Chapitre VII

LA RÉSISTANCE
AU NOUVEL IDÉALISME

I. LE JEU ET LE RIRE

Dans les romans de Richardson la force intérieure des personnages idéalisés s’associe à l’intérêt picaresque pour le monde matériel, à l’unité d’action typique pour la nouvelle, au penchant pastoral pour la confession intime et à l’art théâtral du dialogue. L’immersion dans l’expérience immédiate des protagonistes invite le lecteur à regarder le monde à travers leurs yeux. Les personnages qui peuplent ces romans peuvent être de vrais héros, des amis généreux, des libertins ou des scélérats. Leur diversité rend parfois possibles les moments comiques, mais en général Richardson ne franchit pas la frontière qui sépare les récits nobles et sérieux de la comédie.

Rousseau, qui approuvait lui aussi la représentation d’une forme nouvelle de force intérieure, n’est pas allé aussi loin que son prédécesseur dans la recherche de situations poignantes et d’actions désespérées. Chez lui, les cœurs sensibles se laissent persuader par le désir, mais peu à peu apprennent à respecter le devoir moral et les obligations sociales. Quant à la comédie, Rousseau, dont la voix semble toujours trembler d’émotion, l’ignore entièrement.

TOM JONES :
LA COMÉDIE HUMAINE
ET LA PROMOTION DE L’AUTEUR

Nous avons vu comment Henry Fielding, choqué par la vertu peu plausible de Pamela, a immédiatement réagi. Dans Shamela, publiée cinq mois après la parution du roman de Richardson, Fielding en rejette les innovations : l’enchantement de l’intériorité et l’égalité morale entre les individus appartenant à des classes sociales différentes. Il lui semblait évident que la confession à la première personne ne pouvait raconter que des écarts de conduite et que les prétentions et l’assurance de soi de Pamela n’avaient aucun sens chez une simple servante. De surcroît, comme ses propres romans l’ont par la suite montré, Fielding n’appréciait guère chez Richardson le récit « moment par moment » des expériences vécues par les protagonistes, ni l’accumulation interminable de répliques, gestes, vêtements et mobilier. Aux yeux de Fielding, l’individualisation exagérée des personnages et du décor ne s’accordait pas avec un genre littéraire qui, à son avis, devait décrire « des manières, non des hommes ; l’espèce, non l’individu1 ».

La vocation du roman, soutient Fielding, n’est pas le mélodrame, les âmes sublimes, les conflits déchirants. Plutôt que d’évoquer une perfection admirable mais peu intéressante, le roman devrait examiner la vérité amusante des défauts humains. S’appuyant sur Aristote, Horace, Longin et les poéticiens du XVIIe siècle, Fielding montre que, tout comme les œuvres théâtrales, celles qui appartiennent au genre épique ont le choix entre le ton sérieux et le ton comique et peuvent être rédigées en vers ou en prose. L’absence du mètre n’interdit pas à une narration en prose d’appartenir au genre épique si elle contient tous les autres traits du genre, tels « la fable, l’action, les personnages, les sentiments et la diction ». Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699) est, tout comme l’Odysée d’Homère, un poème épique sérieux, la seule différence étant chez Homère la présence du mètre. Fielding préfère appeler l’ouvrage de Fénelon « poème épique en prose » plutôt que roman, simplement parce que les romans, plus précisément les romans idéalistes, ne l’intéressent pas. Il ne cache donc pas son mépris pour « ces œuvres volumineuses appelées romans [romances dans le texte anglais], à savoir Clélie, Cléopâtre, L’Astrée, Cassandre, Le Grand Cyrus et d’innombrables autres qui ne réussissent guère, je crains, à enseigner ou à divertir » (Joseph Andrews, préface, ma traduction).

À la place, il défend le roman comique (« comic romance »), qu’il définit comme « un poème épique comique en prose ; aussi différent de la comédie que le poème épique sérieux l’est de la tragédie : son action étant plus longue et plus complète, contenant un cercle plus vaste d’incidents et introduisant une plus grande variété de personnages ». Le poème épique comique en prose diffère des romans sérieux (« serious romances »), tels les pastorales et les romans à la manière d’Héliodore, parce qu’il est drôle plutôt que solennel et parce qu’il décrit « des personnes de rang inférieur et par conséquent ayant des manières inférieures, alors que les romans sérieux nous présentent les personnes de haut rang ». Moins de deux ans après la publication de Pamela, Fielding rejette de manière explicite la possibilité d’un « roman sérieux » dont le protagoniste soit une personne de rang inférieur parce qu’un tel personnage aurait des manières lamentables. Pour qu’ils soient plausibles, les récits sur les gens d’origine modeste, tel Joseph Andrews, le frère de Pamela inventé par Fielding, doivent être comiques, ridicules, et à l’occasion même burlesques. À l’avis de Fielding, le nouvel idéalisme n’est simplement pas une formule viable pour le roman.

Sur la page-titre de L’Histoire des Aventures de Joseph Andrews et de son ami M. Abraham Adams (1742), Fielding spécifie que l’ouvrage est « écrit en imitant la manière de Cervantès, auteur de Don Quichotte ». Alors que les efforts de don Quichotte de reproduire le comportement des chevaliers errants échouent, Pamela, chez Richardson, réussit — de manière invraisemblable — à imiter les grandes héroïnes vertueuses des vieux romans. Comment ne pas conclure que Cervantès avait réfuté Richardson bien à l’avance ? La seule véritable alternative aux vieux romans surannés, Fielding semble dire, est l’humour de Cervantès et non pas l’idéalisme remis à la mode par Richardson. La légende de Cervantès inventeur du roman moderne a son origine ici. Fait notable, parmi les « œuvres volumineuses appelées romans » Fielding ne mentionne pas le Persilès de Cervantès, traduit en anglais dès 1619 et dont une nouvelle édition venait de paraître en 1741, une année avant la publication de Joseph Andrews. Fielding ne se rendait sans doute pas compte que dans Don Quichotte Cervantès se moquait des récits de chevalerie non pas tant par mépris pour tous les « romans sérieux », mais parce qu’il voulait en discréditer la version chevaleresque pour mieux soutenir les romans à la manière d’Héliodore, dont son propre Persilès.

Dans Joseph Andrews, roman qui raconte comment le frère de Pamela, tout aussi chaste que sa sœur, résiste aux tentatives de sa maîtresse de le séduire, ainsi que dans Tom Jones (1749), Fielding défie la notion de perfection intérieure et la perspective subjective. L’intrigue de Tom Jones, célèbre pour l’habileté de ses agencements, met en scène le destin d’un enfant trouvé qui est élevé dans la maison de l’honorable Monsieur Allworthy en compagnie de Blifill, fils légitime de la sœur d’Allworthy. Jeune homme impulsif et étourdi mais dont l’âme est toujours généreuse, Tom rivalise avec l’hypocrite Blifill pour le cœur de la belle Sophie Western, mais à la suite des intrigues de celui-ci, il est chassé de la maison d’Allworthy. Sophie, qu’on veut marier à Blifill, prend, elle aussi, la fuite. Une suite d’épisodes conduit Tom, homme à nombreuses bonnes fortunes, à Londres, où Sophie le cherche assidûment. À la suite de diverses aventures Tom est sur le point d’être pendu, lorsqu’on découvre qu’il est en vérité le fils naturel aîné de la sœur d’Allworthy. Son demi-frère Blifill reçoit la punition de ses machinations, alors que Tom, reconnu comme héritier d’Allworthy, épouse Sophie.

