À mi-chemin entre, d’une part, les grands romans idéalistes racontant les aventures des héros à l’âme forte qui traversent le vaste monde et, d’autre part, les nouvelles dont les personnages, confinés dans un espace restreint, suivent les mouvements de leur cœur, un genre intermédiaire, la pastorale, imagine une Arcadie isolée et ostensiblement fictive, au sein de laquelle de jeunes gens qui, tels les personnages des récits élégiaques, ne vivent que pour l’amour, oscillent entre la maîtrise de soi et la faiblesse et passent de l’inconstance à la fidélité, sans que pour autant leur imperfection et leurs comportements parfois répréhensibles empêchent la lumière de la beauté de baigner pleinement l’univers qu’ils habitent.
L’Arcadie, pays éloigné dont les habitants mènent la vie paisible des bergers et des cueilleurs de fruits, a été célébrée par Théocrite dans ses poésies sur la vie au milieu de la nature (IIIe siècle av. J.-C.) et par Virgile dans ses Églogues (37 av. J.-C.). Plus tard le décor pastoral réapparaît chez Pétrarque, Garcilaso de la Vega, Clément Marot et John Milton, aussi bien que dans les poèmes épiques de la Renaissance qui incorporent parfois un épisode arcadien, comme c’est le cas dans Jérusalem délivrée par le Tasse (1581) et dans La Reine des fées (The Faerie Queene) de Spenser (1590). Les limites étroites de l’Arcadie conviennent particulièrement bien au théâtre, comme le montrent Aminte par le Tasse (1573), Il Pastor fido de Guarini (1590) et Comme il vous plaira de Shakespeare (vers 1599).
Concernant le roman pastoral, Daphnis et Chloé de Longus (IIe siècle) n’a été traduit dans les langues modernes qu’après 1599, probablement trop tard pour exercer une véritable influence sur un sous-genre narratif que d’autres auteurs avaient déjà réinventé. Ni l’Ameto de Boccace (intitulé aussi Comedia delle ninfe fiorentine, 1341) ni L’Arcadie de Iacopo Sannazaro (1504) ne dépendent du récit de Longus mais s’inspirent plutôt de Théocrite, de Virgile et, dans le cas de Sannazaro, de leurs disciples italiens du XVe siècle. La Diane de Jorge de Montemayor (1559), le plus grand succès du genre au XVIe siècle, ainsi que la Galatée de Cervantès (1585) se placent dans la tradition de Sannazaro. La première Arcadie (Old Arcadia) de Philip Sidney (1580), et L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1627), qui cherchent à donner au genre une forme stable et harmonieuse, demeurent proches du modèle offert par Sannazaro, Montemayor et Cervantès.
L’ÂGE D’OR
L’Arcadie imaginée par ces auteurs évoque un monde où la division du travail et les hiérarchies sociales qu’elle implique ne se sont pas encore établies. Dans ce monde, les êtres humains, vivant encore de la générosité de la nature, ne se sont pas encore entièrement soumis au régime de la propriété privée. Comme don Quichotte le dit si bien, dans l’âge d’or les hommes ignorent « ces deux mots : meum et tuum » (Don Quichotte, première partie, chap. XI), ne travaillent pas pour vivre mais se nourrissent des fruits des arbres, et par conséquent sont gouvernés par la paix, l’amitié et la concorde. La vie pastorale relève d’un stade relativement plus avancé, car bien que les pâturages appartiennent à toute la communauté, les troupeaux ont chacun son propriétaire et la distinction entre meum et tuum n’est pas entièrement ignorée. Guidés mais pas gouvernés par une caste de prêtres chargés d’observer la marche des étoiles et de prier les dieux, les Arcadiens sont libres, sereins et pieux.
Par voie de conséquence, l’invention de l’agriculture — lorsque la charrue force la nature à porter fruit — change profondément les choses. Elle exige une vie de labeur, promeut la propriété privée de la terre, et conduit inévitablement à la division du travail. Les connaissances astronomiques sont encore plus nécessaires aux agriculteurs qu’aux éleveurs d’animaux, ce qui renforce le rôle des prêtres qui étudient les étoiles et conversent avec les dieux. Les laboureurs produisent maintenant plus que ce qu’ils consomment, le surplus pouvant être entreposé pour usage ultérieur, comme Joseph le conseille au pharaon dans le récit biblique (Genèse, XLI, 33-36). Les réserves de nourriture attirent cependant les prédateurs, d’où la nécessité d’entretenir une armée pour les défendre. L’agriculture finit par diviser durablement les peuples en trois états sociaux : ceux qui travaillent, ceux qui portent les armes et ceux qui observent le ciel et prient. Ayant violé la Terre, la société devra désormais subir le pouvoir des hommes sur les hommes et le fléau de la guerre. Ce stade une fois atteint, comment ne pas rêver d’un temps antérieur à la contrainte et d’une place où l’ancienne manière de vivre subsiste encore ?
L’Arcadie incarne ce rêve. Elle est peuplée par de paisibles bergers qui vénèrent les dieux païens et fréquentent librement les nymphes et autres créatures magiques. Les états voisins peuvent bien être sujets à la violence et à la guerre, leurs mœurs n’en restent pas moins étrangères aux Arcadiens et à leur pays imaginaire. Le royaume d’Éthiopie dans les Éthiopiques et la cour du roi Arthur dans le cycle arthurien proposent des modèles normatifs d’une grande généralité. L’Arcadie, en revanche, est conçue comme une exception à la règle : « Ces forêts ne sont-elles / Plus loin du danger que la Cour pleine d’envie ? » s’exclame le Duc exilé dans la forêt d’Arden (Shakespeare, Comme il vous plaira, II, 1, v. 3-4). « Nous ne sommes soumis ici qu’à la peine d’Adam » — à savoir la mort —, ajoute-t-il judicieusement. Cette vie peut bien convenir à certains, mais est loin d’offrir un idéal fiable au reste de l’univers — avec lequel, par ailleurs, les contacts demeures minimes. De temps en temps, des personnages malheureux — le Duc et ses compagnons dans Comme il vous plaira, par exemple — s’y réfugient, parfois des habitants de l’Arcadie cherchent fortune ailleurs, mais la plupart du temps derrière les montagnes et les forêts qui l’entourent l’Arcadie demeure seule et irréelle.
