal, Carthage ; dans la tragédie d’Euripide, Artémis ne fait aucun effort pour protéger Hippolyte de la fureur d’Aphrodite. De plus, à mesure que la force des divinités augmente, leur individualité s’estompe : dans Iphigénie en Aulide, le dieu qui sauve la fille d’Agamemnon demeure inconnu.
De l’épopée à la tragédie, donc, la force et la dignité des dieux augmentent, leurs interventions deviennent plus rares — et plus évidentes —, leurs traits individuels s’effacent. Remplaçant peu à peu le destin, ils reçoivent le rôle de guides tout-puissants de la vie humaine. Les protagonistes de la tragédie demeurent néanmoins aussi profondément implantés dans leur monde environnant que ceux de l’épopée. Les liens de parenté sont au cœur de la tragédie, où très souvent les querelles de famille s’enchevêtrent avec les conflits qui déchirent la cité. Antigone, dans la tragédie de Sophocle (442 av. J.-C.), doit décider si elle obéira aux décisions de la cité ou accomplira ses obligations familiales ; Alceste accepte de mourir à la fois comme épouse et comme reine ; Clytemnestre tue le roi, son mari, qui a sacrifié leur filles pour des raisons politiques. À l’exception des personnages d’Ajax et des Bacchantes, les héros tragiques sont d’ordinaire moins sujets aux caprices des dieux que leurs prédécesseurs épiques. Ils sont plus directement dépendants du destin, comme le seront les héros de l’épopée tardive Pharsale de Lucain, écrite juste avant 65, à la même époque que les premiers romans hellénistiques. Chez Lucain, en effet, les dieux sont remplacés par le destin tout-puissant qui détermine l’ordre du monde, par une Fortune capricieuse qui décide du succès ou de l’échec des personnages et, enfin, par une force surnaturelle obscure qui se laisse deviner dans les rêves, les oracles et la nécromancie. (Cela dit, cette voie n’a pas été empruntée par tous les écrivains : la Thébaïde de Stace, finie vers 90, regorge de dieux tout aussi tremblants de colère que ceux de Virgile et souvent plus loquaces qu’eux.)
Cette dynamique du divin dont la tragédie avait esquissé le début s’accomplit dans le roman hellénistique. Les dieux anthropomorphes et fortement individués qui, épousant de près les conflits des hommes, peuplaient l’épopée et survivaient aux marges de la tragédie se retirent désormais de l’action romanesque : leur foisonnement se fond dans l’inconcevable puissance d’une divinité unique et invisible. Il est vrai que le souvenir des anciens noms divins subsiste pour un temps, mais ces noms ne sont de toute évidence qu’un leurre qui déguise, sans l’oblitérer, le visage du nouveau dieu, qu’il s’appelle Éros, comme dans Chéréas et Challirhoé et dans Leucippé et Clitophon, ou qu’il emprunte les divers noms de la divinité solaire, comme dans les Éthiopiques d’Héliodore. La Fortune, désormais hostile aux protagonistes, est loin d’avoir la force de la Providence, et ses caprices échouent devant la citadelle intérieure des personnages.
Dans le roman d’Héliodore, Chariclée et Théagène se trouvent pour la première fois en présence à Delphes, lors du festival en l’honneur d’Apollon. Leur sentiment, dirait-on, est un hommage au plus lumineux des anciens dieux. On se rend cependant bientôt compte que l’Apollon de Delphes n’est qu’une incarnation parmi beaucoup d’autres d’un dieu solaire qui règne sur toute la terre habitée. La famille de Chariclée souhaite que celle-ci épouse un autre homme, mais les deux jeunes gens trouvent un protecteur dans la personne de Calasiris, prêtre égyptien consacré à la déesse Isis (mère du dieu-soleil Horus), qui les encourage à fuir et les accompagne à travers leurs périples africains. À Memphis, Arsacé, femme du gouverneur persan de l’Égypte, tombe amoureuse de Théagène et condamne Chariclée à être brûlée vive, mais le feu épargne la jeune fille, qui, pourvue d’un talisman protecteur, invoque la protection du Soleil et de la Terre (VIII, 9). La destination finale du couple, décidée d’avance par l’oracle de Delphes, est le royaume légendaire de l’Éthiopie, terre noircie par le soleil et patrie du roi Hydaspe, qui est le vrai père de Chariclée. Là, les jeunes gens, après force épreuves, reçoivent la permission de se marier et, une fois que le roi a aboli les sacrifices humains, ils sont revêtus du sacerdoce du dieu Soleil et de la déesse Lune. À la fin du récit, l’auteur se désigne lui-même comme Héliodore, Phénicien d’Émèse, de la race du Soleil (X, 41).
Invisible et omniprésente, la divinité solaire préside au déploiement de l’intrigue et tient bien en main le destin des personnages. La trajectoire de Chariclée dépend à chaque instant des serviteurs du dieu qui gouverne son destin. Expulsée d’Éthiopie, la petite fille est sauvée au berceau par Sisimithrès, prêtre éthiopien du Soleil ; Sisimithrès la confie à Chariclès, prêtre de l’Apollon Pythien, qui voyage en Égypte pour s’instruire (II, 27). Plus tard elle se mettra sous la protection de Calasiris, qui invoquera sans cesse les décrets divins. Chaque mouvement des personnages s’inscrit ainsi dans un vaste projet providentiel, dont le sens ne devient apparent qu’au terme du récit et qui a pour fin non seulement le salut des héros, mais aussi la conversion de leur monde ambiant.
L’UNITÉ DU GENRE HUMAIN
ET LE RÈGNE DE LA FORTUNE
Sous la protection de la divinité unique, la cohésion du genre humain devient apparente. Dès l’instant de sa conception, l’existence de Chariclée est un défi lancé aux différences de race et de terroir. Sa mère, la reine Persinna, qui compte parmi ses ancêtres les dieux Soleil et Dionysos et les héros Persée, Andromède et Memnon, fils de l’Aurore, avoue que pendant l’union avec son mari — effectuée sur l’ordre d’un songe prophétique — elle a eu sous les yeux une peinture représentant Andromède. Par chance, le germe prend la forme d’Andromède, et l’enfant, quoique de race éthiopienne, a le teint blanc (IV, 8). Pour ne pas être accusée d’adultère, la mère se voit obligée d’abandonner sa fille, que le destin conduit en Grèce, où Chariclès l’élèvera comme sa propre fille. Quant au nouveau visage que l’héroïne reçoit directement des dieux par l’intermédiaire de l’image mythique, il a pour mission de rappeler que la filiation divine prévaut sur la filiation humaine, que l’héritage paternel s’efface devant l’intervention surnaturelle et que la physionomie raciale est abolie dans l’unité du monde.
Nous sommes bien loin de l’épopée, dont les personnages sont fortement enracinés dans leur appartenance locale, appartenance qui seule confère au conflit sa raison d’être. Les héros épiques, même ceux que les circonstances obligent à s’exiler de leur pays, préservent infailliblement leur allégeance à la terre d’origine et traitent les autres cités avec méfiance, voire avec hostilité. La victoire des Grecs sur les Troyens culmine dans la destruction de la cité asiatique, les périples d’Ulysse aboutissent — il ne saurait en être autrement — à Ithaque, l’exilé Énée abandonne l’opulente Carthage et l’amour de Didon pour édifier dans la pauvreté une nouvelle Troie.
Si la tragédie, il est vrai, met parfois en question la fidélité aux lois de la cité pour affirmer la suprématie des lois divines — Antigone en est l’exemple le plus célèbre —, le monde qu’elle représente n’en demeure pas moins confiné entre les murs de la polis. À défaut d’une intervention directe des divinités, les lois humaines prennent d’ordinaire le dessus dans le déroulement de l’intrigue tragique, et souvent d’une manière qui, du point de vue moral, est persuasive (peut-on, dans Philoctète de Sophocle, 409 av. J.-C., négliger la force des arguments d’Ulysse ?). De surcroît, même dans le cas où la force morale des lois divines est évidente, comme dans Antigone, la tragédie ne défend pas un univers humain plus vaste que la cité, mais plaide en faveur d’une cité qui, à l’intérieur de ses limites, atteint la véritable noblesse en respectant l’institution de la famille. Car les lois au nom desquelles Antigone défie l’ordre politique ne sont autres que les préceptes du culte familial, les dieux qu’elle adore sont ceux de l’âtre, et le rejet de l’intérêt civique est prononcé au nom des droits du lignage. Refusant l’unité abstraite de la cité, Antigone sacrifie sa vie à la positivité des liens de sang.
Le roman hellénistique, en revanche, rejette aussi bien la famille charnelle que l’enracinement dans la cité. Élevée en Grèce, Chariclée y reçoit un nom et une nouvelle famille, mais elle se sépare sans peine du pays libre qui l’a vue grandir, parce que l’appel de l’amour est plus fort que le devoir envers la cité. Parmi les trois personnages auxquels l’héroïne donne le nom de « père », c’est à l’Éthiopien Hydaspe qu’elle doit sa vie, et son éducation au Grec Chariclès, mais c’est de l’Égyptien Calasiris, le prêtre nomade de Memphis, qu’elle tient sa vocation. Sa véritable ascendance est céleste. De son côté, Théagène, né en Thessalie et descendant de la race d’Achille, quitte sans hésiter son pays pour suivre sa bien-aimée jusqu’au cœur de l’Afrique. La colère de Chariclès et celle des citoyens de Delphes, qui s’agitent en vain après le départ secret des deux amoureux, sont au fond un sujet de comédie : la comédie de ce monde auquel nous n’appartenons que par défaut et seulement pour autant que la voix d’en haut ne s’est pas encore fait entendre.
