Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la prose narrative offrait le spectacle d’une fédération de sous-genres littéraires, chacun proposant au lecteur un point de vue différent sur la vie humaine. Ces sous-genres n’étaient pas nécessairement et toujours également productifs ou importants. L’approche idéaliste, représentée pendant longtemps par les romans de chevalerie, changea d’éclairage lorsque, après 1540, les romans hellénistiques furent redécouverts et ne tardèrent pas à inspirer une multitude d’œuvres qui, de la fin du XVIe siècle au début du XVIIIe, connurent un remarquable succès. La pastorale, genre fertile dans la seconde moitié du XVIe siècle, déclina par la suite, mais revint en faveur au XVIIIe siècle. Les récits picaresques et la nouvelle connurent eux aussi des moments de gloire et des périodes d’oubli. Le sentiment que chaque sous-genre s’intéressait à un aspect bien défini de l’expérience humaine assura néanmoins leur survie, leur succès à l’intérieur de leurs frontières et, souvent, la possibilité d’interagir avec les autres sous-genres grâce aux greffes et aux enchâssements.
Au XVIIIe siècle plusieurs changements importants eurent lieu. L’amalgame, d’abord : un nouveau type de roman idéaliste réunit en un seul projet les traits de plusieurs sous-genres antérieurs. La proximité et l’immersion, ensuite : ces nouveaux romans placèrent l’action et les personnages dans un milieu proche de celui des lecteurs et conçurent de nouveaux moyens pour les attirer dans le monde évoqué par le texte. (Par réaction, certains auteurs exagérèrent violemment la distance entre la fiction et le monde réel.) De manière tout aussi significative, le roman idéaliste exprima clairement un nouveau sentiment d’égalité morale entre les membres des différentes classes sociales. Enfin, en face de l’idéalisme, l’anti-idéalisme continua de prospérer, les deux formules s’affirmant chacune comme la seule en droit de garantir la survie du roman.
Peut-on, par conséquent, affirmer qu’au XVIIIe siècle le roman devint plus réaliste ? En réalité, après une longue période de coexistence pacifique entre les sous-genres, la formule idéaliste emprunta une voie nouvelle et inattendue, suscitant de la sorte la réadaptation des autres formules narratives.
LES DISCIPLES D’HÉLIODORE
Pour bien comprendre cette réadaptation, il faut se rappeler que les romans idéalistes directement ou indirectement inspirés par Héliodore et par le modèle hellénistique ont immensément prospéré tout au long du XVIIe siècle. Parmi les nombreux exemples de ce genre d’œuvres publiées en italien, espagnol, français, anglais et allemand, citons Persilès et Sigismonde de Cervantès (1617), Polexandre de Gomberville (1632-1637) et Cassandre de La Calprenède (1642-1650), mais aussi les romans écrits par des femmes : Urania de Mary Wroth (1621), Artemène ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry (1649-1653) et Oroonoko d’Aphra Behn (1688). Ces trois derniers exemples signalent l’alliance entre les femmes et le roman idéaliste, alliance qui a duré jusqu’au XIXe siècle. Inspirés par les Éthiopiques, tous ces romans mettent en scène de jeunes princesses vertueuses et de jeunes princes courageux dont la naissance est entourée de mystère et dont l’amour vainc tous les obstacles. Ces œuvres et en particulier les romans de Madeleine de Scudéry sont trop vastes et compliqués pour qu’on en rende compte ici, mais une intrigue secondaire appartenant au Polexandre de Gomberville, un des grands succès de l’époque, offre un exemple éloquent de leur teneur.
Zelmatide, fils du glorieux Inca Guina Capa et d’une princesse des Amazones, a vu le jour à Quito pendant une des campagnes guerrières menées par son père. Ses deux parents perdent la vie pendant cette guerre et le nouveau-né est trouvé par les émissaires du grand Quasmez, empereur des territoires qui séparent Quito de la vallée de Mexico. Une prophétie ayant fait savoir à Quasmez que grâce à l’enfant trouvé il gagnera une grande guerre et retrouvera un trésor perdu, Zelmatide est élevé à la cour, persuadé que l’empereur est son père. Ayant vaincu les ennemis de Quasmez — et donc confirmé une partie de la prophétie — Zelmatide est envoyé à la cour de Moctezuma à Mexico pour trouver et ramener Xaire, la fille de Quasmez enlevée dans son enfance. Une autre prophétie annonce qu’il ne réussira que s’il parvient à être plus fort que lui-même. En route vers Mexico, Zelmatide libère une princesse captive, débarrasse une province des bandits qui la terrorisent et tue un géant malveillant.
Arrivé à Mexico, il tombe amoureux d’Izatide, censée être la fille du roi Moctezuma et de la reine Hismélite. Malgré les services que Zelmatide rend à la couronne mexicaine, la reine le persécute à cause des astrologues qui l’avaient assurée qu’un jour un étranger détruirait l’empire de Moctezuma. Les mêmes astrologues ont prédit que le salut du Mexique dépend de la présence d’Izatide dans l’empire. Zelmatide doit partir.
De nouvelles aventures l’amènent à découvrir la vérité de sa naissance et à retrouver son père, qui, de manière inattendue, est encore vivant. Accompagné par son confident Garucca — un aventurier péruvien qui a fait le tour du monde et amassé une immense fortune — Zelmatide, déguisé, retourne à Mexico où il apprend qu’Izatide est morte. Désespéré, il court les mers, puis est fait prisonnier par Bajazet, un pirate turc d’une grande élégance et courtoisie. Grâce à Bajazet, Zelmatide fait la connaissance de Polexandre, prince d’origine française, souverain des îles Canaries. Par la suite, Zelmatide retrouve Izatide : vivante, elle n’est autre que Xaire, la fille perdue de l’empereur Quasmez. Les deux amoureux retournent au Pérou en tant que roi et reine des Incas.
Ce bref résumé est loin de pouvoir évoquer le cadre somptueux du roman, le charme des aventures et l’élégance du style. Gomberville est un des meilleurs conteurs de son temps, annonçant non seulement l’immense succès qu’aura bientôt Madeleine de Scudéry, mais aussi les romans transatlantiques de la fin du XVIIIe siècle : Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788) et Les Natchez de Chateaubriand (écrit entre 1797 et 1800 et publié en 1826). L’épisode de Zelmatide développe les thèmes de l’exil, de l’origine inconnue, de la connaissance de soi et de la force intérieure, véritable fonds des contes de fées et du roman grec ancien. Ce qui au premier abord semble être la famille et la patrie de Zelmatide n’est en réalité que des substituts. Quasmez n’est pas son vrai père, le pays de son enfance n’est pas celui de sa naissance. De même, Izatide n’est pas véritablement Izatide, mais Xaire. Cachée derrière un voile, annoncée par des prophéties ambiguës, la réalité ne se laisse voir qu’à la fin du roman, lorsque les machinations des méchants sont entravées, ceux qu’on croyait morts réapparaissent, et le protagoniste découvre sa vraie origine. Ayant prouvé sa force in via, Zelmatide, à l’instar de Chariclée chez Héliodore, reçoit le meilleur accueil in patria.