L’absence de conflits internes, renforcée par le sentiment d’être à l’abri des conquêtes, permet aux paisibles habitants de se faire confiance les uns aux autres, de partager leurs joies et leurs chagrins, de vénérer les mêmes dieux et de célébrer ensemble les mêmes cérémonies. L’Arcadie abrite une société confiante, compréhensive, qui accepte ses membres tels qu’ils sont, avec leurs qualités et leurs défauts. La seule autorité parfois difficile à accepter est celle des parents lorsqu’ils préparent pour leurs enfants des mariages indésirables, mais comme ces parents demeurent à l’arrière-plan, les conflits ouverts n’ont pas lieu. Place charmante et paisible, locus amœnus, l’Arcadie favorise l’otium, le loisir, et fait en sorte que les bergers passent le plus clair de leur temps à rêver, aimer, composer des vers et chanter. Libres de toute adversité extérieure, les Arcadiens s’adonnent aux sentiments les plus tendres et à la réflexion la plus calme. L’amour, un amour chaste, est, dans la plupart des cas, le seul souci de ces cœurs délicats.
LES PASTORALES IDYLLIQUES
ET CONTEMPLATIVES
Dans sa version idyllique, le roman pastoral présente l’amour comme un sentiment naïf et bénéfique conduisant au mariage et à l’intégration dans la société. Dans Daphnis et Chloé de Longus, par exemple, les deux adolescents sont attirés l’un par l’autre, Daphnis est ensuite séduit par une femme plus âgée qui lui enseigne l’art de faire l’amour, après quoi les jeunes se marient. Dans l’idylle, l’amour est simple et naturel ; il atteint à ses fins sans rencontrer d’obstacle. Cette version du roman pastoral a contribué au renouveau d’intérêt pour le genre au XVIIIe siècle, mais n’a eu presque pas d’influence sur les pastorales de la Renaissance.
Les auteurs du XVIe siècle ont élaboré un autre type de pastorale, qui met l’accent sur l’aspect contemplatif de la vie en Arcadie. Dans le tableau Et in Arcadia ego de Nicolas Poussin, les trois jeunes bergers qui déchiffrent ces mots latins gravés sur une pierre tombale acceptent avec un doux sourire ce rappel de leur mortalité. De la même manière, les personnages des pastorales de la Renaissance réfléchissent calmement à leur amour en termes poétiques et philosophiques. Un roman pastoral ne raconte pas simplement une histoire. Il comprend également des passages lyriques et des conversations subtiles que le goût des siècles ultérieurs n’acceptera plus.
Les réflexions sur l’amour suivent l’enseignement néoplatonicien de Marsile Ficin, dont le commentaire du Banquet de Platon écrit autour de 1475, reformulé par les Dialogues d’amour de León Hebreo (1535) et le Libro de natura de amore (1525) de Mario Equicola, a mis sa marque sur tous les romans pastoraux du XVIe et XVIIe siècle. Dans ces romans Éros est une force cosmique qui élève les êtres humains vers le Un, source transcendante du beau, du bien et du vrai. L’orientation néoplatonicienne est explicite dans L’Arcadie de Sannazaro, aussi bien que dans Diane, Galatée, la première Arcadie de Sidney et L’Astrée, textes qui regorgent de sermons et de débats sur la nature de l’amour.
Dans la pastorale de Sannazaro, le prêtre-berger apprend aux autres bergers comment guérir les souffrances de l’amour non partagé. Dans la Diane de Montemayor, la sage Félicie rassemble ses disciples dans son palais caché dans la forêt et orné de sculptures d’anciens dieux et héros. Sirène, le protagoniste masculin, demande à Félicie la raison pour laquelle l’amour, censé être né de la raison, ne l’écoute jamais. La longue réponse de celle-ci paraphrase un passage des dialogues sur « L’amour humain et le monde des passions » de León Hebreo. Dans la Galatée de Cervantès, un débat semblable a lieu dans la pinède où les bergers se rassemblent autour d’une fontaine pour prendre leur sieste. Lenius rejette l’amour. Pour lui répondre, Tirsius propose la distinction entre le vrai visage rayonnant de l’amour et les circonstances terrestres qui peuvent l’obscurcir. La figure du prêtre réapparaît dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Le druide Adamas explique au jeune Céladon comment l’amour fournit à l’univers sa loi : Amour est la raison pour laquelle Dieu a créé l’univers, il est également la norme qui gouverne la multitude des créatures. Parmi les choses insensibles, l’amour s’appelle sympathie — au sens d’affinité alchimique —, les animaux connaissent le désir de perpétuer leur espèce, enfin, en principe, les hommes devraient aimer « Dieu en ses créatures, et les créatures en Dieu1 ».
Or il existe chez les hommes plusieurs variétés d’amour, et si la plupart des personnages, sachant que l’âme est plus parfaite que le corps, aiment selon l’esprit et non pas selon la chair, certains se contentent d’aimer de manière imparfaite la beauté fragile et passagère des corps. Les amoureux éclairés, tel, dans L’Astrée, le berger Sylvandre, tiennent l’amour sensuel pour impossible : « car celuy qui aime, n’a point de plus violent désir que d’estre aimé de la chose aimée ; mais n’est-il pas impossible que celuy qui n’aime que le corps, en soit aimé, d’autant que l’amour peut estre seulement en l’ame ? » Tel Pygmalion, les êtres sensuels sont amoureux d’un marbre. Si, par ailleurs, l’être aimé était mort, en aimerait-on le corps ? Difficile de savoir, répond l’inconstant et sensuel Hylas ; une chose est néanmoins certaine, c’est que si l’être aimé n’avait point de corps, Hylas ne l’aimerait pas, puisque ce corps est « l’ouvrage des dieux le plus beau et le plus parfait ». Comme la force cosmique d’Éros, avant de couler l’univers dans le moule de la multiplicité, dégage une énergie créatrice irrésistible, il n’est guère étonnant que son œuvre déroute les plus faibles parmi les mortels, dont le berger Hylas, qui ne sait pas se défendre contre la surabondance de beauté et d’énergie érotique qui inondent le monde, surabondance qu’il appréhende naïvement par le biais de la quantité : « lors que j’entreprends d’aimer une dame, déclare-t-il, je regarde incontinent quelle est sa beauté […]. Et soudain, je fais un amas d’amour en mon ame, esgal au prix et à la valeur qui est en elle, et lors que j’ayme, je vay despendant cet amas d’amour, et quand je l’ay tout employé au service de celle pour qui je l’avois ammassé, il ne m’en reste plus pour elle. »
AMANTS DÉLAISSÉS,
TRANSPORT POÉTIQUE
Comme le montrent ces débats, l’Arcadie ne protège pas toujours ses habitants des formes moins louables d’amour. Affligés par le contraste entre l’amour idéal et les comportements qui restent en deçà de ses exigences, les bergers d’Arcadie, fort malheureux, sont toujours prêts à se lamenter. À part quelques exceptions, dont Galatée et Élicien dans la Galatée de Cervantès, l’amour leur apporte chagrins et misère. Il les trouble, il les met à l’épreuve, il les égare sur les sentiers sinueux du doute, de la déception et de la jalousie. Le but de ses souffrances est de guider les bergers vers l’amour incorruptible, mais le chemin est difficile et plein d’embûches.