Bien que la découverte de la divinité unique ait toujours été accompagnée du sentiment que ce bas-monde est une terre d’exil et bien que la victoire du vrai ascète réside dans le rejet du monde, la pensée monothéiste ne méprise pas nécessairement la patrie terrestre. Le livre de l’Exode met en scène — longtemps avant les Éthiopiques — l’abandon du lieu de servitude, l’incompréhensible errance à travers le désert et la découverte de la terre promise par Dieu au peuple élu. Racontée du point de vue des Israélites, l’histoire de Moïse désigne l’Égypte, puissance étrangère et souvent ennemie, comme terre de l’exil, en réservant à Canaan la double qualité de patrie terrestre et céleste. Aussi, le Dieu d’Israël apporte-t-il à son peuple à la fois l’enracinement et la libération. Dans le roman de Théagène et de Chariclée, les héros quittent sans remords la cité grecque, foyer imaginaire de la culture hellénistique, source de fierté et de nostalgie pour les colons hellénophones qui, à l’instar d’Héliodore, vivaient autour de la Méditerranée sous la protection de l’empire romain. Pour saisir le côté poignant de la situation, il faudrait imaginer un récit né dans la diaspora juive et qui décrirait Jérusalem comme le lieu même auquel il s’agirait d’échapper. Mais pour le couple prédestiné ni le lieu de naissance, ni le site de la civilisation n’influent sur la véritable destination des humains.
Le vaste monde qui s’ouvre aux protagonistes une fois qu’ils abandonnent leur famille et leur cité est un endroit surprenant et hostile. Les dangers que les héros traversent exhibent tous une physionomie fortement marquée, la mer agitée par les tempêtes, les grottes obscures, Memphis avec ses temples, ses palais et ses prisons, Syéné prise dans l’étau d’un siège spectaculaire. Ces descriptions font certainement écho aux tableaux rendus célèbres par la tradition épique. Même chose dans l’Énéide : les sites décrits (la mer orageuse du premier chant, la crique paisible où débarque Énée, Carthage la majestueuse) sèment la crainte et l’espoir dans le cœur des Troyens. Mais dans la poésie héroïque les personnages réagissent à l’adversité et à la prospérité de manière à la fois juste et naïve, comme si leur lot consistait à répondre de bon gré à l’abondance de défis. Ils vivent, dirait-on, de plain-pied avec les autres tribus et avec la nature, dans un espace habité à titre égal par la multitude des hommes et des dieux. Dans l’imaginaire du polythéisme, la diversité du monde, image de la diversité divine, est ultime, irréductible. Dans le roman grec, en revanche, par-delà leurs particularités, les écueils parsemés sur la route du jeune couple se confondent dans une seule idée, celle d’une immense adversité qui les harcèle sans cesse.
UNE TYPOLOGIE POLITIQUE
Homogène dans son hostilité à l’égard des protagonistes, l’imperfection du monde sublunaire abrite néanmoins une multiplicité de formes d’organisation humaine, que le lecteur des Éthiopiques — comme par ailleurs celui de Chéréas et Challirhoé de Chariton d’Aphrodise — est censé saisir et juger. Les périples du jeune couple, en apparence régis par le hasard, dévoilent en réalité toute une topologie morale et politique. Le roman commence in medias res, à l’instant où une bande de hors-la-loi qui hante l’embouchure du Nil découvre sur le rivage d’en face un bateau amarré entouré de corps récemment massacrés. Seule indemne, une jeune fille d’une beauté surhumaine, assise sur un rocher non loin du lieu du désastre, contemple un jeune homme blessé étendu devant elle (I, 1-2). Loin de toute société organisée, entourés par les conséquences atroces de la liberté sauvage, Chariclée et Théagène, car ces jeunes abandonnés sont, on l’aura deviné, les protagonistes de l’histoire, pleurent leur amour et leur mauvaise fortune. Ils tomberont, pour un temps, entre les mains des brigands, qui ne connaissent d’autre sentiment que la convoitise et l’appât du gain. Le lecteur sera bientôt informé des épisodes qui ont précédé le naufrage par le prêtre Calasiris, temporairement séparé de ses jeunes protégés. Dans ce récit on découvre la liberté civilisée de Delphes, incarnation idéalisée de la cité grecque soumise à la tradition, site de somptueuses cérémonies en l’honneur d’Apollon (II, 34-36, III, 1-4) qui occasionnent la rencontre des deux jeunes gens. Avec toute sa liberté et toutes ses traditions, la cité n’en entrave pas moins les aspirations du jeune couple. La famille et la tradition civique menacent l’amour qui les unit autant, sinon plus, que les brigands du delta du Nil.
Arrivés après maintes péripéties à Memphis, les protagonistes tombent sous la coupe de l’autorité sauvage, le plus odieux des régimes. Esclave de ses caprices, Arsacé, épouse d’Oroondatès, satrape persan de l’Égypte, tyrannise les hommes pour satisfaire ses mauvaises passions. Amoureuse de Théagène, elle détourne de leur fonction les institutions qui défendent l’ordre public — la justice, les gardes, la prison —, pour obtenir par la force le consentement du jeune homme (VIII). Empêtrée dans les maillons de ses propres intrigues, Arsacé doit à la fin laisser partir le jeune couple, qui, après un séjour au camp d’Oroondatès, se rend à Méroé, capitale de l’Éthiopie. Le quatrième et dernier régime, l’autorité civilisée, sera instauré en Éthiopie sous les yeux du lecteur, par la réforme de la monarchie déjà fort généreuse de Hydaspe, véritable antithèse de la tyrannie d’Arsacé. Soumis aux lois, guidé par la prudence, le monarque éthiopien n’atteint véritablement la perfection qu’en cédant aux prières du peuple et du collège des prêtres pour mettre fin à la cruelle tradition des sacrifices humains (X, 39). S’il ne fait pas de doute que les régimes sauvages sont méprisables, semble dire ce roman, ni la liberté ni la coutume ne parviennent à assurer, à elles seules, le bonheur des hommes. L’ordre, d’abord, vaut mieux que la liberté — la preuve en est que le Grec Théagène choisit de demeurer en Éthiopie —, la piété éclairée, ensuite, l’emporte sur le respect de la coutume — comme le démontre l’abolition des sacrifices. La monarchie, guidée et corrigée par l’alliance entre le sacerdoce et le peuple, est proposée au lecteur comme l’idéal de l’organisation civique — une des raisons, peut-être, pour lesquelles les Éthiopiques ont tellement plu aux lecteurs européens au XVIe et au XVIIe siècle, à l’époque où l’autorité monarchique connaissait, à la suite des guerres de religion, une nouvelle expansion.
LA PERFECTION DES PERSONNAGES,
EN ALLIANCE AVEC LA PROVIDENCE
La réflexion politique, par ailleurs, ne se manifeste qu’à l’arrière-plan d’une œuvre dont le centre d’intérêt est l’amour du jeune couple. Une anomalie générique semble affecter ce choix, car le thème du couple dont l’amour partagé contredit les projets des parents est un thème par excellence comique. Au cœur des Éthiopiques (et encore plus visiblement dans Leucippé et Clitophon), des traces comiques subsistent : stratagèmes, fausses maladies, fuite des amoureux. Les couples comiques, cependant, ne tardent pas à retourner sous le toit paternel pour demander humblement le pardon : perturbateur temporaire de la paix, l’amour des comédies domestiques (chez Ménandre, Plaute et Térence) naît et s’accomplit à l’échelle minuscule du foyer. Après avoir suggéré un instant l’indépendance du couple, l’amour de comédie œuvre à son intégration dans la famille. Le sentiment qui unit Théagène et Chariclée, en revanche, a pour théâtre l’ensemble de l’univers : leur passion tranche les liens familiaux, jette à bas les portes de la cité et, en révélant au couple sa vocation divine, l’incite à chercher et trouver le bonheur au cœur de l’Afrique.
Cet amour, au nom duquel les personnages se détachent du monde et partent à la quête du vrai bonheur, est gouverné par l’idéal de la chasteté. La vertu parfaite des personnages (qui, vivant l’un près de l’autre, loin de la famille et souvent dans la solitude la plus favorable, n’éprouvent jamais la tentation de céder à leurs désirs) dénote, comme on l’a souvent remarqué, la maîtrise que les protagonistes exercent sur eux-mêmes, condition nécessaire de leur séparation d’avec la famille et la cité. Alors que le sentiment impulsif et capricieux des amoureux de comédie exhibe les marques de la faiblesse et anticipe le retour du nouveau couple au sein du foyer, l’amour du roman hellénistique, preuve de la force des héros, est en même temps le signe durable de l’indépendance du couple. Libérés de leur milieu d’origine, les amoureux affirment par le moyen de la chasteté leur adhésion à une norme idéale qui leur assure la supériorité sur le reste des humains.
