ENTRE PASSION ET SOLITUDE
Aussi bien les romans-comédies que les cauchemars gothiques rejettent le nouvel idéalisme. Et pourtant, la réforme opérée par Richardson et par Rousseau n’en demeure pas moins le point de repère du genre dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Le roman sentimental, illustré par une multitude d’œuvres dont la plupart ont mal vieilli, n’aurait pas existé sans l’exemple de Pamela et de La Nouvelle Héloïse. De même, il n’est pas sûr que le roman de mœurs aurait pris la forme qui a été la sienne à cette époque s’il n’avait pas eu devant les yeux le débat entre idéalisme et scepticisme.
Evelina (1778) de Fanny Burney, par exemple, se place à la confluence de la satire des mœurs et une version modérée du roman idéaliste et brosse un tableau critique de la société de Londres, vue à travers les yeux d’une jeune fille de province innocente et généreuse. Jeune fille de bonne souche, mais dont les débuts sont rendus difficiles par l’adversité du sort, l’héroïne est une réincarnation de Marianne, le personnage de Marivaux, dont elle hérite la charmante naïveté, agrémentée d’un esprit d’observation digne de Matthew Bramble, l’auteur de la plupart des lettres qui forment L’Expédition de Humphry Klinker (1771), le dernier ouvrage de Tobias Smollett. Les plaisirs de la capitale et les divers prétendants qu’Evelina y rencontre forment la substance de ses lettres adressées à son tuteur, et dont les véritables destinataires sont les jeunes lectrices désireuses de s’instruire sur la manière de choisir un bon mari. Le généreux lord Orville, après avoir éprouvé au début de l’action quelques doutes concernant la situation mondaine de la jeune personne, se laisse convertir par l’extraordinaire délicatesse d’âme dont elle fait preuve et finit par la demander en mariage. En revanche, sir Clement Willoughby, fat incorrigible, multiplie les faux pas pour devenir la cible du mépris d’Evelina et de ses amis. Plus vraisemblable que Pamela, Evelina ne dispose pas de la force d’âme qui lui permettrait de convertir ce descendant de Monsieur B., mais elle dégage le charme requis pour la conquête d’un honnête homme placé plus haut qu’elle dans la hiérarchie sociale. La supériorité morale des cœurs sensibles prend ici la forme, plus vraisemblable, de la réussite sociale des personnes bien élevées.
Le roman sentimental va dans le même sens, en créant, dans une ambiance vraisemblable, des personnages vertueux mais non sublimes, des situations difficiles mais non tragiques, des solutions morales souhaitables mais non éblouissantes. Une œuvre comme Le Vicaire de Wakefield (1766) d’Oliver Goldsmith se propose de modérer l’invraisemblance du nouvel idéalisme. Cette opération ne va cependant pas sans risques, car il suffit d’accepter comme plausible l’existence des cœurs sensibles dans le monde prosaïque auquel nous appartenons pour acquérir aussitôt le droit de se demander si leurs chances de victoire et de survie sont aussi grandes que le bon Goldsmith a l’air de le croire. La question se pose de savoir si la beauté intérieure l’emporte toujours sur l’hostilité du monde et sur l’imperfection inhérente à l’être humain.
Dans Clarissa, Richardson avait déjà soulevé ce problème, qui refait surface dans Les Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe. Ce récit peint un cœur sensible dont la vraisemblance psychologique est considérable : la difficulté la plus notable de l’idéalisme est de la sorte résolue aux dépens, toutefois, de la force du personnage. La constance des grandes héroïnes de Richardson, devenue simple réserve dans le roman sentimental, se réduit ici à une déplorable faiblesse. Par ailleurs, cette faiblesse assure l’unité de l’action, qui exhibe à la fois les traits de la nouvelle classique (le milieu confiné, le petit nombre de personnages, le conflit insoluble entre passion et mariage) et ceux du récit élégiaque (le ton lyrique, l’absence d’un geste décisif, le dénouement fondé sur la résignation). Le récit reproduit le journal de Werther, dont l’impuissance d’agir garantit dans une certaine mesure la vraisemblance : le roman a l’air de vouloir nous persuader que les confidences de Werther sont crédibles simplement parce que personne ne saurait s’inventer un rôle aussi peu digne d’admiration.
On connaît l’anecdote : le jeune héros Werther, amoureux de la belle et tendre Charlotte S. qui doit bientôt épouser un autre homme, cherche en vain à se consoler de son malheur. Ne pouvant ni haïr son rival, qui est l’homme le plus bienveillant du monde, ni abandonner ses rêves d’amour pour se consacrer à une carrière mondaine — car la société l’humilie et le rejette —, Werther choisit le suicide.
Chacun de ces thèmes — la beauté intérieure devenue plausible grâce à la faiblesse du héros, la distance entre celui-ci et son milieu, l’impuissance des désirs les plus nobles à trouver satisfaction dans ce bas monde, enfin le suicide du personnage — témoigne de l’attention avec laquelle l’auteur de ce petit roman a réfléchi à la méthode de Richardson et encore plus à celle de Rousseau. À l’exemple de ses prédécesseurs, Goethe invente son personnage en retravaillant la vieille matière romanesque. Werther descend (par l’intermédiaire de la pastorale du XVIIIe siècle) du croisement entre dame Fiammetta et le mélancolique Céladon, l’amoureuse et le berger dont les existences sont empoisonnées par la cruauté de l’être aimé. Mais alors que les personnages de la pastorale vivent dans un milieu riche en prodiges, coïncidences et déguisements, dans le petit roman de Goethe l’enchantement du monde prend naissance dans le cœur de Werther. Comme une lanterne magique, l’amour du héros baigne le monde environnant d’une aura multicolore, formée uniquement, hélas, d’ombres passagères :
Wilhelm, écrit-il le 18 juillet, qu’est-ce que le monde pour notre cœur sans l’amour ? Ce qu’une lanterne magique est sans lumière : à peine y introduisez-vous le flambeau, qu’aussitôt les images les plus variées se peignent sur la muraille1…
Les aspirations de Werther n’ont cependant pas la vertu de se réaliser en dépit des obstacles. Au beau milieu des revers que subissent les amours de Chariclée, d’Amadis et de Céladon, le lecteur sait pertinemment (et les personnages obscurément) que leurs désirs forment une espèce à part dont l’émergence, voulue par la Providence, appelle inévitablement la satisfaction : ce sont des désirs-destins qui au moment même de leur naissance semblent s’être déjà logés, tels des javelots invisibles, au centre de leur cible. Lorsque le nouvel idéalisme place la force morale à l’intérieur du cœur humain, Pamela et Julie jouent elles-mêmes le rôle de Providence et, après avoir purifié les appétits de leurs partenaires, consentent à les exaucer. Rien de tel chez Werther. Son désir demeure sans portée, il ne saisit pas son objet, il n’annonce pas, à l’instant de son apparition, autre chose que sa propre ivresse. Ce n’est certes pas un hasard si le soir du coup de foudre, Lotte, contemplant les éléments déchaînés, prononce le nom d’un poète à la mode :
… elle promena ses regards sur la campagne, elle les porta vers le ciel, elle les ramena sur moi, et je vis ses yeux remplis de larmes. Elle posa sa main sur la mienne, et dit « Ô Klopstock ! » […] Divin Klopstock ! Que n’as-tu vu ton apothéose dans ce regard ! Et moi puissé-je ne plus entendre de ma vie prononcer ton nom si souvent profané ! (Livre I, le 16 juin).