Notamment, ces épreuves favorisent la timidité, la susceptibilité et, assez souvent, la tendance à se résigner. Dans les romans de chevalerie l’amour, fût-il chaste ou adultère, afflige et désoriente ses victimes, les perturbe et les décourage. Lancelot demande humblement la faveur de Guenièvre ; à cause des soupçons mal fondés d’Oriane, Amadis se cache dans la forêt sous le nom de Beau Ténébreux. Les romans de chevalerie célèbrent néanmoins la force et la pérennité des sentiments alors que dans la pastorale l’amour est souvent douloureux, obsessionnel, fragile. Le personnage typique de la pastorale à la Renaissance est l’amant délaissé, hésitant, vulnérable, souvent incapable d’inspirer l’amour. En fin de compte le couple instable arrive la plupart du temps à goûter le bonheur. Mais parce que en Arcadie l’amour est fréquemment le résultat d’un pouvoir cosmique, impersonnel, plutôt que d’un choix individuel, et parce que les personnages de pastorale sont loin d’avoir la force des héros des romans hellénistiques ou de chevalerie, le dénouement heureux n’est jamais garanti.
Perdus dans leurs pensées, ces amoureux rompent de temps en temps le silence pour réciter ou chanter leurs chagrins, comme si les prés et les bosquets d’Arcadie étaient une scène sur laquelle les bergers étaient appelés à jouer leur rôle mélancolique. Dans un des moments les plus fréquents au sein de ces pastorales, un berger ou une bergère se promenant dans les bois seuls ou accompagnés par un ami entendent par hasard l’églogue solitaire d’un berger inconnu. Les passants l’écoutent, se renseignent sur les chagrins du chanteur et lui promettent de l’aider. Le chanteur leur raconte son histoire, qui rend compréhensibles ses envolées lyriques de tout à l’heure.
Dans L’Arcadie de Sannazaro, la poésie occupe la place principale, au point que les histoires des bergers amoureux semblent n’être là que pour assurer le passage d’une belle églogue à la suivante. Montemayor et Cervantès parsèment la Diane et la Galatée d’églogues, sonnets, triplets composés dans tous les genres de vers disponibles à l’époque en espagnol. Ce sera bientôt le cas de la première Arcadie de Sidney et de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, où, comme chez Montemayor et Cervantès, la poésie rehausse la beauté et la noblesse du récit en prose.
ACTEURS LANGUISSANTS,
INTRIGUES SECONDAIRES
Avec toutes ces poésies et ces conversations philosophiques, l’action de la pastorale a moins de chances de se développer, en sorte que dans la plupart des premières pastorales de la Renaissance l’intrigue principale laisse à désirer. Dans l’Ameto de Boccace, qui se déroule en Étrurie, l’équivalent italien de l’Arcadie, le personnage éponyme traverse les bois et les clairières, chante de belles chansons et écoute les histoires d’amour des nymphes dont la grâce embellit le pays. Ces histoires, racontées dans un langage poétique riche en allusions mythologiques et en images allégoriques, demeurent aussi distinctes l’une de l’autre que les nouvelles du Décaméron. La seule marque d’unité dans l’Ameto est l’élégance de la suite de récits racontés par les nymphes.
Chez Sannazaro aussi le paysage arcadien favorise les confessions plutôt que l’action. Les jeunes personnages — bergers autochtones et amoureux infortunés venus d’ailleurs — chantent la beauté du pays, déplorent leurs malheurs et cherchent un remède à la mélancolie. Le narrateur Sincère raconte comment son amour non partagé l’a conduit en Arcadie. Clonique, malade d’amour qui veut guérir, demande l’avis du prêtre-berger Énarète, grand expert en mystères divins et humains. Dans le bois consacré au dieu Pan, les jeunes hommes découvrent une caverne où, à côté d’un autel, sont accrochés des rouleaux qui portent les lois de la vie pastorale. À la fin, le narrateur, assisté par les nymphes, trouve l’urne funéraire de sa bien-aimée. Plus statique encore que l’Ameto de Boccace, dans L’Arcadie de Sannazaro rien ne se passe. La motivation, les décisions, les conflits sont absents.
Dans la Diane de Montemayor, l’histoire-cadre se déroule dans une Arcadie espagnole sur les bords de l’Ezla et met en scène deux bergers malheureux, Sirène et Silvain, amoureux tous les deux de la bergère Diane. Celle-ci a toujours préféré Sirène, mais les parents de Diane, profitant d’une absence temporaire de son bien-aimé, l’ont obligée à épouser Délie, personnage déplaisant et terriblement jaloux. Inconsolé, Sirène chante son amour, accompagné par son ancien rival Silvain, devenu maintenant son meilleur ami. Diane mariée, la seule chose que son soupirant puisse faire est de déplorer son sort et, avec l’aide de la sage Félicie, d’oublier sa passion. Dans la Galatée de Cervantès, où les deux bergers exemplaires, Élicien et Galatée, s’aiment et se font confiance, leur amour n’occasionne aucun conflit et lorsque, à la fin, Élicien apprend que les parents de Galatée veulent la donner à un autre homme, l’affrontement n’aura lieu que dans la seconde partie du roman, que Cervantès n’a jamais écrite.
