Le genre du roman a toujours été sensible aux grands changements historiques et culturels. L’unité du monde méditerranéen réalisée par l’Empire romain est visible dans l’action et dans l’ambiance des romans hellénistiques. Les aventures transatlantiques de l’Espagne et les débats entre la Réforme protestante et la Réforme catholique ont joué un rôle important dans la naissance du genre picaresque. Le roman anglais du XVIIIe siècle a été marqué par l’essor de la société commerciale, de l’empirisme et du méthodisme. Néanmoins, avant le XIXe siècle il est difficile d’établir des liens directs entre le développement du roman et les détails de l’histoire politique. Ce n’est qu’au début des années 1800 que ces liens deviennent palpables. Entre 1789 et 1815, la Révolution française et les guerres qui l’ont suivie ont entièrement changé le paysage politique et culturel européen. Le passé devint l’objet d’une vive curiosité, souvent mêlée de nostalgie. On se rendit compte à quel point chaque société et chaque époque obéit à des lois particulières qui peuvent être examinées, comprises, voire mises en question. La conscience et la fierté de chaque nation européenne s’accrurent considérablement. La réflexion sur l’histoire, la société et la nation acquit une place centrale dans la culture de cette période.
Les philosophes du XVIIIe siècle avaient déjà préparé le terrain : dans De l’esprit des lois de Montesquieu (1748), l’Essai sur l’histoire de la société civile d’Adam Ferguson (1767) et L’Origine de la distinction entre les rangs de John Millar (première édition en 1771) les différents types de société sont mis en rapport avec les conditions historiques qui les ont rendus possibles. L’essai de David Hume « Sur la naissance et le progrès des arts et des sciences » (1742) et, plus tard, son Histoire de l’Angleterre (1754-1762), tout comme le Discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau (1755) et l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet (1795) envisageaient l’histoire comme une marche vers une seule forme de civilisation. Johann Gottfried von Herder, en revanche, dans Une nouvelle philosophie de l’histoire (1774) défendit la diversité des expériences historiques nationales.
Selon tous ces auteurs, les différentes formes prises par la société humaine dépendent des conditions concrètes qui rendent possibles l’existence, l’autorité, la justice et la connaissance. Les formes « rudes » ou sauvages d’organisation sociale ont peu à peu évolué vers des formes plus civilisées. Chaque étape crée des types sociaux, des rangs, des coutumes et des activités culturelles qui correspondent à ses besoins. Dans les nations « rudes », dont tous les efforts sont consacrés à la lutte pour la survie, la hiérarchie sociale, le courage, l’honneur et la loyauté personnelle occupent une place déterminante. Au fur et à mesure que l’humanité progresse et que la chasse fait place à l’élevage et à l’agriculture pour conduire, enfin, à la société commerciale, les droits individuels assignent peu à peu des limites à l’autorité, alors que les manières polies, en particulier le respect des femmes, acquièrent une nouvelle force. Ces penseurs n’étaient pas tous d’accord sur tous les points. Hume saluait le progrès effectué lorsque le gouvernement des lois a remplacé celui des hommes, mais selon Rousseau les sociétés « rudes », plus proches de la nature, étaient préférables à l’humanité civilisée, donc corrompue. Dans l’esprit de Condorcet, toutes les nations avancent vers le même avenir radieux, alors que selon Herder, le bonheur n’étant pas unique chaque nation invente le sien.
La Révolution française et les guerres ultérieures ont montré aux contemporains que le progrès historique est parfois sanglant et que les vertus « rudes » des anciennes nations guerrières n’ont pas perdu leur actualité. La conviction que l’humanité entière se dirige vers le même avenir a perdu de son influence lorsque les victoires de Napoléon ont provoqué une explosion de fierté nationale dans les pays assujettis à sa loi. L’inévitabilité du progrès est devenue, elle aussi, plus douteuse. Le conservatisme formulé par Edmund Burke, ancien whig déçu, promouvait le respect pour le passé et la prudence dans les changements politiques ; le libéralisme classique, défendu en France par Benjamin Constant et en Allemagne par Wilhelm von Humboldt, mettait l’accent sur la liberté individuelle ; le socialisme de Charles Fourier et de Saint-Simon, enfin, imaginait un système politique égalitaire et rationnel. Ce qui, cependant, ralliait tous les suffrages était l’idée que la personne humaine et ses règles de conduite dépendent de l’environnement historique et social.
Dans ce contexte, comment les lecteurs et les auteurs de roman pouvaient-ils trouver plausibles des personnages comme Pamela, Clarissa et Julie ? Pourquoi ces femmes prenaient-elles telle ou telle décision ? Quelles forces historiques, nationales, ou sociales pouvaient expliquer leurs actions ? La vertu tout comme l’infamie avaient cessé d’obéir à des critères universels et dépendaient maintenant des coutumes d’une période, d’une région, et d’une classe sociale. Afin de comprendre les traits et le comportement d’un personnage, il fallait désormais les considérer comme étant profondément enracinés dans le sol historique, social et national. Dans Le Cœur du Midlothian (1818) de Walter Scott, par exemple, Jeanie Deans est aussi forte et vertueuse que n’importe quel protagoniste des romans idéalistes précédents, mais sa force s’enracine dans une réalité historique et culturelle bien spécifique, celle des presbytériens écossais du XVIIIe siècle.
À la recherche d’exemples de force masculine, les écrivains passent en revue aussi bien les vieilles sociétés « rudes » que les situations plus récentes qui exigeaient de nouveau la « rudesse » et le courage militaire. Heinrich von Kleist a écrit et publié Michael Kohlhaas en 1808-1810, pendant les guerres napoléoniennes alors que Waverley de Walter Scott a vu le jour en 1814, juste avant le retour de la paix. Ces deux œuvres prennent l’histoire au sérieux, en particulier l’histoire sociale et militaire ; elles font attention à ce que les épopées anciennes soulignaient si bien : les enjeux politiques des conflits, les exploits des guerriers et le déroulement des batailles. Frappé par cette ressemblance, Hegel soutint que le genre du roman est l’incarnation récente, bourgeoise de l’épopée. (Soit dit en passant, le terme utilisé dans ce contexte par Hegel est bürgerlich, qui peut être rendu en français par « bourgeois », mais aussi, et plus exactement, comme « civique ».) En réalité, au début du XIXe siècle, pour la première fois dans son histoire, le roman prend l’épopée comme modèle lorsqu’il met en scène des personnages forts, en particulier de guerriers. Ce moment épique n’a guère duré : le roman du XIXe siècle n’a pas tardé à abandonner la thématique guerrière pour se concentrer, comme Lukács l’a si bien montré, sur les efforts individuels de comprendre la société et de s’y adapter.
Les romans idéalistes anciens et ceux du XVIIIe siècle mettaient en scène des personnages vertueux qui agissaient selon des normes extra-sociales. Face à l’hostilité du monde, ces personnages se laissent guider par des idéaux qui viennent d’en haut (dans le cas de Chariclée) ou du fond de leur cœur (dans le cas de Clarissa). Dès lors, cependant, que les normes morales sont censées être produites par la société et ses besoins, comment l’individu peut-il leur résister ? Une des réponses possibles consiste à affirmer que ce genre de résistance solitaire est parfois requise par les conditions sociales et historiques de l’époque. Les romans du XIXe siècle imaginent souvent des personnages exemplaires qui appartiennent aux sociétés « rudes » ou éloignées (Michael Kohlhaas dans le récit de Kleist, Bela dans Un héros de notre temps de Lermontov, 1839-1841), aux classes pauvres (Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo, 1862), ou qui exercent des professions considérées comme peu honnêtes (Fleur-de-Marie dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, 1842-1843). Dans d’autres cas, bien que la résistance ne soit pas requise, elle est acceptée par la société. Les dandys et les artistes chez Balzac ainsi que les nihilistes chez Dostoïevski rejettent le monde qui les entoure et affirment leur force individuelle sans pour autant faire appel à des normes morales plus hautes. Et puisque dans les sociétés « polies » (modernes ou démocratiques) les individus sont censés découvrir eux-mêmes la meilleure manière de coexister avec leurs semblables, les romans racontent de plus en plus souvent la vie de personnages qui, au lieu de revendiquer dès le départ leur indépendance, grandissent, arrivent à la maturité et sont graduellement acceptés par la société. Le développement, la formation de ce genre de personnages — de Wilhelm Meister, l’amateur d’art dans le roman de Goethe (1795-1796), à David Copperfield, le brave orphelin, chez Dickens (1849-1850) — devient un des thèmes centraux du genre.
Ces individus sont confrontés à une contradiction inédite : les normes et les idéaux qu’ils doivent suivre sont des produits spécifiques d’une communauté donnée plutôt que des lois éternelles qui régissent le ciel étoilé ou l’intimité du cœur. Par conséquent, la validité de ces normes et de ces idéaux est limitée par les frontières de la société et de l’époque, et pourtant, étant engendrés par la collectivité humaine, ces normes et ces idéaux sont légitimes et obligatoires. Ceux qui sentent que ces normes sont inadéquates, étranges, oppressives et refusent de les suivre — comme cela arrive à Frédéric dans L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869), suivi au XXe siècle par de nombreux personnages mal adaptés — ne peuvent invoquer aucun principe à part leur propre mécontentement. La « conscience malheureuse », comme Hegel l’a appelée, deviendra par conséquent un sujet privilégié du roman.
L’amour demeure lui aussi un thème central, mais la manière de l’envisager change considérablement. Le couple amoureux, surtout, affronte un défi sans précédent. Selon l’idéalisme ancien, le couple prédestiné échappait à l’hostilité de l’univers sublunaire en s’alliant avec la loi transcendante. Plus tard, le nouvel idéalisme, qui place la source de la loi morale dans le sein de l’individu d’exception, affirme du coup la splendeur morale de l’amour qu’il éprouve. S’il y a conflit entre cet amour et les exigences de la société, le cœur sensible prend la bonne décision et le reste de l’univers l’adopte. Dans une situation, pourtant, où l’instance normative ultime est la communauté, l’amour qui contredit cette instance a peu de chances de succès. Or comment l’amour ne contredirait-il pas cette instance, lui qui, dans ce système, représente une des rares manifestations possibles d’un choix personnel qui soit irréductible aux exigences des lois et des coutumes ? Le roman aura donc la faculté d’opter entre deux manières d’envisager cette contradiction. Dans certains cas, les amoureux découvrent lentement leur véritable passion ; ils hésitent longtemps avant d’accepter que cette passion surgisse des profondeurs de leur âme et que, de surcroît, elle puisse garantir l’accord durable avec le monde extérieur. Chez Jane Austen, Dickens et George Eliot, ce genre d’amour est le meilleur symptôme de la maturation intérieure. Il a sa place dans les romans de Walter Scott, ainsi que dans ceux de Balzac, de William Makepeace Thackeray, de Léon Tolstoï et de Theodor Fontane, mais il est absent chez Lermontov, chez Stendhal et chez Flaubert. Un second type d’amour — aveugle, passionné, irrésistible mais qui n’est protégé ni par la Providence, ni par la norme morale — contredit visiblement la volonté législatrice de la communauté. Il est donc inévitable que cette passion soit conçue sous le biais contradictoire du bonheur individuel ultime et du malheur social inévitable, et que, par conséquent, l’adultère (dans Madame Bovary de Flaubert, 1856, et Anna Karénine de Tolstoï, 1873-1877) et, plus généralement, l’amour-passion sans solution possible (dans Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, 1847) deviennent à cette époque un des objets favoris du roman.
Pour mieux enraciner l’action humaine dans le sol historique et social qui la rend possible, les romanciers du XIXe siècle proposent au lecteur une image détaillée et exacte de la société. Dans ce but, Scott et Balzac parsèment leurs romans de discours érudits, historiques dans le cas de Scott, sociologiques dans celui de Balzac. Plus tard, Flaubert et Fontane s’abstiendront d’informer leurs lecteurs sur l’arrière-plan savant de leurs ouvrages, sans jamais pourtant mettre en doute son importance. Tout le long du XIXe siècle, les descriptions minutieuses du décor, des costumes, des coutumes et des raisons d’agir inviteront le lecteur à se plonger dans la réalité sociale et historique de l’action. Appelée réalisme à juste titre, cette méthode, loin d’être simplement un choix stylistique, insiste sur les liens entre les idées morales et les vérités sociales, offrant ainsi au roman une plausibilité inédite.