Détournée de son objet mondain, la force de la passion s’oriente vers le royaume de l’imagination, et l’admiration que les deux protagonistes ressentent pour le poète présumé génial donne lieu à la plus émouvante et à la plus oiseuse des communions. Dans les vieux romans idéalistes, la passion vertueuse jouissait d’une redoutable efficacité ; ici, nous avons affaire aux charmes inoffensifs de la nostalgie et des soupirs poétiques. La vénération, chez Werther, est plus forte que le désir : « Elle est sacrée pour moi ; tout désir se tait en sa présence » (Livre I, le 16 juillet). Il rêve sans espérer et n’a pas d’autre choix que de se retirer d’un monde sur lequel il ne peut pas agir. À la fin, l’exaltation poétique conduit à la solitude et à la mort.
Dans le débat sur la grandeur et la vraisemblance du cœur sensible, Les Souffrances du jeune Werther ne se rallie donc ni à la solution de Richardson — force intérieure magnifique mais peu plausible —, ni au scepticisme de Fielding. Goethe souligne avec simplicité et conviction la différence entre le cœur sensible de Lotte, qui trouve la paix dans ce monde imparfait, et celui de Werther, qui ne parvient pas à l’accepter.
RAFFINEMENT ET INVRAISEMBLANCE
Incapable de mener à bien son amour poétique, Werther quitte le monde. Pour mieux saisir les rapports entre l’exaltation poétique et la solitude, il est utile de prendre en considération, en sus du débat entre la force intérieure et la vraisemblance, une tradition narrative dont le succès à l’époque des Lumières a été considérable, mais qui a cessé d’être fertile après la première décennie du siècle suivant. Prenant leurs distances à l’égard du réalisme descriptif, du burlesque et du picaresque, bref de tout ce qui rendait un son commun, voire vulgaire, les œuvres appartenant à cette tradition aspiraient à satisfaire les goûts les plus raffinés à une époque à laquelle le roman passait encore pour un genre suspect. Elles faisaient par conséquent écho aux genres narratifs hauts (l’épopée, l’idylle, la pastorale) en pratiquant une écriture informée par les principes idéographiques. Illustrée par Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699) et Le Temple de Gnide de Montesquieu (1725), cette formule est reprise dans un registre relativement moins élevé par les Lettres d’une Péruvienne (1747) de Mme de Graffigny, l’Agathon de Wieland (1766-1773), le Bélisaire (1767) et Les Incas de Marmontel (1777), et, convertie au romantisme naissant, elle réapparaît à la fin du siècle dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788), Hypérion de Hölderlin (1799), Atala de Chateaubriand (1801) et Corinne ou l’Italie de Madame de Staël (1807). Dans l’amalgame de cette liste on distingue immédiatement la filière antique, qui comprend aussi bien les œuvres faisant écho aux poèmes épiques grecs que les reprises modernes du genre pastoral, et la filière étrangère, dont l’origine thématique doit être cherchée dans les romans idéalistes du siècle précédent qui attribuent un visage séduisant aux civilisations non européennes, tels le Polexandre de Gomberville, la Zaïde de Madame de La Fayette et l’Oroonoko d’Aphra Behn.
Cette nouvelle incarnation de l’élégance idéographique est mise au service de deux objectifs complémentaires. Les œuvres qu’elle suscite poursuivent, d’abord, une perspective résolument didactique, renouant ainsi avec une tradition qui remonte à la Cyropédie de Xénophon, et mettent la narration au service d’idéaux d’ordre moral et politique présentés de manière fort explicite, la matière épique de la filière antique étant utilisée pour exalter la monarchie modérée et l’idéal de civilité aristocratique (Télémaque, Bélisaire), alors que la filière étrangère défend la supériorité de l’état de nature et des civilisations encore proches d’elle (Les Incas, Paul et Virginie). C’est grâce à l’effort d’instruire sous une forme agréable que des œuvres explicitement philosophiques, voire érudites (l’Agathon, Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de l’abbé Barthélemy, 1768), connaissent un succès qui leur sera refusé plus tard, lorsque la méthode idéographique aura été entièrement abandonnée et que ces histoires d’initiation à la sagesse se seront métamorphosées en romans de formation. Des Aventures de Télémaque et de l’Agathon de Wieland aux Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795-1796) de Goethe et, de manière encore plus frappante, à L’Arrière-saison (1857) d’Adalbert Stifter, il n’y a qu’un pas à franchir, celui qui consiste à abandonner le décor antique pour placer l’initiation à la sagesse dans le monde contemporain. Et, dans un mouvement parallèle à celui qui oppose Fielding à Richardson, des œuvres comme Les Voyages de Gulliver (1726) de Swift, les récits philosophiques de Voltaire, Zadig (1747), Micromégas (1752) et Candide (1759), le Rasselas (1759) de Samuel Johnson (dans la filière étrangère) et l’Histoire des Abdéritains (1774-1780) de Wieland (dans la filière antique) reprennent la thématique didactique de cette littérature dans le registre du comique élégant.