Et tout comme dans Héliodore le Grec Théagène est à la fin chaleureusement reçu dans la lointaine Éthiopie, dans le roman de Gomberville le prince Inca se lie d’amitié avec le Turc Bajazet et le Français Polexandre, dont il admire le courage, la noblesse et la solidarité. Séparés par leurs origines ethniques et géographiques, Zelmatide, Bajazet et Polexandre parlent le même langage moral et obéissent aux mêmes maximes. En fin de compte et malgré ses invraisemblances, l’univers fictionnel de Polexandre évoque un vaste baldaquin à l’abri duquel chaque personnage, salué par ses pairs, rassuré par la Providence, finit par retrouver sa patrie. Dans ce milieu serein, parcourir le monde, c’est découvrir son unité.
LES CŒURS SENSIBLES
ICI ET MAINTENANT :
PAMELA DE RICHARDSON
Toutefois, cette même unité pouvait-elle être évoquée sans passer par l’interminable description de ses diverses régions ? Et si au lieu de placer ces héros aussi loin que possible de notre vie de tous les jours, les écrivains arrivaient à imaginer des personnages d’autant plus admirables qu’ils vivraient dans notre propre société ? Le roman idéaliste introduirait alors des êtres aussi exemplaires que Chariclée et Théagène dans un monde qui nous est familier. Le paysage moral, qui jadis recevait la lumière d’en haut, verrait ses idéaux moraux rayonner désormais au sein de quelques personnages proches de la perfection.
Étant donné cependant que les personnages vertueux étaient la spécialité des romans idéalistes, alors que les rapports sociaux et le cadre matériel réels formaient l’objet de la nouvelle et des récits picaresques, le nouveau genre de roman, loin d’imaginer une nouvelle sous-division générique, devrait plutôt mélanger des sous-genres déjà existants. Afin d’évoquer les personnages exemplaires qui vivent parmi nous, l’écrivain devrait à la fois immerger le lecteur dans leur expérience quotidienne et rendre visible leur splendeur intérieure. Au lieu de prendre place dans des pays de légende sous le regard bienveillant de la Providence, au lieu d’imaginer l’avance d’un couple isolé, choisi par le destin, vers le seuil de la Chambre Nuptiale, le roman idéaliste aurait lieu maintenant dans un milieu étroit, aisément reconnaissable — un manoir anglais, par exemple — et mettrait en scène une jeune femme seule, persécutée, et dont la noblesse intérieure serait peu à peu reconnue.
C’est l’histoire de Pamela, protagoniste du roman de Richardson, servante vertueuse qui s’oppose aux avances de son maître intempérant et réussit, à la fin, à le convertir à la vertu. Tout en maintenant la tradition des personnages qui résistent vaillamment aux rudes épreuves infligées par le monde, ce roman est doublement novateur : d’abord en accentuant la solitude du personnage éponyme, ensuite en plaçant ses épreuves dans un environnement familier et plausible. Les historiens du roman qui soulignent la profonde continuité du genre à partir du roman grec ont donc raison, tout comme, par ailleurs, ceux qui pensent que le roman anglais du XVIIIe siècle ouvre une nouvelle voie : ensemble, ils identifient les deux faces de l’œuvre de Richardson.
Le contexte social et culturel de cette nouvelle voie est particulièrement significatif. Comme l’a montré Ian Watt, la société commerciale et les libertés politiques qu’elle encourage, le protestantisme, en particulier ses versions piétiste et méthodiste, ainsi que l’essor de l’empirisme en philosophie ont tous exercé une influence considérable sur Richardson. Les libertés politiques et les pratiques piétistes encourageaient l’indépendance humaine, rendant possible l’intériorisation de l’idéal et demandant par conséquent aux gens, quelle que soit leur place dans la société, d’écouter la voix de leur conscience. La philosophie empiriste, attentive à la réalité concrète, convergeait avec le nouvel intérêt du roman pour les aspects perceptibles du monde quotidien.
L’essor de cette nouvelle approche n’a été ni soudain ni universel. Au début seulement quelques écrivains s’y sont consacrés. La fédération traditionnelle des genres narratifs a pu donc survivre, en sorte que les écrivains novateurs ont été précédés, entourés et suivis par une multitude d’autres romanciers dont les œuvres, souvent admirables, n’ont pas adopté la nouvelle méthode. Les romans idéalistes à l’ancienne ont continué à être lus tout au long du XVIIIe siècle. En Angleterre, une nouvelle traduction des Éthiopiques a vu le jour en 1717. Dans ses Confessions, achevées en 1770, Jean-Jacques Rousseau se rappelle avoir lu Amadis et L’Astrée dans son enfance et pendant longtemps on s’attendait que les gens éduqués connaissent les vieux romans. Pour satisfaire cette attente, la Bibliothèque universelle des romans (1775-1789) publia des versions abrégées des romans publiés antérieurement dans les pays européens. Les prodigieux récits de Robert Challe (Les Illustres françaises, 1713) ainsi que Manon Lescaut de l’abbé Prévost (1731) témoignaient de la vitalité de la nouvelle, alors que le roman picaresque continuait de prospérer, grâce à Daniel Defoe, dont nous avons déjà examiné Moll Flanders (1722) et Roxane (1724), mais aussi à Lesage (Gil Blas, 1715-1735), Marivaux (Le Paysan parvenu, 1735) et Tobias Smollett, traducteur en anglais de Lesage et auteur de Roderick Random (1748) et de Peregrine Pickle (1751). Lesage et par la suite Smollett imaginent un nouveau type de picaro plutôt honnête et bien intentionné, en lutte avec la méchanceté et la malhonnêteté du monde environnant. L’amoralité ainsi que la corruption profonde des picaros espagnols et des picaras de Defoe s’estompent.
Chez Marivaux, la sérénité et l’optimisme sont encore plus frappants. Jacob, le paysan parvenu, est un jeune campagnard qui plaît aux femmes plus fortunées que lui. Nous ne savons pas comment Marivaux aurait fini ce roman, mais le prolongement et le dénouement anonymes, selon lesquels Jacob épouse une femme riche considérablement plus âgée que lui, ne sont pas en désaccord avec le début de l’œuvre. L’autre grand roman de Marivaux, La Vie de Marianne (1731-1741) n’est pas fini non plus : raconté à la première personne, tel un roman picaresque, ce récit s’enracine également dans la tradition idéaliste. Le personnage éponyme, une jeune fille vertueuse, probablement de haute naissance mais que les circonstances ont séparée de sa famille, est soumise à de légères épreuves, qu’elle surmonte grâce à sa beauté, à sa gentillesse et à ses bonnes intentions.
Dans Les Lettres persanes de Montesquieu (1721), le rôle de l’ingénu est joué par l’étranger, ici persan, qui, étonné par la bizarrerie des mœurs européennes, les décrit longuement et en détail. Il faut cependant noter que les Persans de Montesquieu, qui ne sont naïfs qu’à Paris et uniquement tant qu’il s’agit d’observer les coutumes des institutions françaises, font preuve, dans leurs rapports avec les personnages demeurés en Perse, d’une remarquable lucidité. Chez Montesquieu l’ingénuité est le support de la satire sociologique plutôt que l’objet de la réflexion romanesque, alors que pour Marivaux l’innocence de Marianne est le ressort même de l’action, la qualité qui, lui assurant la sympathie générale, mitige la sévérité de son destin.