Pour maintenir l’attention, la pastorale romanesque a besoin de conflits plus vifs. D’où le recours aux histoires parallèles, qui évoquent une gamme de situations où l’amour est confronté à des obstacles extérieurs — les caprices de la Fortune — et intérieurs, qui vont de l’imperfection la plus banale — l’inconstance et la duplicité du cœur humain — à l’énigme de l’union entre le Je et le corps.
Concernant la faiblesse du cœur humain, les exemples d’inconstance et de duplicité sont légion : oubli, coquetterie, cœur partagé, tromperie. Dans la Diane, Félix, amoureux de Félismène, l’oublie une fois arrivé à la cour ; dans la Galatée, Rosaura fait semblant d’aimer Artandre uniquement pour se faire épouser par Grisalde. Bélise, chez Montemayor, comme Célidée dans L’Astrée, aime à la fois un père et son fils. Les amours de Lisandre et de Léonie, au tout début de la Galatée, finissent de manière tragique à cause du traître Carin. Chez d’Urfé, la colère d’Astrée contre Céladon a pour origine la duplicité de leur ami commun Sémire.
La véritable prédilection du roman pastoral est cependant l’énigme de l’union entre corps et âme, rendue manifeste par ce qu’on pourrait appeler — à la différence de Leibniz — « la non-identité des indiscernables ». La vie quotidienne nous habitue à penser que les objets indiscernables — ceux dont toutes les propriétés coïncident — sont identiques. Cette certitude, qui vaut pour le monde physique, porte cependant à faux lorsqu’il s’agit d’objets doués d’une dimension irréductible à la corporéité. Arthur Danto explique, dans La Transfiguration du Banal2, que deux tableaux strictement identiques du point de vue de leur apparence physique — deux carrés ayant la même dimension et qui sont uniformément couverts du même ton de rouge — deviennent deux œuvres différentes s’ils reçoivent comme titres « Feuilles d’automne » et « La Place Rouge ». Ces titres prêtent des significations différentes aux deux objets que nos sens ne parviennent pas à différencier et leur confèrent, par conséquent, le statut d’œuvres distinctes. Dès qu’une distinction d’ordre non corporel se laisse percevoir — ici le titre des tableaux —, ce qui aux yeux du corps semblait indiscernable ne l’est plus. De même, dans la pastorale, deux corps qui paraissent identiques peuvent très bien appartenir à deux bergers différents. Ou inversement, un berger peut cacher son identité sous une apparence différente de la sienne. Dans la Diane de Montemayor, Isménie courtise, pour s’amuser, la bergère Selvage, en soutenant être le berger Alain, déguisé en femme. Cet Alain, cousin et amoureux d’Isménie, lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Mais Alain fait bientôt la connaissance de Selvage, dont il tombe amoureux, oubliant Isménie. Selvage l’aime à son tour. À l’inverse, dans L’Astrée, Céladon, déguisé en jeune fille, passe de nombreux jours en compagnie de la belle Astrée, sans qu’elle perce son secret.
Le premier exemple met en question l’identité des corps indiscernables ; le second décrit une situation où l’âme habite un corps que les gens les plus proches ne reconnaissent plus. Dans les deux cas, ce qui importe est la distinction entre la chair trompeuse et l’âme qui est le seul véritable objet de l’amour. « Je ne suis pas le corps que tu vois », semble dire Isménie dans la Diane, « Le corps que tu vois n’est pas moi », lui fait écho Céladon dans la troisième partie de L’Astrée. L’incommensurabilité qui se fait sentir ici tient de la non-identité du corps avec le soi, une non-identité que seul l’amour partagé a la force d’abolir.
Comme nous l’avons vu, chez Montemayor et Cervantès le besoin de multiplier et de compliquer l’action vient de ce que l’histoire des héroïnes éponymes et de leurs amoureux n’a guère la vocation de la richesse épisodique. Étant donné que ces personnages exemplaires demeurent soumis à l’amour, sa puissance les transfigure sans difficulté et la Fortune ne les persécute pas excessivement. Pour aviver l’intérêt narratif, les auteurs empruntent des techniques provenant d’autres genres narratifs, telle la nouvelle — l’épisode de Félismène dans Diane ou l’histoire de Lisandre et Léonie dans la Galatée — et le roman d’aventures. Il reste que la multiplication des histoires se fait souvent au prix de la cohérence. Rien n’est plus difficile, en effet, dans un roman pastoral que de trouver une conclusion. Ni la Diane, ni la Galatée, ni la seconde Arcadie de Sidney ni L’Astrée d’Honoré d’Urfé n’ont été achevées par leurs auteurs.
LA PASTORALE HÉROÏQUE
Relevant ce défi, dans sa première Arcadie (1580), Sidney élabore l’intrigue pastorale la plus cohérente à ce jour. Pour ce faire, il se débarrasse de tout ce qui, dans les pastorales, risque d’empêcher les personnages de prendre des décisions et d’agir en conséquence. Toutes les traces de l’âge d’or et de la société sans classes sont effacées. L’Arcadie sera chez lui le refuge des membres de la caste guerrière — rois, princes et leurs familles —, lesquels, pour d’importantes raisons, doivent chercher un asile temporaire parmi les bergers. Derrière leurs déguisements, ces personnages continuent à se conduire en princes : l’élégance amoureuse et la vaillance sont leurs marques alors que les bergers qui les entourent agissent comme de vulgaires bouffons : rapaces, obtus, parfois bêtement rebelles. L’égalité n’est qu’une apparence, habilement évitée en cas de nécessité. Les personnages timides et hésitants de Sannazaro et de Montemayor ont disparu, laissant la place à une équipe de vrais leaders, nés pour atteindre les idéaux les plus nobles. Dans cette pastorale héroïque le feu du désir et le besoin d’agir remplacent la mélancolie et la résignation. Comme dans les pastorales contemplatives, cependant, l’amour demeure le principal souci des personnages, la rivalité et les déguisements sèment la confusion et, au niveau formel, la poésie alterne avec la prose narrative.