Cette prose évoque, en second lieu, des mondes imaginaires éloignés de la vérité empirique et provoque chez le lecteur le « transport » qui est la marque de l’élévation. C’est dans ce but que, sous la plume des admirateurs des littératures classiques (les partisans des Anciens), elle récupère à la fin du XVIIIe siècle l’héritage anecdotique de la mythologie païenne que les épopées modernes à sujets chrétiens (du Tasse à Desmarests de Saint-Sorlin) avaient exclu du domaine épique, et l’utilise pour redonner à l’idéalisme ancien sa vigueur, minée par le déclin du grand roman héroïque. Et c’est dans le même but que certains de ces auteurs font usage du Nouveau Monde. Agissant également sur la pastorale, soit qu’elle fût conçue dans le goût antique, soit qu’elle racontât des histoires d’amour colonial, cette élévation de l’invention et du style a conduit à une véritable « ré-idéalisation » de la nouvelle et du roman bref, qui ont acquis, grâce au talent de Gessner et de Bernardin de Saint-Pierre, la grâce de l’idylle. Cette ré-idéalisation, qui, d’une part, profite de l’élégance stylistique propre à la tradition pastorale, fait, d’autre part, écho à la nouvelle intériorisation de l’idéal, car les personnages qui peuplent ces œuvres, tout en exhibant la perfection des bergers imaginaires, sont le plus souvent censés appartenir au monde réel (Paul et Virginie). C’est la raison pour laquelle, dans les pastorales et dans les récits d’amours exotiques du XVIIIe siècle, on reconnaît autant les traces du vieil idéalisme romanesque que celles de sa récente intériorisation. La Nouvelle Héloïse (1761) ne contient-elle pas des passages dont l’élan poétique et la portée didactique feraient honneur aussi bien à Fénelon qu’à Wieland ?
La pulsion didactique est optimiste par nature, et la nouvelle vague idéographique ne rejoint la réflexion plus récente et plus pessimiste sur le rapport entre le héros et le monde ambiant que dans le dernier tiers du siècle, lorsqu’elle s’engage à représenter des héros détruits par les forces maléfiques du destin ou de l’histoire : ainsi, dans Les Incas — épopée tragique en prose, une sorte d’Iliade racontée du point de vue des Troyens vaincus — le fanatisme religieux et la barbarie des conquérants espagnols annihilent les généreux Incas ; ou encore dans Paul et Virginie, le bonheur du couple innocent est ruiné par l’intervention ex machina des ouragans tropicaux. L’adversité du destin et celle des forces historiques agiront de concert dans le rejeton le plus réussi de cette tradition, le Hypérion de Hölderlin (1797-1799), œuvre dont le décor est une Grèce contemporaine qui hérite, malgré sa déchéance, de la beauté classique célébrée par Fénelon, par Wieland et par Winckelmann.
Mieux que toute autre œuvre narrative de la période, le petit roman épistolaire de Hölderlin décrit le destin d’un personnage qui croit avoir été élu par les dieux, mais qui apprend graduellement que la nature divine de sa mission n’est pas confirmée par les circonstances. Comme dans Werther, la vraisemblance du récit est établie grâce à la défaite du héros aux aspirations impossibles à réaliser, comme si ces deux narrations souhaitaient prouver que le point vulnérable du nouvel idéalisme tenait non pas à l’existence même de héros aux aspirations surhumaines, mais au succès et au bonheur qui récompensent leurs vertus. Et comme dans le récit de Goethe, l’unité de l’action ne résulte pas de la convergence des fils de l’intrigue vers un nœud conflictuel unique, comme c’était le cas dans la nouvelle classique, mais de l’unité conceptuelle de la destinée du personnage principal, selon la formule mise en valeur par les romans didactiques, Télémaque et Agathon. Le prosaïsme du monde environnant, par ailleurs, n’est pas évoqué d’emblée ni au moyen de descriptions empiriques détaillées, comme dans la prose de Richardson, mais est présent indirectement et par allusion, à travers la douleur du personnage déçu.
Éternel pèlerin qui se cherche en cherchant la cité idéale, Hypérion reste maître de lui-même dans le bonheur et dans l’adversité. Ce qu’il poursuit est sa propre maturation, qu’il cherche dans l’amitié, dans l’amour et dans l’action. Or cette maturation comporte tout au long du roman l’exigence de la séparation. Bien que sa vie soit ponctuée par trois rencontres privilégiées, celles d’Adamas, son maître, d’Alabanda, son ami de jeunesse, et de Diotima, sa bien-aimée, et que dans chacune de ces rencontres le jeune homme communie avidement et joyeusement avec ses proches, Hypérion ne parvient pas à accepter ces amitiés comme durablement siennes. Adamas abandonne lui-même son disciple après l’avoir formé, mais c’est Hypérion qui prend l’initiative de la rupture avec Alabanda, dont l’engagement dans une société secrète lui répugne, et c’est toujours le protagoniste qui décide de son propre gré de s’éloigner de Diotima. Le bonheur de l’amour ressemble trop à celui de l’oubli. L’ancêtre de ces sentiments n’est évidemment pas le roman grec, dans lequel la sainteté de l’amour n’est jamais mise en question, mais le destin des héros médiévaux Érec et Yvain, qui, pour différentes raisons, oublient leurs devoirs. Comme eux, Hypérion découvre le bonheur de l’amitié et de l’amour, et comme eux, il éprouve le besoin de se dévouer à une cause plus grande. Dans cela, le destin d’Hypérion respire une majesté qui est refusée à celui de Werther : tandis que ce dernier ne rêve que de vivre tranquillement auprès de Lotte, son âme sœur, Hypérion méprise le bonheur privé pour se consacrer à la liberté de sa patrie.
Cependant le monde des hommes, apprend-il au cours de la guerre de libération de la Grèce, est irrémédiablement déchu, en sorte que la communauté de beauté et de justice pour laquelle il est prêt à donner sa vie se révèle impossible à réaliser. Lors du siège de Mistra, ses soldats massacrent sans distinction leurs propres compatriotes retenus à l’intérieur de la ville. Avant cette bataille, Hypérion pensait que la chute de l’homme l’avait conduit de l’innocence sauvage à l’abrutissement de la domestication : « Nul doute que l’homme n’ait été heureux un jour comme le cerf des forêts. Après d’innombrables années couve encore en nous la nostalgie de ces jours premiers où nous parcourions la terre semblables à des dieux2. » Il comprend maintenant avec horreur la barbarie de l’homme et désespère de son salut.
La défaite de la flotte dans laquelle il s’était engagé, la captivité, le dépérissement et la mort de Diotima, anéantie par la conviction qu’Hypérion est disparu, approfondissent la blessure morale reçue à Mistra. Resté seul, le jeune homme erre à travers un monde dont il déplore l’inhumanité. Celui qui croyait naguère, auprès de Diotima, que la source de la beauté éternelle n’était pas encore tarie est frappé, lors d’un voyage en Allemagne, par l’avilissement de ses contemporains. Éloigné de ses proches dont il a compris la corruption, le héros finit par retourner à la Nature et se console dans un élan panthéiste des dissonances du monde. La retraite d’Hypérion est, d’une certaine manière, plus désolante encore que le suicide de Werther. Goethe a peint son personnage sous les traits d’un homme faible, mais Hypérion, avec toute sa force intérieure, ne réussit pas non plus à imposer les idéaux les plus nobles dans un monde qui les ignore.