Le réalisme se propose également d’asseoir l’autorité de la littérature en tant que source de véritables connaissances au niveau de l’histoire et, plus tard, de la sociologie et de la psychologie médicale. Le roman cesse donc d’offrir simplement le spectacle des passions et de la folie humaine pour proposer des inventaires sérieux et fiables des systèmes politiques, des types sociaux, des professions, des rapports de famille et des habitudes sexuelles — l’équivalent littéraire de l’État Civil, selon l’expression de Balzac. Au début du siècle, le roman vise surtout l’histoire et la société, mais plus tard, chez Émile Zola par exemple, il caresse l’espoir de devenir une véritable science expérimentale. Et puisque les connaissances sérieuses ont souvent des prolongements normatifs, les romanciers sentent le besoin d’enseigner des leçons politiques et sociales. Michael Kohlhaas de Kleist défend la vieille organisation fédérale du Saint-Empire, Les Puritains d’Écosse (Old Mortality) de Walter Scott condamne le fanatisme religieux, La Comédie humaine de Balzac ne cesse de donner des conseils sociaux et politiques. Flaubert, qui n’a jamais exprimé ses opinions politiques dans ses romans, était néanmoins persuadé que la France avait perdu la guerre avec la Prusse en 1870-1871 parce qu’elle n’avait pas lu ses romans assez attentivement. Vers la fin du XIXe siècle, les romans à thèse de Paul Bourget offrent à l’univers d’éloquentes leçons morales et politiques.
L’importance de l’auteur s’accroît donc considérablement. La voix auctoriale sûre d’elle-même qui chez Fielding représentait l’inventeur du récit, le garant de son exactitude morale et le commentateur amusé est employée par Walter Scott pour expliquer l’arrière-plan de ses romans, leur pertinence historique et pour ajouter, à la fin du récit, de longues notes érudites. De la même manière, chez Balzac l’exclamation « Voici pourquoi » interrompt souvent le cours du récit et fait place à de longues explications concernant le contexte socio-politique de l’action. En renonçant à ce genre d’interventions directes, Flaubert, Fontane, Eça de Queirós, Henry James et Benito Pérez Galdós n’abandonnent pas pour autant le pouvoir auctorial. Chez eux les connaissances historiques et sociales sont parfaitement intégrées dans le tissu du roman ; tout comme les maximes morales incorporées dans les romans du XVIIe et du XVIIIe siècle, ces connaissances sont implicitement offertes aux lecteurs perspicaces et les romanciers ne sentent plus le besoin de les expliciter. L’auteur reste néanmoins silencieusement omniprésent.
LE TOURNANT ÉPIQUE DU ROMAN
Le pessimisme romantique excelle dans l’évocation du conflit irréconciliable entre le personnage d’exception et la déchéance du monde dans lequel il est obligé de vivre, conflit dont l’issue est la défaite du protagoniste (Werther, Hypérion). Éclairés par ces exemples, les romanciers du XIXe siècle ont bien dû admettre la difficulté pour les âmes idéales de vivre dans le monde contemporain, envahi par la médiocrité et par le prosaïsme, mais au lieu d’accepter leur inévitable défaite, ils se sont proposés de découvrir les milieux sociologiques et historiques où elles naissent et prospèrent. Ces écrivains ont cherché les traces de l’idéal dans l’histoire, une histoire bien documentée, fort différente des domaines imaginaires qu’abritaient les romans hellénistiques et héroïques depuis Héliodore jusqu’à Madeleine de Scudéry et du Moyen Âge fantasmagorique des romans gothiques.
Michael Kohlhaas par Kleist (commencé en 1805, la première partie publiée en 1808, l’année du premier Faust de Goethe et du Discours à la nation allemande de Fichte, publication intégrale en 1810) décrit la révolte contre l’injustice dans un contexte historique bien précis : les conflits religieux et sociaux du XVIe siècle à l’intérieur du Saint-Empire. Les rapports entre les crises historiques et les dilemmes moraux ont déjà été examinés par les nouvellistes du XVIIe siècle, en particulier par Saint-Réal, dont le Dom Carlos (1672) a été lu tout au long du XVIIIe siècle et a fait l’objet d’une adaptation théâtrale par Friedrich Schiller en 1787. La nouvelle de Saint-Réal et la tragédie de Schiller soulignent toutes les deux les aspects transhistoriques du conflit : l’amour innocent étouffé par l’atmosphère invivable de la cour — chez Saint-Réal — ou le rejet tyrannique de la tolérance politique et religieuse — chez Schiller. La nouvelle de Kleist souligne, en revanche, à la fois l’universalité des passions humaines et les difficultés sociales et politiques d’une période historique bien définie.
Tableau aussi vaste que fulgurant de l’Allemagne au temps des guerres de religion, Michael Kohlhaas propose une sombre réflexion sur les rapports entre l’ordre social et l’aspiration individuelle à la justice. Les droits de Michael Kohlhaas, honnête marchand de chevaux en Saxe, sont lésés par le baron von Tronka, qui, en établissant une barrière douanière illégale sur son domaine, oblige Kohlhaas à laisser au château comme garantie d’un paiement futur son valet d’écurie et deux beaux chevaux. Les tentatives d’obtenir justice par voies légales butent contre l’influence exercée par la vaste famille von Tronka aux différents échelons du pouvoir. Entre-temps, les gens de Tronka endommagent les chevaux et maltraitent le valet d’écurie. À la cour de Saxe, les gardes blessent la femme de Kohlhaas, qui perd la vie. Celui-ci choisit désormais les voies de fait et après avoir dévasté le château des Tronkas en compagnie d’une poignée d’aventuriers, le marchand rebelle attaque et met le feu à la ville de Wittenberg où von Tronka s’est caché. Suivi par un nombre croissant de partisans, Kohlhaas défait l’armée du prince von Meissen et se déclare le représentant sur terre de l’archange Michel et gouverneur provisoire du monde. À la suite d’une médiation entreprise par Martin Luther en personne, le rebelle dépose les armes et, pourvu d’un sauf-conduit, se présente au tribunal de Dresde pour un nouvel examen de son affaire. Ses partisans poursuivent néanmoins la guerre civile, et, à la suite d’autres péripéties, Kohlhaas est condamné à mort par la cour suprême de Vienne pour avoir violé la paix de l’Empire, non sans avoir toutefois obtenu gain de cause contre von Tronka auprès de l’électeur de Brandebourg (car Kohlhaas est sujet de la principauté de Brandebourg). Ayant reçu satisfaction et repris ses chevaux, nourris selon la décision du tribunal par Tronka lui-même, Kohlaas monte calmement à l’échafaud.
Racontée rapidement, à bout de souffle, cette nouvelle évoque les rapports tendus entre les marchands et les seigneurs, la mainmise des nobles sur les leviers du pouvoir étatique allemand, l’agitation populaire à l’époque de la Réforme naissante et l’organisation fédérale de la justice du Saint-Empire. À l’intérieur de ce monde, le protagoniste, brave marchand, n’est nullement destiné par sa naissance à devenir un héros, étant donné qu’en principe la tâche de protéger l’ordre et la justice revient à la noblesse. Tronka ayant échoué à remplir cette tâche, Kohlhaas se heurte non seulement au caprice d’un potentat local, mais au refus répété des autorités à tous les niveaux de réparer l’injustice commise. Ce terrible, cet inexplicable échec de la justice institutionnelle le convainc qu’il ne s’agit pas simplement d’une urgence locale, d’un temps mort, d’un des nombreux interstices d’un ordre qui dépend nécessairement de la coopération de tous ses membres, mais qu’au contraire la structure des obligations sociales s’est effondrée dans son ensemble. Il conclut que dans ce genre de situation la responsabilité de rétablir l’ordre social incombe à chaque individu, quelle que soit sa condition sociale antérieure. La guerre déclarée par Kohlhaas à tous les hommes au nom de son pouvoir inné d’instaurer la justice est donc à ses yeux une guerre légitime.
Un des thèmes du récit de Kleist est la grandeur d’âme naissant sur les ruines de la communauté. Les âmes fortes, semble-t-il dire, sont appelées à se montrer là où la trame de la société se déchire et où les rôles habituels perdent leur sens. Le verdict final du récit ne glorifie cependant pas sans réserve l’héroïsme et la révolte. Prendre les armes contre l’ordre établi est chose facile, et le rebelle trouve sans difficulté de nombreux alliés. Déposer les armes, en revanche, rétablir la paix une fois qu’elle a été troublée, se révèle beaucoup plus difficile. Kohlhaas, persuadé par Luther de se rendre en échange d’une promesse de justice, le fait volontiers et sans arrière-pensée. Mais la guerre de tous contre tous, une fois lancée, ne peut être arrêtée, et les alliés de Kohlhaas continuent de semer le trouble. Pendant ce temps, par des voies détournées, le système fédéral et décentralisé du Saint-Empire finit par se saisir de l’injustice commise. Tard, maladroitement, la communauté parvient à la fois à rétablir la paix et à accomplir son devoir à l’égard du marchand. Écrite pendant les années où, à la suite de la bataille d’Austerlitz et de la paix de Presbourg, le Saint-Empire a cessé d’exister (1806), la nouvelle de Kleist proteste, comme le Discours de Fichte, contre la destruction d’un système politique et juridique bien établi. Mais à la différence du pamphlet de Fichte (et des écrits politiques de Kleist lui-même), la nouvelle ne dégénère pas en plaidoirie nationaliste.
Témoins des guerres interminables et des traités de paix instables du début du XIXe siècle, les romantiques allemands n’ont pas su résister à la tentation d’idéaliser les systèmes politiques qui venaient de disparaître. Novalis, Friedrich Schlegel et Adam Müller (l’ami de Kleist) imaginent un Moyen Âge catholique et miraculeusement harmonieux. Plus sensible à la réalité historique, la nouvelle de Kleist décrit les conflits de la Réforme, période pendant laquelle le vieil empire fédéral a réussi à survivre au défi des guerres de religion. Le rétablissement d’une fédération flexible, multipolaire représentait aux yeux de Kleist la meilleure riposte aux rêves de suprématie européenne poursuivis par Napoléon. Stable sans être écrasante, une telle fédération aurait la résistance et l’élasticité requises par le succès politique à long terme. Kohlhaas finit sur l’échafaud, mais l’auteur conclut l’histoire en ajoutant qu’au XVIIIe siècle des descendants de Kohlhaas vivaient encore au Mecklenburg.
Le récit de Kleist place l’âme d’exception dans un contexte historique vraisemblable, mais étant donné que dans Michael Kohlhaas la grandeur du héros est suscitée non par l’organisation même de la société mais par sa décomposition, les liens entre les qualités héroïques ou romanesques et l’état social n’y sont pas examinés en détail. La méthode de Kleist permet de représenter les manifestations historiques de la grandeur humaine comme des réactions aux troubles publics, non comme des produits de la société elle-même.
Chez Walter Scott, en revanche, les héros exhibent leur générosité non pas en dépit de leur origine sociale, mais à cause d’elle. Grâce aux historiens du XVIIIe siècle, Scott a compris qu’une certaine grandeur d’âme est due aux mœurs archaïques des nations guerrières. La précision descriptive empruntée à Defoe et Richardson lui a permis de capter les détails du milieu historique, Smollett, Fanny Burney et Maria Edgeworth lui ont appris à observer la diversité des mœurs sociales et Fielding lui a offert le modèle d’une voix amicale, empreinte de bonhommie ironique.
Cette synthèse inédite entre la présence de l’héroïsme, son explication à l’aide de la conception whig de l’histoire, la richesse de la couleur locale et le ton amical du discours narratif explique l’immense succès du premier roman de Scott, Waverley (1814). L’ouvrage raconte le voyage d’Edward Waverley, jeune aristocrate anglais, en Écosse en 1755, date de la dernière tentative faite par les jacobites, partisans légitimistes des Stuarts, pour rétablir cette maison sur le trône anglais qu’elle avait perdu lors de la Glorieuse Révolution de 1688. Le choix est significatif, car en 1814 les événements de 1755 étaient encore perçus comme relativement récents par la plupart des lecteurs, qui ne pouvaient par conséquent attribuer à l’auteur l’intention de les mystifier avec des histoires invérifiables de caractère gothique. Mais bien que récente, cette période avait aux yeux de l’auteur l’avantage de témoigner d’un état de civilisation beaucoup plus ancien, dont la survivance, suggérait-il, était en grande partie responsable des chimères légitimistes. En l’occurrence, il s’agissait du système des clans écossais, réseaux communautaires féodaux dont les chefs bénéficiaient de la foi inconditionnelle de leurs sujets. Ce système, traité par Scott avec une affection tempérée par l’ironie, alliait la tradition martiale et chevaleresque célébrée par les romans médiévaux à un fort penchant au désordre et au banditisme. En 1755, ces montagnards obéissaient encore aux vieux devoirs de chevalerie, de courtoisie et de révolte, pratiquaient l’hospitalité et jusqu’à un certain point le respect des promesses, et cultivaient généreusement l’esprit d’aventure. Ils demeuraient cependant dans un état social perçu par les lecteurs de Scott comme émouvant certes, mais étrangement primitif.