Dans ce contexte l’originalité de Richardson prend tout son relief. Dans Marianne, Marivaux imagine un personnage idéal qui suit les conseils de son cœur et qui vit dans un cadre familier, à Paris. À la différence de Chariclée ou de Sigismonde, elle n’appartient pas à un couple prédestiné et l’homme qui lui fait la cour ressemble aux mâles faibles et inconstants des nouvelles de Cervantès. Ces traits reviennent chez Richardson. Dans le roman de Marivaux, cependant, tout comme dans les vieux récits idéalistes ou picaresques, l’unité d’action repose sur l’image d’ensemble du monde créée par l’accumulation d’épisodes : en racontant les difficultés de l’héroïne, l’auteur ne fait jamais allusion à la cohérence possible de l’action. De surcroît, étant donné qu’il obéit aux maximes classiques de la bienséance, Marivaux alterne la narration rapide d’événements et les analyses morales subtiles, tout en évitant d’insister sur les détails. L’énergie narrative de La Vie de Marianne, tout comme celle de Cleveland de l’abbé Prévost (1731-1739) appartiennent à une période où il suffisait de mentionner telle ou telle action pour que le lecteur en perçoive parfaitement le sens. Dans ces romans, tout comme dans les premières nouvelles italiennes, l’essence du récit consistait à mentionner les faits, au point que les délais, les descriptions, l’insistance sur les détails semblaient superflus. Il est par ailleurs étrange que Marivaux, l’un des meilleurs architectes d’intrigues théâtrales de son temps, n’ait pas cru bon d’organiser ses romans autour d’intrigues bien bâties. Le fait qu’il ne les a pas finis non plus suggère que, tout en représentant le « monde dans son ensemble », il n’appréciait pas trop cette méthode. Il a dû sentir que la technique des épisodes répétitifs, si importante pour le succès des vieux romans, était désormais difficile à justifier ou, pour le moins, incapable de fournir des conclusions aussi satisfaisantes que celles offertes par les intrigues théâtrales.
Dans Pamela ou la vertu récompensée (1740), Richardson met à profit les éléments déjà présents chez Marivaux : la femme seule et n’appartenant pas de manière évidente à la haute société, l’intégrité de sa conscience morale, et le décor familier. En plus, chez Richardson les épisodes du roman forment une intrigue cohérente et dramatique, les scènes contiennent des myriades de détails sensoriels et psychologiques, et les personnages ont chacun un profil physique et moral inoubliable. En termes de sous-genres déjà existants, Pamela de Richardson propose une synthèse sans précédent entre la splendeur morale du roman idéaliste, les hésitations intérieures décrites par la pastorale et le récit élégiaque, l’intérêt picaresque pour les détails de la vie quotidienne, et l’unité d’action, spécialité de la nouvelle.
L’héroïne du roman, Pamela Andrews — simple servante dans la maison du jeune aristocrate Monsieur B. —, écrit lettre après lettre à ses parents (bien qu’elle ne réussisse jamais à les envoyer) pour raconter en détail sa résistance aux tentatives de séduction entreprises par son maître. Il attaque et Pamela se défend inlassablement, mais au cours du combat la position réciproque des personnages se modifie et après chaque acte de résistance, le respect du maître pour la servante augmente. Ayant dérobé et lu le journal de Pamela (le texte même du roman) Monsieur B. est ébloui par la noblesse intérieure de la jeune fille et la demande en mariage. Pamela, qui au fond ne regarde pas son maître d’un œil indifférent, accepte.
La parfaite chasteté d’une jeune fille d’origine modeste tout comme le comportement irresponsable et la domestication d’un jeune homme bien né sont de vénérables thèmes de la nouvelle. Cervantès les a employés dans La Force du sang et dans l’histoire de Dorothée et don Fernand entrelacée dans le premier volume de Don Quichotte. Le roman de Richardson multiplie les attaques de Monsieur B. face aux manœuvres innocentes mais fort efficaces de la jeune fille, créant ainsi une véritable cascade d’adversités qui, telles les épreuves subies par les personnages des vieux romans idéalistes, confirment la vertu de Pamela. La force particulière de ce roman vient de ce que chaque fois Pamela confronte le même homme — son maître — et le même obstacle : l’intempérance dont il fait preuve, amplifiée par les préjugés sociaux. La multiplicité épisodique des vieux romans et l’intérêt de la nouvelle pour une seule situation dramatique sont ainsi habilement réunis.
Dans son impitoyable parodie Shamela (1741), Henry Fielding se moque de ces innovations, en particulier de l’assurance de soi de la jeune fille. Selon Fielding, qui croyait à la division sociale des types littéraires, une femme de basse condition qui témoigne elle-même de sa perfection ne saurait être qu’une hypocrite. Chez lui, Shamela est une servante de médiocre vertu qui raconte elle-même ses tentatives de séduire son maître afin de l’épouser. Une série d’épisodes cocasses modelés d’après l’intrigue de Pamela remplacent l’idéalisme de l’héroïne de Richardson par le cynisme éhonté de la jeune Shamela. La parodie atteint son but, qui consiste à démontrer que l’héroïne de Pamela n’est pas de ce monde.
Le roman de Richardson, cependant, ne dit pas autre chose. Pamela, descendante des héroïnes de roman idéaliste, est comme celles-ci un individu-hors-du-monde. Pour rendre les choses encore plus difficiles, loin d’avoir à côté d’elle un amoureux fort et fiable, Pamela doit résister précisément à celui qui devrait être son allié. Sa solitude ressemble à celle des picaras Roxane et Moll Flanders, mais à la différence de celles-ci, Pamela ne peut pas compter sur la ruse et les manœuvres sexuelles pour réussir. Vulnérable, sa condition rappelle celle des bergères délaissées — de Marcelle dans Don Quichotte, par exemple, qui évite la compagnie des hommes et défend son droit de vivre seule. Dans les complaintes épistolaires de Pamela on entend parfois l’écho des élégies que les amoureux chantent dans la forêt pastorale, et tout comme les bergers de passage entendent ces confessions, Monsieur B. découvre la détresse de sa servante en lisant sa correspondance.