L’APOTHÉOSE DE L’AMOUR
ET SA CRITIQUE
Ce pessimisme prend pour objet, à la toute fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’exaltation de l’amour qui accompagne l’enchantement de l’intériorité. Si Werther et Hypérion soulignent l’opacité du monde environnant, insensible à la beauté du cœur, d’autres œuvres insisteront sur l’incompétence morale des êtres humains eux-mêmes. Elles critiqueront donc non pas l’univers qui refuse de reconnaître la poésie des cœurs élus, mais le cœur lui-même, que cette poésie ne parvient pas à guider sur la voie de l’intégrité morale. C’est à Goethe que revient le mérite d’avoir formulé de la manière la plus limpide la principale difficulté soulevée par la croyance dans la capacité des êtres humains de se gouverner eux-mêmes : cette croyance oublie l’existence des passions, qui gouvernent nos comportements de manière souvent incompréhensible et sans rapport avec la loi morale.
En prenant pour objet le conflit entre la droiture morale et les passions, Les Affinités électives (1809) répond avec un demi-siècle de retard au défi de La Nouvelle Héloïse (1761). Déjà, chez Rousseau, l’idée que les hommes puissent se gouverner eux-mêmes en puisant la loi morale dans leur cœur se trouve contredite dans une certaine mesure, à l’intérieur des cœurs par l’essor capricieux des passions, à l’extérieur par l’influence des normes sociales. La solution proposée par l’auteur de La Nouvelle Héloïse consiste à dédramatiser, d’une part, le conflit entre amour et loi morale — puisque le sentiment que Saint-Preux inspire à Julie lui permet de découvrir son indépendance —, et à imaginer, d’autre part, une réconciliation volontaire avec la norme sociale — car la jeune femme, n’ayant aucun moyen de faire bénir par son père l’union avec Saint-Preux, se résigne à obéir à sa famille et à épouser Wolmar. Cette solution, qui sépare la passion et le mariage, les désirs impulsifs et la décision raisonnée de réintégrer la norme sociale, est pourtant défectueuse, du moins en ce qui concerne l’intrigue du roman. Pour obtenir le consentement de son père, Julie espère tomber enceinte, sachant qu’entre le déshonneur et la mésalliance son père préférerait cette dernière. Son espoir étant déçu, elle doit rompre avec son amant. S’agit-il d’une véritable réconciliation entre l’indépendance individuelle et l’autorité des normes ? Ne sont-ce plutôt les effets combinés du hasard et des préjugés concernant les mères non mariées ? Quant à l’amitié sans ombrage qui plus tard unit Saint-Preux, Julie et Wolmar, sans être invraisemblable elle n’en produit pas moins l’impression que les êtres humains pourraient parvenir à se libérer définitivement des passions3. Le mariage conclut ici, comme dans les romans héroïques et pastoraux, les tourments des protagonistes, mais sans clore le roman lui-même. Après le mariage, la vie continue, dit Rousseau. Les passions aussi, ajoutera Goethe.
Les fondateurs du nouvel idéalisme avaient bien compris que l’autorité du cœur sensible présupposait sa maîtrise absolue sur les passions. C’est la raison pour laquelle Pamela ne s’avoue pas à elle-même l’amour qu’elle porte à Monsieur B. et n’agit jamais en conformité avec les intérêts immédiats de cette passion. Clarissa, à son tour, maîtrise son affection pour Lovelace. Quant à Julie, on dirait qu’elle n’épouse pas Wolmar en dépit de l’absence de l’amour-passion, mais à cause de cette absence. L’ancien schéma hérité du roman hellénistique continue ainsi de régir les rapports entre le devoir et la passion, si bien que l’individu n’est autorisé à ressentir l’amour que s’il professe le respect le plus scrupuleux de la chasteté et, plus généralement, de l’idéal moral. Dans le nouvel idéalisme, comme dans l’ancien, s’il arrive aux amants de contourner les lois de la cité, c’est qu’ils obéissent à des normes plus hautes encore. Seul Rousseau, dans la première partie de La Nouvelle Héloïse, évoque un amour qui ne se conforme qu’à sa propre règle, et qui par conséquent passe outre aux normes de la chasteté ; mais l’auteur, comme s’il reconnaissait la gravité de cette transgression, n’ose pas accorder à cet amour la palme du mariage.
Ce sont les romantiques allemands qui, les premiers, ont explicitement inclus l’amour-passion dans la sphère de l’autonomie humaine. Pour eux, la passion, loin de perturber l’exercice de la maîtrise de soi, lui donne un sens plus profond, voire cosmique, la passion étant à leurs yeux l’instinct de l’âme en quête de beauté et de plénitude, la manifestation palpable de l’infini qu’elle recèle. Les incarnations narratives de cette conception, Heinrich von Ofterdingen de Novalis (écrit en 1798-1800 et publié en 1802 après la mort de l’auteur) et Lucinde (1799) de Friedrich Schlegel, peignent l’amour-passion sous les espèces de la poésie, dont l’origine est, dans les termes de Novalis, « la joie de révéler, au sein d’un monde, ce qui est hors de lui et de réaliser ainsi la tendance originelle de notre être4 ». La poésie et l’amour révèlent la transcendance au sein même de l’expérience vécue, ils permettent aux forces cosmiques de rayonner à travers le voile de la vie quotidienne. Et tout comme la poésie mène un combat sans répit contre son antagoniste, appelé « sourde convoitise, insensibilité et inertie stupide », l’amour-passion n’est pas lié par les conventions sociales. Novalis, pour qui l’essence de l’âme participe de la lumière, conçoit les rapports entre l’esprit et le monde qui l’entoure comme une forme d’éclairage. « Même le corps le plus obscur peut être amené, par l’eau, le feu et l’air, à un état de luminosité extraordinaire », affirme un de ses personnages, alors qu’un autre enchaîne : « Les hommes, pour notre âme, sont les cristaux : ils sont la transparente nature. » Il faut donc comprendre que la poésie, à l’instar de la lumière, respecte les êtres, dont elle éclaire la singularité et la beauté, écartant ainsi les conflits actifs, car la lumière suffit à dissiper les nuages. De même, en présence du véritable amour, tous les obstacles — y compris la mort — s’évanouissent. Quoique dans Heinrich von Ofterdingen il n’occupe pas la première place, l’amour y prend la forme, en conformité avec cette vision, d’une illumination soudaine et infinie.