Comme l’explique l’auteur lui-même dans le Post-scriptum qui aurait dû être une Préface, « il n’y a pas de nation en Europe qui, dans le cours d’un demi-siècle ou guère plus, ait subi un changement aussi complet que le royaume d’Écosse1 ». Les « gens du vieux levain » ont disparu, et quoique leur dévouement désespéré à la maison Stuart fût en définitive un préjugé absurde, il n’est pas interdit de regretter les « exemples vivants d’attachement remarquable et désintéressé aux principes de la loyauté qu’ils avaient reçus de leur pères, et de la foi, de l’hospitalité, du courage, et de l’honneur propres à la vieille Écosse » (traduction légèrement modifiée). Détruites par le progrès, les qualités appréciées par le roman idéaliste ont bel et bien existé, en sorte qu’« en effet, les événements les plus romanesques de cette histoire sont précisément ceux qui sont fondés sur des faits réels ». Le jeune Waverley découvre le courage et la grandeur à tous les échelons de la hiérarchie sociale, chez le brigand Donald Bean Lean, chez les rebelles jacobites, en particulier Fergus MacIvor et sa sœur Flora, et, enfin, chez le jeune prétendant Charles Stuart. Le brave protagoniste s’engage imprudemment aux côtés des jacobites, mais, en dépit de ce détour épique, il finit par apprécier l’Écosse à la lumière du progrès réalisé grâce à l’union avec l’Angleterre.
Les Puritains d’Écosse (Old Mortality, 1816) présente la société guerrière sous un jour beaucoup plus sombre. Henry Morton est témoin et participant du conflit ayant opposé, à la fin du XVIIe siècle, les partisans du Covenant religieux écossais, qui bénéficiait de la sympathie des classes populaires, à l’Église épiscopale imposée par la couronne anglaise avec l’assentiment de la noblesse d’Écosse. Morton tente d’empêcher le conflit ouvert entre ces deux camps, également aveuglés par la dévotion à leur cause. Dans Waverley, le personnage modéré et raisonnable était encadré par une multitude de jacobites généreux et imprudents ; ici, seul le magnanime lord Evendale, qui sauve la vie de Morton, incarne la grandeur d’âme des époques révolues. L’accent tombe dans Les Puritains d’Écosse sur la violence, l’oppression et l’injustice de ces époques et le résidu d’admiration nostalgique pour la virilité des races guerrières fait désormais place au mépris pour le fanatisme idéologique.
Mais le pessimisme des Puritains d’Écosse ne livre pas le dernier mot de Scott au sujet des âmes héroïques. Dans Le Cœur du Midlothian (1818) Scott réfléchit à la puissance morale de la dissidence religieuse et à sa capacité d’engendrer une grandeur plausible. L’action, dont les lignes qui suivent ne présentent qu’une version fort simplifiée, se passe à Édimbourg en 1737. David Deans, agriculteur pauvre et presbytérien fervent (hostile donc à l’épiscopalisme et fidèle à la réforme écossaise), élève ses deux filles, Jeanie et Effie, selon les principes de la moralité et de la religion les plus rigoureux. Loin de profiter de ces leçons, Effie se laisse séduire par George Staunton, jeune aristocrate anglais qui, sous un nom d’emprunt, vit en Écosse parmi les brigands. Ayant mis au monde un enfant qui disparaît mystérieusement, Effie est accusée d’infanticide. Le tribunal ne dispose pas du corps du délit, mais comme la prévenue n’avait communiqué à personne le secret de sa grossesse, le juge conclut qu’elle avait très tôt conçu le projet de se débarrasser de l’enfant. Pour qu’Effie ne soit pas condamnée, il suffirait donc que sa sœur Jeanie témoigne d’avoir été au courant de sa grossesse. Mais Jeanie, ayant ignoré, comme tout le monde, l’état de sa sœur, n’accepte de mentir sous aucun prétexte, et d’autant moins sous serment. Le tribunal condamne par conséquent Effie à mort. S’estimant quitte avec sa conscience, Jeanie s’engage maintenant à sauver sa sœur et entreprend sans l’aide de personne un voyage à Londres, où, grâce à l’appui du duc d’Argyle, protecteur des Écossais, elle est reçue en audience par la reine Caroline, dont elle obtient le pardon d’Effie. De retour en Écosse, Jeanie se marie avec le modeste pasteur Reuben Butler, alors qu’Effie devient l’épouse de son séducteur, le riche Staunton, revenu de ses erreurs. Leur fils, devenu adulte, dont on apprend maintenant qu’il est vivant, avait été enlevé par Madge Wildfire, une jeune femme atteinte de folie, qui l’avait cédé à une bande de voleurs écossais. Staunton tente de lui faire quitter cette profession, mais le jeune récalcitrant tue son père.
L’ouvrage, on le voit, est riche en péripéties et entend racheter la précision des reconstitutions historiques par l’exubérance de l’invention. La formule, inventée par Scott, consiste à impliquer le personnage généreux et imprudent (Fergus MacIvor dans Waverley, Staunton ici) dans une multitude d’aventures qui tiennent à la fois de la brutalité sordide du genre picaresque — les échos des premiers romans de Smollett étant fort audibles — et du répertoire thématique des anciens romans idéalistes, toujours fertiles en déguisements, enfants perdus et jeunes héritiers de bonne famille qui se réfugient chez les brigands. Ce mélange de niveaux, qui deviendra la marque du roman d’aventures au XIXe siècle, est par ailleurs tout à fait conforme au programme du nouvel idéalisme, car cette formule confère à la thématique picaresque une nouvelle dignité et place les vieux lieux communs du roman idéaliste dans un décor en principe plus vraisemblable. La méthode, qui a laissé une marque indélébile sur le mélodrame et sur l’opéra de la première moitié du XIXe siècle, permet aux œuvres de fiction de présenter au public les événements extraordinaires que celui-ci souhaite contempler, sans pour autant abandonner la prétention à la vraisemblance historique. Ainsi, placer à la fin du roman un meurtre dont la victime se révèle être le père ou la mère de l’assassin est une belle manière de faire couler les larmes, et Lucrèce Borgia de Hugo (1833) ou Le Trouvère de Verdi (1853) ne se privent point d’en tirer profit. La folie, surtout la folie féminine, est une autre innovation que Scott, l’opéra, et plus tard Charlotte Brontë exploitent vigoureusement. Irresponsable, agissant par instinct, la femme atteinte de folie figure la présence étrange et menaçante du destin parmi les hommes. Aveugle, mais sachant néanmoins frapper, la folle assume la tâche de venger l’injustice (La Fiancée de Lammermoor, 1819, source de l’opéra Lucia di Lamermoor, 1835, de Donizetti) ou celle de punir sans le savoir les transgressions à la morale (Madge Wildfire dans Midlothian). Jane Eyre de Charlotte Brontë (1847) souligne le contraste entre la folle et la femme vertueuse : celle-là arrive presque à détruire l’homme qui l’a gardée prisonnière, alors que celle-ci le protège et l’épouse, bien qu’il ne soit qu’un invalide aveugle.
Si, dans Waverley et Les Puritains d’Écosse l’intrigue trouve son équilibre grâce au contraste entre le héros généreux mais imprudent et le personnage raisonnable mais hésitant, dans Midlothian, un des rares textes où Scott se hasarde à présenter la vraie perfection, l’excessive témérité de Staunton est contrebalancée par la grandeur morale de Jeanie Deans. La beauté intérieure de ce personnage est le résultat de sa foi dans l’omniscience et dans la toute-puissance de la Providence qui règne sur le monde et qui scrute chaque cœur dans sa profondeur. L’exemple de son père, qui rejette obstinément la religion officielle, renforce chez Jeanie le sentiment de la responsabilité morale individuelle. Sa parole est la mesure de sa rectitude. Lorsqu’elle refuse de mentir sous serment, Jeanie Deans est animée par une passion qui rappelle celle des chevaliers errants des vieux romans. Mais ici l’intériorisation du devoir social n’est pas simplement le thème d’une belle fiction exemplaire, mais représente un choix parfaitement plausible, étant donné la sévérité morale presbytérienne et l’insistance des religions réformées sur les liens immédiats entre les hommes et leur Créateur.
Comme le dit si bien Balzac en faisant l’éloge de Walter Scott dans l’Avant-propos (1842) à La Comédie humaine : cet auteur, ayant compris le premier que les personnages de roman sont « conçus dans les entrailles de leur siècle, […] élevait à la valeur philosophique de l’histoire le roman ». Il « réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages2 ».
La pensée historiciste prouve de la sorte sa vigueur. Procéder au quadrillage de l’univers pour y découvrir la variété des physionomies historiques, semble dire Scott, ne conduit pas nécessairement au scepticisme ; et s’il est fort utile dans certaines circonstances de relativiser les vertus guerrières et de promouvoir le relativisme au rang de vertu, en dernière instance la méthode historique n’aboutit pas à la destruction de l’idéalisme moderne, mais parachève sa défense au nom, précisément, du vraisemblable.
LE PROGRÈS HISTORIQUE
À la recherche des racines de la grandeur, les romanciers du XIXe siècle prennent en considération les normes en vigueur dans des communautés humaines bien spécifiques. L’écrivain qui souhaite peindre une grandeur véritablement universelle est donc appelé à découvrir, parmi la multitude de normes qui ont gouverné les hommes, celles qui, précisément, transcendent la société dont elles procèdent. Midlothian représente une belle tentative pour obtenir ce résultat, sans parvenir pourtant à se dégager tout à fait du relativisme normatif inhérent à la méthode historique.
C’est à Alessandro Manzoni que nous devons la tentative la plus achevée de refondre une intrigue romanesque à caractère universel dans le moule du roman historique. Les Fiancés (1827), véritable « remake » des Éthiopiques, raconte, comme son modèle, les péripéties d’un couple de jeunes amoureux dont la fidélité triomphe de toutes les épreuves. Les amoureux sont cette fois de naïfs villageois vivant dans le duché de Milan qui, au premier tiers du XVIIe siècle, était gouverné par la couronne d’Espagne. Les projets matrimoniaux de Lucia et de Renzo sont contrariés par le potentat local, don Rodrigo, qui tente en vain de suborner la belle fiancée. Afin de déjouer ses intentions, les amants se séparent, Renzo pour aller à Milan et Lucia pour se cacher à Como, où elle se place sous la protection d’une grande dame. À Milan, Renzo prend part à la révolte populaire provoquée par une pénurie de pain et, craignant d’être arrêté, se réfugie sur le territoire de la république vénitienne. Lucia est enlevée — pour le compte de don Rodrigo — par le féroce chevalier Innommé et, désespérant de jamais retrouver Renzo, se donne à la Sainte Vierge en faisant vœu de chasteté. Ses prières sont écoutées. Le chevalier Innommé éprouve miraculeusement des remords pour ses innombrables forfaits et, manquant à la promesse qu’il avait faite à don Rodrigo, il prend la jeune fille sous sa défense. Entre-temps, la famine qui ravage le duché force les paysans à converger vers la capitale dans l’espoir d’y trouver des vivres. Par surcroît de malheur, les troupes allemandes de passage à Milan en route vers Mantoue y répandent la peste ; l’épidémie, aggravée par le surpeuplement et par le manque d’hygiène, dévaste la cité. Renzo et Lucia se retrouvent dans le lazaret de Milan, parmi les malades et les mourants, où le père Christophoro, ancien protecteur des fiancés, délivre Lucia du vœu qu’elle avait fait à la Vierge. Libre enfin de fonder une famille, le jeune couple quitte le pays qui l’a persécuté et s’établit dans le village vénitien qui avait accueilli Renzo.
À l’instar du Scott de Midlothian, Manzoni place ses personnages dans un milieu social modeste : la noblesse des sentiments, la perfection de la vertu, la fermeté du dévouement se manifestent indépendamment de l’extraction sociale des personnages qui les éprouvent, et, toutes choses égales par ailleurs, il est plus naturel de les retrouver chez les gens simples qui n’ont pas subi l’influence corruptrice de la richesse et du pouvoir. Afin d’augmenter la plausibilité de l’intrigue, Manzoni prête à la fidélité des fiancés l’opiniâtreté irraisonnée qu’on attribue souvent aux gens du peuple. La grandeur des personnages, leur résistance à l’adversité du monde et leur alliance avec la Providence sont néanmoins évidentes.