La chasteté au sein du couple se prolonge par le refus des tentations venant de l’extérieur (à noter cependant la faiblesse du personnage masculin dans Leucippé et Clitophon). Comme tous les personnages des romans hellénistiques (et notamment Callirhoé dans Chéréas et Callirhoé), Théagène et Chariclée sont doués d’une beauté surnaturelle, marque visible de l’élection divine, qui attise autour d’eux les mauvais désirs, notamment la passion du gain (chez les brigands) et la lubricité (chez Arsacé). Poursuivis par les passions viles des hommes, les amants demeurent fidèles, leur constance étant une forme privilégiée de sanctification au sein du monde : elle unit les corps parce que l’aspiration vers le divin a déjà uni les âmes. C’est à la lumière de ce principe qu’il faut comprendre les péripéties de Callirhoé dans Chéréas et Callirhoé, péripéties qui semblent, à première vue, contredire l’exigence de la chasteté. Séparée de son mari, Callirhoé lui reste fidèle dans un sens purement spirituel, bien qu’en pratique elle doive partager le lit d’un autre homme. Ses malheurs, qui cessent lorsque à la fin du roman elle retrouve son époux grâce à l’aide de la déesse Aphrodite, évoquent ceux de l’âme exilée qui, jetée dans ce bas monde, est contrainte d’accepter l’humiliation de la condition charnelle avant de retrouver son vrai foyer.
Forts, chastes, fidèles, les héros du roman hellénistique sont de surcroît inflexibles. Les naufrages, la captivité, l’éloignement de l’être aimé, les persécutions, la prison, la torture, le bûcher n’exercent jamais la moindre influence sur ces êtres plus brillants que le diamant et plus résistants que l’acier. Tels les sages stoïciens bien à l’abri dans leur citadelle intérieure, ces personnages demeurent impassibles devant la mutabilité et la souffrance. C’est pourquoi il n’y pas de sens à déplorer, comme on l’a fait parfois, l’absence de l’évolution psychologique chez les protagonistes des romans hellénistiques. Parfaits dès le début, ils n’ont pas besoin de changer.
Cette forme de constance diffère certes de la vivacité énergique qui distingue les héros épiques. Les personnages extrovertis des poèmes héroïques n’existent qu’en vertu de leurs actions, en sorte que leurs traits de caractère — l’irascibilité d’Achille, la ruse d’Ulysse, la piété d’Énée — définissent la manière dont ils mènent à bien leurs diverses tâches ou projets. La physionomie des héros de tragédie porte les traces de leur faute et de leur démesure : l’orgueil déçu d’Œdipe, la colère de Clytemnestre, le ressentiment d’Électre. Dans le roman hellénistique, en revanche, les protagonistes prennent rarement l’initiative. Ils résistent aux épreuves, mais évitent autant que possible d’agir. C’est sans doute pour cette raison que ces héros de l’abstention n’ont pour ainsi dire pas de traits spécifiques, leurs visages sereins et leurs yeux lumineux les faisant ressembler aux dieux plutôt qu’aux humains.
Le schématisme inhérent à ces vertus évoque, dirait-on, celui des personnages des contes merveilleux, également dépourvus d’individualité. Pour vraisemblable qu’il puisse paraître, ce rapprochement avec l’une des formes narratives les plus archaïques n’est cependant qu’un leurre car, regardés de près, les héros du roman grec exhibent bien les rudiments d’une propriété nouvelle, l’intériorité. En venant à bout des obstacles extérieurs, les amants inflexibles ont pour seules fins la survie du couple et l’acceptation de l’appel divin. En définitive, semble dire le roman, le théâtre de l’action visible n’est pas celui qui compte, et au-delà du choc, il est vrai monotone, de l’adversité, le véritable sens des aventures romanesques est la sauvegarde d’un espace intérieur à peine désigné, lieu de l’amour, de la piété et du respect absolu de l’idéal moral.
L’univers du roman hellénistique se déploie, par conséquent, entre deux pôles qui demeurent pour l’instant presque indicibles : la divinité unique, séparée du monde, et son corrélat indispensable, l’espace inviolable creusé à l’intérieur de l’être humain. La sagesse de la Providence et l’inflexibilité de l’âme humaine se reflètent l’une dans l’autre, comme si ces deux instances avaient forgé une alliance contre les forces qui les séparent : en l’occurrence, l’univers matériel et la société humaine. En vertu de cette alliance, le couple prédestiné ne fait plus strictement partie de ce bas monde et le regard qu’il jette sur le royaume de la génération et de la corruption est aussi calme et aussi froid que celui de la divinité. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la propriété de la création qui le frappe le plus sera désormais sa contingence.
CONTINGENCE ET INTÉRIORITÉ
Les Éthiopiques commencent in medias res, sur les bords du Nil, et les méandres du récit accentuent le désordre apparent de l’intrigue racontée. L’histoire aurait tout aussi bien pu s’ouvrir dans la prison de Memphis, Chariclée et Théagène auraient certes pu tomber entre les mains des brigands après l’épisode à la cour d’Arsacé, ou encore subir de nombreux autres sévices avant de parvenir à Méroé en Éthiopie. Les aventures du jeune couple peuvent être à première vue prises pour une suite d’épisodes interchangeables dont rien n’empêche la prolifération indéfinie. En réalité, loin de représenter une forme primitive d’intrigue, l’enfilade d’épisodes est le produit d’une réflexion assez poussée sur la nature du destin. La preuve en est que dans les genres narratifs plus anciens —les mythes, les contes merveilleux, les poèmes héroïques — l’intrigue, faisant un usage parcimonieux des épisodes, cherche surtout à mettre en évidence, du côté des acteurs, les liens entre l’action et la raison d’agir, et du côté de l’univers qui les entoure, la motivation profonde de leur destinée. Le héros du conte merveilleux tue le dragon afin de sauver la fille du roi ; il l’épouse parce que les hauts faits doivent à la fin être récompensés. Achille reprend les armes pour venger la mort de Patrocle ; la prise de Troie punit le ravissement d’Hélène. Œdipe tue son père pour défendre son droit de passage ; son destin tragique sanctionne toute la famille de Laïos pour le viol du jeune Chrysippe. Ces intrigues racontent, en un mot, la cohérence de la Fortune. Puisque les romans hellénistiques se proposent de prouver l’incohérence de la Fortune, ils ont besoin d’une longue suite d’épisodes rattachés entre eux par des liens contingents.
Par ailleurs, la découverte du caractère relativement aléatoire du sort humain est un résultat tardif et considérable de la pensée. Comprendre que l’action humaine et ses fruits ne sont pas motivés dans chacun de leurs détails implique une cosmologie qui s’est libérée du besoin primitif — incarné dans la mythologie polythéiste — de joindre à tout événement des justifications qui soient à la fois locales et cosmiques. Dans le système polythéiste, chaque phénomène et chaque événement suscitent une explication ad hoc, un petit mythe qui met en scène l’action locale d’une divinité spécialisée. (Soit dit en passant, cette caractéristique de la pensée polythéiste est la cible d’une ironie aussi facile que justifiée dans La Cité de Dieu de saint Augustin.) La présence massive de la contingence dans la représentation du destin terrestre présuppose une double croyance : qu’il existe une harmonie universelle infiniment supérieure à la succession visible des événements et qu’en comprenant la vanité de cette dernière les hommes peuvent avoir accès à la sagesse divine. La longue suite d’aventures du couple romanesque donne corps précisément à cette double perception : l’enfilade d’épisodes mal enchaînés et répétables à volonté expose au grand jour la pauvreté logique du monde sublunaire, et met le lecteur en garde contre la fausse cohérence prêchée par les mythes, les contes et l’épopée.
Mais il y a plus. Si, à un premier niveau, le roman grec juge le monde sublunaire illogique, imperméable à la causalité et sujet à la contingence, à un deuxième niveau la multitude d’épisodes en apparence aléatoires qui séparent la rencontre des héros de leur union finale se révèle, à la réflexion, susceptible d’obéir à l’ordre. L’exemple, analysé plus haut, des régimes politiques présents dans les Éthiopiques, montre que cet ordre forme une taxonomie plutôt qu’un système causal. Au-delà des tempêtes, des brigands, des guerres et des tyrans qui persécutent le couple d’amoureux, on parvient à dégager une théorie politique cohérente qui explique en dernière instance à la fois le comportement des différents groupes de personnages et le sens terrestre du voyage des héros. L’ineptie des brigands, la cruauté d’Arsacé peuvent bien manquer de véritable motivation au niveau de l’intrigue ; leur explication réside dans les idées abstraites — liberté sauvage, ordre sauvage — qui subsument ces divers personnages. Le sens des événements, en d’autres termes, n’est pas donné individuellement et à tous les coups, mais leur limaille laisse bien voir la direction des forces abstraites qui les orientent. Le roman hellénistique est un genre spéculatif.