Dans la Lucinde de Schlegel, cependant, l’amour-révélation n’est découvert qu’au terme d’une trajectoire parsemée de déceptions et d’erreurs. Lucinde, comme Werther, se situe dans la tradition du récit élégiaque, dont l’objectif est moins la construction d’une intrigue convaincante et plausible que l’évocation des états d’âme du protagoniste. Le cheminement du jeune Julius n’est donc perçu qu’obscurément et à travers de longs passages méditatifs. Une fois habitué à l’éloquence poétique du roman, le lecteur distingue néanmoins dans la pénombre du récit lyrique les étapes que le protagoniste parcourt pour parvenir au grand amour. Julius est d’abord amoureux d’une jeune fille à peine nubile qui est prête à se donner à lui, mais dont il hésite à « déchirer la couronne de l’innocence5 ». Tourmenté par le désir, il se consacre ensuite à Lisette, courtisane dont il admire l’esprit et « les étincelles d’intelligence solide, naturelle ». À la suite d’une dispute avec Julius, Lisette s’automutile en s’offrant « comme victime à la mort et à l’anéantissement ». Le profond désespoir causé par la mort de la belle courtisane n’est guéri qu’à l’instant où le jeune homme rencontre la femme « qui pour la première fois toucha son esprit dans sa totalité et dans son principe ». Hélas, cet être hors du commun est l’épouse d’un ami de Julius. Sous son influence céleste, cependant, le héros se consacre à l’art, « dans l’espoir d’achever un jour une œuvre éternelle ». Quelques autres amours sans conséquence l’occupent, qu’il oublie lorsqu’il rencontre enfin Lucinde, jeune artiste romantique qui a « délibérément rompu avec toutes les contingences et toutes les chaînes ». Cette fois, la volupté précède le véritable amour, mais celui-ci ne tarde pas à couronner le bonheur des corps. Auprès de la belle Lucinde, la vie de Julius acquiert la perfection d’une œuvre d’art : « L’énigme de sa vie était résolue, […] tout lui semblait déterminé d’avance et établi depuis les temps les plus reculés, afin qu’il le [le Mot] trouvât dans l’amour auquel, dans sa juvénile incompréhension, il s’était cru totalement inapte. »
Lucinde réaffirme donc la thèse de Novalis concernant la ressemblance entre l’art et l’amour, mais cesse d’envisager la passion comme une forme d’illumination unique et définitive. « L’esprit de l’homme est son propre Protée ; il se transforme et ne veut se répondre qu’alors même qu’il voudrait se saisir », écrit Julius. L’amour, en tant que révélation de l’esprit à lui-même, participe à ce perpétuel ressaisissement. De surcroît, la passion n’embrase pas nécessairement d’un seul coup l’âme et le corps, puisqu’il est fort possible de fonder une communion sur la volupté avant que l’amour véritable se déclare. Mais s’il acquiert la mobilité et la corporalité propres à l’être humain, l’amour-passion n’en est pas pour autant déchu de son rôle primordial dans le développement du destin individuel. Bien que Lucinde ait été précédée par de nombreuses autres femmes dans le cœur de Julius et que l’amour absolu ne se révèle au jeune homme qu’après deux ans de bonheur auprès de la jeune artiste, une fois compris, cet amour — qui pour l’homme ne peut être qu’un « mélange de passion, de sensualité et d’amitié » — marque de son sceau le destin de Julius. Il s’ensuit que la découverte de la personne qui mérite seule d’être aimée, mieux, qui concentre seule en elle le Mot de l’existence, tient à la fois de la nécessité, car sans l’amour de cette personne l’individu ne serait jamais entièrement lui-même, et de la contingence, car cette découverte dépend du hasard des rencontres. Pour ne pas rater cette découverte, la belle âme est donc obligée de rester perpétuellement aux aguets.
Or puisque l’âme en quête d’amour doit être prête à accepter les changements les moins prévisibles, ses liens avec les normes sociales se compliquent considérablement. Ce n’est pas un hasard si l’être qui rend Julius heureux à la fin de son apprentissage a « délibérément rompu avec toutes les contingences et toutes les chaînes ». Ni les devoirs sociaux, ni la vie de famille ne troublent le paradis de Julius et de Lucinde : seule une société libre, une sorte de famille spirituelle toujours renouvelée, finit par graviter autour de l’heureux couple. Comme pourtant la majorité des êtres humains vivent en société, la question se pose inévitablement de savoir, que serait-il arrivé si au moment de sa rencontre décisive avec Lucinde, Julius, loin d’être libre de toutes les contingences et de toutes les chaînes, avait été l’époux d’une autre femme ? Et que se passerait-il si Julius, Protée perpétuellement assujetti aux métamorphoses, trouvait un jour une nouvelle muse, dont les charmes lui promettraient une solution plus exacte encore de l’énigme de son existence, une plongée plus profonde encore vers le noyau de la vie, vers l’endroit où « la volonté créatrice mène son jeu magique » ? Comment être certain d’aimer l’être qui nous est destiné et non pas simplement une préfiguration imparfaite d’un être encore plus sublime, dont nous avons le devoir d’attendre l’apparition ? Et comment négocier l’essor d’un nouvel amour ?
La valeur révélatrice des amours tardives est le sujet des Affinités électives. Mais bien que la polémique avec Lucinde oriente le conflit du roman de Goethe, les critiques qu’il formule s’en prennent également à l’idéalisme de La Nouvelle Héloïse, dont Goethe adopte partiellement la thématique et le décor, tout en y opérant plusieurs changements significatifs. La situation évoquée par Les Affinités électives — la vie d’un couple riche retiré à la campagne et qui partage sa vie avec un ou deux amis — ressemble, par son caractère idyllique, à la vie que mènent Julie, son époux et Saint-Preux à Clarens dans la seconde moitié du roman de Rousseau, sauf que la petite communauté rousseauiste plane sereinement au-dessus des passions, alors que les personnages de Goethe en subissent toute la violence.