Manzoni conçoit le roman historique comme le lieu d’une réflexion sur l’évolution de l’humanité vers le progrès, et, à l’exemple de son contemporain François Guizot, il estime que les conflits de classe jouent un rôle déterminant dans l’histoire. Les Fiancés entend prouver que l’hégémonie de la noblesse guerrière, loin d’avoir été une institution utile dans son temps mais tombée ultérieurement en désuétude, a toujours profondément nui aux peuples sur lesquels elle s’est exercée. L’auteur souhaite également montrer que la société payait cher son ignorance en matière d’économie politique, d’administration et d’hygiène. Dans ses commentaires disséminés à travers le roman, Manzoni tient pour acquise la réceptivité du lecteur éclairé, censé être au courant des découvertes concernant l’économie de marché, le gouvernement rationnel et la santé publique. À la différence de Scott, selon lequel l’imperfection des sociétés guerrières favorisait, comme une sorte d’effet secondaire et passager, l’éclosion des vertus romanesques au sein de l’aristocratie, Manzoni pense, au contraire, que ces vertus appartiennent en propre aux gens simples, qui parviennent à les exercer non pas à cause, mais en dépit de l’injustice sociale. En conformité avec cette vision de l’histoire, l’adversité du monde prend dans ce roman la forme de l’oppression sociale — exercée par don Rodrigo et par l’Innommé — et de l’ignorance — responsable de l’ineptie dont fait preuve l’administration espagnole de Milan confrontée à la pénurie de vivres et à l’épidémie de peste.
Partisan du tiers état, Manzoni pense comme beaucoup de libéraux, dont Alexis de Tocqueville, que l’essor de l’égalité est le résultat d’un vaste projet providentiel inscrit depuis longtemps dans les vertus enseignées par le christianisme. Si, en conformité avec les préceptes de la vraisemblance sociale, Manzoni peint un bas clergé ignorant et pusillanime, le père capucin Christophoro, généreux membre du clergé régulier, et le cardinal Borromeo, prince charismatique de l’Église, se dévouent à la cause des malheureux et des opprimés. Sans l’intervention charitable de ces deux personnages — et par ailleurs sans l’intervention directe de la Sainte Vierge dans l’épisode de la conversion du chevalier Innommé — les fiancés n’auraient pas échappé aux visées sinistres de don Rodrigo. L’antagonisme social entre l’aristocratie parasite — et de surcroît étrangère — et le tiers état autochtone et productif ne dégénère pas en tyrannie non déguisée grâce uniquement au prestige moral de l’Église et à l’influence bénéfique qu’elle exerce en rappelant aux hommes que la vraie justice est irréductible aux rapports de force réels. Comme chez Héliodore, la divinité et ses représentants sur terre sont du côté des jeunes amoureux.
Une génération plus tard, dans Les Confessions d’un Italien (publication posthume en 1867), Ippolito Nievo prône lui aussi la nécessité du progrès historique, bien que souvent ce progrès soit loin de répondre aux attentes des gens qui le désirent. Carlo, enfant illégitime élevé par sa tante dans le vieux château de Fratta sur le territoire de la République de Venise, assiste à la vie difficile et compliquée de la noblesse locale pendant les dernières décennies de l’indépendance vénitienne. La vie de Carlo converge avec la conquête de Venise par l’armée révolutionnaire française. Pour déchirantes qu’elles soient, la décadence et la chute de la vieille république lui semblent inévitables. L’armée française fait naître l’espoir d’un avenir libre pour la nation italienne, mais la réalité de l’occupation reste dure. Pisana, la jeune femme adorée par Carlo, est tendre mais capricieuse, noble mais imprévisible.
Carlo apprécie sincèrement l’énergie et la beauté du passé. À Fratta, il admire une vieille grande dame qui a jadis vécu en France à la cour de Louis XIV et continue de pratiquer l’élégante rectitude, la noblesse et la modération apprises à Versailles. Mais il comprend également la promesse et les exigences du présent. Venise, sa ville bien-aimée, perdra sa place dans le monde précisément parce qu’elle n’est qu’une cité à une époque où seules les nations prospèrent. Il se sent également attiré par les visages contradictoires du présent et du passé tout comme il apprécie les deux femmes qui coexistent dans Pisana : la républicaine passionnée qui pense comme un philosophe grec, mais aussi la coquette insouciante et provocatrice. Incapable de choisir, Carlo est amoureux des deux à la fois.
PROSPECTIONS ÉTRANGÈRES
Remontant le cours de l’histoire à la recherche de la grandeur d’âme et de la poésie du monde, les auteurs de romans historiques du début du XIXe siècle reprenaient sans bien s’en rendre compte la quête des littérateurs néoclassiques, aux yeux desquels seuls les héros fort éloignés dans le temps ou l’espace étaient dignes de l’attention des genres littéraires nobles. L’éloignement acquiert certes une direction nouvelle, puisque désormais l’intérêt des auteurs s’oriente non pas vers l’Antiquité classique — territoire imaginaire à l’exemplarité universelle — mais vers le passé féodal, récent ou éloigné, du pays auquel ils appartiennent. Le sens profond de cette quête demeure cependant inchangé : il affirme que le mémorable se trouve, comme son nom l’indique, dans les lieux déjà consacrés par la mémoire et non pas dans l’immédiateté de l’ici et du maintenant. La distance spatiale continue d’être perçue comme l’équivalent de l’éloignement temporel, les romanciers et leur public étant d’accord pour considérer les grandes métropoles européennes du XIXe siècle (Londres, Paris, Saint-Pétersbourg, plus tard Vienne et Berlin) et le Nord-Est prospère des États-Unis comme les sommets de la nouvelle civilisation commerciale, pacifique et prosaïque, et pour postuler qu’en dehors de ces foyers l’archaïsme temporel des mœurs augmentait en proportion de la distance spatiale. Ceux qui adhéraient à cette vision de l’humanité s’extasiaient devant la force morale des nations censées ne pas avoir encore accédé à la nouvelle étape de l’histoire du monde : les Italiens, les Corses, les Espagnols, les Grecs, les Turcs, les Égyptiens, les Amérindiens, les Cosaques et les Tchétchènes.
Comme nous l’avons déjà vu, les « éthiopiques », les romans de chevalerie, les pastorales et les romans héroïques concevaient la vertu, l’énergie et la découverte de soi comme les incarnations d’un état idéal de civilité, d’une humanité purifiée et rendue à elle-même dans la splendeur exemplaire de ses héros. Cet état idéal ne connaissait pas de frontières et pouvait par conséquent se retrouver autant en Grèce et à Rome que chez les anciens Persans de Mlle de Scudéry, chez les Incas de Gomberville et chez les Africains d’Aphra Behn. En revanche, les écrivains du XIXe siècle qui localisent la grandeur d’âme dans des périodes ou dans des contrées éloignées la décrivent au nom de la différence qui sépare les peuples aux mœurs moins polies des peuples civilisés — mais livrés au prosaïsme — auxquels appartiennent l’écrivain et son public. Les héros des romans historiques ou à sujet étranger ne figurant plus, comme autrefois, l’aspiration universelle vers la perfection suscitent chez le lecteur l’admiration à vrai dire circonspecte que les sur-civilisés ne peuvent s’empêcher d’éprouver à l’égard des cultures qu’ils estiment avoir dépassées.
Il est utile de distinguer entre les romans qui examinent les pays éloignés d’un point de vue « historique » et ceux qui le font pour des raisons « sentimentales ». Les premiers appliquent aux sociétés archaïques non occidentales les méthodes d’analyse mises au point par le roman historique de Scott, et en examinent le conflit avec la société moderne. Le Dernier des Mohicans (1826) de James Fenimore Cooper offre un excellent exemple de cette option. Cooper traite les tribus indigènes d’Amérique avec la même réserve que l’on sent chez Scott lorsqu’il décrit les Highlands jacobites et les guerres de religion en Écosse à la fin du XVIIe siècle. À l’instar du romancier écossais qui souligne à tour de rôle la noblesse et la sauvagerie de ses ancêtres, Cooper divise les tribus indigènes en plusieurs catégories, les héroïques Mohicans, les Hurons peints comme des êtres méprisables, et les Delaware, purs encore bien que déchus de leur ancienne noblesse. Cooper souhaite avertir son lecteur que tout ce monde est voué à la disparition, car sa grandeur, incarnée par le Mohican Uncas, et sa misère, représentée par le Huron Magua, sont toutes les deux également mal préparées à faire face au défi que jette la présence des colons américains. L’admiration que ces derniers éprouvent à l’occasion pour le courage et la loyauté des Mohicans n’influera pas pour autant sur l’avenir de cette nation. Le grand Manitou, prophétise le sage Tamenund, a caché sa face mais pas pour toujours ; pour l’instant l’homme blanc est maître de la terre et les temps héroïques ne sont pas près de revenir.
Le traitement « sentimental » des pays éloignés, en revanche, s’intéresse moins au destin des sociétés archaïques considérées en elles-mêmes, qu’à la surprise des civilisés lorsque, dans une rencontre individuelle fulgurante, d’ordinaire amoureuse, ils découvrent la richesse morale et affective des êtres plus proches de la nature. L’approche sentimentale est plus susceptible de faire l’objet du traitement rapide, à la fois saisissant et allusif, propre à la nouvelle ou au roman bref, que de donner lieu aux développements laborieux et à la richesse documentaire du roman historique. Par un biais nouveau, la technique de la nouvelle sérieuse italienne et espagnole retrouve son actualité, comme le démontrent les Chroniques italiennes de Stendhal (1837-1839). Par ailleurs, le caractère personnel de ces rencontres encourage parfois l’expression directe des sentiments intimes, spécialité du récit élégiaque à la première personne, comme c’est le cas dans Graziella (1849) de Lamartine.
Dans ce récit partiellement autobiographique, le narrateur poursuit l’aventure dans un pays étranger à la réputation archaïque (la région de Naples en Italie), à une époque déjà ancienne (autour de 1808, à savoir plus de quarante ans avant la publication du récit), parmi les pêcheurs pauvres, groupe social fort éloigné des artifices de la civilisation, mais proche de la nature et de son innocence évangélique. Âgé de dix-huit ans, il est jeté par la tempête dans l’île de Procida, où il rencontre la belle Graziella, adolescente naïve, éveillée à l’amour par l’histoire de Paul et Virginie, que le narrateur lui lit à haute voix. Sous le ciel limpide de Naples l’amour est invincible et éternel : Graziella refuse d’épouser son prétendant local, le brave Cecco, et tente de chercher refuge au couvent. Le jeune Français la retrouve dans sa cachette, et après avoir passé auprès d’elle la plus chaste des nuits d’amour, il la rend à sa famille. Bientôt il rentre en France, où il apprendra que Graziella est morte d’amour pour lui. L’image de la jeune fille est mise en relief à l’aide des procédés les plus anciens du roman idéaliste : la mer et ses tempêtes, l’amour parfait qui ne tient compte ni des frontières ni des lignages, l’intervention des divinités — car Graziella est persuadée que l’homme qu’elle aime revient la chercher inspiré par la Sainte Vierge. Le récit n’insiste pas sur les traits du personnage masculin, dissimulés par son identité avec l’auteur. Mais il est facile de voir que si la logique de la situation était suivie jusqu’au bout, le jeune civilisé incapable d’aimer une créature aussi belle et aussi pure serait par nécessité un être froid et cynique.
Cet homme serait affligé par ce qu’on appelait, autour de 1830, « le mal du siècle », maladie qui rend les jeunes hommes indifférents à tout ce qui dans des conditions normales devrait leur procurer le bonheur, en particulier à l’amour, bien que ce mal rehausse curieusement chez les patients la capacité de l’inspirer. Les jeunes héritières de bonne famille en paient les frais, comme il arrive à Tatiana Larina dans Eugène Onéguine (1833), le roman en vers d’Alexandre Pouchkine, ainsi qu’à la princesse Mary dans le cinquième épisode d’Un héros de notre temps (1839-1841) de Mikhaïl Lermontov. Les jeunes hommes souffrant du « mal du siècle » appartiennent à une génération trop jeune pour avoir participé aux guerres de 1792-1815. Regardant avec nostalgie la turbulence épique de cette période, cette génération considérait le présent comme une époque banale, prosaïque, dépourvue de noblesse et d’héroïsme. À la différence de Walter Scott et de James Fenimore Cooper, qui, tout en appréciant les vertus martiales des époques révolues et des civilisations éloignées n’en respectaient pas moins la paix du présent, la génération suivante idéalisait aussi bien le passé que les pays lointains et méprisait profondément son propre milieu. Affligés par le « mal du siècle », les dandys dédaignaient les jeunes filles de leur société, dont le seul but semblait être l’état, hélas si banal, de femme mariée. Les belles sauvages leur semblaient beaucoup plus attrayantes.