À un troisième niveau de réflexion, enfin, le contraste entre le caractère aléatoire des événements racontés et la grille de catégories abstraites qui les organise souligne la différence entre la perspective immédiate des acteurs qui, avançant sur le chemin de la vie, subissent les épreuves imprévisibles du sort, et la réflexion sur le sens des événements une fois qu’ils se sont produits. Enchaînant les épisodes à l’improviste, accumulant les revers du destin, le roman hellénistique tente de rendre perceptible la surprise de vivre telle que l’éprouvent les personnages eux-mêmes dans le vif du présent, lorsqu’il est impossible de prévoir la suite des événements. Cela confirme l’observation selon laquelle la ténacité des personnages face aux caprices de la Fortune signale l’éclosion d’un espace inviolable à l’intérieur de l’être humain, d’un embryon d’intériorité. Les aléas de la Fortune évoquent, avec des moyens encore naïfs, les rudiments d’une perspective subjective. Ces moyens sont naïfs dans la mesure où la surprise de vivre et l’impossibilité de prévoir l’avenir, sentiments réservés aux seuls participants à l’action, sont pour ainsi dire objectivées, matérialisées dans l’inconcevable suite de coups de théâtre qui forme la trame de l’intrigue. Un peu comme certaines fresques byzantines calculent la grandeur des personnages selon leur importance hiérarchique plutôt que selon leur position par rapport au spectateur, le roman grec exagère l’imprévisibilité des épisodes pour souligner le mystère de l’avenir immédiat. L’inquiétude provoquée par ce mystère ayant été objectivée — et donc exorcisée —, il devient possible de peindre les héros dans toute la force de leur stoïcisme.
II. LES ROMANS DE CHEVALERIE
Dans l’anthropologie à la fois simple et persuasive qui se dégage du roman hellénistique — fruit d’une civilisation parvenue depuis longtemps à la maturité — la divinité unique s’allie au couple d’amoureux prédestinés et les guide dans leur résistance aux caprices de la Fortune. Le monde visible, dont l’ordre abstrait n’est apparent qu’au lecteur, présente aux héros un visage chaotique et hostile, et l’objectif de ces derniers est de s’en détacher pour chercher refuge dans leur vraie patrie spirituelle. Concevant leur intériorité sous la forme d’une citadelle imprenable, les personnages s’y retranchent pour résister aussi bien à leurs propres pulsions qu’aux hasards du monde. L’amour, la vertu et la piété les détournent de l’action.
Comparés à ces êtres de perfection et de fuite, les héros des romans de chevalerie, animés par une énergie et par une force physique intarissables, semblent pétris de la même glaise que les archaïques tueurs de monstres célébrés par la mythologie polythéiste. À l’instar de ceux-ci, les chevaliers errants des romans en vers de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach, tout comme ceux qui figurent dans les romans en prose (de Merlin et de La Quête du Graal aux chefs-d’œuvre tardifs Tirant lo Blanc et Amadis de Gaule), se lancent au cœur du monde, participent à tous les affrontements et sont prêts à risquer leurs vies à la moindre provocation. Ces êtres puissants, impulsifs, qui ne veulent pas garder leurs distances avec ce qui arrive autour d’eux, sont assurément le produit d’une société plus proche de ses sources héroïques que la civilisation hellénistique tardive qui a vu naître Chéréas et Challirhoé et les Éthiopiques. Mais à l’instar des romans hellénistiques, les récits de chevalerie examinent, eux aussi, la manière dont les êtres humains, tout en étant attirés par l’idéal moral, s’y conforment difficilement. La force et la vertu des chevaliers errants est peu vraisemblable, mais le dilemme auquel ils se confrontent demeure familier : pourquoi le bien et ses conséquences normatives sont-ils à la fois si évidents et si peu suivis ? Pourquoi les êtres humains admirent-ils tant la loyauté et la générosité mais en respectent rarement les préceptes ?
Le roman hellénistique répond à ces questions en séparant les protagonistes du reste du monde : l’amour, la vertu et la confiance mutuelle exigent d’eux qu’ils résistent aux épreuves imposées de l’extérieur sans pourtant agir pour leur propre compte. Si les romans de chevalerie peignent eux aussi un monde terriblement imparfait, leurs héros l’affrontent cependant afin d’y imposer la justice. D’un même mouvement, ils affirment leur appartenance au monde et leur supériorité.
JUSTICE, RENOMMÉE, AVENTURE
Entre le milieu du XIIe et celui du XIIIe siècle un grand nombre d’œuvres narratives ont vu le jour : de longs poèmes inspirés par l’épopée ancienne (Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Thèbes, vers 1155, Le Roman d’Énée, vers 1165, et Le Roman de Troie, vers 1170, d’après Stace, Virgile et des versions latines de l’Iliade) ; des récits épiques en vers qui célèbrent les exploits militaires de Charlemagne et de ses paladins (La Chanson de Roland, milieu du XIIe siècle) ou racontent leurs querelles (Raoul de Cambrai, XIIe-XIIIe siècle ; Renaud de Montauban ou Les Quatre filz Aymon, XIIe siècle) ; les poèmes épiques nordiques, dont mieux connue est la Chanson des Nibelungen (XIIe-XIIIe siècle) ; les récits religieux sur l’autre monde (Vision Tnugdali, vers 1150), les vies des saints (Vie de saint Alexis, XIe siècle), histoires d’amour et d’aventures (Floris et Blanchefleur, vers la moitié du XIIIe siècle) ; et les récits allégoriques tel Le Roman de la Rose par Guillaume de Lorris et Jean de Meung (XIIIe siècle). Il faudrait bien entendu ajouter les histoires qui racontent la formation des dynasties royales et nobiliaires (par exemple, Jean d’Arras, Roman de Mélusine, XIVe siècle) et le cycle des croisades (par exemple la Chanson d’Antioche, XIIe siècle, qui inclut l’envoûtant récit du Chevalier au Cygne).
Mais le cycle d’histoires qui a eu le succès le plus durable est celui des aventures du roi Arthur et de ses vaillants chevaliers. Les auteurs en sont les meilleurs poètes de l’époque : Chrétien de Troyes, en Champagne, suivi par les allemands Gottfried de Strasbourg et Wolfram von Eschenbach, tous au courant des écrits de leurs prédécesseurs et de leurs rivaux. Plus tard, parmi le grand nombre d’histoires de chevalerie écrites en prose aux XIIIe, XIVe et XVe siècles et qui ont été lues jusqu’au début du XVIIe siècle, certaines même jusqu’au XVIIIe siècle, beaucoup ont continué à raconter la légende du roi Arthur (par exemple, Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, XVe siècle).
Si les romans arthuriens ne décrivent pas la véritable vie du Moyen Âge, ces œuvres de fiction s’enracinent cependant en partie dans la réalité historique. Du Xe au XIIe siècle, les royaumes de l’Europe occidentale, tout en essayant d’imposer une administration centrale, confiaient aux seigneurs locaux l’administration et la défense des domaines donnés en fief. Les seigneurs avaient des responsabilités considérables, ainsi que l’occasion, souvent irrésistible, d’en abuser. Les chevaliers, vassaux fidèles dont la tâche consistait à surveiller de vastes territoires qui échappaient à toute autorité, étaient parfois, par mérite ou par mariage, promus au rang de seigneur.
La partie occidentale de la France d’aujourd’hui appartenait au royaume anglo-normand. Ni ce royaume, ni la fédération germanique connue sous le nom de Saint-Empire romain n’étaient gouvernés à partir du centre. Dans les deux cas, le pouvoir central, qu’il fût temporel ou spirituel, était regardé avec méfiance. Pour les empereurs de la fédération germanique, le principal souci était les efforts déployés par l’Église catholique afin d’affirmer sa suprématie en Europe. Hildebrand, élu pape sous le nom de Grégoire VII (XIe siècle), proclama, par exemple, que les chevaliers chrétiens, en tant que vassaux de saint Pierre, devaient obéir à l’Église avant d’obéir à leur seigneur. Ces ambitions ont soulevé une vive résistance, dont semble témoigner la légende anglo-normande du Saint Graal. Dans cette légende, Joseph d’Arimathie, personnage du Nouveau Testament, transporte en Bretagne la lance qui a percé le cœur du Christ et la coupe qui a recueilli son sang, suggérant de la sorte un lien direct, non romain, entre le drame sacré de la Terre Sainte et le royaume d’Arthur.
Les romans de chevalerie ne décrivent néanmoins pas le monde médiéval dans ses détails, mais, tout comme les romans hellénistiques, ils mettent l’accent sur un ensemble d’idéaux. Les chevaliers doivent d’abord établir leur renommée en surpassant tous leurs rivaux ; une fois reconnus comme de véritables héros, ils doivent imposer la justice, tenir leur parole et faire preuve de loyauté envers leur souverain. Ils sont appelés à respecter les règles de l’amour courtois, de se mettre au service de Dieu, et, si leur roi se conduit mal, ils doivent se révolter.
Les romans de chevalerie décrivent une société où, en l’absence d’une surveillance centrale et permanente, l’ordre dépend de l’adhésion volontaire des puissants aux normes de la justice. Or la malice humaine engendre en permanence les abus et rallume sans cesse les foyers de violence. Les chevaliers errants, dont la mission consiste à défendre les faibles, les veuves et les orphelins, parcourent le pays pour éteindre ces foyers et pour dépister les abus et rétablir la justice. S’il est vrai que le caractère local et limité des infractions les rend susceptibles de réparation rapide, il reste que cette réparation s’effectuant toujours de manière dispersée et à la pièce, il ne peut jamais y avoir de combat décisif ni de rétablissement permanent de l’ordre. Rien, dans un roman de chevalerie, n’arrive plus souvent et rien ne mobilise les personnages avec autant de célérité que la recrudescence de la violence et de la mauvaise foi, comme si le thème général de ces romans était à la fois la nécessité et la vulnérabilité du lien social.