Le baron Édouard et son épouse Charlotte en sont à leur deuxième mariage (ayant donc, comme Julie, comme Julius et comme Lucinde pu profiter de l’expérience de la vie), et s’aiment tendrement. Pour ajouter un peu d’animation à leur paisible vie, Édouard invite au château son meilleur ami, capitaine de son métier (tout comme Anselme, le personnage de Cervantès, ne cesse de convier Lothaire à visiter son domicile conjugal). Charlotte, de son côté, fait venir au château sa nièce Odile, jeune fille pourvue d’une personnalité calme et attrayante. Charlotte et le capitaine d’une part, Odile et Édouard de l’autre éprouvent un penchant mutuel inexplicable, que l’auteur compare aux affinités électives qui assurent la compatibilité des substances en chimie. La sympathie qui rapproche Charlotte et le capitaine demeure innocente, mais l’inclination réciproque d’Édouard et d’Odile acquiert graduellement une force irrésistible. Le langage équilibré de Goethe évite certes l’exaltation qui anime celui de Schlegel, mais le lecteur ne peut se dissimuler que le baron est convaincu d’avoir trouvé dans son amour tardif pour Odile « le Mot » de sa vie, la solution de son énigme. La preuve en est que la mort lui paraît préférable à la vie loin de la jeune fille, et que, pour mettre fin à ses tourments, il part à la guerre, d’où il rentre tout aussi amoureux. Lorsque peu de temps après Odile s’éteint, Édouard ne lui survit pas.
Plus robustes, les personnages de Rousseau sont, de surcroît, sensibles aux enseignements de l’expérience. Dans sa jeunesse, Julie se laisse emporter par la passion, mais elle finit par comprendre la sagesse des contraintes morales imposées par la société, qu’elle fait siennes avec calme et noblesse. Saint-Preux suit volontiers son exemple. Chez Schlegel, en revanche, l’amour-passion entretient des rapports essentiels avec la maturation spirituelle de l’individu, mais rien ne suggère que l’exercice de la faculté amoureuse facilite en quoi que ce soit l’établissement des liens entre l’individu et la société. Alors que l’expérience décrite par Rousseau assure l’intégration et celle imaginée par Schlegel justifie l’isolement, il est frappant de constater combien peu les personnages des Affinités électives apprennent de leur propre passé. Le passage du temps, l’accumulation de l’expérience n’infléchissent pas les traits constitutifs d’une personnalité ; le destin peut frapper à n’importe quel âge de la vie, la maturité et le souvenir des épreuves passées étant incapables d’amortir ses coups.
Cette vérité s’applique en particulier lorsque l’amoureux a la certitude que l’être aimé est l’unique réponse à l’énigme de l’existence. Selon l’idéalisme romanesque ancien ou nouveau, cette certitude ne peut être ressentie qu’une seule fois dans la vie : l’amour-passion, dicté par la Providence ou venant du sein même d’un être humain qui sait se dominer, se déclare dans la première jeunesse et conduit naturellement au mariage indissoluble. Dès lors, cependant que le romantisme conçoit l’individu comme un être perpétuellement à la recherche de lui-même, aucune norme extérieure ne saurait contenir l’accomplissement progressif du soi à travers la succession toujours éblouissante des grandes amours précoces ou tardives. Dans le système romantique, rien ne protège l’amoureux d’aujourd’hui contre le nouvel amour qui, demain, lui promettra de le conduire encore plus loin dans les profondeurs du soi, sous la protection encore plus émouvante d’une nouvelle idole.
Goethe, qui se garde bien de dénoncer l’amour romantique comme une illusion (on le fera inlassablement au cours du XIXe siècle), respecte chez Édouard et chez Odile leur certitude d’être faits l’un pour l’autre. Il en souligne néanmoins le caractère relatif et circonscrit. Avant de partir à la guerre, Édouard, surexcité, partage une dernière fois la couche de sa femme, qui tombe enceinte. Pour Édouard, il s’agit d’un caprice du sort, mais Charlotte interprète l’incident comme « une indication du ciel, qui a pris soin de former entre nous un nouveau lien, à l’instant où le bonheur de notre vie menace de se décomposer et de disparaître6 ». Édouard n’a qu’un seul critère, son amour ; Charlotte invoque le ciel, le passé, l’existence d’un nouvel être. Loin d’être de simples « contingences et chaînes », les attachements formés par les individus dans le passé et approuvés par la société ont chez Goethe une valeur égale à ceux qui sont issus des nouvelles révélations sentimentales. L’enfant mourra dans un accident, par la faute d’Odile, cette mort figurant la destruction et la douleur que la passion tardive sème autour d’elle dans le monde déjà constitué.
En relativisant les certitudes subjectives de la passion, en rejetant la prétention de celle-ci à gouverner seule le destin de l’individu, Les Affinités électives accepte le verdict de Rousseau en faveur des normes sociales, tout en critiquant néanmoins sa prémisse, à savoir l’idée que l’homme saurait parvenir à la parfaite maîtrise de soi et de ses sentiments. Plus sceptique, Goethe met en évidence le caractère incompréhensible et indomptable des passions ; c’est ce qu’il appelle, d’un mot intraduisible, das Dämonische, l’esprit rebelle enfoui dans chaque individu. Reconnaître l’existence et la force de cet esprit rebelle ne signifie cependant pas en approuver sans réserves les manifestations. Tout en rendant hommage à la vision romantique de l’homme — à sa soif d’absolu, au mouvement perpétuel de la personnalité humaine, à la signification profonde des rencontres —, le roman de Goethe formule une sévère critique de l’amour romantique, dont il déplore le mépris pour la société constituée et la confiance excessive accordée aux capacités des individus de discerner seuls le sens de leur destin.
Loin d’approuver la glorification romantique de l’amour-passion, Goethe ne met cependant pas en doute l’existence de ce sentiment, ni sa profondeur et sa sincérité. Ses objections, toutes rousseauistes, soulignent la difficulté d’agir comme si devant les revendications de la passion, toutes les autres considérations devaient s’évanouir. Nous sommes des êtres assujettis au passage du temps et aux devoirs de la vie en commun, et nous devons, par conséquent, nous méfier des sentiments les plus beaux et les plus ardents lorsqu’ils mettent en danger l’équilibre fragile de nos rapports avec le passé et avec les autres.
Adolphe de Benjamin Constant (écrit en 1806, revu en 1810 et publié en 1816) est encore plus sévère à l’égard de la version romantique de l’intériorité enchantée, en montrant que l’amour-passion, loin de représenter le Mot qui résout l’énigme de l’existence, n’est souvent qu’une illusion, un alibi que le moi invoque pour se dissimuler l’empire de la vanité, de la sensualité, de l’inertie et de la lâcheté. Pour faire obstacle à l’idéalisme romantique, le récit de Constant renoue avec la tradition de la nouvelle « augustinienne » et, par son biais, avec la réflexion sur le néant des vertus et des passions mondaines. Cette réflexion, qui réduit la constance, la modération et la magnanimité à la vaine gloire, la fidélité à la crainte et l’amour à l’amour-propre, mesure avec sévérité l’écart qui sépare l’idéal moral et la faiblesse du cœur humain. « Nos vertus ne sont souvent que des vices déguisés », écrivait La Rochefoucauld. Armé de cette doctrine, le regard sur soi ne se laisse pas éblouir par les élans de passion et de générosité qui nous traversent, mais considère, au-delà des apparences intérieures, les mobiles inavouables de notre conduite.