Les intrigues de Richardson, qui n’ont d’ordinaire qu’un seul fil principal, s’organisent dans une structure obsessionnelle qui subordonne le récit à la perspective individuelle des personnages. Fielding, en multipliant les fils de l’intrigue, domine dans son ensemble un sujet qui demeure trop complexe pour que les personnages individuels en maîtrisent les tenants et les aboutissants. L’avantage de la solution de Richardson est, bien entendu, son intensité psychologique. Mais elle laisse insatisfait le besoin, bien servi par Fielding, de saisir le destin humain d’un point de vue impersonnel et irréductible à l’égocentrisme des personnages. En cela Fielding refuse d’émuler la concentration de la nouvelle, et bien qu’il rejette l’idéalisme des romans héroïques de Gomberville, La Calprenède et Mlle de Scudéry, il imite la construction de ces chefs-d’œuvre de complexité et d’harmonie, dont les intrigues embrouillées sont développées et résolues de manière irréprochable.

Le rejet de la perspective individuelle est tout aussi apparent dans la manière dont le raconteur, imbu de la noble ironie propre aux parodies héroï-comiques, considère les motivations de ses personnages. Dans une scène célèbre à juste titre (Livre V, chapitre V), Tom, tombé amoureux de Sophie, se présente chez sa maîtresse Molly Seagrim, jeune paysanne de mœurs légères, pour lui signifier la fin de leur relation. La famille de la jeune femme informe d’abord Tom que Molly est sortie, mais la sœur de celle-ci l’avertit, avec un sourire malicieux, que Molly est alitée au grenier. Sans se poser de question, Tom monte et se trouve, à sa grande surprise, devant une porte fermée à clef. Le protagoniste (et le lecteur) découvriront plus loin que Molly a un rendez-vous amoureux dans le grenier, mais pour l’instant, ils aperçoivent la jeune villageoise dans l’embrasure de la porte enfin ouverte assurant Tom qu’elle ne l’avait pas entendu. Pour décrire la mine confuse de Molly sans cependant vendre la mèche, le conteur, devenu raisonneur, formule, dans un langage distingué qui contraste avec la vulgarité de la situation, un jugement sur la nature humaine : « Comme on le sait, les extrémités de la douleur et de la joie produisent des effets fort semblables : et lorsque ces sentiments nous prennent par surprise, ils sont susceptibles de créer une perturbation et une confusion si complètes que nous nous trouvons souvent privés de l’usage de toutes nos facultés. » Molly, déconcertée par l’apparition inattendue de Mr. Jones, « fut incapable, pendant quelques minutes, d’exprimer l’extrême ravissement dans lequel le lecteur s’imagine sans doute qu’elle fut plongée à cette occasion ». Du côté de Tom, « il était si entièrement possédé, comme s’il avait été ensorcelé, par la présence de son objet bien-aimé, qu’il oublia pour un temps Sophie, et, par conséquent, la principale fin de sa visite2 ».

Cette petite comédie met en présence deux personnages dont l’un, surpris en flagrant délit de duplicité, ne parvient pas à affecter assez rapidement la fausse joie et l’autre, ébloui par le désir, ne peut ni mener à terme le projet vertueux qu’il avait entrepris, ni même interpréter correctement les signes de la tromperie. Le conteur présente les événements sur un ton faussement grave, en faisant semblant d’adopter à chaque instant le point de vue partiel et erroné des personnages, pour l’abandonner calmement aussitôt que la situation change. Quelques instants plus tard, Tom se reprend et explique à Molly la nécessité de leur séparation. Éclatant en sanglots, elle assure Tom de son amour. Mais un tapis suspendu qui cache un coin du grenier se détache, découvrant, adossé au mur, un homme qui n’est autre que le philosophe Square, précepteur de Tom et de Blifill. « Aussitôt que Square fit son apparition », nous informe l’auteur, « Molly se jeta sur son lit, cria que sa vie était finie et s’abandonna au désespoir ». La détresse du personnage inspire à l’imperturbable raisonneur une pitié narquoise : « Cette pauvre fille, qui n’était qu’une novice dans sa profession, n’avait pas atteint encore la perfection de l’assurance qui assiste les dames de la ville dans les pires extrémités. » Le philosophe Square, présenté dans les chapitres antérieurs comme un pédant qui prêche les vertus de l’Antiquité gréco-romaine, est traité sur le même ton. Comment concilier la prédication de la vertu avec les amours clandestines de Square ? « Les philosophes sont faits de chair et de sang, comme les autres créatures humaines », répond le raisonneur d’une voix sagace. « Ils savent parfaitement bien maîtriser tous leurs appétits et passions et mépriser en égale mesure la douleur et le plaisir ; ce savoir s’acquiert facilement et leur procure une agréable contemplation ; et par conséquent, la même sagesse qui leur enseigne ce savoir, leur recommande de ne pas l’appliquer en pratique. »

Comme le montre cet exemple, les personnages de Fielding, loin d’être guidés par une volonté de perfection ou de déchéance — comme c’est, respectivement, le cas des héros des romans idéalistes et des picaros —, ou de poursuivre pour le moins une délibération morale articulée, agissent dans la majorité des cas sous l’emprise d’impulsions mal justifiées, qu’ils tentent de dissimuler par l’entremise de discours peu vraisemblables. À l’insu de tout le monde, l’acteur navigue entre ses hauts principes et sa conduite lamentable ; seul le conteur devine sa misère et l’expose au grand jour. Mais cette dénonciation n’est jamais effectuée sur un ton amer ou révolté : les hommes sont ainsi faits, semble dire Fielding, et leurs faiblesses et leurs vices, ainsi que la pauvreté de leur connaissance de soi, sont les marques naturelles de leur condition. La sagesse du genre héroï-comique en prose consiste à décrire ces traits avec une ironie indulgente.