Le récit à la première personne mélange le ton plaintif des récits élégiaques avec la noble diction de l’autobiographie spirituelle et avec les dialogues et les descriptions détaillés typiques pour le roman picaresque. Dans les récits élégiaques et picaresques, cependant, et jusqu’à un certain point dans les autobiographies spirituelles, l’usage de la première personne est nécessaire étant donné que la malhonnêteté et les mauvaises intentions sont si profondément cachées dans le cœur du personnage que nul autre que lui-même ne saurait les découvrir et les raconter. Chez Richardson, en revanche, la narration à la première personne subit une profonde conversion morale. La source de l’idéal étant l’âme de l’héroïne, celle-ci irradie spontanément — et en secret — la beauté et la force intérieures. Si, par conséquent, elle doit parler d’elle-même, c’est que personne d’autre ne saurait comprendre et décrire de l’extérieur les trésors de sensibilité et de courage qui se dissimulent dans son cœur. La nouveauté de cette perspective est précisément le trait que Shamela de Fielding souligne et rejette, car, raisonne le traditionaliste Fielding, si Pamela était une personne véritablement vertueuse, pourquoi tiendrait-elle un journal ? Et pourquoi l’auteur nous communiquerait-il les lettres d’un tel personnage sinon pour dévoiler sa misère morale ? Nonobstant la consternation de Fielding, Richardson avait bien compris que le cœur sensible est l’autorité la plus sûre pour tout ce qui concerne sa richesse morale insoupçonnée.
Dans ce roman, le témoignage à la première personne rend possible le triomphe d’une vertu plus forte que les rapports sociaux extérieurs. Si le jeune maître de Pamela change d’attitude envers sa victime aussitôt qu’il lit son journal, c’est que la servante, objet réputé inférieur de ses désirs désordonnés, s’y révèle l’égale de son maître, voire supérieure à lui. La splendeur morale dégagée par le journal de Pamela finit par dompter le maître demeuré l’esclave de ses instincts. La protection de la Providence libérait les héros des romans hellénistiques des chaînes de la contingence terrestre ; ici, le pouvoir du cœur sensible corrode inévitablement l’inégalité sociale.
La beauté morale de Pamela ne comporte cependant pas toujours la parfaite connaissance de soi : Richardson emprunte à la tradition du vraisemblable moral la pénombre intérieure et le flottement du regard sur soi. En dépit de l’attention qu’elle accorde aux moindres événements et aux moindres réflexions, Pamela n’explique jamais pourquoi elle, la femme la plus vertueuse du monde, s’attarde sans raison plausible dans la maison d’un homme qui représente un grave danger pour sa chasteté. L’épisode de l’évasion ratée est le plus éloquent dans une longue série d’hésitations mal éclaircies. Enfermée par les ordres de Monsieur B. dans une maison de campagne, Pamela parvient à sortir du jardin et avance dans le pré voisin, lorsqu’elle rencontre un taureau qui, raconte-t-elle, « me regarda droit dans le visage avec ses immenses yeux ardents, comme mon antipathie pour cette créature me fit penser » (je souligne)1. Terrorisée, la jeune femme rentre au jardin. De son propre aveu, l’aspect de l’animal n’est effrayant que parce que son « antipathie pour cette créature » lui prête ce visage : la peur éprouvée par la prisonnière exagère à dessein l’obstacle qui l’empêche de s’échapper. Au fond, la jeune femme souhaite demeurer à la merci de son persécuteur, qu’elle aime sans s’en rendre compte. Dans Clarissa (1748) du même auteur, l’héroïne s’éprend à son insu d’un séducteur dépourvu de scrupules qui la viole pendant son sommeil. Comme dans Pamela, les sentiments de la jeune femme sont évidents au lecteur, mais non pas à la narratrice elle-même. Avec Richardson, l’art de la vraisemblance morale parvient ainsi à décrire non seulement des comportements énigmatiques et sans nom (comme celui d’Anselme dans « Le Curieux impertinent »), non seulement l’ignorance de soi aperçue de l’extérieur (comme celle de M. de Clèves dans La Princesse de Clèves), mais également l’auto-illusion morale saisie dans l’acte même du discours à la première personne.
L’ensemble des événements étant présentés du seul point de vue de Pamela, les lecteurs sont entièrement pris dans l’enlèvement et la captivité de la protagoniste. Ils sont, pour ainsi dire, enchaînés à la prisonnière qui, attendant le prochain geste de Monsieur B., griffonne dans la solitude ses lettres et son journal. Diderot a bien senti qu’il s’agissait là de l’innovation la plus frappante apportée par Richardson à la technique du roman : « Ô Richardson ! » s’exclame-t-il en 1762, en évoquant Clarissa, « on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé aux enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : Ne le croyez pas, il vous trompe. Si vous allez là, vous êtes perdue2. » Richardson lui-même avoue, par l’intermédiaire de son personnage Lovelace : « J’aime écrire moment par moment. » Une des grandes découvertes de Pamela a été l’art d’évoquer l’immédiateté temporelle du vécu prospectif, le jeu intime de l’aveuglement, de l’anticipation, de l’angoisse et de l’espoir. Alors que les coups du destin dans les romans idéalistes réussissent pour autant qu’ils prennent les héros par surprise, ici, au contraire, c’est en grande mesure l’anticipation des persécutions exercées par Monsieur B. qui terrorise leur victime. Le récit de la captivité de Pamela a une forte composante dilatoire, les quelques événements proprement dits étant précédés par de longues périodes d’attente, par des conversations futiles avec Mme Jewkes, la méchante gardienne de l’héroïne, et par l’angoisse croissante de celle-ci devant les menaces à venir.
Comme le récit se déroule au gré de la temporalité vécue, la vraisemblance descriptive y acquiert une dimension à la fois sensorielle et psychologique saisissante. À la différence de Defoe, dont les descriptions scrupuleuses et le sens de la langue parlée offrent au lecteur une image fidèle et objective de la position sociale des personnages, chez Richardson les interminables détails qui sortent de la plume de Pamela évoquent en égale mesure la vérité concrète du monde et les états affectifs du personnage qui l’observe. L’art descriptif de Richardson n’a donc pas simplement une fonction testimoniale, comme si le lecteur était membre d’un jury qui passe en revue tous les faits disponibles à la recherche des pièces probantes. Cet art a aussi et surtout la fonction de révélateur psychologique : l’immersion nous fait voir le monde fictif tel qu’il apparaît au personnage, contribuant ainsi à la représentation indirecte mais combien efficace de ses états d’esprit. Voici Pamela cachée dans son petit cabinet de travail, songeant à l’évasion et à ses parents et ne s’arrêtant pas d’écrire pendant même que l’action se déroule : « Après onze heures. Mme Jewkes est montée et s’est mise au lit ; elle me prie de ne pas rester tard après elle. Ô que cette bête cruelle dort profondément ! Je ne l’ai jamais vue si ivre, et ceci me donne de l’espoir. J’ai essayé de nouveau, et j’ai découvert que je peux passer la tête à travers les barreaux. Je suis maintenant prête. J’espère l’entendre ronfler bientôt ; et maintenant je vais sceller ces papiers-ci et les autres, mon travail récent, et vouer le reste à la Providence ! Encore une fois, que Dieu vous bénisse tous les deux ! et qu’Il veuille nous réunir ! sinon ici-bas, du moins dans son royaume céleste ! Amen. » À noter la minutie de la description : la gardienne ivre vient de monter, et Pamela « espère l’entendre ronfler bientôt ».