Construite sur le modèle d’une pièce de théâtre en cinq actes, la première Arcadie de Sidney raconte la vaine tentative du roi Basile d’Arcadie de circonvenir les prédictions d’un oracle selon lesquelles une de ses filles sera enlevée « par des moyens princiers », l’autre connaîtra « un amour inacceptable », le roi commettra l’adultère avec sa propre femme et, finalement, une puissance étrangère régnera à sa place. Quittant la capitale, Basile et sa famille se cachent parmi les bergers. Les jeunes princes Musidore et Pyrocle, jetés sur les bords de l’Arcadie par un naufrage, tombent amoureux des filles de Basile et, pour déjouer les mesures de protection prises par le père, se déguisent : Musidore en berger et Pyrocle en amazone. Musidore gagne le cœur d’une des filles du roi, alors que l’amazone séduit sans le vouloir les autres membres de la famille : le roi, la reine — qui pressent qu’il s’agit d’un homme — et la deuxième fille, qui éprouve « un amour inacceptable » pour Pyrocle déguisé. Après beaucoup d’aventures bien agencées, Basile, croyant qu’il tient la belle amazone dans ses bras, fait l’amour à la reine ; Musidore et sa bien-aimée s’enfuient ensemble ; et pour un temps Évarque, roi de Macédoine, remplace Basile sur le trône d’Arcadie. Les prédictions de l’oracle étant accomplies, le couple royal retourne dans la capitale et leurs filles épousent les deux princes.
La première Arcadie de Sidney n’a pas connu le succès qu’elle méritait. Fasciné par Héliodore, par les romans de chevalerie tardifs et par l’énergie des poèmes épiques de la Renaissance italienne, Sidney a refait son roman prenant comme modèle les Éthiopiques, Amadis de Gaule et Roland furieux d’Arioste. Dans la seconde version, que Sidney n’a pas réussi à finir, la guerre et la violence dominent, les faiblesses humaines sont encore moins présentes que dans la première, et la place de la poésie diminue. Après la mort de Sidney, les éditeurs de la nouvelle Arcadie (1593) ont mis ensemble ses premiers livres et la fin de la première version. Le résultat est une œuvre fascinante, mais hybride. Quant à la première version, elle n’a vu le jour qu’au XXe siècle.
MATURATION INTÉRIEURE
Comparée à la pastorale héroïque de Sidney, L’Astrée d’Honoré d’Urfé (vol. 1, 1607 ; vol. 2, 1610 ; vol. 3, 1619 ; vol. 4, 1627 ; vol. 5, fini par Balthazar Baro, 1628) opère un retour à l’Arcadie de l’âge d’or et propose une synthèse de l’élégance mélancolique de la pastorale avec le pathos et la force idéalisatrice des romans d’aventures : la découverte graduelle de soi grâce à l’amour s’y mêle avec l’affirmation énergique de l’idéal transcendant. Considérée sous ce biais, L’Astrée offre une synthèse originale entre le régime d’idéalité qui gouverne le destin des héros inflexibles et le sens de la fragilité humaine dégagé par la pastorale.
Au centre de l’action, d’Urfé place les jeunes bergers Astrée et Céladon, qui vivent au bord du Lignon dans l’heureux pays du Forez. Ils font partie d’une communauté de jeunes gens dont le but dans la vie est le vrai amour. À l’exception de Hylas, hédoniste qui défend les relations éphémères, les autres personnages (Céladon et Astrée, Sylvandre et Diane, Lindamor et Galathée, Ergaste et Léonide) aspirent à aimer un seul objet, qu’ils ne quitteraient jamais. Mais bien que ces couples soient tous constants, une hiérarchie les ordonne. La clairvoyance et la maîtrise de soi font défaut à Galathée et à Léonide, qui tombent amoureuses de Céladon, avant de trouver (ou de retrouver) leurs véritables compagnons. Diane, plus constante mais ne faisant pas assez confiance à la force de la sympathie, résiste longtemps à l’amour de Sylvandre. Seuls Céladon et Astrée, qui ont compris qu’ils s’aiment dès avant le début du roman, s’avouent sans difficulté leurs sentiments et demeurent fidèles l’un à l’autre. Cela signifie-t-il qu’ils forment un couple parfait ? Loin s’en faut. Un malentendu les sépare.
Astrée et Céladon se sont promis l’un à l’autre malgré l’inimitié qui sépare leurs familles. Comme les amoureux de comédie, ils doivent garder le secret de leur attachement, et, pour donner le change à leur entourage, Astrée exige de Céladon qu’il courtise la bergère Aminthe. Le jeune homme accepte, en dépit de l’aversion qu’il éprouve pour cette fourberie. Le berger Sémire, amoureux lui aussi d’Astrée, conçoit le projet de la séparer de son ami et parvient à la convaincre que celui-ci est réellement épris d’Aminthe. Dans un accès de jalousie, Astrée bannit Céladon à jamais de sa présence. Désespéré, le jeune homme se jette dans le Lignon. Sauvé par le hasard, il se cache dans la forêt, alors qu’Astrée, qui le croit mort, regrette amèrement son emportement. L’amour le plus méritoire, celui qui se dévoue non pas au corps mais à l’âme et qui prête toujours à l’objet aimé de nouvelles perfections, cet amour qui se conforme aux lois de la sympathie universelle et qui n’hésite pas à s’avouer et à s’accepter comme tel, cet amour sublime se révèle, dès les premières pages du roman, tout aussi soumis aux caprices que le sentiment le plus inconstant et le plus passager.