« Bela », premier récit du recueil de Lermontov, narre la liaison du jeune blasé Pétchorine avec une princesse ossète à l’âme forte, digne de figurer dans les romans de Mlle de Scudéry. Excité au début par l’étrangeté romantique de la jeune fille, Pétchorine s’imagine un instant qu’il pourrait l’aimer, mais le spleen qui le dévore a vite raison de cette aventure. L’amour de la jeune sauvage l’ennuie autant que celui d’une femme du monde. Bela meurt poignardée par le jeune Circassien qui aspire à sa main. Secoué par cette perte, Pétchorine tombe malade, mais il est difficile de savoir s’il la regrette. Le cœur sec de l’enfant du siècle ne peut résister à la séduction du rêve étranger, qu’il n’a toutefois pas la force de vivre jusqu’au bout.
Ce sera Tolstoï qui, dans Les Cosaques, ample récit écrit entre 1852 et 1862 et publié en 1863, approfondira les conséquences morales de l’éloignement culturel. En France ou en Angleterre les écrivains intéressés par le décor étranger avaient le choix, avant de s’aventurer vers l’Orient, d’explorer l’Italie et l’Espagne, pays où les vieilles passions et coutumes étaient censées exister encore. Prosper Mérimée l’a fait dans ses nouvelles Colomba (1840) et Carmen (1845). En Russie cette recherche conduisait les écrivains vers le Caucase et l’Asie centrale, terres où ils rencontraient soit les Tchétchènes, culture tribale, nomade, islamique, profondément différente des habitudes mentales de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, soit les Cosaques, guerriers chrétiens alliés à l’Empire russe et qui vivaient dans des communautés agricoles traditionnelles. De surcroît, en Russie la supériorité affectée par ses élites à l’égard des nations qu’elles dominaient n’allait pas de soi, l’Empire russe se trouvant lui-même dans un état de dépendance culturelle à l’égard des puissances européennes dont il imitait depuis peu le vernis institutionnel. C’est assurément une des raisons pour lesquelles le héros de Tolstoï, au lieu d’exprimer, comme les personnages de Walter Scott et ceux de Lamartine, la confiance dans les mœurs polies de la métropole et une certaine réserve à l’égard des états antérieurs de la civilisation, éprouve, au contraire, une répulsion profonde pour son milieu d’origine et cherche avidement chez les « sauvages » une vie plus pure et plus vraie.
Olénine, jeune homme qui n’a pas achevé ses études, ne travaille pas, et, à vingt-quatre ans, n’a pas encore choisi une carrière, décide de rompre avec l’existence dépourvue de sens qu’il mène au sein de la capitale pour s’enrôler dans l’armée du Caucase. Arrivé à Novomlinsk, village cosaque limitrophe des territoires où se cachent les vaillants Tchétchènes, Olénine n’a plus d’autre souhait que d’embrasser la vie des Cosaques, dont il admire l’heureuse simplicité. Ami de Iérochka, vieux chasseur, et du brave Loukachka qui courtise la mort dans les conflits frontaliers avec les indigènes, Olénine tombe amoureux de Marianka, jeune beauté du village. La parfaite inaccessibilité de la jeune Cosaque, son altérité silencieuse fascinent le jeune russe. Bien enracinée dans son village, entourée de sa famille et de ses amies, vivant tranquillement sa vie selon un rythme ancestral qu’elle ne songe jamais à mettre en doute, Marianka ne dépend en aucune manière d’Olénine ni de son monde, dont elle ne semble même pas soupçonner l’existence. Un rapprochement passager entre Olénine et la jeune femme, qu’il souhaite désormais épouser, prend fin lorsque le brave Loukachka, blessé grièvement au cours d’une escarmouche qui oppose les Cosaques aux Tatares, est ramené presque mort au village et que Marianka se rend compte que sa vraie place est auprès de son compatriote. Estimant que son éducation est achevée, Olénine rentre à Moscou.
Les Cosaques appartient à un groupe d’histoires qu’on pourrait désigner « récits de régression et de purification ». Ces récits racontent l’insertion temporaire d’un membre de la société réputée civilisée dans une communauté plus primitive et plus proche de la nature. Venu pour se ressourcer, le protagoniste est séduit par la vie sereine et la simplicité de ses hôtes. L’amour aidant, il souhaite s’établir parmi eux. Mais l’adaptation du personnage civilisé aux mœurs innocentes de ses amis se révèle impossible. Fort de la sagesse qu’il a puisée parmi eux, le héros retourne dans ses foyers. L’intériorisation d’un idéal communautaire vécu par les autres opère ainsi une synthèse entre la prose du monde civilisé et la poésie primitive survivant en dehors de son orbite. Cette synthèse, qui s’accomplit dans l’intériorité des cœurs sensibles, les anoblit, les fortifie et les dote d’une réserve de sagesse qui les aidera à faire face aux difficultés de leur propre monde.
LA GRANDEUR
DES GENS INVISIBLES
Pendant ce temps, au sein même des pays réputés civilisés, la recherche des personnages mémorables se poursuivait en conformité avec la formule de Richardson, qui consistait à découvrir l’idéal dans le cœur des gens ordinaires. Cette formule, qui comportait une double virtualité, incitait d’une part les romanciers à généraliser de manière égalitaire la beauté morale à tous les êtres humains, mais elle permettait également la découverte, voire l’invention d’êtres d’exception qui tranchaient vivement avec leur milieu. Or, regardées de plus près, ces deux virtualités imaginatives se révèlent contradictoires : la tendance égalitaire diminue nécessairement le caractère exceptionnel des héros choisis, car dans un monde où les âmes les plus humbles peuvent toutes parvenir au sommet de la vertu, l’exception s’abolit dans la suprématie de la nouvelle norme. Face à cette difficulté, les écrivains du XIXe siècle ont adopté deux voies complémentaires, dont l’une, favorisant l’aspiration égalitaire plutôt que le caractère exceptionnel du personnage, décrit les trésors d’humanité cachés au sein des êtres ordinaires, alors que l’autre cherche dans la société des héros véritablement sortis du commun.
Les auteurs qui s’intéressent à la bonté des êtres ordinaires prospectent attentivement les échelons les plus bas de la hiérarchie sociale pour choisir leurs héros parmi les enfants trouvés, les paysans, les artisans pauvres, les marins sans fortune, voire les êtres mis au ban de la communauté, soit à cause de leurs crimes (les malfaiteurs, les prostituées), soit à cause des infirmités dont ils sont atteints (la gibbosité, les maladies mentales). Ces êtres ordinaires au grand cœur sont la spécialité de Dickens, un des défenseurs les plus efficaces de l’idéalisme égalitaire.
Dans Oliver Twist (1837-1839), le protagoniste est né dans la rue d’une mère qui meurt sans révéler son nom. La vie d’Oliver commence sous le signe de la faim et de la mort. L’enfant est élevé dans un hospice, mis en apprentissage chez un entrepreneur de pompes funèbres, adopté ensuite par le vieil escroc Fagin, chez qui il apprend le métier de pickpocket. Oliver se réfugie enfin chez Mrs. Maylie et sa nièce Rose, qui lui font confiance malgré les apparences défavorables sous lesquelles il arrive chez elles. Une suite compliquée d’événements conduit les protecteurs du garçon à découvrir son ascendance, malgré les machinations d’Edward, son demi-frère corrompu, qui cherche à empêcher Oliver de recevoir l’héritage qui lui est dû. Ayant finalement reçu la moitié de la fortune de son père décédé, Oliver entre dans la famille de Mr. Brownlow, alors qu’Edward, émigré au Nouveau Monde, finit sa vie en prison.
Il est difficile d’imaginer un contraste plus dramatique que celui qui oppose Oliver à ses persécuteurs : d’un côté la vulnérabilité d’un enfant qui n’a personne au monde sauf sa vertu instinctive, de l’autre la sinistre bande de malfaiteurs sans scrupules qui hante les bas-fonds de Londres. Heureusement, le monde n’est pas uniformément hostile au jeune héros, mais se divise en régions voisines et mutuellement exclusives : d’un côté la ville abrite un véritable enfer — dont les cercles sont figurés ici par l’hospice, l’entreprise de pompes funèbres, le repaire secret de Fagin et de ses acolytes —, de l’autre un havre de paix et de bienveillance qu’habitent les généreux protecteurs de l’innocence. C’est la coprésence topographique du mal et du salut, séparés uniquement par quelques murs et quelques rues, qui donne à la grande métropole moderne son caractère vertigineux. La laideur des quartiers pauvres, la déchéance morale et le malheur créent, par le biais de leur affinité réciproque, une sorte de champ de gravité qui attire et suborne les êtres faibles. Les îlots de bienveillance et de générosité — les quartiers bourgeois — attirent en sens contraire l’innocence et lui procurent la force de s’affirmer. L’espace démoniaque et l’espace paradisiaque, qui, dans les vieux romans, étaient séparés par de vastes distances, se superposent ici au sein de la même ville, la damnation et le salut étant à peine séparés par quelques coins de rue.
La symétrie des deux espaces n’épuise cependant pas le sens moral de l’action. Chez Dickens, l’affrontement du bien et du mal a une dimension qui échappe aux combattants eux-mêmes, puisque ses enjeux s’enracinent dans les conflits de la génération précédente. Dans Oliver Twist, l’objet de la dispute est un héritage, dans le double sens du terme : il s’agit à un premier niveau du legs de feu Mr. Leeford, legs poursuivi par les amis d’Oliver et défendu par Edward, mais à un autre niveau, derrière cette fortune on perçoit la présence d’un père dont l’héritage moral — les tourments de Mr. Leeford, son incapacité de rendre heureuse la mère d’Oliver, la seule femme qu’il a véritablement aimée — ne cesse de hanter sa descendance.
Heureusement, Oliver ignore tout de ce passé. L’innocence est la seule arme de l’orphelin, qui oblige tous les gens de bien à se ranger de son côté. La faiblesse extérieure et la force de la candeur morale, qui dans les romans du XVIIIe siècle étaient le propre de la virginité féminine, sont ici transférées à l’orphelin. Les parents d’Oliver sont inconnus, comme si l’auteur souhaitait mettre en évidence l’absence d’attaches extérieures, la solitude complète, le comble de la fragilité. Sa condition illustre une pureté libérée de toute histoire et de tout passé familial. La lourdeur et la tristesse de ce passé seront en fin de compte dévoilées, mais non pas avant que la candeur du garçon ait triomphé des obstacles et trouvé en elle-même suffisamment de force pour que la révélation ne l’influence pas.
Ce n’est donc pas un hasard si le personnage éponyme de La Petite Dorrit (1855-1857) est décrit comme étant à la fois enfant et femme, jeune fille et mère de toute sa famille. Parangon de la délicatesse physique, la petite Dorrit dispose, comme Oliver Twist, d’une immense force morale. Née en prison, elle comprend vite que son père, enfermé pour dettes, ne saurait prendre soin de sa famille. La petite Dorrit le remplace vaillamment, sans jamais se départir de son respect affectueux à l’égard de l’auteur de ses jours. Elle gagne le peu d’argent nécessaire à la subsistance de sa famille en travaillant comme secrétaire chez Mme Clennam, femme d’affaires dure, sombre, austère, dont le fils Arthur, modeste homme d’affaires, inspire à la protagoniste du roman un sentiment qu’au début il ne partage pas. Un revirement de la fortune de son père permet à la famille Dorrit de reprendre un train de vie propre à son origine aristocratique. Devenu riche, Mr. Dorrit affecte une morgue insupportable, mais sa fille ne change pas de comportement ni d’amis : les avatars de la fortune ne la touchent pas.
Alors que l’histoire de la famille Dorrit est celle des sortilèges de l’argent et de ses rapports visibles avec la morale, chez les Clennam, en revanche, une sombre histoire d’adultère et de dissimulation de legs hante le destin d’Arthur sans que le jeune homme s’en rende compte. La froideur de Mme Clennam à son égard n’est pas uniquement le résultat des âpres convictions religieuses de la vieille dame ; à la fin du livre, le lecteur découvre en même temps qu’Arthur que Mme Clennam n’est pas sa vraie mère. Fils d’une jeune femme séduite par l’époux de Mme Clennam, l’enfant de l’amour et de la sensualité a été enlevé à sa mère, qui passe sa vie à implorer un pardon qui ne viendra pas.
Comme dans Oliver Twist, la splendeur de l’innocence, le mirage de la fortune, les échos des passions éprouvées par la génération précédente définissent un univers où l’individu est pris sans le savoir dans les conséquences d’un passé inavouable qu’il lui incombe de surmonter. L’enracinement, ici, n’est pas simplement d’ordre social et historique, mais possède une troublante concrétion morale : comme une sorte de péché originel en miniature, la faute cachée dans l’histoire de la famille pèse sur les descendants et défie les cœurs sensibles. La possibilité de transcender l’enracinement acquiert ainsi un nouveau sens, à la fois plus modeste et plus émouvant : le héros, tout en demeurant le produit de son milieu, le libère, par la force de son innocence, de ses tares secrètes.