Les protagonistes de Tom Jones ne se détachent jamais véritablement de leur milieu, bien qu’une révolte passagère les fasse abandonner pour un temps la maison paternelle. Le vaste monde auquel ils croient accéder se révèle en fin de compte un petit ensemble de sites familiers, fréquentés par les mêmes habitués. Trois procédés empruntés à Cervantès, l’ubiquité de la famille et des amis, la multiplicité des masques et le magnétisme des lieux, évoquent un univers qui, par-delà les épreuves auxquelles il semble soumettre les protagonistes, demeure au fond un endroit amical, hospitalier, protecteur. Grâce à l’ubiquité des amis et à la multiplicité des masques, un petit nombre de personnes est susceptible de peupler efficacement l’espace fictif. Ainsi, dans Don Quichotte, les chevaliers errants qui défient le protagoniste, les belles dames en détresse qui implorent son aide sont en réalité ses voisins et ses amis qui complotent pour le faire rentrer dans son village. Dans Tom Jones, l’action met le héros en rapport avec une population réduite d’acteurs récurrents, qui appartiennent en majorité à la famille et à la maisonnée d’Allworthy et portent parfois plusieurs masques (ainsi Partridge est tour à tour professeur de latin, barbier et compagnon de route de Tom, Mme Waters, épouse du capitaine Waters et séductrice de Tom à Upton n’est autre que Jenny Jones, sa mère présumée, etc.). La lente progression du protagoniste depuis son village natal jusqu’à la ville d’Upton et Londres n’est en fin de compte qu’une occasion de faire le tour de ses parents et relations.

L’hospitalité de l’univers fictif est augmentée par le magnétisme de l’espace, qui attire les acteurs précisément là où l’action a besoin d’eux. Tout comme dans la première partie de Don Quichotte la quasi-totalité des personnages converge vers l’auberge de Maritorne (chap. XXXII et suivants), dans Tom Jones l’auberge d’Upton rassemble Tom, Sophie, le père de celle-ci, Partridge, Mme Waters, un certain Mr. Fitzpatrick qui jouera un rôle secondaire dans le dénouement et l’avoué Dowling, détenteur du secret de la naissance de Tom, qui traverse le roman dans toutes les directions sans jamais s’arrêter. Se bousculant les uns les autres sans autre raison apparente que le besoin de l’intrigue, les personnages semblent arriver sur scène, uniquement pour qu’ils puissent se poursuivre, s’éviter, se tomber dans les bras et s’arroser réciproquement de coups devant le public. Et comme dans la comédie, on sent, derrière les faibles prétextes et les coïncidences invraisemblables, la cohésion et la bonté ultime de l’univers fictif, qui résoudra à la fin les malentendus, déjouera les projets des méchants, donnera aux orphelins des parents fortunés et réunira les amoureux.

L’inventeur-conteur qui mène à bien l’intrigue à nombreux fils, le raisonneur qui met au jour l’écart entre le discours glorieux et la conduite souvent répréhensible des personnages et le poéticien qui explique le sens de l’œuvre sont réunis chez Fielding dans un seul rôle d’une force considérable. Observateur impartial et amusé de ses personnages, dont il dévoile habilement les faiblesses, Fielding ne se prive pas de parsemer le récit de prudentes remarques, souvent tout aussi pénétrées d’ironie que la mise en scène des épisodes eux-mêmes. Cet inventeur-conteur-raisonneur, qui a une physionomie morale propre et qui manie le gouvernail moral du récit, n’est pas réductible à un simple narrateur, car il ne se contente pas de présenter et de commenter l’histoire, mais assume ouvertement le rôle d’organisateur, voire de créateur du récit. Cette voix, qui converse avec la même bonhomie de la comédie humaine et du métier du romancier, appartient-elle de manière immédiate à l’écrivain ? Difficile de le nier. On peut cependant distinguer entre le personnage historique en chair et en os du nom de Henry Fielding et le rôle de l’écrivain qui invente et raconte Tom Jones. Ce rôle ne saurait être désigné d’un autre nom que celui de l’auteur — être idéal qui crée et contrôle l’histoire, qui la met en pages, la commente, en assure l’équilibre moral et artistique et l’offre lui-même de vive voix au lecteur.

Défini de la sorte, l’auteur a bien entendu toujours été présent de manière plus ou moins visible dans les textes romanesques. Ce que réalise néanmoins Fielding est une promotion sans précédent de ce rôle, un véritable sacre de l’auteur. Inaugurant un nouveau rapport entre la voix qui raconte le roman et l’univers fictif que celui-ci met en place, cette promotion est un événement de premier ordre dans l’histoire du roman. Dans les œuvres idéalistes, la perfection des héros, destinée à inspirer l’admiration et la modestie du lecteur, impose à l’auteur une certaine discrétion. De temps à autre, l’auteur intervient dans le roman de chevalerie par des propos d’ordre moral, voire par de brèves considérations sur l’organisation du récit. Mais ces interventions intermittentes demeurent naïves : les discours du raconteur, du raisonneur et de l’artisan ne fusionnent pas encore dans un tout harmonieux. C’est peut-être la raison pour laquelle la pensée morale et la réflexion sur la société humaine dans le roman de chevalerie se concentrent dans le discours des personnages. L’éloquence morale est la province d’Amadis — et de don Quichotte — plutôt que celle de l’auteur. Dans le genre picaresque, en revanche, la misère des personnages est telle que l’auteur préfère leur laisser la parole, comme s’il craignait de tenir des propos en son nom propre sur des créatures aussi déplorables. La nouvelle tragique prend pour objet des formes moins méprisables de l’imperfection humaine, et par conséquent va de pair aussi bien avec le récit à la troisième personne qu’avec les épanchements moralisateurs. Il reste que la brièveté du genre et le caractère foudroyant de l’événement central découragent les interventions trop évidentes de l’auteur, dont la voix moralisatrice risque de diluer la concentration du récit. Ce n’est pas un hasard si les meilleurs nouvellistes (Boccace, Cervantès, Saint-Réal, Madame de La Fayette) se gardent de trop prendre la parole en tant qu’auteurs, alors que ceux qui le font (François de Rosset, Jean-Pierre Camus) ont été à juste titre considérés comme excessivement loquaces. La méthode de Richardson, enfin, en investissant les gens ordinaires de la force morale naguère réservée aux héros idéalisés, leur cède la parole pour des raisons symétriquement contraires à celles qui motivaient les écrivains picaresques : en face de Moll Flanders et de Roxana, qui doivent se défendre elles-mêmes puisque personne d’autre ne saurait concevoir de tels abîmes de corruption, le témoignage de Pamela est fiable précisément parce qu’il s’agit d’un personnage à la fois réel et parfait.

Chez Fielding, le rejet de l’idéalisme richardsonien ne signifie pas un retour à l’indignité picaresque, mais conduit à la création d’un univers dans lequel les personnages se placent à mi-chemin entre la noblesse et l’abjection. Un tel univers, surtout lorsqu’il est représenté dans une œuvre aussi complexe que Tom Jones, réclame la présence d’un conteur investi d’une vaste autorité sur les divers aspects de l’intrigue. L’imperfection comique et la contingence des événements convergent, mais cette contingence n’est qu’un nuage passager cachant l’ordre universel, qui à la longue finit bien par prévaloir : raison de plus pour que derrière les myriades d’événements s’affirme la présence d’un inventeur et d’un maître de la contingence, véritable providence artistique qui calcule soigneusement la part de l’ordre et du désordre pour le plaisir du lecteur. La maladresse morale des personnages, ensuite, produit à son tour comme une sorte de turbulence, qui demande l’intervention permanente d’un timonier moral. Enfin, la nouveauté des décisions artistiques mérite d’être expliquée et défendue. Ces diverses tâches (coordinateur de l’univers fictif, maître de la contingence, guide moral, théoricien) peuvent bien être remplies de manière tacite, comme il arrive dans Don Quichotte. Si Fielding choisit de les formuler explicitement dans le corps même de l’œuvre, c’est que dans son opposition à l’enchantement de l’intériorité, il cherche à reconquérir de manière délibérée et manifeste non seulement la vérité de l’imperfection humaine, mais également la maîtrise du discours narratif, que l’auteur de Pamela avait entièrement mise à la disposition du personnage. La promotion de l’auteur dans le texte du roman est donc à l’origine une réaction contre le nouvel idéalisme et contre sa conséquence immédiate, l’abandon simultané du discours narratif et de l’autorité morale entre les mains du personnage.