Les commandements du vrai amour imposent à l’amant une obéissance absolue et silencieuse aux moindres caprices de sa dame, et Céladon se garde bien de se justifier devant Astrée. Réfugié dans la forêt, il passe son temps à bâtir un temple rustique consacré à Astrée l’immortelle, déesse de la justice. Seul le druide Adamas retrouve le jeune berger caché, lui apporte des vivres et, après l’avoir initié au culte des dieux gaulois, le persuade de se présenter à Astrée déguisé en jeune fille. Frappée par la ressemblance entre la belle Alexis et son amant disparu, Astrée s’attache à la (fausse) jeune fille, dont elle ne soupçonne pourtant pas la véritable identité. Réunis dans une innocente familiarité dont seul Céladon a le fin mot, les deux amoureux assistent aux cérémonies d’actions de grâces célébrées par les druides et par les vestales. Au quatrième volume, un épisode guerrier donne au berger l’occasion de rappeler au lecteur qu’en réalité il est un homme. Au cinquième volume (écrit, après la mort de l’auteur, par Baro, son secrétaire, qui nous assure avoir suivi les plans de d’Urfé), les deux amants se réunissent et mettent fin à l’ensorcellement de la fontaine de la vérité d’amour. Sous la protection du dieu Amour lui-même, le couple reçoit la permission de se marier, mais pas avant qu’un sacrifice humain ne soit exigé, préparé et, comme dans les Éthiopiques et dans Il Pastor fido, annulé au dernier moment.
Mise à mort de manière symbolique, l’imperfection des amants a été effacée par la présence incandescente de l’amour, sous l’autorité sacerdotale d’Adamas. Les échos alchimiques parsemés à travers l’histoire nous font comprendre que les protagonistes, pétris dans la matière mortelle et sujets à égarement, sont transformés à la fin en amants éclairés. Pour que cette opération réussisse, le code de l’amour courtois et les douze tables de ses lois (que Céladon observe scrupuleusement) ne constituent à vrai dire qu’une épreuve, qu’un début d’initiation. L’obéissance à ces règles est la condition nécessaire mais non pas suffisante du Grand Œuvre d’Amour, dont l’accomplissement demeure lié à la volonté du dieu lui-même et aux bons offices de son clergé. Comme dans le roman hellénistique, le héros vit et triomphe en vertu d’une alliance secrète avec la divinité transcendante qui le guide à travers les épreuves de ce bas monde par l’entremise d’un ministre éclairé. Mais alors que chez Héliodore l’enjeu de la quête était la séparation entre les héros et le monde, la pastorale comporte à la fois un principe de séparation et un principe d’intégration. En forçant les jeunes bergers à expier leurs imperfections, Amour sépare la pure substance céleste qui les anime du magma corporel sujet à la mutabilité et à la corruption. Le métal vil changé en or demeure certes de la matière, mais cette matière transfigurée est désormais incorruptible.
Autant dire que si le roman hellénistique trace le premier contour de l’individu, conçu comme l’invulnérabilité parfaite d’un soi allié à la toute-puissance divine, la pastorale travaille à une image plus nuancée de l’intériorité, qu’elle envisage sous le biais de la scission du soi. Dans la littérature pastorale, cette scission demeure bien entendu inoffensive, à peine perceptible et parée de tous les charmes de l’innocence. Il reste que ces bergers, ne sachant pas très bien se lire eux-mêmes ni comprendre ceux qu’ils aiment, sont déchirés entre la force de leurs pulsions et l’idéal qu’ils aspirent à incarner : dans son immensité, leur amour les remplit à la fois du désir de perfection et les aveugle sur les moyens de l’atteindre. En un sens, leur errance les fait ressembler aux chevaliers médiévaux et ce n’est certes pas un hasard si à l’instar de ceux-ci les bergers de L’Astrée passent le plus clair de leur temps à courir les forêts.
Dans la forêt, Céladon s’adonne en toute liberté à son amour, sans avoir à subir la colère de sa bien-aimée. Seul cet espace bienfaisant, qui sépare la perfection du sentiment de l’imperfection de son objet, saurait à la fois exclure la présence de l’Astrée réelle et abriter le temple consacré à la déesse Astrée. Les douze tables des Lois d’Amour qui ornent le temple construit par le berger exilé expriment le triomphe de cet idéalisme solitaire. Leur titre même : « Les douze Tables des Loix d’Amour qui sur peine d’encourir sa disgrâce, il commande à tout amant d’observer », rappelle au lecteur que Céladon, chassé par Astrée, se met sous la protection du dieu Amour. Comme il a perdu l’espoir de regagner son amie, la disgrâce qu’il craint d’encourir est désormais celle du dieu lui-même, dont il continue de vénérer les commandements en dépit du comportement inexplicable d’Astrée. La forêt pastorale figure ainsi l’intériorité en tant que génératrice obstinée de l’idéal.
Ce visage de l’intériorité demeure cependant incomplet, parce qu’il interdit la communication avec le prochain. À part la nymphe Léonide qui l’aperçoit par hasard, Céladon n’est accessible dans le secret de sa retraite qu’au druide Adamas, représentant d’une sphère supérieure. Quelques bergers pénètrent parfois dans la forêt et s’égarent dans la proximité de la grotte de Céladon, mais le héros ne les découvre que pendant leur sommeil, comme si, gardés à distance par le cercle magique de l’intériorité, ils ne sauraient se montrer à Céladon sous une autre forme que celle d’une image privée de parole et d’initiative. Le brouillard de la solitude entoure ainsi le moi conçu comme producteur d’idéalité, et rend vain le commerce actif avec les autres. Au cours de ces aventures, Céladon ne parle qu’à soi-même et ne fait sur les autres que l’effet d’un fantôme. Persuadés que le jeune homme invisible est mort, les bergers célèbrent les rites funéraires en son honneur.
Afin d’échapper à la solitude, Céladon doit apprendre, en se déguisant en jeune fille, à se défaire de soi. Devenu la belle Alexis, Céladon se métamorphose en son contraire avec une telle célérité et avec un tel enthousiasme que personne ne devine la supercherie. Alors que dans sa forêt Céladon n’obéissait qu’à son amour — comme si le reste de l’univers n’avait pas d’existence propre —, pour réussir à vivre auprès d’Astrée déguisé en Alexis, le berger doit s’oublier et, faisant abstraction de sa passion, suivre scrupuleusement un rôle qui n’est pas le sien. Céladon est par conséquent forcé de trahir son idéal (car, en un sens, il abuse de la confiance de sa bien-aimée et temporise avec son amour) et n’agit plus qu’en vue de l’opinion — nécessairement fausse, puisqu’il est déguisé — que les autres bergers se font de lui. Au soi qui, dans son isolement, se consacre à son idéal fait désormais place le soi qui mobilise tous ses efforts pour répondre à l’attente — erronée — des autres. Obnubilé par cette nouvelle tâche, Céladon n’est reconnu ni d’Astrée, ni de son frère Lycidas (ce dont les commentateurs s’étonnent), pour la bonne raison que, sous le déguisement d’Alexis, le jeune berger n’est plus lui-même, mais le pur réceptacle de la norme extérieure. Le déguisement pastoral, tout en évoquant l’indétermination sexuelle, subordonne le thème de la différenciation des sexes à celui du soi idéal qui, libéré des contraintes corporelles, se soumet avec humilité aux attentes des autres. Comme le font à la même époque les amoureuses travesties en hommes dans les comédies de Shakespeare, sous l’accoutrement d’Alexis Céladon s’habitue à se défier de ses propres instincts, à se mouler dans un patron qui lui est, et qui ne peut que lui demeurer, étranger, bref à apprendre la norme commune.