C’est en fin de compte l’enchantement de l’intériorité qui, en rendant infiniment précieux et digne d’intérêt tout ce que le personnage voit, écoute ou éprouve, se trouve, bien qu’indirectement, à la source de la nouvelle technique descriptive. La représentation de la temporalité vécue et la saisie des détails matériels à travers l’expérience immédiate du personnage ont comme résultat une immense profusion de notations banales, voire inutiles du point de vue du récit raconté. Au lieu d’aller droit à l’essence de chaque événement, comme l’auraient fait ses prédécesseurs, Richardson choisit de présenter au lecteur non pas ce qui est effectivement pertinent pour le déroulement du récit, mais ce qui semble momentanément important pour Pamela. Il s’ensuit que la langue, qui d’ordinaire sert à communiquer de manière efficace l’abstraction du monde extérieur, s’infléchit pour suivre pas à pas et avec d’interminables détours le monde tel qu’il est perçu ici et maintenant par la conscience de l’héroïne. La beauté intérieure de celle-ci communique sa dignité aux aspects les plus minuscules et les plus futiles de l’expérience, à tout ce dont la rhétorique narrative antérieure avait cherché à débarrasser le récit pour le rendre efficace. Le cœur sensible, exprimé par le discours à la première personne, rend digne d’attention tout ce dont il parle. D’où la soudaine, l’immense, l’irrésistible expansion de la représentation de l’expérience immédiate dans le roman, au détriment de l’intelligibilité et de la concision. Le germe des longs et difficiles romans modernistes est déjà présent.
LA TRAGÉDIE
DE LA FORCE INTÉRIEURE :
CLARISSA
Si la moralité prend sa source dans le cœur humain plutôt que dans un ordre transcendant, le comportement vicieux aura la même origine. Or comment le mal peut-il naître dans un cœur intéressant plutôt que chez de simples scélérats ou imbéciles ? Les tricksters (Renart et Panurge), les maris cruels (Guillaume de Roussillon), les intrigants (l’enseigne dans l’histoire du Maure) ne suivent pas les bonnes maximes et se laissent guider par la colère, l’envie ou le mépris pour la société. Ils sont parfois coupables de duplicité, Panurge affectant une mine sérieuse alors qu’il se moque de ses semblables, ou encore l’enseigne du Maure cachant soigneusement ses vraies intentions. Aucun de ces personnages n’a cependant de véritable vie intérieure, aucun d’eux ne s’intéresse à la complexité des gens qui les entourent. Panurge prend pour cible le corps des femmes plutôt que leur personnalité, l’enseigne vise les passions les plus basses du Maure, sa jalousie et sa rage. De surcroît, ces tricksters et scélérats poursuivent des objectifs clairs et simples : faire des farces, se venger d’une offense, détruire un rival détesté.
Grâce à l’intériorisation de la loi morale, le cœur humain est désormais capable, lorsqu’il s’en détourne, d’afficher une certaine fierté, un certain humour. Le roué, personnage vicieux et raffiné qui fait semblant d’agir avec noblesse tout en poursuivant des fins répréhensibles, apparaît fréquemment dans les comédies de la Restauration anglaise, tel Horner dans La Provinciale (The Country Wife, 1675) de William Wycherley ou sir Fopling Flutter dans L’Homme à la mode (The Man of Mode, 1676) de George Etherege. Après la révolution anglaise de 1688, ce type humain devint la cible d’une vertueuse indignation. Ayant perdu leur élégance et leur charme, ces roués se transforment en vicieux libertins complaisants envers eux-mêmes. Dans la série de tableaux La Carrière d’un libertin (A Rake’s Progress) de William Hogarth (1732-1733), Tom Rakewell hérite la fortune de son père, la dépense sottement, est poursuivi par les créditeurs, accepte d’aider l’innocente Sarah, l’abandonne pour épouser une vieille femme riche, perd sa nouvelle fortune au jeu, est mis en prison pour dettes, devient fou et finit à Bedlam, l’asile mental de Londres. Monsieur B. dans Pamela appartient au début à ce type — un libertin plutôt ennuyeux, libidineux mais indécis, sournois mais incapable, brutal mais sans autorité.
Dans le deuxième roman de Richardson, Clarissa (1747-1748), les deux protagonistes font preuve d’une complexité et d’une profondeur psychologique sans précédent : Lovelace à cause de son ambivalence libertine à l’égard du bien et du beau, Clarissa grâce à sa force et à son intelligence peu communes, dont elle a besoin pour déjouer la perfidie de son amoureux. Afin de souligner l’opposition entre ces personnages, Richardson mélange les tâches des anciens sous-genres narratifs plus décidément encore que dans Pamela. Tels les vieux romans idéalistes, Clarissa évoque les cimes de la vertu ; le conflit est aussi violent et cohérent que celui des meilleures nouvelles ; les descriptions des détails matériels rivalisent avec celles des récits picaresques ; et comme la pastorale et les récits élégiaques, le roman s’attarde longuement sur les états d’esprit des personnages. Mais à la place d’une complainte élégiaque toujours prononcée par la même personne — comme dans les Lettres d’une religieuse portugaise de Guilleragues et dans Pamela — Clarissa offre au lecteur de vrais échanges de lettres qui rendent visibles les perspectives individuelles de Clarissa, de Lovelace et de leurs amis. C’est également le premier roman idéaliste qui emploie de longs dialogues compliqués — technique empruntée au théâtre — qui révèlent les intentions et les passions des personnages.
L’observation attentive, « moment par moment », des mouvements psychologiques augmente la longueur de Clarissa — qui rappelle celle des vieux romans idéalistes de La Calprenède et de Madeleine de Scudéry —, mais l’action proprement dite est plutôt simple, prend un peu moins d’un an, se déroule dans une région étroitement circonscrite entre St. Albans et Londres avec un bref épilogue en Italie, et convoque seulement quelques personnages principaux, entourés, il est vrai, par une multitude de personnages secondaires. Un conflit dont l’enjeu est l’argent et le rang social déclenche l’action. Nouveaux riches, les membres de la famille Harlowe aspirent à acquérir des titres de noblesse et lorsque leur fille cadette Clarissa, belle, intelligente et bien élevée, reçoit de son grand-père un héritage considérable, ses parents envisagent de la marier avec Robert Lovelace, héritier d’une famille noble. Le frère de Clarissa, James, souhaite cependant obtenir lui-même un titre de noblesse et sait qu’un certain Solmes pourrait l’aider à acquérir le rang de lord. Pour saboter le mariage de sa sœur il empoisonne les rapports entre sa famille et Lovelace, après quoi il convainc ses parents d’obliger Clarissa à épouser Solmes. Elle n’est pas disposée à obéir et lorsque Lovelace lui offre son aide, elle accepte de lire ses lettres — malgré l’interdiction de ses parents — et de temps en temps lui répond. Les deux jeunes gens conviennent de se parler en secret dans le jardin des Harlowe et pendant le rendez-vous une fausse alarme organisée par Lovelace oblige Clarissa à prendre la fuite avec lui.