LE ROMAN LUDIQUE :
TRISTRAM SHANDY
ET JACQUES LE FATALISTE

Chez Fielding, la voix de l’auteur, tout en se moquant de l’imperfection des personnages, semble accepter leur droit de se tromper, accordant aux erreurs et aux égarements individuels le respect d’ordinaire réservé à la vertu. Sans l’exemple de cette voix, de sa précision, de son autorité morale, de sa tolérance, de son urbanité et de son humour, il est difficile d’imaginer comment, respectivement, Laurence Sterne et Denis Diderot auraient pu écrire Tristram Shandy (1759-1767) et Jacques le fataliste et son maître (1773-1775). Les deux écrivains ont également adopté la grande découverte de Richardson : la technique de l’écriture « moment par moment » qui ralentit le mouvement narratif et parfois même l’arrête.

Tout en profitant de la leçon enseignée par Fielding, les deux ouvrages de Sterne et de Diderot se placent dans la tradition de l’humour savant représenté par Jonathan Swift, en particulier par son Conte du tonneau (1704), et par Rabelais, dont Sterne était un grand admirateur, mais aussi dans celle des parodies des textes anciens, tels l’Eneida travestita de Giovanni Battista Lalli (1633) et le Virgile travesti de Paul Scarron (1648-1653), qui a connu un remarquable succès en Angleterre. Dans toutes ces œuvres l’art de raconter une histoire cède la place au plaisir de la farce, de la digression et des cascades de non-sens.

Dans Tristram Shandy l’histoire racontée à la première personne n’est pas celle du narrateur, l’intrigue est à toutes fins pratiques non existante, et l’énergie fait défaut aux personnages. L’œuvre se présente au premier abord comme l’autobiographie d’un personnage qui ne réussit à exposer, dans des centaines de pages bien remplies, que les cinq premières années de sa vie, les digressions ayant occupé tout son temps. Pris au piège de sa propre voix, Tristram préfère pérorer sur son père, Walter Shandy, et sur son oncle Toby, ajournant indéfiniment la jonction des rôles, ici incompatibles, de raconteur et d’acteur. Des rudiments d’intrigue subsistent néanmoins, car Walter Shandy souhaite accéder à la paternité et Toby, son frère et l’oncle du narrateur, s’évertue à trouver une épouse. La félicité familiale demeure cependant hors de leur portée : Walter, qui déteste accomplir ses devoirs conjugaux, a perdu son premier fils et ne peut guère espérer grand-chose de son puîné, Tristram, dont la laideur et la vulnérabilité à la castration (signalée par une blessure génitale) ne présagent rien de bon. Toby, qui de son côté a subi une blessure de la même espèce pendant le siège de Namur et n’a plus véritablement le droit d’aspirer au bonheur conjugal, passe son temps à reconstituer de manière obsessionnelle l’opération militaire qui l’a privé de sa masculinité. Ainsi, dans ce récit on ne retrouve aucun des traits qui au XVIIIe siècle rendent possible un roman, à savoir les personnages jeunes, sains, dotés d’un fort appétit de s’affirmer malgré les obstacles, que ce soit à la façon de l’aventurier Tom Jones, ou à celle de la vertueuse Clarissa.

En l’absence d’une anecdote bien construite et de personnages énergiques qui la mettent en marche, seuls les sinueux caprices du discours font vivre le texte. Le suspense, dans Tristram Shandy, ne provient pas de la surprise des actions inattendues, mais de celle des tournants imprévus pris par les propos du narrateur. La joie de l’invention linguistique met en échec la logique des événements, et le discours, brimant le récit, prend le dessus. Sautant de l’anglais au latin, de la description au sermon, du récit (toujours interrompu par d’innombrables apartés) aux digressions érudites, le narrateur captive l’attention du lecteur, l’étourdit, l’hypnotise. L’effet est jusqu’à un certain point semblable à celui des romans dans lesquels les caprices de la Fortune persécutent les personnages, sauf qu’ici la tension est causée non pas par le jeu des événements, mais par celui du discours qui les prend en charge et les occulte. La voix du raconteur devient le véritable site de la contingence narrative.

La volubilité de Tristram libère le langage de ses liens — si importants chez Richardson — avec l’évidence empirique : celle-ci n’est évoquée que pour être aussitôt congédiée avec une indifférence malicieuse. La description du caporal Trim, le valet de l’oncle Toby (deuxième partie, chapitre XVII), en est un exemple éloquent : « Il se mit debout devant eux, son corps tourné et penché en avant juste pour faire un angle de 85 degrés et demi par rapport à l’horizon ; — ce quoi, les orateurs habiles, à qui je m’adresse maintenant, savent pertinemment être le vrai angle d’incidence persuasive ; à tout autre angle l’on peut discourir et prêcher ; — cela est certain, — on le fait tous les jours ; — mais avec quel succès ? — je laisse le monde juger là-dessus3. » Ce n’est, par ailleurs, que le début d’une longue envolée. Mais la direction en est déjà perceptible : à partir d’un détail concret raconté sur le registre comique (la courbette du caporal et l’angle qu’elle décrit), le narrateur change de ton et d’interlocuteur, comme s’il se moquait du détail en question. Quelques lignes plus loin, la description, qui continue d’afficher l’objectivité et la précision, transforme le personnage en marionnette : « Il était debout, — et, pour faire son portrait à partir d’un angle unique, je le répète : avec son corps tourné, et quelque peu penché en avant, — sa jambe droite ferme en dessous, soutenant sept huitièmes de la totalité de son poids, — avançant légèrement le pied de sa jambe droite […], — non pas latéralement, non pas en avant, mais sur une ligne entre les deux ; — son genou plié, mais non pas violemment, etc. » Comme chez Rabelais, les flots linguistiques débordent de tous les côtés le noyau du message, réduisant les personnages au rôle de simples prétextes pour les envolées du conteur. Mais alors que dans Gagantua et dans Pantagruel ces personnages sont des géants mythiques regorgeant d’énergie et de vitalité, Tristram est construit à partir du contraste entre la loquacité irrépressible du narrateur et la misère des avortons qui peuplent son monde. À lire ces divagations infinies, le lecteur éprouve le sentiment qu’entre la virtuosité du discours et la tristesse de l’intrigue s’ouvre un écart profondément déconcertant, comme si l’ancienne coupure entre le héros et le monde faisait ici place à la rupture entre la fable racontée et le discours qui la prend pour prétexte.