L’IDÉALISME FÉMINISTE
Charlotte Brontë en Angleterre et George Sand en France réaffirment la vieille alliance entre le roman idéaliste et la dignité des femmes dans un monde qui leur assigne une position auxiliaire. Les romans idéalistes anciens, parfaitement au courant de la position subalterne réservée aux femmes dans la vie publique, leur accordaient en revanche une supériorité morale indiscutable sur les hommes. Dans le roman hellénistique la protagoniste féminine, toujours plus avancée sur la voie de la vertu et de la constance que les meilleurs des hommes, les guide d’une main ferme sur cette voie. Cela ne veut pas dire qu’une œuvre comme les Éthiopiques fait l’éloge inconditionnel de la femme en tant que femme, puisque dans ce roman un des personnages les plus cruels est Arsacé, épouse du satrape persan d’Égypte, qui, en l’absence de son mari, tyrannise la ville de Memphis. La femme, semble dire les Éthiopiques, est supérieure à l’homme uniquement lorsqu’elle est chaste, parce qu’elle incarne alors un idéal plus pur, plus éloigné de la brutalité du monde des hommes, plus proche aussi de la paix et du calme divin. Dans les récits de chevalerie la femme est encore plus ouvertement identifiée à la force divine. Oriane, dans Amadis, influe, comme un astre, sur le destin du chevalier, qui reçoit d’elle toute sa force. La riche moisson de romans idéalistes au XVIIe siècle, dont certains ont été écrits par des femmes, font revivre le culte hellénistique des protagonistes féminines. Dans le nouvel idéalisme, la femme continue d’incarner les valeurs morales les plus hautes, figurées par la chasteté, la constance, et le talent inné d’enseigner le bien. Pamela, Clarissa et Julie sont supérieures à leur milieu parce que, en tant que femmes, elles sont plus susceptibles que les hommes d’atteindre les sommets de la perfection. Le début de Jospeh Andrews de Fielding, où l’on voit un frère de Pamela, serviteur tout aussi chaste que sa sœur, résister héroïquement à l’amour de sa belle maîtresse, fait rire le lecteur précisément parce qu’il lui est beaucoup plus difficile d’attribuer aux hommes la maîtrise de soi que le roman idéaliste accorde aux femmes.
Avec la nouvelle attention que le roman du XIXe siècle porte aussi bien aux conditions sociales concrètes qu’à la beauté intérieure des êtres humbles, cachés, invisibles, la supériorité féminine devient le thème explicite d’une littérature idéaliste écrite par des femmes qui souhaitent débattre publiquement la difficulté de leur condition. Les ressemblances et les différences entre Pamela (1741) et Jane Eyre (1847) de Charlotte Brontë sont significatives à cet égard. Comme Pamela, l’héroïne de Jane Eyre est une femme de condition humble, qui occupe une position servile — gouvernante — dans la maison d’un homme peu scrupuleux. Comme dans le roman de Richardson, le maître et son employée tombent amoureux l’un de l’autre, mais des obstacles en apparence infranchissables (la différence de condition dans Pamela, un mariage antérieur dans Jane Eyre) les séparent. Le dénouement confirme dans les deux romans la supériorité morale de la jeune femme. Dans Jane Eyre, cependant, cette supériorité devient écrasante. Alors que chez Richardson, Monsieur B. est un jeune étourdi assagi par son amour pour une jeune fille belle et chaste, dans le roman de Charlotte Brontë l’orgueil de Rochester frôle le démonisme. Marié à une femme qui a depuis des années sombré dans la folie, Rochester cache à Jane Eyre l’existence de son épouse, qu’il garde sous clé dans le grenier de son château. Le mariage que Rochester propose à Jane est au fond une tentative de bigamie et seule la découverte de la vérité au moment même de la cérémonie matrimoniale sauve la protagoniste du déshonneur. L’infraction de Rochester a beau avoir des circonstances atténuantes — son premier mariage a été arrangé par sa famille —, sa punition sera effroyable. La folle cachée dans le grenier met le feu à la maison en sorte que son époux, qui tente de sauver la vie de cette malheureuse, est écrasé par la chute d’un escalier, accident qui lui fait perdre la vue et l’usage d’un bras. Jane Eyre, à qui, entre temps, un héritage a rendu l’indépendance, consent à épouser son ancien maître malgré ses infirmités. Si dans Pamela, Monsieur B. fait preuve d’une évidente générosité en élevant sa servante jusqu’à lui, ici c’est Jane, vertueuse, constante, débordant de santé et riche de surcroît, qui, en consentant à s’unir à un homme mutilé et ruiné, bénéficie d’une supériorité absolue par rapport à celui qu’elle aime.
Moins imposante par sa grandeur morale, plus gracieuse et nuancée, la supériorité féminine défendue à la même époque par les romans champêtres de George Sand, La Mare au Diable (1845), La Petite Fadette (1847) et François le Champi (1848), est celle de la vivacité et de l’intelligence dans un monde où les hommes sont des êtres lourds, forts, naïfs et malhabiles. Après avoir peint sous les couleurs les plus sombres la condition féminine dans la haute société (Indiana, 1832 ; Mauprat, 1837), George Sand se tourne vers la recherche des cœurs généreux qui se cachent loin de la société urbaine moderne, et les découvre avec un vif plaisir dans la campagne berrichonne. Ces êtres, l’écrivain les idéalise à dessein, car, comme elle l’affirme dans le premier chapitre de La Mare au Diable, « l’art n’est pas une étude de la réalité positive, c’est une recherche de la vérité idéale ». Parce que cette idéalisation doit insister sur la bonté des êtres humains, ajoute-t-elle, « Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et plus sain à l’âme que Le Paysan perverti et Les Liaisons dangereuses ». Pour George Sand, la campagne de son temps, semblable à celle évoquée par Virgile, est à la fois le lieu d’un bonheur innocent refusé aux citadins, et celui de la pauvreté et de la servitude. Ignorant, soumis à son destin, le villageois condamné à « une éternelle enfance, […] est encore plus beau que celui chez qui la science a étouffé le sentiment ». Cette éternelle enfance, cette beauté naïve, est celle de Germain et de Marie dans La Mare au Diable, celle de la petite Fadette et de Landry, celle de Madeleine et de François le Champi. Ces couples ressuscitent la pastorale en lui prêtant un nouveau visage, plus simple et plus pur, libéré des caprices et des doutes qui rendaient mélancoliques les personnages de Sannazaro et de d’Urfé. L’intrigue est toujours la même : un homme innocent et bon trouve dans une femme ou dans une jeune fille qui, à première vue, appartient à un monde fort différent du sien (qu’elle soit pauvre, comme Marie, plus âgée comme Madeleine ou exclue du village comme Fadette) le véritable appui dont il a besoin dans la vie. La femme est supérieure à l’homme dans toutes ces histoires, parce qu’elle est plus vive, plus rapide, mieux adaptée que lui aux difficultés de la vie, mais sans faire grand cas de cette supériorité, elle se rend généreusement utile. La formation du couple, fondée sur la coopération, est le seul bonheur auquel elle aspire.
Si le féminisme défendu par Charlotte Brontë (et d’ailleurs aussi par George Sand dans les romans qui décrivent les milieux aisés) met l’accent sur la splendeur morale des femmes fortes, voire rebelles, les récits champêtres de Sand évoquent le mirage de l’enracinement, le rêve d’une communauté où les gens adhèrent sans réserves aux normes en place, et où le rôle de la femme consiste à assurer le bonheur du couple.
Le roman féministe le plus puissant de cette époque est cependant La Recluse de Wildfell Hall (The Tenant of Wildfell Hall, 1848) d’Anne Brontë. Véritable mise en cause du pouvoir tyrannique des maris, ce roman décrit le conflit entre l’engouement et la prudence lors du choix d’un mari et offre en même temps une description inoubliable de l’alcoolisme masculin — une des cibles les plus importantes du féminisme au XIXe siècle. Dans la préface de la deuxième édition, Anne Brontë nous avertit : « Mon objectif en écrivant ces pages n’a pas simplement été d’amuser le lecteur… J’ai voulu dire la vérité, car la vérité communique toujours sa propre morale3. » Dire la vérité, dans ce contexte, signifie décrire des situations — plus ou moins plausibles — qui laissent voir ce qu’il y a d’essentiellement mauvais dans les lois et les coutumes en vigueur. Pour être efficaces, ces descriptions doivent amplifier l’horreur de ces situations et souligner combien fortes sont les chances qu’elles arrivent. Cette forme d’idéographie ne rejette donc pas le témoignage narratif à la première personne ni la représentation réaliste du milieu et des sentiments, mais s’appuie sur eux pour prouver ses thèses. Une jeune femme épouse sans réfléchir un homme à la mode dont la réputation laisse à désirer et découvre non seulement qu’elle est incapable de le corriger, mais qu’au contraire la corruption de cet homme atteint une ampleur insupportable ; elle le quitte en prenant son enfant avec elle — action illégale à l’époque ; elle vit sous un nom d’emprunt et gagne sa vie comme peintre ; lorsque plus tard l’alcoolisme de son mari menace sa vie elle retourne chez lui pour le soigner et pour essayer encore une fois de le corriger, de nouveau en vain ; pendant toutes ces épreuves la femme ne se laisse pas abattre et à la fin réussit à recommencer sa vie. Les choix de la protagoniste illustrent des maximes qui, pour être idéales, n’en sont pas moins valables. Son mariage est une lutte, son mari est son ennemi, et pourtant, étant meilleure que lui elle doit essayer de le sauver. La construction du roman est complexe : deux narrateurs, plusieurs intrigues, beaucoup de personnages, des passages introspectifs et lyriques, des dialogues révélateurs, des moments comiques et dramatiques — mais la thèse qui émerge est à la fois choquante et persuasive.
ÊTRES D’EXCEPTION,
ANGES DÉCHUS, DÉMONS
Concernant la seconde virtualité imaginative de l’idéalisme romanesque au XIXe siècle, celle qui consiste à rechercher au sein de la société non pas uniquement des gens ordinaires au grand cœur mais également des personnages véritablement exceptionnels, sa réalisation appartient aux grands maîtres français du roman idéaliste : Balzac, Alexandre Dumas père, Victor Hugo, et, à un niveau plus modeste, Eugène Sue.
Parmi ces romanciers, Balzac est assurément celui qui a fait le plus pour généraliser à la description de la vie contemporaine la révolution opérée par Walter Scott dans le domaine du roman historique. Comme Scott, Balzac crée des romans qui profitent de l’expérience de tous les sous-genres romanesques, alliant la verve du picaresque et du roman de mœurs, l’intérêt de la nouvelle pour le drame psychologique, et la préférence de l’idéalisme pour les héros hors du commun. De manière encore plus systématique que Scott, Balzac procède au quadrillage de l’univers visible, qu’il divise en régions sociales et géographiques, douées chacune d’une spécificité physionomique, dont la tâche de l’écrivain est de capter la spécificité. L’idée que les personnages sont le produit de leur milieu est prise très au sérieux, d’autant plus que Balzac, à l’instar de Scott, étaye ses romans sur une théorie de la nature sociale de l’homme, qui, dans son cas, s’inspire des idées, nouvelles à l’époque, de Louis de Bonald et d’Auguste Comte. Et, comme l’auteur de Waverley, Balzac raconte ses romans en son propre nom, assumant le rôle de l’auteur omniscient, au courant de tous les faits et de leur explication théorique, prêt à converser avec ses lectrices sur le sens social et moral des événements présentés. La participation de l’auteur sûr de lui-même et complice du lecteur, ce qui au XVIIIe siècle, chez Fielding et Diderot, était une des marques de l’option anti-idéaliste, se reconvertit sous la plume de Scott et de Balzac pour devenir un des principaux procédés de leurs romans. C’est l’omniscience de l’auteur, sa faconde, son humour qui certifient la vraisemblance des événements racontés et, beaucoup plus que les confessions du personnage, persuadent le lecteur de croire à l’existence des héros à la grande âme.
La Comédie humaine de Balzac est un répertoire tellement immense de types sociaux et de comportements en tout genre qu’il serait injuste de réduire la luxuriance de cette œuvre à une seule parmi les options du roman au XIXe siècle. Tout ce que les pages qui suivent souhaitent dire est que dans Balzac l’idéalisme trouve un de ses représentants les plus vigoureux, sans préjudice des autres formules que l’auteur de La Comédie humaine a pu utiliser. L’idéalisme de Balzac est lui-même complexe et divers, s’attachant aussi bien à la représentation de la vertu disséminée secrètement dans les coins les plus obscurs de la société (Le Curé de Tours, 1832 ; Eugénie Grandet, 1833), qu’à celle des individus dont les mérites exceptionnels, qu’ils soient reconnus ou non, les hissent au-dessus du reste des humains. Par ailleurs, Balzac savait bien qu’il y avait peu d’affinités entre ces personnages doués d’une force hors du commun et la société mercantile et pacifique qui avait été instaurée en France à la chute du Premier Empire. Ébloui cependant, comme beaucoup de ses contemporains, par la période napoléonienne, qui semblait rétrospectivement avoir ressuscité pour un temps la grandeur de l’Antiquité héroïque, Balzac pensait que seuls les êtres véritablement extraordinaires étaient dignes de servir d’exemple au monde envahi par la médiocrité.