La forme concrète que prennent ces recrudescences et les efforts pour les refouler s’appelle l’aventure. Jour et nuit, à la cour du roi Arthur, dans leurs châteaux, sur la route, les chevaliers demeurent au guet, attendant qu’on les appelle à l’aide. Aussitôt qu’ils apprennent qu’un foyer de violence et d’injustice s’est rallumé, leur serment, qui prévaut sur tous les autres désirs et obligations, les oblige de quitter à l’instant leurs amis, leur famille, leur suzerain, de s’arracher des bras de leur bien-aimée, de monter à cheval et de partir se battre. Loin de ressembler aux mercenaires qui remplissent des obligations contractuelles, les chevaliers font don d’eux-mêmes au monde, en sorte qu’un rapport mystérieux et contraignant s’établit entre les chevaliers et leurs aventures : chaque aventure « cherche », si l’on peut dire, « son » chevalier bien déterminé, qui est seul à devoir et à pouvoir l’assumer.
Le sens de leur mission n’exige pourtant pas des chevaliers qu’ils renoncent à toute récompense. Ils aspirent ardemment à être reconnus et souvent leurs aventures servent de moyen pour édifier leur renommée. Les chevaliers se précipitent pour défendre les pauvres et les persécutés, mais ils sont également rapides et sûrs d’eux-mêmes lorsqu’ils ont l’occasion de se montrer plus vaillants que leurs rivaux. Le moindre signe de peur, la moindre hésitation à relever un défi souillerait à jamais l’honneur d’un chevalier. C’est la raison pourquoi les aventures héroïques, celles qui réparent de graves injustices, vont de pair avec les épreuves qualifiantes, celles qui permettent au chevalier de montrer sa valeur.
Dans le roman catalan Tirant lo Blanc de Joanot Martorell et Martí Joan de Galba (1490), le jeune héros, afin de prouver sa bravoure, s’engage dans onze combats à mort et tue onze chevaliers, tous plus distingués les uns que les autres. Nul doute, les auteurs utilisent ces onze massacres inutiles pour se moquer du besoin obsessionnel de gloire que tout chevalier qui se respecte doit avoir. Un siècle plus tard, la même envie de gloire est la cible de l’ironie de Cervantès dans la première partie de Don Quichotte. Il reste que Tirant lo Blanc et Don Quichotte sont des romans tardifs. Les premiers romans de chevalerie présentent le désir de prouver sa valeur sous un jour favorable.
Dans Yvain ou le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes (fin des années 1170), œuvre qui reprend une vieille légende celtique dont les contours sont encore présents dans le recueil gallois Mabinogion (XIVe siècle), l’effort pour être reconnu et admiré joue un rôle essentiel. Dans Yvain aussi bien que dans le récit gallois Owein ou la Dame de la fontaine, le premier exploit du protagoniste n’a d’autre rôle que de rendre public son courage. Yvain apprend que son ami Calogrenant, passant à côté d’une fontaine enchantée, a déclenché sa force destructrice, sans pour autant réussir à vaincre le seigneur et défenseur de la fontaine. Yvain court à la fontaine, met en action ses dangereux pouvoirs, se bat avec le guerrier qui la garde et le tue. Est-ce un crime ? Pas dans Yvain, mélange de conte merveilleux et de récit chevaleresque où ce combat met à l’épreuve la vaillance du jeune chevalier. Ayant prouvé sa force, Yvain tombe amoureux de dame Laudine, veuve du seigneur vaincu, et avec l’aide de Lunette, son aimable compagne, finit par l’épouser. Étant donné que Laudine a besoin d’un vrai guerrier pour défendre son domaine et sa fontaine, Yvain, simple chevalier, est promu par ce mariage au rang enviable de châtelain.
Dans sa première aventure, Yvain ne cherche rien d’autre que la renommée. Dans d’autres cas, l’aventure qualifiante comporte une lutte pour la justice. Dans Parzival de Wolfram von Eschenbach (début du XIIIe siècle), Gahmuret, le père de Parzival, défend Bélacane, reine du Zazamanc, royaume nord-africain, contre les armées d’un prétendant rejeté. Gahmuret gagne la bataille et épouse Bélacane, qui lui donne un fils, Feirefiz, le demi-frère bien-aimé de Parzival. Dans le Tristan de Gottfried de Strasbourg (début du XIIIe siècle), le héros défie et tue Morgan, ennemi de ses parents, aussi bien que Morholt, fléau du pays de Cornouailles. Le premier livre d’Amadis de Gaule de Garci Rodríguez de Montalvo (publié en 1508 mais fondé sur un ouvrage perdu du XIVe siècle) est consacré en grande partie aux faits d’armes qui établissent la réputation d’Amadis. Enfant prodige d’abord, jeune héros par la suite, Amadis passe par de nombreuses épreuves qualifiantes qui soulignent sa force invincible et son sens moral impeccable.
L’ÂME COURBÉE,
L’ÉPREUVE DE LOYAUTÉ
La perfection d’Amadis est un trait spécifique des romans de chevalerie tardifs. Au XIIe siècle et au début du XIIIe, les chevaliers sont moins infaillibles. Ces guerriers débordants d’énergie font souvent preuve d’une faiblesse inexplicable qui brouille temporairement leur sens du devoir. Alors que dans les romans hellénistiques le couple amoureux agit toujours de manière irréprochable, les chevaliers errants de Chrétien de Troyes, de Wolfram von Eschenbach et de Gottfried de Strasbourg ne renferment pas dans leur sein une citadelle inexpugnable. Leurs âmes ont parfois d’étranges absences, des moments de faiblesse, d’immaturité ou d’oubli. Parfois même, de douloureux conflits entre divers idéaux chevaleresques les déchirent. Dans les termes de Bernard de Clairvaux (1090-1153), la grande âme — anima magna — de ces chevaliers peut également être, dans une certaine mesure, une âme légèrement courbée — anima curva.
Cette insuffisance n’affecte ni le combat pour la justice qui définit la mission des chevaliers sur cette terre, ni leurs efforts pour être reconnus. L’exigence, plus personnelle, de loyauté, n’est cependant pas toujours respectée aussi scrupuleusement. Dans certains des romans arthuriens du XIIe et XIIIe siècle, le protagoniste masculin manque à ses promesses ou, pire, tombe amoureux de l’épouse de son roi. Prêts à faire face à tous les défis, à se battre contre les forces du mal, leurs héros ne savent pourtant pas se défendre contre l’oubli, la distraction ni l’amour. Ils ne peuvent pas toujours concilier la place éminente qu’ils occupent dans le monde avec le respect qu’ils doivent à leur dame et à leur roi. Dans une société fondée sur l’action et le dévouement personnels, la loyauté, trait essentiel, est particulièrement vulnérable.
Yvain, par exemple, déroge aux lois de la loyauté sans s’en rendre bien compte, mais par la suite reconnaît son erreur et la répare. Ayant passé l’épreuve du courage, gagné l’amour de Laudine et obtenu la promotion au rang de seigneur, Yvain a encore du chemin à faire : sans peur, il n’est pas sans reproche. Lorsque son ami Gauvain invite Yvain à retourner pour un temps à la cour du roi Arthur afin de jouter et de lutter avec ses amis de jeunesse, Laudine donne son accord à condition que son nouvel époux retourne après un an (trois mois dans la version du Mabinogion) et, dans le roman de Chrétien de Troyes, lui confie un anneau qui protège les amoureux fidèles. Yvain promet de respecter le délai, mais oublie de rentrer. Un an plus tard (trois ans dans le Mabinogion), Lunette, la compagne de Laudine, arrive à la cour du roi Arthur, rend publique la déloyauté d’Yvain, et reprend l’anneau de sa dame. Ce qui suit est sans nul doute un des moments les plus émouvants du cycle arthurien. Yvain se rend compte non seulement qu’il a perdu sa bien-aimée, mais aussi que son nom et son honneur ont été discrédités aux yeux de ses pairs. Accablé de douleur, il perd la raison, déchire ses vêtements et court se cacher dans la forêt. Rien de pareil ne saurait se passer dans un roman hellénistique où les protagonistes, infaillibles, se remettent aux soins de la Providence, sans faire attention à l’opinion de ceux qui les entourent. Pour Yvain, qui appartient au monde et aspire à le dépasser, la perte du prestige exige l’auto-exclusion.
Un lecteur contemporain aurait le droit de s’étonner : pourquoi ce jeune chevalier, qui vient d’épouser la femme de ses rêves, l’abandonne aussitôt après les noces pour une raison à vrai dire frivole et pour si longtemps ? Et pourquoi donne-t-elle son accord ? Dans un roman de Flaubert une situation de ce genre serait impensable ; chez Gide, elle serait mise au compte de la sexualité non conformiste du personnage. Chrétien de Troyes n’écrivait cependant pas des romans du XIXe ou du XXe siècle. Les légendes dont il s’inspirait ne reproduisaient pas des faits observables, mais inventaient des situations exemplaires. Pourquoi Yvain devrait-il partir tout d’un coup chercher une fontaine magique, la trouver, la mettre en mouvement et par la suite tuer son défenseur légitime ? Non pas que les jeunes du XIIe siècle s’amusaient à chercher les sources magiques et à provoquer les seigneurs qui les gardaient, mais, dans un récit d’aventures légendaires, les chevaliers sont censés subir des épreuves qualifiantes afin d’être reconnus et promus. Pourquoi Yvain abandonne-t-il son épouse et oublie-t-il de revenir ? La raison n’en est pas que ce genre de départs étaient fréquents dans le duché de Champagne ou dans le royaume anglo-normand de l’époque, mais une nouvelle épreuve est nécessaire afin d’évaluer la maturité et la loyauté du héros. Loin de se dire que personne n’agirait de la sorte, le public de Chrétien de Troyes appréciait les gestes peu habituels du personnage.