Est-ce à dire que le récit de Sterne est le premier à représenter, comme on l’a soutenu, la subjectivité dans toute sa liberté ? La liberté et la flexibilité des propos humains sont en effet mieux rendues par Sterne que par tout autre auteur antérieur, Rabelais mis à part. Encore peut-on légitimement soutenir qu’à la différence de Rabelais Sterne nous fait entendre, en sus de la liberté de la parole, ses inflexions individuelles, les idiosyncrasies de l’oralité, l’immédiateté de sa physionomie. Et pourtant, cette immédiateté demeure un effet de la présentation du récit, sans véritablement se communiquer aux personnages présentés à l’intérieur du récit, qui sont, bien au contraire, réduits à des dimensions caricaturales. Tristram exprime librement tout ce qui lui vient à l’esprit — esprit délié, s’il en fut —, mais il le fait en tant que digresseur et non pas en tant que personnage. À vrai dire, la représentation de la subjectivité libre dans l’acte même de son insertion dans le monde est la tâche que se proposaient d’accomplir les fondateurs du nouvel idéalisme — Richardson et Rousseau —, tâche que Sterne ne cesse de ridiculiser.

Si néanmoins Walter et Toby demeurent inoubliables en tant que personnages, c’est précisément dans la mesure où ils n’arrivent pas à agir ni à penser convenablement, mais passent leur temps à prendre des poses ridicules et à caresser des espérances futiles. Prenant position contre la grandeur idéaliste, Sterne est probablement le premier romancier qui raconte en détail des vies tranquilles, ennuyeuses, sans conséquences. Beaucoup plus tard et dans un autre contexte Oblomov de Gontcharov (1859) reprendra cette thématique, qui aura une place de choix chez Anton Tchekhov. La faiblesse humaine décrite par ces œuvres mélancoliques demeure cependant bien différente de celle de la bêtise et des échecs dont se moque Sterne.

 

Moins ambitieux que Tristram Shandy en ce qui concerne l’ampleur de la gamme discursive, Jacques le fataliste de Diderot va plus loin que son modèle dans la réflexion sur les rapports entre la force inventive de l’auteur et les jeux discursifs. Alors que chez Sterne la source de l’intérêt est les divagations d’un conteur qui prend plaisir à s’éloigner de son récit, Diderot se propose à la fois de libérer la voix du narrateur et de présenter, en dépit de cette libération, une histoire vraisemblable et complète. Cette histoire, racontée à plusieurs voix par l’auteur, par Jacques, par son maître et par d’autres intervenants, représente une agréable synthèse entre la technique des intrigues multiples mise au point par les grands romans héroïques du XVIIe siècle, la procédure des enchâssements narratifs sans fin, dont le modèle était fourni par la traduction Galland des Mille et une nuits (1704-1717), l’univers picaresque peuplé d’escrocs et de femmes de mœurs légères, la nouvelle sérieuse (l’histoire du maître, l’épisode de Mme de la Pommeraye raconté par le marquis d’Arcis), et les effets d’immersion inventés par Richardson, dont le récit de Jacques parodie l’obstination. Le tout est enveloppé dans un discours dont la désinvolture rappelle celle de Rabelais et de Sterne (cités explicitement par l’auteur), mais qui évoque également, par l’insistance sur les pouvoirs de l’auteur, les interventions théoriques et les commentaires ironiques mis à la mode par Tom Jones de Fielding. Dans ce labyrinthe, l’anecdote principale ne devient compréhensible que vers la fin de l’ouvrage, lorsqu’il faut bien fermer les grandes parenthèses successivement ouvertes, et que le cours des histoires racontées par le maître rejoint graduellement celui du récit de Jacques. Le lecteur comprend alors que, victime d’une abominable escroquerie amoureuse, le maître s’en est vengé en tuant dans un duel l’homme qui l’avait trompé ; Jacques, arrêté et condamné pour ce meurtre, qu’il n’a pas commis, s’échappe de prison, devient brigand, et retrouve à la fois sa belle et son maître, non sans que l’auteur s’amuse à soutenir, avec la fausse modestie d’un simple éditeur, que le dénouement a quelque chose d’apocryphe.

La voix de l’auteur est fière de pouvoir arranger le récit à sa discrétion. Le début du texte met d’emblée cette liberté en relief : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce qu’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de mal ici-bas était écrit là-haut4. » L’inventeur semble faire peu de cas de son lecteur qui souhaite se retrouver dans le dédale de l’histoire ; mais ces questions capricieusement posées et laissées sans réponse conduisent sans transition à la première phrase du récit raconté, phrase qui, après avoir nommé explicitement le maître et Jacques (malgré le « Que vous importe ? » qui tout à l’heure passait ces noms sous silence), esquisse d’un trait rapide leurs caractéristiques les plus visibles dans l’histoire : la placidité du maître et le fatalisme du valet. Ayant à peine entamé son récit, l’auteur s’interrompt aussitôt que Jacques s’apprête à raconter ses amours, et sur un ton persifleur se tourne de nouveau vers le public : « Vous voyez, cher lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? […] Qu’il est facile de faire des contes ! » Ce passage, dont la cible apparente est l’ancien roman idéaliste, fait allusion en même temps à la très réelle liberté d’invention de l’auteur. En effet, la question « Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? » est susceptible de recevoir deux réponses, l’une (« Mon honnêteté de conteur fidèle ») plaidant pro domo, l’autre (« Personne ! ») soulignant le droit à la fantaisie. On nous rappelle ainsi que l’invention a un lieu d’origine, que l’orateur qui s’y trouve est bien le meneur du jeu, et que c’est bien lui qui interrompt le cours de l’histoire aussi souvent qu’il le souhaite, soit pour y enchâsser des récits dont le rapport avec les intrigues principales demeure indéterminé, soit pour donner la parole à d’autres personnages (l’hôtesse de l’auberge, le marquis d’Arcis) qui proposent à leur tour des récits de leur choix.

Parmi ces autres voix, celle de Jacques est la plus mémorable. Elle se charge de raconter une seule histoire, celle des amours du personnage, sans jamais se détacher du fil des événements et sans en sauter aucun détail. Le voilà, blessé au genou, qui marchande sur le prix des soins : « LE CHIRURGIEN. — Vingt-cinq sous, serait-ce trop ? JACQUES. — Beaucoup trop ; allons, docteur, je suis un pauvre diable : ainsi réduisons la chose à moitié […]. LE CHIRURGIEN. — Douze sols et demi, ce n’est guère ; vous mettrez bien les treize sous ! JACQUES. — Douze sous et demi, treize sous… Tope. » Le maître, exaspéré par l’inutilité de ces détails et curieux d’apprendre la suite des amours de son valet, le supplie d’aller plus rapidement au but. (« Ah ! Jacques […] fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l’humeur de la doctoresse… ») Jacques fait alors semblant de se plier à cette demande et saute à la fin de son histoire : « J’aime donc, puisque vous êtes si pressé. » Et de décrire une grande brune aux jolies mains que le maître, ajoute Jacques, a « prises plus d’une fois à la dérobée ». « Tâche de t’expliquer », lui demande alors le maître piqué de curiosité, et Jacques, dont on exige maintenant des détails, consent à les donner, à condition de revenir à la méthode de l’immersion, et de rentrer, donc, dans la maison du chirurgien.