Dans une scène révélatrice, Astrée demande à Alexis de demeurer auprès d’elle le reste de sa vie. Frappé par ces paroles qui lui rappellent le jour où Astrée lui avait commandé de disparaître de sa vue, les yeux de Céladon-Alexis se remplissent de larmes. Astrée veut apprendre la cause de cette douleur, et Alexis, qui, sous peine d’être découverte, ne peut parler au nom de Céladon, transpose les ennuis de celui-ci dans une histoire inventée : elle aurait été liée, raconte-t-elle, par l’amitié la plus parfaite à une belle vierge druide, qui, après plusieurs années de bonheur commun, l’aurait chassée sans explication. Astrée déplore ce malheur et promet de sacrifier son sang et sa vie pour conserver l’amitié d’Alexis. Céladon-Alexis s’habitue ainsi à envisager son malheur personnel comme un cas particulier d’une catégorie plus générale, en l’occurrence les conséquences du dépit amoureux. Bien que l’histoire qu’il/elle raconte à Astrée soit inspirée par ses propres souffrances, dans la bouche d’Alexis l’anecdote acquiert une certaine indépendance, un brin d’universalité. Ce qui est arrivé à Céladon, semble dire l’histoire inventée, peut bien arriver à tout le monde, y compris à la jeune druide dont il a pris le déguisement. Par le biais de sa biographie imaginaire et à l’instant même où elle fait sien le triste passé de Céladon, Alexis libère celui-ci du poids de sa singularité. Le sentiment de révolte qu’éprouve Astrée en apprenant le passé d’Alexis souligne, lui aussi et à sa manière, la force de la norme impersonnelle : bien que la belle bergère, prise dans le vertige de la jalousie, ait pu maltraiter Céladon, lorsqu’une action semblable à la sienne lui est racontée à la troisième personne, elle perçoit immédiatement son injustice.
De la sorte, le déguisement contribue doublement à apaiser le désespoir de Céladon : d’une part le beau berger se voit forcé de creuser dans sa propre substance pour donner vie à un autre personnage — à dépenser du Céladon, pour ainsi dire, pour engendrer de l’Alexis —, et donc, fût-ce de manière imperceptible, de se détacher de soi-même et de l’unicité de son malheur. D’autre part le déguisement lui fait comprendre qu’Astrée, considérée de l’extérieur et indépendamment de son conflit avec Céladon, n’est pas insensible, en principe, à l’injustice de son procédé. Dans la version de Baro, le déguisement prend fin au cours d’une cérémonie magique pendant laquelle Astrée invoque l’âme de Céladon — solution ingénieuse du point de vue dramatique. Dans les comédies de Shakespeare aussi — et sur un ton bien entendu plus enjoué que celui de L’Astrée — les masques tombent au cours de cérémonies à résonances rituelles. Il serait difficile d’imaginer une autre conclusion à ces histoires de déguisement, car l’aveuglement des personnages non déguisés figure leur incapacité durable à découvrir ce qui se passe dans l’esprit des autres.
Il ne faut sans doute pas exagérer la ressemblance entre L’Astrée et les romans modernes de formation, ni oublier l’existence d’un autre sous-genre prémoderne dont le sujet est l’éducation : le roman qui raconte la jeunesse d’un prince, selon le modèle offert par la Cyropédie de Xénophon. Notons cependant que chez d’Urfé l’évolution de Céladon n’est pas, comme celle du prince, un but pour ainsi dire professionnel. Elle ressemble moins à une « institution », au sens de « formation » qu’avait ce terme aux XVIe et XVIIe siècles, qu’à une initiation. C’est pour cette raison que la maturation de Céladon ne prend pas la forme d’un processus graduel, comme c’est le cas pour la formation des personnages dans le roman du XIXe siècle, mais ressemble plutôt à une suite d’étapes soigneusement isolées les unes des autres, et que les différentes hypostases du protagoniste — le berger désespéré de la première partie de L’Astrée, l’idéaliste solitaire de la deuxième partie, Céladon-Alexis dans le troisième volume, le héros de Marcilly dans le quatrième, et de nouveau le berger amoureux à la fin — représentent comme autant de degrés du savoir le plus précieux, celui de vivre en commun avec les autres.
LES REPLIS DU CŒUR HUMAIN
Aux yeux du lecteur d’aujourd’hui la maturation de Céladon n’a certes pas la vraisemblance d’un roman de formation du XIXe siècle. Il est tout aussi difficile de prendre à la lettre les aventures de Musidore et de Pyrocle dans l’Arcadie de Sidney ainsi que celle des divers couples présents dans Diane et Galatée. Ces aventures sont trop étroitement liées à l’enseignement néoplatonicien sur l’amour pour qu’elles puissent persuader des lecteurs familiers avec les aperçus psychologiques des romans du XIXe et du XXe siècle. Et pourtant, tout en ignorant notre terminologie, les auteurs de ces romans ont beaucoup réfléchi aux replis du cœur humain. Cervantès par exemple — mais on pourrait trouver des passages semblables dans Montemayor, Sidney et d’Urfé — analyse le comportement amoureux avec une subtilité qui n’a rien à envier à celle de Proust. Et puis, d’un seul geste, il abandonne ce genre de considérations, car, nous fait-il comprendre, la psychologie n’a de sens qu’en l’absence du vrai Amour.