Adolphe est un jeune Allemand de bonne famille éduqué à Gottingue, qui refuse tôt dans la vie la fâcheuse lourdeur du bon sens. Le jeune frondeur gagne la réputation, qui finira par se révéler exacte, d’un homme immoral et « peu sûr ». Passant outre aux maximes qui gouvernent dans son milieu les rapports entre hommes et femmes — les liaisons sont permises, le mariage seul est sérieux, rien n’est pire pour un jeune homme que de « contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs7 » — Adolphe décide d’entreprendre la conquête d’Ellénore, la maîtresse d’un comte polonais, femme passionnée que la société considère « avec intérêt et curiosité comme un bel orage ». Déchiré entre sa timidité et son amour-propre, Adolphe ressent « une agitation qui ressemblait fort à l’amour ». Les souffrances causées par la résistance d’Ellénore aiguisent son désir et Adolphe envoie assidûment à Ellénore des lettres qui parlent le langage de l’amour-passion, des affinités électives et de la rencontre fatalement tardive. Ellénore, dont la principale crainte est de se voir méprisée à cause de son passé irrégulier, n’a pas l’habitude d’être traitée, à la mode romantique, comme une créature céleste. Émue par la dévotion du jeune homme, elle finit par lui céder. Les deux amants se sentent très proches de ce que Schlegel avait appelé le Mot, la solution de l’énigme de la vie.
Sauf qu’Ellénore n’a pas été destinée par la nature à rendre Adolphe heureux. Inquiète, jalouse, très vite elle commence à ennuyer son jeune amant. La disproportion des âges et des situations, la jalousie du comte, les exigences de la carrière d’Adolphe sont autant d’écueils qui menacent leur liaison. L’adversité, qui contrarie Adolphe, rend Ellénore encore plus amoureuse, en tout cas plus acharnée. Elle rompt avec le comte et défie l’opinion. Ses sacrifices obligent Adolphe à la suivre, mais son amour disparu a fait place à la pitié. Il ronge son frein : Ellénore est maintenant l’obstacle qui le sépare du succès dans le monde. Les deux amants mènent une vie empoisonnée par l’aigreur et par le mécontentement. Pressentant que la rupture est inévitable, l’héroïne tombe malade et meurt.
Cette fin tragique est causée par le spectre de l’amour romantique auquel Adolphe a livré sa vie et qui, par contagion, s’est emparé également de celle d’Ellénore. Mû par les exigences de la sensualité et de la vanité, le jeune conquérant emploie le langage de l’amour infini. Or l’influence de ce langage, l’attrait des attitudes qu’il évoque (prédestination réciproque des amants, résolution de l’énigme de la vie, don gratuit des personnes, mépris pour le monde des « principes bien établis ») sont si puissants, que le chasseur se prend à son propre piège. L’ivresse de la victoire une fois dissipée, Adolphe découvre que la majesté des maximes qui l’ont assurée l’enchaîne plus efficacement à Ellénore que tous les principes bien établis. Son amour, se rend-il compte, n’est certainement pas le sentiment infini qu’il a proclamé au départ, mais peut-on jamais se dédire de l’absolu ? L’inertie des poses sublimes est invincible, et la lâcheté empêche Adolphe de reconnaître ouvertement qu’à force d’agiter un leurre il s’est leurré lui-même.
Réciproquement, une fois qu’Ellénore entre dans ce jeu, elle a trop d’intérêt à racheter ses erreurs passées par un amour enfin pur de tout calcul et de toute bassesse pour qu’elle puisse consentir à sa disparition. Chacune de ses imprudences, chaque défi qu’elle lance à la stabilité sociale et à la sagesse semblent à première vue découler naturellement de la passion la plus noble et la moins calculatrice. À la réflexion on se rend cependant compte que ses gestes sont loin d’être entièrement désintéressés. En sacrifiant à sa nouvelle liaison sa position sociale auprès du comte — position certes moins enviable que celle d’une épouse, mais acceptée néanmoins pas la société —, Ellénore signifie à Adolphe qu’elle prend à la lettre les maximes de l’amour-passion, et que, par conséquent, elle se sent en droit d’exiger de lui une conduite analogue. Elle défie le père du jeune homme, en suivant apparemment le principe selon lequel l’amour n’est pas obligé de respecter les conventions sociales. Or la motivation d’Ellénore n’est pas entièrement au-dessus du soupçon, car s’étant elle-même, par les erreurs de sa jeunesse, privée du droit à aspirer au mariage, peut-on être certain que son mépris pour les liens de famille n’a rien à voir avec le ressentiment ?
Dans l’enfer à deux qui engloutit les protagonistes, le choix entre l’amour et les exigences de la société ne fait pas l’objet de véritables délibérations, comme c’est le cas chez Rousseau ou dans Les Affinités électives, si bien que les raisons d’agir des deux amants demeurent ambiguës. Si Ellénore tranche ses liens avec la société, est-ce à cause de l’amour, ou à cause de sa réputation douteuse ? Si Adolphe est impatient de regagner le monde, est-ce par devoir, ou parce qu’il a cessé d’aimer ? Dans Adolphe, l’amour au sens romantique du terme joue le rôle d’une norme factice, d’un point de référence exaltant mais imaginaire. Les deux personnages font appel à cette norme, ils ont l’air d’en suivre les maximes les plus pointilleuses, mais la vérité de leur conduite est l’impulsivité, l’hypocrisie, le manque d’égards pour l’autre. La prédestination, la résolution de l’énigme de la vie, le mépris pour le monde constitué — ces marques que l’amour-passion exhibe avec fierté — sont autant d’artifices destinés à déguiser la rapacité des amants, leur égoïsme, leur indifférence. L’exaltation romantique de l’amour-passion, loin d’avoir réfuté la science de l’imperfection humaine, l’a en réalité rendue plus utile que jamais.
LA CONVERSION
AU NOUVEL IDÉALISME
À la fin du XVIIIe siècle, le roman idéaliste avait entièrement abandonné aussi bien l’ancienne méthode idéographique que son sujet favori, les deux amants chastes, vertueux, qui vivent dans un pays de légende, sont soumis à de rudes épreuves mais, protégés par la Providence, finissent par célébrer leur mariage. Dans la nouvelle version de l’idéalisme, inventée par Richardson, les héroïnes au cœur sensible vivent dans le monde réel, résistent à l’adversité et rayonnent la beauté morale autour d’elles. Voici comment Diderot, dans son Éloge de Richardson (1762), décrit cette transformation :
Par un roman on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans8.