Le conflit entre les ambitions de la famille et le bonheur de la jeune fille pourrait facilement servir de sujet de comédie. Il pourrait également conduire à une intrigue idéaliste à l’ancienne : dans les Éthiopiques Chariclée prend elle aussi la fuite en compagnie de Théagène, son vrai amour, et puisque son départ n’a rien à voir avec les désirs érotiques impulsifs, elle demande à Théagène de faire promesse de chasteté, ce qu’il accepte volontiers. Dans les romans idéalistes ultérieurs on trouve de nombreuses situations semblables. Clarissa, cependant, comme Pamela, est entièrement seule. Profondément offensé par l’attitude des Harlowe, Lovelace, tout en étant amoureux de Clarissa, l’utilise comme instrument de sa vengeance. Sans aucun appui, Clarissa subit les supplices infligés aussi bien par sa famille que par son amoureux.
Une fois qu’il l’a en son pouvoir, Lovelace l’installe dans un bordel dont la tenancière et les prostituées sont déguisées en grandes dames. Se rendant peu à peu compte de la duplicité du jeune homme, Clarissa refuse de l’épouser et s’enfuit, mais Lovelace la rattrape et la ramène au bordel. Le jeune roué calcule que la perte de sa virginité obligerait Clarissa à l’épouser — lui permettant ainsi de satisfaire son amour tout en humiliant les Harlowe — et pour arriver à ses fins, il drogue Clarissa et la viole. Profondément blessée mais décidée à ne pas céder, Clarissa s’enfuit de nouveau et, gravement malade, se met sous la protection d’une famille pauvre mais charitable. Regrettant d’avoir désobéi à ses parents, fière toutefois de sa vertu, Clarissa se prépare pour la vie dans l’au-delà. Après sa mort, Lovelace est tué dans un duel avec Morden, un des cousins de Clarissa.
Le trait le plus notable de Clarissa est que le dénouement ne confirme pas le triomphe terrestre de la vertu. Comme l’écrira plus tard Simone Weil, « le plus précieux n’est pas enraciné dans l’existence ». Mais bien que les supplices de l’héroïne finissent par la tuer, ils ne réussissent pas à l’humilier. Au contraire même, ils rehaussent sa force intérieure. Clarissa souffre et meurt, mais sa vertu rayonne, illuminant les vies ordinaires, prosaïques, de ceux qui l’entourent. C’est pour cette raison que Richardson a non seulement résisté aux conseils de ses amis qui souhaitaient que le roman finisse par le mariage heureux de Lovelace avec la jeune femme, mais a consacré, au contraire, de très nombreuses pages aux derniers jours de Clarissa, à son testament, à ses funérailles, au deuil général et à la reconnaissance universelle de sa supériorité. Il a tout fait pour que l’effet purificateur de la tragédie n’échappe pas au lecteur.
Dans le milieu social étroit, étouffant même, de Clarissa les personnages ne peuvent pas s’éviter ; ils tentent donc de cacher les passions violentes et contradictoires qui les agitent. Les contradictions de Clarissa sont les plus faciles à résoudre. Elle se sent attirée par Lovelace en dépit de sa mauvaise réputation et se permettrait, nul doute, de l’aimer s’il se montrait digne d’elle. Mais comme on le voit très tôt dans le roman lors de ses querelles avec sa sœur et son frère, Clarissa juge sévèrement les gens qui l’entourent : dès qu’elle perçoit la perfidie de Lovelace, sa tendresse pour lui cède la place au mépris. Chez Lovelace, en revanche, la division intérieure est incurable. Parfois aimable, parfois arrogant, il aime passionnément Clarissa, mais bien souvent il la déteste. Pour l’épouser, il exaucerait tous ses souhaits, mais il ne la trahit pas moins, et de la manière la plus indigne. La mort de Clarissa l’affecte profondément et pourtant il continue à jouer le rôle du roué sûr de lui. Bien qu’il sache que Morden, le cousin de Clarissa, est prêt à la venger, Lovelace ne peut pas s’empêcher de l’irriter et de le provoquer, rendant ainsi le duel inévitable. Les critiques qui voient dans le comportement de Lovelace à la fin du roman une sorte d’autopunition volontaire, un suicide presque, oublient sa désinvolture à toute épreuve. Lovelace meurt parce qu’il prend tout à la légère, y compris l’honneur et la vie de Clarissa — et les siens.
Comme dans Pamela, Richardson présente l’expérience vécue dans son immédiateté la plus frappante, mais étant donné que dans Clarissa les lettres sont écrites par plusieurs personnages, la perspective devient essentielle. La maîtrise des détails atteint ici son apogée. Avant Richardson, aucun écrivain n’avait passé autant de temps à noter chaque réplique échangée par une mère et sa fille dans le feu des disputes domestiques, chaque remarque méchante que deux sœurs font l’une à propos de l’autre, chaque phrase, sincère ou hypocrite, prononcée par un séducteur et accompagnée par un éclat silencieux d’orgueil ou de haine. Des pages et des pages de dialogue ne cherchent qu’à faire sentir au lecteur le pouls des événements. En décrivant les airs que se donne Arabelle, sa sœur aînée, Clarissa la met sur scène, comme dans une comédie, en notant les mots, l’intonation, les gestes et chaque nuance dans l’expression de l’arrogance et du ressentiment. Lorsque Anne Howe, l’amie et la confidente de Clarissa, lui envoie une lettre qui décrit Lovelace comme un horrible séducteur, celui-ci l’intercepte et l’annote, offrant au lecteur le spectacle des trois personnages et de leurs sentiments : le mépris d’Anne pour Lovelace, la douleur de Clarissa qui découvre la vérité sur son « protecteur » et la rage de Lovelace qui se voit démasqué. Ces scènes, ces émotions, ces arguments captent l’attention du lecteur, l’immergeant entièrement dans l’action.
Le personnage idéal, sublime, est de la sorte ramené dans le monde de la vie quotidienne, les divers sous-genres narratifs fusionnent dans une nouvelle synthèse ; le récit, capable de passer du geste le plus banal à la tragédie la plus émouvante, saisit toutes les nuances de la parole, des sentiments, des gestes et de l’atmosphère. Avec Richardson, le roman acquiert durablement une forme et une vie nouvelles.
L’IDÉOGRAPHIE SUBJECTIVE :
JULIE OU LA NOUVELLE HÉLOÏSE
Ces innovations ne se sont cependant pas imposées toutes à la fois. Rousseau a écrit sa Julie ou la Nouvelle Héloïse à la fin des années 1750, peu de temps après avoir lu Clarissa, ayant donc la technique de Richardson encore toute fraîche dans la mémoire. Pourtant Rousseau s’est contenté de suivre seulement une parmi les nouveautés de Richardson, à savoir l’évocation d’un personnage exemplaire qui vit maintenant, avec nous. Les normes de la littérature française de l’époque — ainsi que le dernier roman de Richardson, Sir Charles Grandison (1753-1754), dont le conflit est plus modéré que celui de Clarissa — ont peut-être persuadé Rousseau d’adopter une approche moins choquante. La complexité psychologique, la violence, la duplicité, et les affrontements des personnages, l’unité de l’action et l’immersion complète du lecteur ne font pas partie du projet de Rousseau. La force considérable de la protagoniste s’est adoucie. À la place de Pamela et de Clarissa, toutes les deux libres, chastes et indépendantes, Rousseau imagine Julie, jeune femme prête à se donner à son amant, à obéir à sa famille et à coopérer avec ceux qui l’entourent. Utilisant la technique épistolaire, Rousseau met en scène une problématique qui est redevable aux récits de chevalerie (la passion irrésistible, consommée en secret et sans l’accord explicite des parents) et à la nouvelle sérieuse (la non-coïncidence entre l’amour et le mariage).