Les diverses voix incarnent des visions différentes de l’acte de raconter : du côté de l’auteur, l’élégante dispersion des renseignements, tantôt prodigués, tantôt refusés, sans qu’aucune règle puisse en prédire la disponibilité, taquine et séduit le lecteur, le préparant pour la réception des histoires racontées par le maître et par le marquis d’Arcis, qui, elles, appartiennent à la tradition de la nouvelle française, ressemblant aux cas racontés par Robert Challe dans ses Illustres françaises (1715). Ce sont des anecdotes foudroyantes à caractère sentimental (frôlant parfois le scabreux) et qui mettent en scène un monde cruel où les scélérats, les rancuniers et les corrompus côtoient la générosité et l’innocence. Diderot, comme tous ses contemporains, était à la recherche de la vertu moderne, qu’il peint ici, selon la formule découverte par Marivaux, sous les espèces de la douce naïveté. L’élégance légère de la narration, la sprezzatura parvenue à son sommet jettent un voile pudique sur la sentimentalité et sur le moralisme invétérés de ces histoires.

Du côté du valet, le point de référence est la nouvelle esthétique narrative inventée par Richardson et qui valorise le témoignage du vécu dans le détail de son immédiateté. Jacques attrape le récit par le bout et, pour ainsi dire, le tient bon, quelle que soit l’impatience de son auditoire. Cet homme, dirait-on, n’a qu’une seule histoire à faire valoir, la sienne, et ne s’en sépare jamais. La voix de l’auteur survole les multiples récits et leurs méandres ; Jacques, lui, pris à l’intérieur de son récit, regarde le monde à partir du seul hublot auquel il a accès, ses propres yeux. Cette méthode, qui fait écho à celle de Richardson, reçoit, cependant, une justification inédite : philosophe, Jacques est convaincu du déterminisme universel et donc de la pertinence propre de chaque événement, si insignifiant qu’il puisse paraître au premier abord. Seule cette conviction fataliste rend légitime la promotion des gens humbles au rôle de héros respectable, car pour que ce rôle ne soit plus occupé uniquement par des individus dont l’éclat social attire spontanément le regard, les chances de visibilité doivent être rendues égales. C’est seulement, par conséquent, dans un monde déterministe, où chaque événement est à la fois unique et essentiel, que tous les hommes reçoivent le droit de raconter avec fierté ce qui leur arrive. La confiance faite par le nouvel idéalisme au cœur sensible n’a aucun sens, Jacques semble dire : l’égalité entre les hommes, à supposer qu’elle existe, est le résultat de la physique, et non pas de la vertu.

Dans leur temps, à l’instar des œuvres de Rabelais, Tristram Shandy de Sterne et Jacques le fataliste de Diderot n’ont exercé qu’une influence minime sur l’histoire du roman. Tristram Shandy a été lu et admiré par les contemporains de Sterne, mais son véritable succès, plus tardif, est dû aux romantiques allemands et à leur culte du génie individuel et du non-conformisme dans l’art. Au XXe siècle, la critique formaliste a promu l’ouvrage de Sterne au rang de grand précurseur de la prose moderne. Admirateurs de la liberté esthétique de Diderot, si différente, pensaient-ils, des règles strictes qui gouvernaient le néoclassicisme, Goethe et Schiller ont offert au public allemand un fragment de Jacques le fataliste. Ce roman n’a cependant été pleinement compris qu’au XXe siècle, lorsque, grâce à l’essor du modernisme, les critiques et les lecteurs ont appris à accepter et apprécier les jeux linguistiques gratuits.

II.  LA TERREUR SUBLIME

Nous avons vu que Fielding s’est opposé à l’idéalisme romanesque au nom de la faillibilité humaine, dont le caractère comique lui paraissait évident. Selon l’auteur de Tom Jones, en inventant une nouvelle espèce d’héroïne, Richardson se serait éloigné de la vraisemblance autant sinon plus que les vieux romans : la noblesse intérieure de Pamela et de Clarissa évoque à s’y tromper celle des princesses de roman hellénistique et baroque, à ceci près que ces princesses vivent dans un milieu dont l’invraisemblance va de pair avec leur vertu irréprochable, alors que la perfection des personnages féminins de Richardson est mal à sa place dans le décor, réaliste jusqu’à l’obsession, qu’elles habitent. « Trop loin de la nature ! » est le verdict que Fielding, pour qui l’imperfection est la marque des êtres humains, semble prononcer contre Richardson. Réciproquement et parce que le roman idéaliste moderne tente précisément d’acclimater la splendeur des anciens héros romanesques au monde de la vie quotidienne, on n’a pas manqué de faire à Richardson le reproche complémentaire, qui est celui de s’être trop laissé tenter par l’observation attentive de la nature et de négliger du coup la puissance de l’imagination.

Le roman gothique, sous-genre inventé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, prend la défense de l’imagination et se détourne de la réalité empirique pour célébrer ouvertement et sans fausse honte l’invraisemblance la plus extrême. Se proposant d’opérer un véritable retour au récit de chevalerie, ce genre en ressuscite les donjons, les cachots et les monstres fabuleux, et, pour produire dans l’esprit du lecteur une forte impression, il abandonne la plausibilité et invente l’atmosphère. L’atmosphère lourde, mélancolique, voire effrayante est censée fasciner le lecteur : elle abolit l’objectivité du milieu matériel et social telle que l’avait décrite les romans picaresques et ceux de Richardson. Le monde environnant recouvre ainsi sa vieille fonction symbolique de prison de l’âme.

Ce genre développe en même temps un nouveau type de protagoniste : le personnage démoniaque, animé par une malveillance irrépressible et disposant d’une quantité infinie d’énergie. Au long du XVIIIe siècle, la constance et l’énergie semblaient mutuellement exclusives : les héroïnes vertueuses ont souvent l’air plutôt passif et les seuls personnages qui débordent d’énergie sont les filous, les coureurs et les scélérats, les Roderick Random, les Tom Jones et les Lovelace. Le roman gothique accentue la vulnérabilité des personnages vertueux, les livrant sans défense aux mauvaises intentions de leurs ennemis qui désormais se sentent invincibles. S’il est vrai que le dénouement des romans gothiques comporte un rétablissement providentiel de l’ordre et de la justice, ce rétablissement a d’ordinaire son origine dans l’excès autodestructeur des forces maléfiques plutôt que dans la résistance le plus souvent dérisoire que leur opposent les personnages vertueux.