La promesse mal tenue d’Yvain est le ressort du roman. Ayant échoué à prouver sa loyauté, le jeune chevalier doit à nouveau prouver sa valeur. Il retrouve son humanité perdue lorsqu’une demoiselle soigne ses blessures et un saint ermite partage sa nourriture avec lui. Dans la forêt, Yvain rencontre et sauve un lion, dont la gratitude et la dévotion réveillent son courage. Sous le nom de « Chevalier au lion », le visage caché sous la visière, Yvain secourt une demoiselle qu’un géant et ses serviteurs se préparent à violer, libère un nombre de jeunes femmes exploitées par leur maître, et met fin à une dispute judiciaire concernant l’héritage de deux sœurs. Champion de la justice, Yvain aide les femmes persécutées à retrouver leur dignité sexuelle, le juste salaire pour leur travail et l’accès à la richesse. Ayant prouvé qu’il est redevenu un vrai chevalier, il retourne au château de sa bien-aimée.
L’AMOUR,
CHASTE ET ADULTÈRE
Dans Yvain de Chrétien de Troyes les tâches du chevalier et la loyauté maritale sont à la fin mises en accord. Cette solution est possible parce que Yvain éprouve pour Laudine un amour chaste et légitime. Trois caractéristiques le définissent : l’amour chaste ne contrarie pas la mission du chevalier et surtout n’affecte pas son combat pour la justice ni ses devoirs envers ses supérieurs ; cet amour n’est pas une fin en soi, mais il conduit au mariage ; enfin, il est souvent asymétrique. Yvain rencontre Laudine et tombe amoureux d’elle un peu par hasard, à la suite de sa lutte avec le seigneur de la fontaine magique. Une fois amoureux, son seul but est le mariage, mais Laudine, elle, ne l’accepte pas sous l’impulsion du moment. Elle doit être courtisée, persuadée.
L’asymétrie permet aux femmes de bien peser les mérites de leurs prétendants et de daigner les écouter seulement si ces mérites sont incontestables. Elle est également présente dans les histoires d’amours illicites, telle la passion de Lancelot pour la reine Guenièvre dans Lancelot ou le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes (après 1177), où l’asymétrie souligne la différence de rang entre la dame et son amoureux courtois. Lorsque, cependant, la passion réunit deux amoureux qui s’opposent à la société, soit qu’il s’agisse d’un amour chaste mais contraire à la volonté des parents, comme dans Floris et Blanchefleur, ou lorsque la bien-aimée est destinée à épouser un autre homme, comme dans Cligès de Chrétien de Troyes (vers 1176) — ou, comme nous le verrons, dans Tristan —, le jeune homme et la jeune femme ont le coup de foudre, comme si la gravité de la situation abolissait les délais normalement requis par l’amour courtois.
L’amour dans les romans de chevalerie n’est cependant pas toujours chaste et légitime. Poursuivi pour lui-même, l’amour empêche le chevalier d’accomplir sa véritable tâche, la quête de la justice, et cette interruption, indigne de lui, mérite d’être punie. Dans le Parzival de Wolfram, les deux oncles du protagoniste, Anfortas, le roi blessé du château du Graal, et Trevrizent, l’ermite qui rend possible le retour de Parzival au château, ont chacun dans leur jeunesse choisi l’amour comme seule devise. À cause de cette erreur, sévèrement punie, la blessure d’Anfortas est incurable, alors que Trevrizent perd son rang de chevalier. Ouvertement adultère, l’amour de Lancelot pour l’épouse du roi Arthur transgresse le devoir de loyauté. Évidemment, cet amour ne peut pas conduire au mariage. Et pourtant il est tout aussi asymétrique, obsessif et frénétique que l’amour chaste à sa naissance. Cette frénésie, pourtant, ne présage rien de bon. Loin d’amoindrir la force martiale de Lancelot, l’amour coupable l’augmente : il délivre Guenièvre des mains de Méléagant, son ravisseur. Mais la déloyauté de Lancelot corrode le monde des chevaliers, contribuant indirectement à sa destruction, comme le raconte Le Morte d’Arthur de Malory.
L’histoire de Tristan et d’Iseut porte le conflit entre loyauté et amour à son apogée. Dans les versions racontées par Béroul et par Eilhart von Oberg, aussi bien que dans celles de Thomas de Bretagne et de Gottfried de Strasbourg, Tristan et Iseut, passionnément amoureux l’un de l’autre, agissent de la manière la plus déloyale à l’égard du roi Mark. Leur comportement est assez inhabituel. Il est vrai que dans la Chanson des Nibelungen, les deux héroïnes, Kriemhild et Brunehilde, nourrissent une haine inextinguible l’une envers l’autre et cachent habilement leurs sentiments. Brunehilde cause la mort de Siegfried, le premier mari de Kriemhild, qui organise plus tard la destruction des Bourguignons qui l’ont tué. Mais en tant qu’héroïnes épiques, ces deux femmes ont le droit de se mettre en colère, comme Achille dans l’Iliade, et, de plus, de cacher leur fureur. Les romans arthuriens, en revanche, décrivent d’ordinaire des personnages dont l’âme courbée, anima curva, peut certes faillir mais peut également regretter ses erreurs.
Tristan n’appartient pas à cette catégorie. Une énergie sauvage, un étrange manque de discipline parcourt son histoire et prête au personnage une redoutable profondeur — la profondeur de l’amour-passion, qui, à l’instar de la haine de Kriemhild et Brunehilde, doit rester invisible. Doté par la légende de toutes les perfections, Tristan n’est pas seulement un héros invincible, il sait charmer, connaît les règles de la stratégie, chasse comme un vrai professionnel, a un talent musical peu commun et parle couramment plusieurs langues. Et cependant, parce qu’il tombe amoureux d’Iseut, la princesse irlandaise destinée au roi Mark, oncle du protagoniste, le jeune héros devra mener une longue guerre de ruses et contre-ruses pour tromper le monarque et ses courtisans.
Tout comme sa beauté, son courage et sa générosité, la rouerie du personnage est présente dans toutes les variantes de l’histoire, à commencer par celle de Thomas (en français, vers 1160) et jusqu’à celle, en allemand, de Gottfried (avant 1210). Chose remarquable, bien que Tristan et Iseut se fatiguent parfois de mener une vie double, scindée entre la passion illicite et l’existence légale mais insupportable à la cour, leur déloyauté n’est jamais accompagnée de remords. L’amour, semblent-ils penser, supprime tous les autres devoirs. Cela n’est pas toujours le cas dans les romans qui racontent des amours illégitimes : Lancelot, par exemple, finit par se repentir amèrement de sa liaison coupable avec Guenièvre. Pourquoi Tristan oublie-t-il le devoir de loyauté si facilement et de manière définitive ?
Plus tôt dans le roman, Tristan affronte Morholt, puissant duc irlandais, qui arrive chaque année à Cornouailles pour lever le tribut qui lui est dû : or, argent, et, chose terrible, jeunes cornouaillais des deux sexes. Tristan le tue, mettant ainsi fin à cette situation si humiliante pour le roi Mark. Pendant le combat, Tristan est gravement blessé et puisque seule la reine d’Irlande, sœur de Morholt et mère d’Iseut, possède l’onguent capable de guérir la blessure, il part vers l’Irlande. Devant les marins irlandais envoyés pour contrôler son bateau, Tristan prétend être un marchand attaqué, dévalisé et blessé par les pirates. À la cour d’Irlande, il raconte la même histoire et supplie la reine de le secourir. Si celle-ci avait su que l’homme devant elle n’était autre que Tristan, le tueur de son frère, elle l’aurait assurément fait mourir, mais le croyant sur parole, elle l’accueille et le guérit.
Cet épisode est essentiel. La victoire de Tristan contre Morholt est un exploit qualifiant qui, normalement, aurait dû conduire à la promotion du chevalier, voire au mariage. Dans le cas de Tristan, cependant, la victoire n’est pas récompensée. Le roi Mark se rend bien compte de sa dette envers son neveu et le déclare héritier du trône, mais les courtisans envieux conseillent au roi de se marier. Tristan renonce à sa récompense et retourne en Irlande courtiser la belle Iseut pour le compte de son oncle. Ni Tristan ni le poète ne protestent. En renonçant, cependant, à sa récompense, Tristan semble admettre que le monde du pouvoir et du mariage n’est pas le sien.