La Comédie humaine regorge donc de personnages animés par une énergie tout aussi inexhaustible que celle dont disposaient les héros des romans hellénistiques et de ceux du XVIIe siècle. Homme de son temps, Balzac munit cependant ses personnages hors du commun de deux dimensions inédites. L’une est la spécialisation professionnelle : la grandeur de ces hommes et de ces femmes ne se résume pas au courage martial et à la chasteté, mais se manifeste par une multitude de vocations concrètes. Dans les romans de Balzac, comme dans la réalité de la civilisation industrielle et commerciale, l’héroïsme obéit à la loi de la division du travail et le talent s’oriente vers la diversité des vocations. C’est pour cette raison que dans le monde balzacien chaque profession a son génie : Bianchon en médecine, Derville dans le notariat, Bridau en peinture, d’Arthez en philosophie, Nucingen dans la banque.
L’autre dimension nouvelle est la possibilité de l’échec. Si les héros des vieux romans défient sans risques l’adversité, sûrs qu’à tout moment ils peuvent compter sur l’assistance de la Providence, les personnages de Balzac, tout en recevant de celle-ci le double don initial du talent et de l’énergie nécessaire pour en manifester le potentiel, ne peuvent compter, pour obtenir la palme de la victoire, que sur eux-mêmes. Les élus balzaciens doivent s’employer à bien utiliser l’énergie et à bien développer le talent qui leur sont impartis. Nés dans une société qui se méfie profondément de la force et de l’originalité, ces personnages se trouvent devant un choix dont ils ne soupçonnent pas toujours les conséquences : ils sont libres de consacrer toute leur énergie à quelque grande entreprise sans jamais s’en laisser détourner par les tentations du monde ambiant, mais ils sont tout aussi libres de dévoyer cette énergie en la mettant au service des désirs engendrés par ces tentations, et de gaspiller ainsi la supériorité de nature concentrée dans leur talent. Ces personnages se trouvent donc dans l’obligation de puiser en eux-mêmes la constance dont ils ont besoin pour suivre leur véritable vocation : ils ont la liberté de choisir entre le bon et le mauvais emploi de leur dotation.
En sus des réussites professionnelles qui abondent dans La Comédie humaine, trois types de héros reçoivent chez Balzac une sorte de sur-consécration héroïque : le justicier, le génie de l’art ou de l’esprit et le bienfaiteur qui se consacre au bonheur de l’humanité. Illustrés par des personnages comme Montriveau dans Histoire des Treize (1835), Joseph Bridau dans La Rabouilleuse (1841-1843) et le docteur Benassis dans Le Médecin de campagne (1833), ces héros, qui font un bon usage de leurs dons, s’élèvent au-dessus du milieu au sein duquel ils évoluent et dominent de haut le reste de l’humanité.
Lorsqu’il arrive dans les brillants salons de la Restauration, Armand de Montriveau est un grand homme inconnu. Soldat de l’armée impériale, explorateur en Afrique, il est fait esclave dans le désert, s’évade, revient à Paris, où Antoinette de Langeais, reine de la mode, décide de le séduire. Le héros sombre et taciturne conçoit une vraie passion pour la duchesse, qui lui résiste en se moquant de lui. Avec l’aide d’une confrérie secrète, les Treize, Montriveau enlève Antoinette, mais, pour lui montrer son mépris, il l’abandonne. La majesté du justicier ébranle l’orgueilleuse, qui tombe désespérément amoureuse de son persécuteur. Faute de pouvoir se donner à Montriveau, Antoinette se retire dans un couvent de carmélites espagnoles.
La vengeance de Monte-Cristo, le personnage de Dumas, comme l’action justicière de Rocambole (dans l’œuvre de Ponson du Terrail) seront plus compliquées et, dans leur genre, plus convaincantes, que la fureur vite assouvie de Montriveau. Surhomme mal à sa place dans les salons de la Restauration, l’ancien soldat de l’Empire ne trouve pas dans le monde qu’il habite un terrain propice pour exercer sa force. C’est peut-être la raison pour laquelle, malgré toute l’admiration que Balzac voue à son personnage, celui-ci ne prouve sa supériorité qu’à propos d’un enjeu somme toute mesquin : la punition d’une femme frivole. Plus généralement, la confrérie secrète des Treize dépense l’immense trésor d’énergie antisociale qu’elle a amassé pour répondre à des transgressions dérisoires ou inexistantes : la vague tentative de ternir l’honneur d’une femme vertueuse (Ferragus), l’orgueil mondain d’une grande dame (La Duchesse de Langeais), une infidélité imaginaire (La Fille aux yeux d’or). Pourquoi ? Réduit à l’impuissance par le déploiement de l’État moderne, le justicier sentirait-il obscurément les limites de sa puissance ?
La réponse à cette question est esquissée par le destin du docteur Benassis (Le Médecin de campagne), grand solitaire qui s’efforce de racheter sa jeunesse dissipée. Ayant sacrifié aux plaisirs de la vie mondaine une femme pauvre qui l’aimait véritablement, Benassis comprend trop tard la noblesse de cet être qui, par fierté, n’avait jamais sollicité son aide. Comprenant son erreur à la mort de la jeune femme, il retrouve sa foi, subit une conversion morale profonde et se dévoue au fils qu’elle lui a donné. Lorsque le malheur frappe de nouveau et que la mort lui enlève son fils, Benassis découvre sa vocation : dans le monde moderne le seul héroïsme pratique qui ne rencontre pas de limites est la bienfaisance, éclairée dans le cas de Benassis par le repentir.
La carrière artistique, tout aussi noble, exige à son tour l’ascèse et la renonciation au monde. Les artistes de génie doivent, pour réussir, cultiver leur talent à l’abri d’une véritable ascèse, étant donné que dans leur cas l’amour est une véritable malédiction : en dévoyant l’énergie du génie vers un objet extérieur, il détruit l’isolement indispensable à la maturation artistique. Joseph Bridau, dans La Rabouilleuse, fait le bon choix. Fils cadet aimé sans enthousiasme par une mère qui lui préfère l’aîné, Joseph grandit dans la solitude d’un grenier où il lit et peint à longueur de journée. Alors que son frère Philippe, au gré de ses aventures, descend et monte l’échelle sociale, consommant au passage l’argent de ceux qui vivent près de lui, Joseph n’a aucun besoin matériel ou amoureux, cède à sa mère et à son frère tout ce qu’il gagne et vit de la joie de créer une nouvelle manière de peindre, dont la supériorité est spontanément reconnue par les jeunes peintres au salon de 1823.
Le personnage doué de génie peut cependant faire le choix contraire. Dans Illusions perdues (1837-1843), Lucien de Rubempré est, au départ, comblé de faveurs par la Providence mais entouré d’obstacles : beau, intelligent, descendant par sa mère d’une famille illustre, doué de surcroît d’un vigoureux talent poétique, Lucien doit surmonter les difficultés tout compte fait contingentes que posent sa pauvreté, son manque de notoriété et sa condition de provincial. Le destin, qui lui a offert gracieusement les signes extérieurs de l’élection divine (la beauté, l’intelligence, le talent), lui accorde également les amorces de la réussite : une belle provinciale qui l’aime le conduit à Paris, la sœur et le beau-frère de Lucien assurent l’aide financière nécessaire à ses débuts, il est amicalement reçu dans un Cénacle de jeunes hommes supérieurs qui se préparent par le travail et l’abstinence à conquérir le monde de la pensée. Mais dans La Comédie humaine de telles amorces demeurent nécessairement insuffisantes au regard des obstacles que la fortune accumule devant le candidat au bonheur : le talent de Lucien a besoin d’œuvres pour se faire connaître, l’origine aristocratique de sa mère est viciée par le nom bourgeois de son père (Lucien est né Chardon), la provinciale qui lui donne le courage d’aller à Paris est une femme mariée, la somme d’argent procurée par sa famille semble immense en province mais s’évanouit rapidement dans la capitale, les jeunes génies qui prennent Lucien sous leur protection ne peuvent lui offrir que des conseils salutaires et non pas la force de les suivre. Cette force, indispensable pour la création d’œuvres à la mesure de son talent, Lucien est obligé de la fournir lui-même.
On a vu que Balzac attribue le succès intellectuel et social à l’exercice d’une maîtrise de soi digne d’un grand ascète. Daniel d’Arthez, tout aussi démuni que Lucien mais promis à devenir un des plus illustres écrivains de son époque, conseille le jeune poète en ces termes : « On ne peut être grand homme à bon marché. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. […] Vous avez au front le sceau du génie […] ; si vous n’en avez pas au cœur la volonté, si vous n’en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues en quelque pays qu’elles soient, le chemin de votre infini, comme elles prennent celui de leur océan, renoncez dès aujourd’hui4. » Mais là où Montriveau ou Joseph Bridau aurait levé le défi sans broncher, le protagoniste des Illusions perdues reste indécis : pour Lucien la force morale est une possibilité qu’il s’agit de confirmer, un trait qu’il s’agit d’acquérir. Partagé entre le désir de poursuivre sa vocation et celui de goûter sans retard la récompense de ses dons, le héros hésite : « Mon Dieu ! De l’or à tout prix ! se disait Lucien, l’or est la seule puissance devant laquelle ce monde s’agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et la gloire c’est le travail ! »
Pour faire comprendre au lecteur la nature de l’échec de Lucien, Balzac a recours à deux niveaux d’explication. D’une part, conformément à la logique de l’enracinement, la personnalité de l’homme est déterminée autant par son extraction sociale et sa formation que par ses traits physiques. Lucien est le produit d’une mésalliance conclue dans une époque troublée ; élevé par sa mère, il n’a pas subi l’influence d’un père énergique. De surcroît, son corps exhibe les signes de l’androgynie : « À voir ses pieds, un homme aurait été d’autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée, que semblable à la plupart des hommes fins […], il avait les hanches conformées comme celles d’une femme. » L’ambiguïté du personnage s’enracine donc dans son passé et dans sa constitution physique.
D’autre part et quel que soit le rôle de la formation et du tempérament dans le drame du personnage, Balzac insiste à de nombreuses reprises sur la liberté dont celui-ci dispose pour faire les bons choix. Lorsque la carrière du journalisme s’ouvre devant Lucien, les jeunes membres du Cénacle le mettent en garde contre les présumés dangers de cette profession, que ses qualités mêmes lui rendraient fatale, mais au lieu de lui inspirer la prudence, la sagesse de ses amis excite dans Lucien le désir de connaître le péril et de le vaincre. Mis devant l’alternative, le jeune poète préfère le succès à court terme. Grâce à ses dons il réussit dans le journalisme, il gagne l’amour de Coralie, belle actrice et courtisane au grand cœur, et goûte pour un temps les plaisirs du luxe et de la débauche. Il s’épuise en ruses aussi vertigineuses que dépourvues de scrupules, jusqu’à ce qu’une conversion politique mal calculée lui attire l’inimitié générale et entraîne la ruine de sa carrière et de celle de Coralie.
Son ami d’Arthez prévoit correctement l’issue de cette crise : « Lucien […] signerait volontiers demain un pacte avec le démon, si ce pacte lui donnait pour quelques années une vie brillante et luxueuse. » En effet, Lucien est sauvé du suicide par le prêtre damné Herrera, incarnation de Vautrin alias Jacques Collin, grand ogre et mauvais génie de La Comédie humaine. L’immoralité insouciante du jeune journaliste fera désormais place à l’alliance lucide et délibérée avec les forces du mal. Herrera ramènera Lucien à Paris, la cité terrestre dont il ne s’agit plus de conquérir l’estime, mais d’exploiter le désordre. Les deux hommes signent un pacte aux termes duquel ils s’assujettissent chacun aux désirs les plus bas de leur partenaire : la sensualité dans le cas de Herrera, la soif de parvenir dans celui de Lucien. La défaite en tant que poète prouve que les êtres qui ont reçu du ciel le don du génie ne peuvent trahir ce don impunément. Cette défaite fait signe vers une nouvelle négativité, proprement moderne, que Balzac a très bien identifiée en désignant l’entente entre Lucien et Herrera comme un pacte d’homme à démon.