Tous ces traits — l’invocation de l’imagination, la scandaleuse invraisemblance du cadre historique, le décor médiéval figurant la prison du monde, et le contraste entre la force du personnage maléfique et la faiblesse de la vertu — sont déjà présents dans le premier roman gothique, Le Château d’Otrante (1764) de Horace Walpole. Faisant l’éloge de l’imagination, Walpole explique ses intentions dans la préface à la deuxième édition. L’œuvre tente, écrit-il, « d’allier deux genres de romans [romance], l’ancien et le moderne. Dans le premier, tout appartenait à l’imagination et à l’improbabilité ; dans le dernier, la nature a toujours été censée être, et parfois elle a été, copiée avec succès. » Dans les romans récents, continue-t-il, « la nature a entravé l’imagination5 ». De son propre aveu, Walpole emploie les ressources de la fantaisie pour faire agir les principaux acteurs qu’il place dans des situations extraordinaires, tout en réservant les ressources de la nature à la représentation des domestiques, propres « à provoquer presque le sourire ». Concernant les domestiques, explique Walpole, « ma règle a été la nature », et d’ajouter : « Ce grand maître de la nature, Shakespeare, a été le modèle que j’ai copié. » Walpole retourne ainsi à l’ancienne vision hiérarchique de la société qui réservait l’idéal de grandeur aux échelons supérieurs et l’insuffisance comique aux gens du peuple. Le message égalitaire du nouvel idéalisme n’a plus aucun sens dans le monde archaïque et hautement invraisemblable de ce roman.

Le Château d’Otrante raconte la chute de la maison du tyran Manfred, dont les ancêtres ont usurpé la succession à la principauté d’Otrante. Avant de mourir, Alphonse, souverain légitime d’Otrante, avait engendré à l’insu de tout le monde une lignée d’héritiers, dont le jeune Théodore est le dernier représentant. La chute miraculeuse d’un immense casque guerrier devant le château d’Otrante écrase Conrad, fils unique du tyran. Souhaitant s’assurer une descendance masculine, celui-ci décide d’abandonner sa femme légitime Hippolyte pour épouser Isabelle, la fiancée de son fils défunt. Ces projets matrimoniaux sont tenus en échec par une alliance qui rassemble Hippolyte, Isabelle, Théodore, et Matilde, la fille de Manfred. Alors qu’Isabelle cherche refuge dans les vastes souterrains du château, d’où elle s’échappe avec l’assistance de Théodore, Matilde trouve la mort, assassinée par son propre père. La vérité sur l’usurpation du trône est enfin rendue publique, obligeant Manfred à renoncer à la couronne, et permettant à Théodore, qui lui succède, d’épouser Isabelle.

Rien dans cette intrigue n’est plausible parce que rien ne cherche à l’être. L’archaïsme patent de l’ambiance trahit la recherche délibérée d’une version démodée de l’idéalisme : sans doute, le thème de la légitimité de la famille régnante pouvait-il évoquer des résonances contemporaines dans une Angleterre où les partisans légitimistes des Stuarts étaient encore nombreux, mais l’idée selon laquelle l’usurpation politique provoque l’intervention des forces surnaturelles était assurément tenue pour superstitieuse. De même, le désir naturel d’avoir des descendants masculins atteint chez Manfred un paroxysme monstrueux, dont le lecteur contemporain ne pouvait ignorer l’artificialité. Le destin des enfants de Manfred (Conrad et Matilde), qui meurent afin que leur père soit puni, devait paraître fort incongru aux yeux d’un public habitué à lire des romans dans lesquels les personnages étaient punis ou récompensés eux-mêmes, sans le détour par leur progéniture.

Le recours à l’imagination et à l’improbabilité, loin d’avoir pour résultat le retour de l’exquise luminosité qui baigne les romans hellénistiques et leurs imitations du XVIe et du XVIIe siècle, s’inscrit dans une nouvelle conception des effets de l’art sur le public, qui est celle du sublime moderne. La sombre mélancolie qui enveloppe Le Château d’Otrante converge avec les idées d’Edmund Burke sur le sublime, qui venaient d’être publiées en 1757. Selon Burke, le spectacle du sublime a sa source dans « tout ce qui est propre à exciter les idées de douleur et de danger, c’est-à-dire dans tout ce qui est effrayant en quelque manière que ce soit ou se réfère à des objets effrayants ou agit de façon analogue à la terreur6 ». L’idée de douleur étant, aux yeux de Burke, beaucoup plus forte que celle de plaisir, l’association entre le sublime, la douleur et le danger provoque l’émotion la plus puissante que l’esprit humain soit susceptible d’éprouver. Comme s’il souhaitait mettre en pratique l’observation à caractère spéculatif de Burke, Walpole accumule à tort et à travers les objets, les situations et les propos effrayants afin de donner le change aux faibles émotions engendrées par la lecture des œuvres trop proches de la nature.

La simplicité de sa narration, qui s’efforce de renouer avec l’écriture idéographique, poursuit le même effet. Nulle place dans Le Château d’Otrante pour les descriptions précises, pour les myriades de notations subjectives, pour les commentaires faussement naïfs de l’auteur, pour les digressions et pour les jeux métafictifs. Voulant susciter la terreur, le récit ne s’attarde jamais sur les détails inutiles. Au premier chapitre, par exemple, après la chute du casque surnaturel qui écrase le corps fragile de Conrad, le texte commente : « L’horreur du spectacle, l’ignorance générale concernant l’origine de ce malheur, et surtout l’effrayant phénomène qui l’avait précédé, réduisirent le prince au silence. Et pourtant ce silence fut plus long que celui que la douleur aurait pu provoquer. Il fixa ses yeux sur ce qu’il souhaitait en vain être une illusion ; et parut moins préoccupé par la perte qu’il avait subie que par l’objet prodigieux qui l’avait provoquée. Il toucha, il examina le casque fatal… » Les mots en italique répètent impitoyablement — et de manière abstraite — la référence au malheur, au danger et à l’effroi.

Dans la pratique des romanciers gothiques, l’effet de terreur est obtenu par deux méthodes différentes, dont l’une met l’accent sur le caractère suffocant du décor et l’autre sur les personnages démoniaques. Le Château d’Otrante met au point la première de ces méthodes. Si l’intrigue et le style du roman n’ont qu’un intérêt médiocre, si les personnages en sont déficitaires autant du point de vue psychologique que dans une perspective idéographique, l’ambiance demeure inoubliable. Le foyer de rayonnement du roman est le Château, présent dans la quasi-totalité des scènes et pesant lourdement sur l’action et sur l’atmosphère. D’accès facile pour ceux qui l’abordent de l’extérieur, il se laisse difficilement quitter, jouant ainsi le double rôle de piège et de prison. Dans ce château-souricière, Manfred contrôle tout ce qui s’élève au-dessus du sol, les salles, les couloirs, la cour et les cachots, mais son pouvoir ne s’étend pas jusqu’au labyrinthe du sous-sol. Par une inversion remarquable du symbolisme ordinaire, les espaces ouverts et bien éclairés — la cour du château, les grandes salles — évoquent la servitude et la mort, alors que les endroits obscurs et étouffants — les caves du château, une grotte près du bord de la mer — désignent la liberté, une liberté toujours fragile et menacée. Jouant sur la claustrophobie instinctive du lecteur, le château fictif s’empare de son attention et la garde prisonnière. Le lecteur du Château d’Otrante n’a pas besoin (comme celui de Pamela) de sympathiser avec les héros ou avec les héroïnes du roman pour en subir l’envoûtement : celui-ci opère par l’entremise du décor.