En Angleterre on a bien changé le nom du genre, de romance à novel, alors qu’en France le terme « roman » a continué à désigner les deux versions, mais par-delà le nom, l’argument de Diderot saisit l’essentiel du changement. Un roman, explique-t-il, évoque un ensemble de maximes, une maxime étant définie comme « une règle abstraite et générale de conduite dont on nous laisse l’application à faire ». Le lecteur des romans de Richardson redécouvre ces maximes en observant les personnages, en se mettant à leur place, en prenant position pour ou contre eux, en s’identifiant à eux s’ils sont vertueux, en s’en écartant s’ils sont vicieux. La fiction, dirait-on aujourd’hui, nous invite à faire des inférences morales. Étant donné cependant que les vieux romans nous invitent eux aussi à faire ce genre d’inférences, pour expliquer le succès de Richardson il faut aller plus loin. Selon Diderot, Richardson réussit à faire deux choses mieux que les autres auteurs. Il maîtrise l’art de l’immersion : « Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne » et il convainc ses lecteurs que l’univers du roman est proche du leur :
Cet auteur […] ne vous transporte pas dans des contrées éloignées ; […] il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; […] les passions qu’il peint sont telles que je ne les éprouve en moi ; […] il me montre le cours général des choses qui m’environnent.
L’univers des romans de Richardson est, de surcroît, égalitaire dans la mesure où il cherche et il trouve la beauté morale à tous les niveaux de la société. Finalement, il tire profit des sous-genres narratifs antérieurs en combinant l’idéalisme moral des vieux romans, le discours à la première personne des récits élégiaques, l’unité d’action de la nouvelle et l’intérêt picaresque pour les détails matériels.
Il reste que l’immersion, la proximité, la tendance égalitaire et l’amalgame des genres n’ont pas été immédiatement adoptés dans leur ensemble par les écrivains du XVIIIe siècle. Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau réalise la proximité : l’action se passe (pour parler comme Diderot) « dans le monde où nous vivons » et les personnages « sont pris du milieu de la société ». Les résonances égalitaires n’en sont pas absentes, étant donné que la beauté intérieure n’y dépend pas de la position sociale. L’amalgame des genres est lui aussi présent, du moins jusqu’à un certain point, Julie étant visiblement redevable aux vieux romans, à la pastorale et aux récits élégiaques. Ni l’intensité dramatique de la nouvelle, ni l’intérêt picaresque pour les détails concrets ne semblent cependant avoir intéressé Rousseau. L’immersion sensorielle et temporelle n’a donc pas lieu : loin d’écrire « moment par moment », Rousseau fait encore confiance à l’élégance et à l’abstraction néo-classiques.
Peu d’écrivains sont allés aussi loin que Rousseau. Certains, demeurant fidèles à la manière idéographique (âmes fortes, multitude d’épisodes inspirants, inférences morales explicites), ont pris comme sujet la maturation d’un jeune personnage, par exemple l’Agathon de Wieland. Tout aussi fidèles au vieux système, les romans picaresques ont continué de prospérer en Angleterre comme en France. Les succès de la nouvelle sont ceux de l’abbé Prévost et de Marmontel, la pastorale revit grâce à Florian et Gessner et les échos du récit élégiaque demeurent perceptibles dans Werther.
Fielding s’est bien moqué du mythe du cœur à la fois sensible et indépendant. Vers la fin du siècle des doutes semblables seront exprimés sur un ton mélancolique : les cœurs sensibles, trop faibles, ne savent pas faire face à la réalité (Werther) ; ils sont déchirés par des passions incontrôlables (Les Affinités électives) ; le monde n’est pas à la hauteur de leurs idéaux (Hypérion) ; regardées de plus près les soi-disant lois du cœur cachent l’autocomplaisance (Lucinde) et l’égocentrisme (Adolphe).
Au tout début du XIXe siècle les romans n’offraient donc pas toujours à leurs lecteurs des drames psychologiques racontés « moment par moment » et assortis d’abondants détails matériels. Puisque la plupart des romans décrivaient aux lecteurs des mondes familiers (la grande exception étant le roman gothique), l’effet de proximité était cependant présent. Les écrivains continuaient également à amalgamer les anciens sous-genres, même si presque personne ne le faisait aussi exhaustivement que Richardson.
Grâce à la technique d’immersion sensorielle et psychologique, Richardson avait persuadé ses lecteurs que la perfection morale peut être cherchée et trouvée dans notre monde. Mais est-ce vraiment le cas ? Le monde qui nous entoure n’est-il pas plutôt le site de la faillibilité et de l’imperfection ? Pamela et Clarissa vivent dans un cadre qui ressemble à la vie réelle, les épreuves qu’elles subissent sont plausibles, mais peut-on vraiment croire à leur invincibilité morale ? Quoi qu’il en soit, le désir de mettre en scène des personnages qui à la fois illustrent pleinement l’excellence morale et demeurent plausibles ne s’est pas évanoui. Au début du XIXe siècle le défi de Richardson est toujours présent : comment rendre vraisemblable la perfection morale dans un monde qui demeure aussi proche que possible de la réalité ?
1. Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, trad. Bernard Groethuysen, in Romans, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, Livre I, le 18 juillet, p. 36.
2. Friedrich Hölderlin, Hypérion, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1973, p. 181.
3. Rousseau devait assurément se rendre compte que l’existence idyllique menée par Julie, Wolmar et Saint-Preux manquait pour ainsi dire de sel ; c’est peut-être la raison pour laquelle il a ajouté en appendice l’épisode des amours de milord Edouard Bomston. C’est comme s’il voulait rappeler au lecteur qu’en dehors du paradis terrestre de Clarens l’humanité est toujours capable d’attachements et de souffrances déraisonnables.
4. Novalis, Heinrich von Ofterdingen, trad. Yanette Delétang-Tardif, in Romantiques allemands, I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1963, p. 470.
5. Friedrich Schlegel, Lucinde, trad. Yanette Delétang-Tardif, in Romantiques allemands, op. cit., p. 561.
6. Goethe, Les Affinités électives, trad. Pierre du Colombier, in Romans, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 236.
7. Benjamin Constant, Adolphe, in Œuvres, éd. Alfred Roulin, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 19.
8. Denis Diderot, Éloge de Richardson, in Œuvres, op. cit., p. 1059, 1060 et 1061.