La première partie raconte les amours illégitimes de la belle Julie, fille du baron d’Étange, et de Saint-Preux, son précepteur. Les obstacles extérieurs entravent cette liaison téméraire et, à première vue, contraire à la vertu : le baron refuse l’idée d’avoir pour gendre un maître d’études, la grossesse secrète de Julie s’achève prématurément, la mère de Julie meurt de douleur après avoir découvert la correspondance des deux amoureux. Ceux-ci s’inclinent devant la famille : Saint-Preux part visiter Paris et l’univers, Julie, qui adore son père, épouse l’homme qu’il a choisi pour elle : Monsieur de Wolmar, l’athée vertueux. Elle découvre la paix du mariage et ne cesse d’écrire à ses amis des lettres concernant une vaste gamme de sujets domestiques. Au retour de Saint-Preux, Wolmar, au courant de sa liaison de jeunesse avec Julie, lui fait néanmoins confiance et lui assigne le rôle de précepteur de ses enfants. Malgré son bonheur visible, Julie demeure inquiète. Lorsqu’un de ses enfants bascule dans un lac, elle saute à l’eau, le sauve de la noyade, mais tombe malade et meurt en avouant qu’elle aime encore Saint-Preux et qu’elle espère le rejoindre dans l’au-delà.
Le succès de ce roman au XVIIIe siècle et son influence au XIXe sont sans aucun doute dus à ses rapports avec la tradition française d’élégance et de modération. L’écriture de Rousseau appartient, comme celle de Guilleragues, de Madame de La Fayette et de Marivaux, à l’art de l’éloignement. Plutôt que de vivre les événements et les émotions, les personnages les racontent et les jugent : à l’instar des bergers d’Arcadie, ils chantent plutôt que d’agir. Les épisodes « réels » qui portent à conséquence dans ce vaste roman s’élèvent à peine à une demi-douzaine : Julie se donne à son précepteur, le baron d’Étange s’oppose à l’alliance avec Saint-Preux, la grossesse de Julie prend fin, sa mère découvre la correspondance des deux amoureux, Julie épouse Monsieur de Wolmar, elle sauve la vie de son fils et meurt. Les autres événements sont purement intérieurs. « Que mon état est changé en peu de jours ! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous ! Que de tristes réflexions m’assiègent ! Que de traverses mes craintes me font prévoir ! Ô Julie ! que c’est un fatal présent du ciel qu’une âme sensible ! » s’exclame Saint-Preux (première partie, lettre XXVI) peu de temps après que Julie lui avoue son amour3. Il erre dans les bois, s’élance sur les rochers, rêve de son amie, l’implore d’abandonner la chimère de la chasteté. Cette tempête intérieure persuade Julie de se donner à lui.
La Nouvelle Héloïse peint des personnages dont le cœur abrite non seulement la tempête des sentiments, mais également la norme morale qui doit les gouverner. Julie est parfaitement maîtresse d’elle-même et ce n’est assurément pas à Saint-Preux seul que revient la responsabilité de sa séduction. Céladon publiant dans le temple d’Astrée Les Douze Tables des Lois d’Amour précisait que ces lois avaient été promulguées par Amour lui-même, divinité transcendante qui commande à tout amant de les observer « sous peine d’encourir sa disgrâce4 ». Les personnages de La Nouvelle Héloïse gouvernent leur amour selon les lois qu’ils découvrent eux-mêmes dans leur vaste intériorité : absorbée et digérée dans les entrailles du personnage, la divinité a passé ses pouvoirs au cœur de Julie. C’est ce cœur qui est désormais le centre directeur de l’être humain, le guide des sens et le garant des comportements.
La première des lois promulguées par le cœur établit un nouveau régime de la chasteté. Il ne s’agit plus de vaincre le corps — la prison matérielle de l’âme — pour se conformer à un idéal d’ordre spirituel, mais au contraire de guider ce corps, dont le cœur seul a la charge. Le sacrement du mariage n’est donc pas requis pour sanctifier l’union des amants, puisque le vrai amour est déjà un sacrement. « Je ne sais si je m’abuse », écrit Julie à Saint-Preux au plus fort de leur liaison secrète, « mais il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les liens. C’est lui, c’est son feu divin qui sait épurer nos penchants naturels, en les concentrant dans un seul objet. […] Le cœur ne suit point les sens, il les guide ; il couvre leurs égarements d’un voile délicieux. […] Le véritable amour toujours modeste n’arrache point ses faveurs avec audace ; il les dérobe avec timidité. […] Sa flamme honore et purifie toutes ses caresses. »
Le devoir et la vertu s’étant retirés dans l’intériorité du personnage, l’appréciation des actions individuelles par la collectivité n’est plus fondée sur leur comparaison avec la norme extérieure mais sur l’acceptation bienveillante des raisons intimes qui les motivent. Le jugement moral présuppose donc la sympathie, la compréhension de l’autre, la reconnaissance de son droit à légiférer sur lui-même. Monsieur de Wolmar abonde dans ce sens lorsque, plus tard, il reçoit avec sérénité les aveux de Julie et honore Saint-Preux de son amitié. Dans la petite communauté idéale que forment ces trois personnages, la perfection humaine réside dans l’accord entre les préceptes intérieurs et la conduite adoptée ; le principal critère de jugement consiste à s’assurer que pour chaque action l’instance suprême — le cœur — l’a approuvée. Il est vrai qu’en se détachant de son premier amant Julie découvre l’existence d’un Être éternel, témoin de nos vertus et véritable modèle de nos perfections (troisième partie, lettre XVIII), mais cette découverte n’abolit pas le règne du cœur, elle le renforce. Les seuls conflits possibles, semble dire Rousseau, sont causés par les partisans de la norme extérieure, en l’occurrence le père de Julie qui s’oppose à l’alliance avec Saint-Preux par préjugé social et sa mère, dont l’attachement exorbitant à l’ancienne idée de chasteté la fait mourir de douleur lorsqu’elle découvre les amours de sa fille. Mais ces conflits ne sont pas insolubles, puisqu’en vertu du principe de sympathie et de compréhension il revient aux tenants du nouvel ordre moral d’épargner la sensibilité des autres, en reconnaissant la force de leurs convictions. C’est une des raisons pour lesquelles Julie épouse l’homme choisi par son père.