Au troisième livre de la Galatée le sage Damon décrit les méfaits de la jalousie :
Et afin que l’on voie les dégâts que cause dans les cœurs amoureux cette maudite maladie de l’enragée jalousie, il convient […] que le jaloux devienne, et il le devient, traître, retors, chamailleur, chicaneur, lunatique, et même mal élevé ; et la fureur jalouse dont il est esclave va si loin que c’est à qui il aime qu’il souhaite le plus de mal. L’amant jaloux voudrait que sa dame ne soit belle que pour lui et laide pour le reste du monde ; il souhaite qu’elle n’ait pas d’yeux pour voir plus que lui ne le désire, d’oreilles pour entendre, ni de langue pour parler ; qu’elle vive recluse, revêche, hautaine, et qu’elle ait mauvais caractère ; et parfois même, sous l’emprise de cette passion diabolique, il souhaite que sa dame meure, pour que tout soit fini3.
Cette petite « bande-annonce » de La Prisonnière de Proust est suivie au quatrième livre de la Galatée par un discours explicatif, dû à Lénie, le grand adversaire de l’amour, selon lequel ce sentiment, destiné idéalement à la beauté incorporelle, dépend trop des yeux corporels qui, nous met-il en garde, sont prompts à regarder la beauté corporelle. C’est de l’attirance pour ce genre de beauté que viennent les supplices, incendies, peines et morts dont pâtit chaque amant. Pour lui répondre, le berger Tirsius distingue entre amour et désir, l’amour étant un mouvement délectable qui porte l’âme vers la beauté. Lénie tient l’amour pour ennemi simplement parce qu’il ne l’a toujours vu qu’assorti de désirs pernicieux et lascifs. Les souffrances décrites par Lénie ciblent les âmes qui ne se laissent pas emporter par l’élan amoureux au-delà des circonstances amères de leur vie. Lourdes, opaques, ces âmes n’entrevoient même pas la possibilité d’être transmuées en or pur et sans mélange. Comme Cervantès l’a bien compris, les replis du cœur, loin d’être la réalité ultime, ne représentent dans la pastorale que le lieu d’une épreuve à subir, qu’un obstacle à vaincre.
C’est peut-être la raison pour laquelle les histoires enchâssées qui accompagnent l’intrigue principale de L’Astrée — et qui forment une véritable encyclopédie des difficultés amoureuses — partent chacune d’une vérité psychologique, sans que le dénouement soit psychologiquement plausible. Le prétexte commun de ces récits est fourni par l’existence au pays de Forez de la fontaine d’amour qui révèle à ceux qui s’y regardent le visage de leurs bien-aimés. Les couples malheureux de toute la Gaule viennent l’interroger. Mais la fontaine étant temporairement ensorcelée, les visiteurs racontent leurs différends aux nymphes et aux druides, dont ils acceptent volontiers le jugement.
Un des épisodes les plus frappants et les mieux connus est l’histoire de Célidée, de Thamire et de Calidon. Le jeune Calidon et son tuteur Thamire sont tous les deux amoureux de Célidée, qui, par reconnaissance pour sa bonté et contrairement aux attentes de l’univers pastoral, aime Thamire. Or la passion du jeune Calidon est si violente qu’elle met sa vie en danger. Pour le sauver, Thamire se déclare prêt à lui céder la jeune fille, geste qui redonne la santé au jeune homme. Blessée de faire l’objet de telles négociations, Célidée refuse d’épouser Calidon, sans pour autant accepter Thamire qui, après la guérison de son protégé, recommence à courtiser Célidée à son propre compte. De son côté, Calidon, au lieu de renoncer noblement à Célidée, s’obstine à la poursuivre. Arrivés à Forez, les trois personnages soumettent leur cas au jugement de la nymphe Léonide, qui, au terme d’un long raisonnement, réunit Célidée et Thamire.
Allant dans le même sens que l’intrigue principale, l’épisode met en valeur la hiérarchie idéale des passions et des devoirs. Selon le jugement de Léonide, l’offense la plus grave est le refus de Calidon de renoncer à Célidée. Alors que Thamire, après avoir élevé le jeune homme, s’est montré disposé à céder devant son neveu, l’ingrat Calidon refuse de lui rendre la même courtoisie. L’offense de Thamire envers Célidée (avoir voulu disposer d’elle sans lui demander son avis) est presque aussi grave, mais elle bénéficie de circonstances atténuantes, étant donné qu’en offrant la jeune fille à Calidon Thamire n’a pas agi dans son propre intérêt mais par affection pour le jeune homme. Quant aux amours qui rivalisent dans ce récit, Léonide condamne en termes explicites celui de Calidon : pour frénétique qu’elle soit, cette passion demeure sterile, parce qu’elle n’est pas réciproque. En revanche, l’amour de Thamire est plus proche de la perfection parce que, raisonne Léonide, les meilleures amours sont celles qui, étant produites par la nature, sont payées de retour. La supériorité de l’amour entre Thamire et Célidée une fois établie, celui de Célidée devra surmonter l’offense qu’elle a reçue de Thamire, parce que, remarque Léonide, il n’y a pas d’offense qui ne soit vaincue par la personne qui aime bien.
Tandis que les personnages de l’intrigue principale découvrent seuls la hiérarchie idéale des lois de l’amour, l’histoire du différend entre Thamire, Calidon et Célidée sert à prouver que les incertitudes de la perspective individuelle, aggravées par l’opération de l’amour, aveuglent les humains au point qu’ils ne comprennent plus leur devoir sans l’aide d’une instance extérieure. Les différends amoureux font ainsi l’objet d’une véritable jurisprudence et l’intimité s’incline devant les arrêts d’un tribunal à caractère public. Comme, cependant, le tribunal n’a pas de véritable juridiction sur ces plaideurs, qui, pour arriver à lui soumettre leurs disputes, doivent quitter leur pays natal, son autorité est d’ordre moral et n’existe pas en dehors du consentement momentané des parties, situation qui renforce singulièrement le caractère normatif des décisions. Le soi pastoral, semble répéter à satiété ce roman, est bien prêt à recevoir de l’extérieur la règle idéale de sa conduite, à condition qu’il aille lui-même la chercher en toute liberté.