Les romans idéalistes construisent laborieusement un vaste univers fictif fort différent du monde de la vie quotidienne et présentent cet univers comme une totalité cohérente. Selon cette méthode, que l’on pourrait appeler idéographique, l’univers imaginaire est façonné par une idée unificatrice que la multitude d’épisodes évoque inlassablement. La crédibilité des romans idéalistes ne découle pas de la familiarité du lecteur avec les détails racontés, et pour bien comprendre les œuvres conçues selon cette méthode, celui-ci n’a pas besoin de comparer chaque épisode ou détail à son expérience effective du monde. Le lecteur de ces romans est plutôt invité à saisir d’abord l’idée unificatrice qui les sous-tend — dans ce cas la séparation radicale entre l’homme et le monde sublunaire —, quitte à se demander par la suite si cette idée, dans son abstraction et son étrangeté, n’éclaire pas de manière globale l’univers tenu pour réel. Une fois saisie, cette idée a la vocation de mettre au jour le sens profond du monde dans lequel vit le lecteur, et non pas d’en éclairer les divers détails.
Le caractère abstrait de l’idée génératrice explique l’invraisemblance des romans qui la développent. C’est pour souligner la force de cette idée que ces romans idéalisent aussi bien leurs personnages que le milieu dans lequel ils évoluent, en simplifiant les qualités dont ils sont doués. Ces romans mettent en évidence les traits essentiels des personnages — la vertu de Chariclée, le courage généreux d’Amadis, mais également la lubricité et la cruauté d’Arsacé ou la ruse maligne d’Arcalaus le sorcier — au détriment des qualités accidentelles, qui sont laissées dans l’ombre. L’insistance sur les traits essentiels et l’exclusion des accidents engendre des êtres fictifs dont la richesse qualitative est relativement faible, mais dont les qualités atteignent chacune une intensité exceptionnelle. L’intrigue de ces œuvres est nécessairement répétitive dans la mesure où l’idée a besoin de déployer son identité à la fois dans le temps et dans l’espace — d’où le caractère duratif de ces romans et la nature panoramique de leur action. Enfin, le roman idéaliste est d’ordinaire raconté de manière impersonnelle (à savoir à la troisième personne), comme s’il s’agissait de communiquer au lecteur la force objective de l’idée fondamentale.
À sa manière, le genre picaresque prolonge la tradition de la représentation idéographique, tout en remplaçant la représentation d’une humanité exemplaire par celle de sa déchéance. À l’instar des romans idéalistes, le genre picaresque a l’ambition de susciter à travers la multiplicité épisodique une idée abstraite et inattendue de l’univers — qui est par ailleurs toujours celle de la séparation radicale entre l’homme et son milieu ambiant. Faisant écho aux épreuves des héros des Éthiopiques, les nombreuses aventures de Lazare de Tormes, de Don Guzmán de Alfarache, de Moll Flanders et de Roxane n’acquièrent leur sens que par la référence obstinée au caractère imprévisible et hostile de l’univers ambiant, que les picaros et les picaras endurcis dans leur méchanceté n’ont aucun scrupule de tromper. Les personnages, tout aussi idéalisés — dans le sens de la simplification qualitative — que les héros exemplaires du roman grec, médiéval ou pastoral, exhibent uniquement les traits qui coïncident avec l’idée unificatrice du roman. L’intrigue enfin, toujours durative et panoramique, scanne le temps et l’espace pour découvrir les incarnations exemplaires de cette idée.
Le roman picaresque diffère néanmoins de ses prédécesseurs idéalistes par l’emploi massif de détails familiers de la vie quotidienne et par le caractère testimonial, et donc moins pénétré d’objectivité, du récit à la première personne. Ces deux traits sont liés à la représentation de l’imperfection du monde plutôt qu’au désir d’en évoquer la vraisemblance, au sens moderne du terme. Comme dans la tradition comique, l’imperfection est saisie par le biais de la matérialité et du concret, qui sont mis au service de l’idée unificatrice du texte. Le lecteur de La Vie de Lazarillo de Tormes et de Roxane n’est pas censé accepter d’abord la fiabilité du texte en s’appuyant sur l’exactitude des détails concrets pour en extraire par la suite la vérité morale. La lecture de ces œuvres exige, au contraire, que l’on comprenne d’emblée l’idée directrice du texte — la séparation entre l’homme et son milieu —, les détails familiers, concrets et bas permettant au lecteur de bien situer cette idée dans le registre moral approprié, celui de la bassesse. Le récit à la première personne est lui aussi un moyen de souligner le caractère vil des protagonistes, dont nul autre qu’eux-mêmes ne voudrait ni ne saurait discourir. Tout comme l’abondance des situations exotiques et le discours objectif incitent le lecteur des Éthiopiques à méditer sur le sens général de l’aventure humaine, la multitude d’objets familiers notés dans La Vie de Lazarillo et dans Moll Flanders, ainsi que le ton confessionnel du récit n’ont pas pour fin dernière la représentation fidèle du monde ambiant (ces histoires étant dans leur totalité aussi invraisemblables que celle de Chariclée ou d’Amadis), mais la formulation d’une hypothèse abstraite sur l’imperfection morale de celui-ci.