L’intériorisation de la moralité donne lieu ici à ce qu’on pourrait appeler une idéographie subjective : Rousseau représente ses personnages par le biais d’idées abstraites qui se réalisent inlassablement dans des myriades de circonstances intérieures. Il évite à dessein la surenchère dramatique des romans de Richardson, le haut-relief formé par l’attente, l’anticipation et l’angoisse. Les rares événements décisifs du roman ont lieu rapidement, presque sans préparation. Julie avoue son amour à Saint-Preux dès la lettre IV de la première partie et s’unit à lui quelques pages plus loin. La mère de Julie meurt tout aussi brusquement : d’un coup Julie annonce « Elle n’est plus » (début de la lettre V de la troisième partie), sans donner d’autres précisions sur la nature et sur la progression du mal qui l’a emportée. Lorsqu’elle s’attarde sur ses propres sentiments, Julie les décrit en détail, mais les désigne par des termes abstraits plutôt que d’en suivre le déroulement. En parlant de sa mère elle écrit : « Âme pure et chaste, digne épouse, et mère incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire et de la félicité ; et moi, livrée au repentir et au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l’innocence ; je ne sens plus que ta perte ; je ne vois plus que ma honte ; ma vie n’est plus que peine et douleur. »
L’intériorité rousseauiste est, comme celle représentée par Marivaux, une intériorité rhétorique. Dans la prose de Richardson, le discours à la première personne permet au lecteur de regarder le train du monde par la même fenêtre et en même temps que les personnages, qui, spontanés et transparents, racontent ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent effectivement. Chez Rousseau, les personnages ne permettent jamais au lecteur de regarder lui-même ce qu’ils ont effectivement vu, mais formulent leur vécu comme une suite d’abstractions. Voici Saint-Preux solitaire évoquant le souvenir de Julie : « C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant achève de jouir des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce monde. C’est de là qu’à travers les airs et les murs il ose en secret pénétrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore ; tes regards tendres raniment son cœur mourant ; il entend le son de ta douce voix ; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu’il éprouva dans le bosquet. [Saint-Preux fait allusion au premier baiser accordé par Julie, qu’il a raconté dans la lettre XIV.] Vain fantôme d’une âme agitée qui s’égare dans ses désirs ! Bientôt forcé de rentrer en moi-même, je te contemple au moins dans les détails de ton innocente vie : je suis de loin les diverses occupations de ta journée, et je me les représente dans les temps et les lieux où j’en fus quelquefois l’heureux témoin. » Chaque phrase proclame le raffinement de la parole et l’art de la distanciation. Le narrateur se désigne lui-même à la troisième personne (« ton malheureux amant »), il ne précise jamais la teneur de ses rêveries autrement que par un terme général, de préférence accompagné d’une épithète commune (« tes traits charmants », « tes regards tendres », « ta douce voix »). La référence au détail est annulée par l’abstraction de ses déterminations au moment même où le narrateur la prononce : « le détail de ton innocente vie » résume « les diverses occupations de ta journée » et « les temps et les lieux où j’en fus quelquefois l’heureux témoin ». Écrire « détail » c’est éviter d’en donner.
La précision abstraite du discours se retrouve dans les descriptions de l’ambiance extérieure. Dans la quatrième partie du livre, Saint-Preux raconte à son ami anglais milord Edouard Bomston une promenade sur le lac de Genève en compagnie de Madame de Wolmar : « … nous nous trouvâmes bientôt à plus d’une lieue du rivage. Là j’expliquais à Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redans des montagnes, dont les angles correspondants et parallèles forment dans l’espace qui les sépare un lit digne du fleuve qui les remplit » (quatrième partie, lettre XVII). Saint-Preux raconte non pas un paysage, mais un discours sur un paysage (« j’expliquais à Julie », « je lui montrais », « je lui faisais observer »). Ce discours prend la forme d’une dissertation parfaitement structurée et agrémentée d’épithètes et de prosopopées (« l’impétueux cours » du Rhône, qui « semble craindre de souiller […] le cristal azuré du lac »). Le personnage ne quitte jamais son poste de contrôle rhétorique, d’où il trie soigneusement les premières impressions, les détails illogiques, tout ce qui pourrait suggérer la densité indomptable du concret.
Si la rhétorique de Rousseau expulse le concret, c’est pour mieux faire valoir sa parfaite maîtrise de toutes les nuances de la psychologie morale. La précision des analyses et la richesse du vocabulaire moral font de La Nouvelle Héloïse un véritable sommet de la littérature « casuiste », celle qui explore la complexité intérieure visible. Saint-Preux revoit Julie après son mariage : « Je me retourne, je la vois, je la sens. Ô milord !, ô mon ami… je ne puis parler… Adieu crainte ; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage, et les forces » (quatrième partie, lettre VI). Le personnage multiplie les termes qui décrivent les passions de l’âme — crainte, terreur, effroi, respect humain, confiance, courage — avec l’assurance d’un peintre juxtaposant les nuances des couleurs. C’est assurément grâce à l’admirable assurance de ce vocabulaire que le roman de Rousseau a connu son durable succès.
Jugée par rapport à l’histoire du roman, la psychologie de Rousseau signale cependant un repli stratégique de l’observation morale. La Nouvelle Héloïse décrit avec une exactitude inégalée les surfaces intérieures accessibles au regard subjectif, mais néglige en revanche tout ce qui échappe à ce regard. Nous sommes bien loin ici de la pénétration augustinienne de Cervantès ou de Madame de La Fayette, auteurs dont les personnages ne se comprennent pas bien eux-mêmes et ne maîtrisent pas leurs passions, et encore plus loin de l’art de Richardson, qui savait suggérer au moyen du discours des acteurs eux-mêmes les penchants et les désirs qu’ils éprouvent sans s’en rendre compte. La vie intérieure des personnages idéalisés de Rousseau ne manque certes pas de profondeur : comment pourrait-elle en manquer, étant donné l’immense quantité de sentiments et d’opinions qui s’y agite, étant donné aussi la scrupuleuse attention avec laquelle Rousseau réalise l’enchantement de l’intériorité ? C’est à cet enchantement qu’il faut par ailleurs attribuer l’optimisme moral de Rousseau et la distance qui sépare La Nouvelle Héloïse de la nouvelle sérieuse : faire suivre l’amour-passion d’un mariage de raison sans qu’aucune rivalité oppose les protagonistes, c’est opter, à l’inverse de la nouvelle, pour une dédramatisation quasi totale du conflit. Car les analyses de Rousseau ne cherchent pas à dépister les traces conflictuelles de l’imperfection humaine, mais au contraire exhibent complaisamment les paisibles richesses des belles âmes. Peu importe, par conséquent, que ces personnages à l’intériorité enchantée, qui se délectent à scruter indéfiniment leurs propres entrailles, décrivent leurs émotions dans un langage abstrait. La force de La Nouvelle Héloïse vient non pas de l’immersion dans le vécu concret, mais de la grandeur des âmes, la principale réussite de son auteur étant la création d’un idéalisme moral cohérent et complet. Les rivaux de ce livre, les anciens romans idéalistes, sont ainsi remplacés (et du même coup perpétués) par un nouveau genre de récit qui, loin d’employer les riches ressources de la vraisemblance morale et descriptive, parie uniquement sur l’enchantement de l’intériorité.
1. Samuel Richardson, Pamela, éd. Peter Sabor, Harmondsworth, Penguin Books, 1980, p. 191 (ma traduction).
2. Denis Diderot, Éloge de Richardson, in Œuvres, éd. André Billy, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 1060.
3. Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 89.
4. Honoré d’Urfé, L’Astrée, II, op. cit., p. 181.