Un autre monde, l’univers enchanté de l’amour, lui ouvre ses portes. Passionné et illicite, l’amour de Tristan et Iseut ignore le mariage, le pouvoir, les héritiers, les dynasties et les alliances. Ce sentiment est, de plus, symétrique : à la différence des belles dames qui laissent leurs chevaliers soupirer pendant longtemps avant qu’elles ne daignent les écouter, Iseut tombe éperdument amoureuse de Tristan très tôt dans l’histoire, en même temps que lui, sinon même avant. Dans la version de Gottfried, elle se conduit de manière amicale avec Tristan dès sa première visite en Irlande. Plus tard, lorsqu’il y retourne et la demande en mariage pour le roi Mark, Iseut remarque dans l’épée de Tristan une entaille qui a exactement la longueur et la forme de l’éclat d’acier trouvé dans la tête de Morholt. Elle comprend que Tristan est l’homme qui a tué son oncle. Il est là, devant elle, allongé dans un bain, sans armes. Elle tient l’épée dans sa main, mais la sympathie qu’elle porte à Tristan l’empêche de venger la mort de Morholt. La potion magique que les deux amoureux boiront plus tard n’a donc peut-être pas uniquement le rôle de les ensorceler, mais aussi celui de rendre plus plausible la situation d’une dame si haut placée qui tombe amoureuse et cède à son amant sans hésiter.
Peut-on conclure de l’histoire de Tristan et Iseut — comme l’a jadis fait Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident (1939) — que l’amour courtois est incompatible avec le mariage ? Pas du tout ; dans les romans arthuriens l’amour chaste qui conduit au mariage est aussi courtois et respectueux que l’amour illicite. Tristan, loin d’offrir le meilleur exemple d’amour courtois, est en réalité un des romans d’amour et de chevalerie les moins typiques. Gottfried s’efforce de souligner la singularité de son histoire. Comment ne pas trouver étrange cette passion qui crée son propre univers, qui garde les amants dans une sorte d’extase et les persuade d’abandonner le monde commun ? Vues du haut des sommets de l’amour, les lois de la chevalerie, y compris celle de la loyauté, ne signifient plus grand-chose et, en effet, les deux amoureux n’éprouvent ni conflit intérieur ni scrupule concernant leurs gestes. Leur tentative de laisser pour compte le monde commun peut bien paraître une source de félicité, mais elle a aussi sa part de chagrin. Cette tentative offre le plaisir de tromper ou simplement de quitter les êtres humains qui, on le comprend, condamnent les amours illicites, mais elle ne conduira jamais à la stabilité ni à l’épanouissement. Beaucoup plus tard, Tristan und Isolde de Richard Wagner développera le potentiel tragique de cette idée en représentant la lutte sans espoir des deux amoureux contre le monde et l’extase qu’ils atteignent lorsqu’ils le quittent. Gottfried ne va pas si loin. Son roman attire élégamment l’attention sur les habiles manœuvres des deux protagonistes, sur leurs joies et sur leur tristesse, rarement séparables. Séduisant, enivrant, l’amour adultère ne réussit pourtant pas à accomplir l’idéal chevaleresque : maintenir les amoureux dans le monde, tout en les élevant au- dessus du monde.
LE DEVOIR DE PIÉTÉ
Le cycle du Graal ajoute aux idéaux de chevalerie une forme particulière de piété chevaleresque. Suivant l’exemple de Perceval ou le Conte du Graal, roman inachevé de Chrétien de Troyes, le Parzival de Wolfram von Eschenbach raconte les exploits d’une âme forte qui a un point faible, dans ce cas le mélange de naïveté, timidité et incapacité de saisir rapidement les enjeux des situations. Et tout comme dans les autres romans de chevalerie de cette époque, les actions du protagoniste sont bien motivées. Dans Yvain de Chrétien de Troyes, l’accès de folie du héros a lieu lorsqu’il comprend sa faute ; dans le Tristan de Gottfried, le protagoniste se réfugie dans l’amour lorsque la société ne récompense pas ses exploits. La naïveté de Parzival est une conséquence de son éducation. Sa mère, Herzeloyde, a perdu son mari bien-aimé Gahmuret lors d’une joute qui a eu lieu à l’autre bout du monde, à Baldac (Bagdad). Ayant fait vœu que son fils ne sera jamais chevalier, elle l’élève au cœur de la forêt, loin des chevaliers et des armes. Un jour, pourtant, le jeune garçon aperçoit un groupe de chevaliers armés de pied en cap, qui lui semblent être des dieux. Il se rend sans délai à la cour du roi Arthur pour se faire adouber.
Les chevaliers peuvent bien avoir l’air divin, ils ne sont pas le vrai Dieu. Par-delà les vertus chevaleresques que le jeune homme s’applique à apprendre, une vocation plus haute l’appelle. Dans sa simplicité, il n’est d’abord pas capable de l’entendre. Conduit par un pouvoir mystérieux au château du Graal, Parzival rencontre son oncle Anfortas, le roi blessé, et assiste au festin du Graal — un plat en hyacinthe grenat qui nourrit miraculeusement l’assistance. Il a été convoqué au château pour une raison bien précise : s’il avait su s’apitoyer sur la souffrance du roi en lui posant des questions sur sa maladie, celui-ci aurait été guéri et le jeune homme aurait été déclaré son successeur. Mais Parzival ne dit mot et le lendemain il découvre que le roi et sa cour ont disparu.
Le récit compliqué et majestueux de Wolfram contraste fortement avec l’élégance discrète du Perceval de Chrétien de Troyes. Riche en personnages et en épisodes, le Parzival allemand évoque, entre autres, l’heureux temps où les chrétiens et les non-chrétiens se faisaient face en vrais chevaliers tenus par les lois de l’honneur — les aventures de Gahmuret en Afrique et au Moyen-Orient en offrent un exemple éloquent. D’autres combats ont lieu dans un espace plutôt flou qui mélange les paysages ibériques avec la France occidentale, l’Angleterre et le pays de Galles. C’est là que Gauvain, vrai modèle de vertu chevaleresque, couronne sa carrière en s’emparant du Château Merveille et en remettant en liberté les nobles dames que le sorcier Klingsor avait emprisonnées.
Le chemin de Gauvain et celui de Parzival se croisent souvent, mais les deux guerriers ne rivalisent jamais. Le domaine de Gauvain est le monde terrestre, avec ses dangers martiaux et magiques. Son conflit avec Klingsor, dépourvu de résonances religieuses, représente, à l’instar du combat d’Yvain à la fontaine magique, un des nombreux défis qu’un chevalier sans peur doit affronter. Lorsque, au XIXe siècle, Wagner a écrit le livret de son opéra Parsifal, il a incorporé le combat purement séculier de Gauvain contre Klingsor à la quête spirituelle de Parzival. Dans cet opéra, Parsifal accomplit aussi bien les exploits de Gauvain que les siens, alors que Klingsor se métamorphose en chevalier déchu du Saint Graal. Dans l’histoire racontée par Wolfram, en conformité avec les croyances médiévales, la magie ne représente pas le rejet de la religion : elle appartient au monde humain et puisque Parzival en dépasse les bornes, vaincre Klingsor n’est pas sa tâche.
Cela ne veut pas dire que le héros de Wolfram ne doive pas prouver sa vaillance. Une fois que Parzival surmonte sa naïveté juvénile, il gagne sans difficulté tous les combats. Son seul défaut est maintenant la colère contre Dieu. Après avoir erré pendant des années en cherchant en vain Anfortas et le château du Graal, Parzival rencontre un jour — celui du Vendredi Saint — l’ermite Trevrizent auquel il confie sa douleur. L’ermite le gronde et lui tient un long sermon sur l’amour et la puissance de Dieu. Wagner a bien saisi l’importance du moment, dont quelques échos se font entendre au début du troisième acte de son Parsifal. Mais à la différence d’Yvain, Parzival ne s’expose pas à de nouveaux dangers pour racheter sa faute. Lorsque le temps sera venu, la force du Graal l’attirera de nouveau à Monsalvat, où, cette fois, il posera au roi blessé la question qui mettra fin à ses souffrances. Parzival sera oint chevalier du Graal et dirigera la communauté monastique modelée d’après l’ordre des Templiers. Il gardera pourtant son amertume et son désespoir jusqu’au moment où Trevrizent lui apprendra que sa révolte contre Dieu a précisément été la raison pour laquelle le Tout-Puissant a pris pitié de lui. La rédemption de Parzival n’exige pas la rupture avec son passé : son insoumission et sa piété ne font qu’un aux yeux de Dieu.
Si Parzival de Wolfram réussit la synthèse entre l’éthos chevaleresque et l’élan vers la piété, plus tard, dans La Quête du Graal, l’idéal de chevalerie ne jouera qu’un rôle purement ornemental, laissant la place d’honneur au symbolisme religieux. La Quête, qui fait partie du Lancelot en prose, longue suite d’aventures écrite elle aussi en prose, en français, au début du XIIIe siècle, est une œuvre inoubliable, mais pas pour les raisons qui font le succès d’un bon roman. Dépourvue de motivations plausibles et de suspense, l’histoire prend la forme d’une longue cérémonie aux étapes annoncées longtemps à l’avance et dont le sens symbolique est périodiquement révélé sur un ton solennel. Cinq chevaliers du roi Arthur, Lancelot, Bors, Perceval, Gauvain et Galahad sont appelés à s’engager dans la quête merveilleuse du Saint Graal. Leurs aventures n’appartiennent pas au monde de tous les jours, mais font signe vers une sphère plus haute, difficile à saisir et comprendre.