Les Mystères d’Udolphe (1794) d’Ann Radcliffe produit une nouvelle version de ce décor, désormais inséparable des états d’âme du personnage qui le contemple. Dans un style paré de toutes les grâces mélancoliques dont disposait à la fin du XVIIIe siècle l’écriture sentimentale, Ann Radcliffe raconte la captivité d’Emily St. Aubert, jeune orpheline de bonne famille, qui accompagne sa tante, Madame Cheron, au château de son époux, un certain Montoni. Voici la description du château (deuxième partie, chapitre V) :

À la fin de la journée la route tourna vers une vallée profonde. Des montagnes dont les pentes hirsutes semblaient inaccessibles l’entouraient presque entièrement. Vers l’est la vue dévoilait les Apennins dans leur horreur la plus sombre, et la vaste perspective des sommets en retrait, habillés de pins, s’élevant les uns au-dessus des autres, formait une image plus grandiose que toutes celles qu’Emily avait vues. Le soleil venait de disparaître derrière la cime des montagnes […] mais ses rayons obliques, perçant à travers une faille dans les escarpements, touchaient d’une flamme jaune le sommet des forêts […] et ruisselaient glorieusement sur les tours et sur les remparts d’un château dont les vastes fortifications épousaient les bords du précipice. La splendeur de ces objets illuminés était soulignée par l’obscurité de la vallée.

« Voilà », dit Montoni, rompant un silence qui avait duré plusieurs heures, « voilà Udolphe7. »

Emily regarde avec une crainte mélancolique cette belle mise en scène, qui allie de magnifiques effets spatiaux (les chaînes de montagnes qui encerclent la vallée) aux jeux de lumière (l’obscurité déchirée par les feux jaunes du soleil couchant). La forteresse qu’elle aperçoit n’est pas une chose mais un état d’âme :

Pendant qu’ils attendaient que le serviteur ouvrît les portes de l’intérieur, elle embrassa l’édifice d’un regard angoissé ; mais l’obscurité qui l’avait recouvert ne lui permit de distinguer qu’une partie de son contour, celle que dessinaient les murs massifs des remparts, et d’apprendre qu’il était vaste, ancien et lugubre.

Si l’image du château demeure imprécise, surtout si on la compare au savoir archéologique que saura déployer plus tard un Walter Scott, c’est que dans Les Mystères d’Udolphe le décor se trouve à la source d’un mouvement onirique qui emporte dans un même élan le personnage et l’univers.

Ce même mouvement anime Le Moine de Matthew Lewis (1796), mais cette fois les effets de terreur tiennent à l’intervention massive de l’élément démoniaque. Les couvents, les châteaux hantés et les prisons souterraines abondent certes dans cette œuvre, mais son véritable centre d’intérêt est le protagoniste et non la scénographie. Le moine Ambroise, prédicateur renommé pour son zèle, se laisse séduire par la belle Mathilde, qui s’est introduite dans sa communauté déguisée en novice. Désormais asservi aux plaisirs des sens, Ambroise s’enflamme pour la jeune Antonia, une de ses ouailles. Avec l’assistance maléfique de Mathilde, le moine enlève et cache la jeune fille dans un souterrain, où il la tue après l’avoir violée. Arrêté, Ambroise reçoit la visite de Satan lui-même, dont il apprend qu’Antonia est sa propre sœur et que Mathilde a été envoyée par l’Enfer pour le perdre. Afin d’échapper à la peine capitale, Ambroise signe un pacte avec le démon, mais aussitôt après l’avoir libéré de son cachot, son nouveau maître lui donne la mort. Une intrigue secondaire, qui relate les souffrances d’une jeune fille enfermée dans les caves d’un deuxième couvent, une histoire enchâssée dont la protagoniste est la légendaire « nonne ensanglantée » ont beau accentuer l’horreur ambiante, le lecteur retient avant tout la scélératesse du personnage principal.

Mal écrit, médiocrement construit, le roman de Lewis exerce néanmoins une fascination indéniable sur ses lecteurs, car il réussit à mener à terme l’inversion gothique du nouvel idéalisme. Au centre de l’action nous retrouvons le personnage isolé du monde, mais à la place des jeunes femmes angéliques du roman idéaliste, nous avons affaire ici à un homme parfaitement corrompu et malveillant : l’être au cœur sensible, sûr de trouver en lui-même la force d’affronter le monde, fait place à un personnage à la fois noir et faible, qui cède volontiers aux pulsions les plus basses, et qui a besoin, pour persévérer dans l’infamie, de l’assistance des forces démoniaques. La violence du conflit, qui dans la littérature de la première modernité était la spécialité du réalisme moral (et de la nouvelle), est dépourvue ici de toute motivation psychologique. L’horreur des actions dans Le Moine, comme celle du décor chez Walpole et chez Ann Radcliffe, est une donnée primitive, qui n’a pas besoin d’explication.

Cette configuration inédite dévoile les conséquences imprévues de la nouvelle doctrine idéaliste et surtout, en son sein, celles de la divinisation du moi : on découvre maintenant que l’enchantement de l’intériorité et l’absorption des sources du bien dans le cœur sensible rendent impossible l’évocation d’une Providence bienveillante. La force bénéfique de celle-ci une fois aspirée par le moi, l’effort d’humilier le cœur sensible pour réinventer l’enchantement du monde ne réussit à convoquer désormais que les démons. Cette découverte, qui aura un retentissement considérable au XIXe siècle, se diffuse déjà dans les dernières décennies du XVIIIe, bien au-delà du roman gothique, dans Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos et les romans du marquis de Sade.


1. Henry Fielding, Joseph Andrews, éd. Douglas Brooks-Davies, Oxford, Oxford World Classics, 1999, Livre III, chap. I, p. 164 (ma traduction).

2. Henry Fielding, Tom Jones, New York, Random House, coll. The Modern Library, 1950, p. 175 (ma traduction).

3. Laurence Sterne, Tristram Shandy, éd. Howard Anderson, New York, Norton, 1980, p. 87 (ma traduction).

4. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, in Œuvres, op. cit., p. 475.

5. Horace Walpole, The Castle of Otranto, in Three Gothic Novels, éd. Peter Fairclough, Harmondsworth, Penguin Books, 1968, p. 43 (ma traduction).

6. Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origins of Our Ideas of the Sublime and Beautiful, éd. James T. Boulton, Londres, Routledge, 1958, p. 39 (ma traduction).

7. Ann Radcliffe, The Mysteries of Udolpho, éd. Bonamy Dobrée, Oxford, Oxford University Press, coll. World’s Classics 1980, p. 226 (ma traduction).