À chaque pas, un saint homme arrive pour expliquer le sens religieux des événements. Perceval, par exemple, seul au sommet d’une montagne, assiste au combat entre un lion et un serpent magique, se précipite pour tuer le serpent et, comme Yvain dans le roman de Chrétien de Troyes, devient ami du lion. S’endormant, il voit en rêve deux dames, dont une chevauche un lion et l’autre un serpent. Lorsqu’il se réveille, un homme vêtu en prêtre lui fait savoir que la dame montée sur le lion signifie la Nouvelle Loi, le lion étant le Christ messager de la foi et de l’espérance. Les chevaliers rencontrent d’autres prêtres et moines qui leur dévoilent la Légende de l’Arbre de Vie, l’histoire des Trois Tables — celle de la Cène, celle de Joseph d’Arimathie et la Table Ronde du roi Arthur —, et le voyage du Graal de la Terre Sainte en Bretagne. Tous ceux qui participent à la quête avancent sur la bonne voie, mais seul Galahad, véritable incarnation du chevalier et du croyant parfait, aura le privilège d’entrevoir le Saint Graal au moment de sa mort. Arthurienne en apparence, La Quête du Graal raconte l’union mystique des hommes avec Dieu.
La différence avec les Éthiopiques d’Héliodore est frappante. Alors que dans le roman hellénistique l’âme forte des protagonistes établit une alliance stable, permanente avec la Providence, dans La Quête la divinité tente les chevaliers, les met à l’épreuve, leur tend des pièges, les laisse hésiter, errer, parfois perdre l’espoir. Elle demeure cachée, incompréhensible. D’ordinaire dans les romans de chevalerie les protagonistes s’efforcent de montrer à la fois qu’ils participent aux soucis de leur monde et qu’ils les dépassent. La Quête perturbe leur assurance, affaiblit leurs liens avec l’univers visible et corrode leur fierté.
Quant à la religion, comme dans la plupart des romans de chevalerie, elle demeure toujours proche des éléments magiques hérités des vieilles légendes et contes merveilleux. Si la fontaine enchantée dans Yvain, le Château Merveille dans Parzival, le filtre amoureux dans Tristan ont une importance considérable, dans le cycle du Graal ce genre d’éléments ont encore plus de poids, créant un mélange poétique entre christianisme et magie. Plus tard, dans beaucoup de romans de chevalerie en prose, dont Amadis de Gaule et Palmerin d’Angleterre, la multitude de sorciers, sorcières, géants, nains, animaux doués de parole et objets aux pouvoirs surnaturels font disparaître toute trace chrétienne.
AMADIS :
LA PERFECTION ET LA RÉVOLTE
Le chevalier légèrement imparfait qui arrive à corriger son seul défaut est un des traits les plus émouvants des premiers romans arthuriens. Avec le passage du temps, cependant, les récits de chevalerie décrivent de plus en plus souvent des chevaliers parfaits. D’ordinaire, ces chevaliers se contentent d’accomplir leurs devoirs de justice et de courtoisie, mais parfois ils sont appelés au service d’un autre idéal : la révolte contre la tyrannie. La révolte est un élément essentiel dans Amadis de Gaule, la principale cible de Cervantès dans sa polémique contre les romans de chevalerie. Oublié aujourd’hui — sauf dans les pays de langue espagnole —, Amadis de Gaule est un ouvrage remarquable qui, à la différence des romans arthuriens en vers, peu lus à partir du XVe siècle, a enchanté ses lecteurs jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’Amadis, il est vrai, juxtapose presque sans transition des masses textuelles hétérogènes, dues assurément à des plumes différentes : le premier livre, consacré à l’éducation guerrière du héros, ressemble peu au deuxième, qui raconte les tribulations amoureuses du chevalier, et encore moins aux deux dernières parties de l’œuvre, dont le ton et la morale mettent en question l’ancien esprit de chevalerie. Au XVIIIe siècle l’esthétique néoclassique condamnait les anciennes cathédrales à chœur romain, transept gothique et jubé baroque, dont elle méprisait l’irrégularité barbare, mais après le retour d’intérêt, au XIXe siècle, pour l’architecture médiévale, cette condamnation a fini par paraître excessive. De la même manière, Amadis peut sembler à première vue une œuvre étrange et compliquée, mais à la fin ce roman dégage, tels les immenses sanctuaires bâtis au long des siècles, une imposante unité d’inspiration.
Un des éléments de cette unité est la perfection sans faille d’Amadis. Aucun moment de faiblesse, aucune hésitation, aucun défaut secret ne touche son âme, toujours forte, toujours sincère tout au long de ses aventures. Au premier livre, la loyauté et le combat pour la justice occupent la place d’honneur ; ceux qui les transgressent sont cruellement punis. Au chapitre XIII, surpris par la nuit dans une contrée inconnue, Amadis frappe à la porte d’un château et demande hébergement. Le châtelain du nom de Dardan refuse d’ouvrir la porte, se moque d’Amadis, et, pis, décline l’offre de combat. On apprend bientôt que Dardan, souhaitant gagner la faveur d’une demoiselle, persécute injustement la belle-mère de celle-ci. Amadis défie Dardan au combat singulier et, après l’avoir vaincu, lui fait grâce. Or la demoiselle qui demandait à Dardan de persécuter l’innocente belle-mère n’éprouve aucun scrupule à abandonner son chevalier et à s’offrir séance tenante au vainqueur du tournoi. Dardan subit ainsi l’iniquité qu’il a fait subir aux autres : pris de désespoir, il met fin à ses jours.
L’amour courtois, chaste et fidèle, est le sujet du deuxième livre. Mais un sentiment si parfait peut-il surgir dans un cœur humain ? La belle Oriane en doute. Soupçonnant Amadis, elle lui interdit de jamais se présenter devant elle (chapitre XLIV). Réduit au désespoir, Amadis choisit l’exil auprès du saint ermite Nascien, au fond des forêts. Le plus accompli guerrier du monde doit s’abandonner sans réserve à l’autorité de sa bien-aimée pour la bonne raison que le pouvoir de la dame agit directement sur les qualités guerrières du protagoniste et que sans l’influence quasi astrale d’Oriane, Amadis se voit mystérieusement privé de sa vaillance. Toute la force et toute l’indépendance d’Amadis, nous dit le deuxième livre, viennent d’Oriane qui, telle une déesse, le domine et le protège.
Participation et supériorité — les deux rôles du chevalier — sont ici partagées par sa dame. Investis tous les deux d’une autorité transcendante, tout en accomplissant les tâches qui leur reviennent dans la vie de la communauté et dans celle du couple, Amadis et Oriane sont inclus dans le circuit des aventures terrestres, où ils sont sujets, en tant qu’êtres humains, à l’adversité et au désir, mais circulent en même temps sur une orbite céleste, d’où ils influent, invincibles, incorruptibles, sur le destin de leurs prochains. Entièrement humains et pourtant doués d’une force magique, ils agissent à la fois dans le monde et loin au-dessus du monde.
Après la brutalité du début féodal et la douceur amoureuse du deuxième livre, le roman dérive vers la description — grandiose — de vastes conflits entre le roi Lisuart, que le temps a métamorphosé en tyran, et ses chevaliers déçus. Au devoir de chevalerie et à celui de courtoisie succède maintenant le devoir de révolte. Le prince romain Patin, l’incarnation même de l’esprit discourtois, tombe amoureux d’Oriane, dont il demande la main. Mariée en secret à Amadis, Oriane est horrifiée, mais le roi Lisuart son père, flatté par l’espoir d’une alliance avec Rome, accorde au prétendant la main de sa fille. La décision du roi est profondément blessante pour ses chevaliers, dont les principes exigent le respect de la volonté des femmes : un grand conflit armé s’ensuit. Devenus politiciens, Amadis et Lisuart envoient des ambassadeurs aux cours amies pour demander leur appui. Lentement, deux vastes coalitions de chevaliers se forment, alors qu’une troisième armée rassemblée par le sorcier Arcalaus et par le roi Arabique attend le résultat de la confrontation pour attaquer le vainqueur et s’assurer de la suprématie universelle. Amadis, bien entendu, gagne la bataille, est couronné roi et cède la palme des aventures à son fils Esplandian.
Le rythme majestueux de la seconde moitié de l’Amadis — en particulier celui du quatrième livre — vient non seulement de la lenteur de l’intrigue et de la quasi-disparition des boucles épisodiques, mais aussi de la fréquence des discours sapientiaux qui agrémentent l’action. La défense des faibles et des persécutés au premier livre allait de soi ; dans le second livre le devoir de courtoisie exilait Amadis loin des hommes et l’obligeait à réfléchir dans la solitude ; ici, l’opposition à la corruption du pouvoir politique doit s’appuyer sur la raison discursive : le devoir de révolte rend l’éloquence nécessaire. Les héros se transforment en orateurs et les archaïques chevaliers apprennent à cultiver le langage de la sagesse et de la modération. On sait que cette conversion des mœurs discursives a eu un considérable retentissement. Publié en 1559, le Trésor des livres d’Amadis, recueil de discours pour toutes les occasions provenant de la traduction française du roman, a été réimprimé une vingtaine de fois et a connu des traductions en anglais et en allemand. L’esprit chevaleresque, enrichi de la rhétorique promue par la Renaissance, se met ainsi au service de la civilité humaniste.