En créant ce « démon », Balzac continue la méditation sur la malignité inaugurée par le roman gothique et par le roman anti-idéaliste du XVIIIe siècle. Cette période avait créé un nouveau visage de la méchanceté, visage humain au départ, mais dont les traits avaient acquis en cours de route une pâleur et une rigidité effrayantes. Le chemin qui conduit de Roxane (Defoe) à Madame de Merteuil et à Valmont (personnages de Laclos) n’est pas long, tout comme il n’y a qu’un pas de la cruauté raffinée dont font preuve les protagonistes des Liaisons dangereuses à la brutalité sans masque de Juliette, le personnage du marquis de Sade. La différence entre Roxane et Madame de Merteuil est que la première, comme toute vraie picara, est à même de contourner les lois morales et pénales afin de remplir son ventre, de garnir sa bourse et de garantir son avenir, alors que Madame de Merteuil trouve son plaisir dans l’acte même de faire le mal, indépendamment de l’objectif poursuivi. Ce renversement — l’abomination des fins l’emportant sur celle des moyens — sera, comme nous le verrons bientôt, le trait des grands scélérats du roman populaire.
Pour être véritablement intéressante, la méchanceté doit avoir des causes et des limites. Concernant ses causes, l’ouvrage qui en propose l’analyse la plus subtile est sans doute Frankenstein (1818) de Mary Shelley. L’invincible humanoïde créé par le savant Frankenstein, vivant caché de peur que sa laideur n’horrifie les hommes, découvre dans la forêt une valise qui contient des vêtements et des livres : Le Paradis perdu, Les Vies parallèles de Plutarque et Les Souffrances du jeune Werther. Extasié à leur lecture, le monstre ne tarde pas à appliquer ces histoires à sa propre existence. Le destin de Werther lui apprend le découragement et la mélancolie et lui fait répandre des pleurs, alors que Plutarque l’élève au-dessus de sa triste vie et lui fait admirer les grands guerriers et législateurs du passé. Seul le drame biblique de la création et de la chute, mis en scène par le poème de Milton, lui fournit cependant les éléments qui lui permettent de saisir sa propre singularité. Comme Adam, le monstre est le premier être de sa lignée, et pourtant combien plus grande est sa misère : comme le cœur de Satan, celui du monstre est rempli d’amertume et d’envie. Réunies, la solitude adamique et l’amertume démoniaque engendrent chez lui une haine puissante contre tout ce qui existe. Être unique, privé de semblables, incapable d’amour et donc profondément hostile à ceux qui l’éprouvent, le monstre se venge en assassinant les deux personnes pour lesquelles son créateur éprouve de l’affection : le meilleur ami et la fiancée de Frankenstein.
Singularité et solitude indépassables, force surhumaine, haine pour le monde, le monstre de Frankenstein exhibe déjà les traits qui seront durablement ceux du héros démoniaque dans le roman du XIXe siècle. Avec toute leur scélératesse, les personnages de Laclos et, encore plus, ceux de Sade pâlissent à côté d’eux ; et bien que l’exaltation de leur infamie ait sans doute représenté un acte de courage dans un monde où la seule idéalisation concevable était encore celle de la vertu, la méthode qui consiste à renverser la perfection du bien pour en tirer de manière symétrique le mal excessif refuse en réalité à ce dernier une véritable indépendance. Le surhomme en guerre avec l’univers décrit par Balzac, Dumas, Hugo s’apparente au monstre imaginé par Mary Shelley plus étroitement qu’aux grands scélérats de Laclos et de Sade.
Le cas de Jacques Collin/Vautrin/Herrera est exemplaire car sa méchanceté ne contredit jamais l’affection profonde qu’il éprouve à l’égard des jeunes hommes qu’il prend (ou souhaite prendre) sous sa protection, Rastignac dans Le Père Goriot (1835) et Lucien dans Illusions perdues. La grandeur de Vautrin, comme celle du monstre créé par Frankenstein, vient de sa singularité, de sa solitude et de la vision profondément pessimiste que sa position lui inspire. Roi de la pègre parisienne, doué d’un physique et d’une intelligence exceptionnels, débordant d’énergie et de talent, il est exclu de la société où ses qualités devraient lui procurer une place de choix à cause de son passé d’ancien forçat et de son homosexualité. Dans cette société, dont il comprend et méprise le mécanisme, il ne peut réussir que par l’intermédiaire d’un protégé qui lui appartient comme la créature est au créateur. La différence avec le monstre créé par Frankenstein, c’est que Vautrin ne perd pas le désir de réussir parmi les hommes, ni celui de s’attacher à l’un d’eux par les liens d’une dévotion sauvage. L’ancien forçat consacre à un seul être, Lucien, toute l’énergie que la société ne lui permet pas de dépenser de manière légitime. Son amour, loin d’éteindre dans le cœur de Vautrin le mépris de l’humain, l’exacerbe. Mais sa passion procure à la malignité de Vautrin une justification non dépourvue de grandeur, et après la mort de Lucien (dans Splendeurs et misères des courtisanes, 1838-1847), l’ancien forçat se met à la disposition de la police, abandonnant une carrière qui s’était révélée impuissante à sauver l’être aimé.
LE SOMMET DE L’IDÉALISME
La force surhumaine d’un Montriveau, d’un Benassis, d’un Vautrin demeure exceptionnelle dans l’œuvre de Balzac, dont le premier souci est la diversité du spectacle humain. Les romans populaires, en revanche, misent précisément sur ce genre de personnages. Les justiciers qu’ils décrivent (Rodolphe dans Les Mystères de Paris, 1842-1843, Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo, 1844-1845, Rocambole converti à la vertu dans La Résurrection de Rocambole, 1866, de Ponson du Terrail) possèdent une force, une intelligence et parfois une fortune infinies. Ils changent d’identité aussi souvent qu’ils le souhaitent et s’adaptent avec une étonnante facilité aux milieux les plus disparates. Ils sont, de plus, des êtres profonds, sensibles, vulnérables, affligés par une profonde mélancolie, soit parce que le monde a fait preuve d’injustice à leur égard (l’emprisonnement de Dantès, dans Le Comte de Monte-Cristo, la conduite de lady Sarah envers Rodolphe dans Les Mystères de Paris), soit qu’ils portent eux-mêmes sur la conscience le souvenir de quelque terrible méfait qu’ils s’efforcent de racheter (la révolte de Rodolphe contre son père, dans Les Mystères de Paris). En face, leurs ennemis, peints eux aussi plus grands que nature, sont bassement cruels, dépourvus de scrupules, capables de machinations diaboliques, animés par l’intérêt ou par le pur plaisir de faire le mal : ainsi, le notaire Jacques Ferrand et la Chouette dans Les Mystères de Paris.
Entre le héros et ces monstres de méchanceté, le roman populaire place souvent la figure d’une médiatrice ambiguë et tragique. Il s’agit d’une femme perdue qui a gardé néanmoins sa pureté intérieure, et qui se trouve pour diverses raisons sous l’autorité des personnages diaboliques, une des tâches du héros consistant à lui redonner sa liberté. On reconnaît dans cette description le destin de Fleur-de-Marie dans Les Mystères de Paris. Conformément à l’enseignement du nouvel idéalisme, la grandeur d’âme peut se montrer à n’importe quel niveau de la société et par conséquent le roman populaire, tout en mettant parfois en scène des héros généreux appartenant à la noblesse la plus haute (Rodolphe est prince régnant de Gerolstein), préfère les chercher parmi les gens ordinaires (Dantès, chez Dumas, Lagardère, dans Le Bossu de Paul Féval, 1858). La flétrissure ou la tare dont souffrent parfois ces héros rappelle au lecteur que la grandeur d’âme, susceptible d’apparaître chez tous les êtres humains, évite d’autant moins ceux qui ont été frappés par le malheur. C’est grâce à cet axiome que les anges-prostituées prospèrent dans ces romans, car si la véritable beauté de l’âme ne dépend pas des contingences extérieures, si elle contredit les apparences (la naissance dans le cas de Pamela) et les préjugés (la virginité, dans le cas de Julie), pourquoi la prostitution du corps ne pourrait-elle pas la laisser intacte ?
Le destin de Fleur-de-Marie dans Les Mystères de Paris est emblématique à cet égard. Issue du mariage morganatique entre le prince Rodolphe et l’ambitieuse lady Sarah McGregor, Marie demeure avec celle-ci lorsque les circonstances obligent le couple à se séparer. Pour se débarrasser de sa fille, lady Sarah la confie au notaire Jacques Ferrand, qui s’approprie le capital de la rente viagère établie par lady Sarah pour sa fille et fait croire à la mère que la petite Marie est morte des suites d’une maladie. En réalité, Mme Séraphin, complice du notaire, a cédé la petite à la Chouette, mendiante de son état, qui lui fait subir les sévices les plus cruels. Après un séjour en prison Marie tombe sous la coupe de l’Ogresse, gérante de taverne et entremetteuse dans les bas-fonds de Paris, qui l’oblige à se prostituer. Sauvée de sa triste condition par Rodolphe, qui par ailleurs ne sait pas qu’il travaille au bonheur de sa propre fille, Marie devient ainsi l’enjeu de la confrontation entre la coalition du mal (Ferrand, Mme Séraphin, la Chouette, le Maître d’école) et les archanges du bien, Rodolphe et ses agents.
La pureté et la déchéance de la jeune femme sont toutes les deux indélébiles. En dépit du métier qu’elle a été forcée d’exercer, Fleur-de-Marie garde une âme candide et une physionomie qui rayonne d’innocence et de pureté. Aucune amertume, aucun désir de vengeance ne la trouble, et tous ceux qui font sa connaissance sont instantanément séduits par sa mansuétude, par sa piété naturelle et par sa générosité. Hélas, la trace de son martyre est tout aussi ineffaçable. Apprenant sa véritable origine au terme d’innombrables aventures, Fleur-de-Marie est accueillie à la cour de Gerolstein par un père et par une belle-mère qui l’adorent. Henri, jeune noble qu’elle aime en secret, demande sa main au prince, qui serait ravi d’assurer le bonheur de sa fille. Mais la jeune princesse, ne pouvant oublier son passé, s’estime indigne des noms d’épouse et de mère. Elle se retire dans un couvent, où elle s’éteint aussitôt après sa profession.
Le plus étonnant est que cette intrigue parsemée de coups de théâtre a lieu dans une ambiance décrite avec un remarquable souci d’exactitude sociologique. L’auteur, qui souscrit évidemment à la méthode de l’enracinement, ressent une juste fierté à peindre la condition des artisans et des employés (Morel, Rigolette, Germain) avec une surabondance de détails, dans la plupart des cas corrects, concernant leur mode de vie, leur budget, leurs joies et leurs peines. De belles descriptions de décors, de costumes et de mœurs parisiens rendent le lecteur sensible à la diversité des milieux sociaux qui se côtoient dans les métropoles modernes. L’auteur nous informe également sur les carences des procédures légales et des prisons de l’époque, qu’il dénonce en son propre nom, accompagnant son discours de diverses propositions concrètes d’amélioration sociale.
Ce ne sont pourtant pas ces passages qui gagnent la sympathie et l’intérêt du lecteur, mais l’importance des enjeux moraux, qu’à l’instar des romans idéalistes anciens Les Mystères de Paris représente par le moyen d’une version populaire de l’idéographie. Rodolphe incarne la justice et la force, Jacques Ferrand la scélératesse, Fleur-de-Marie l’innocence persécutée. Les dangers qui menacent Rodolphe et Marie nous touchent par conséquent infiniment plus que s’il s’agissait d’un être quelconque. De même la perte de l’abominable Ferrand nous importe beaucoup plus que celle d’un malfaiteur ordinaire. À ce niveau d’intensité, l’invraisemblance, loin de gêner, met en relief la grandeur des principes invoqués. Sue misait bien là-dessus, lorsque, en avouant l’imperfection artistique de son roman, il affirmait aussitôt que l’ouvrage n’était pas « un mauvais livre du point de vue moral5 ».
Il ne l’est pas, et pour souligner la sensibilité morale des personnages, les dialogues abondent en épanchements sentimentaux. Voici un fragment du grand duo récité par Rodolphe et par Fleur-de-Marie, à la fin du roman :
— Épouser Henri… et un jour… passer ma vie entre lui… ma seconde mère… et mon père… répéta Fleur-de-Marie, subissant de plus en plus la douce ivresse de ces pensées.
— Oui, mon ange aimé, nous serons tous heureux ! Je vais répondre au père d’Henri que je consens au mariage, s’écria Rodolphe en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras avec une émotion indicible. Rassure-toi […] car, enfin, si un jour tu es mère, ce ne sera pas seulement pour toi qu’il te faudra être heureuse…
— Ah ! s’écria Fleur-de-Marie avec un cri déchirant, car ce mot de mère la réveilla du songe enchanteur qui la berçait, mère !… moi ? Oh ! jamais ! Je suis indigne de ce saint nom… Je mourrais de honte devant mon enfant… si je n’étais pas morte de honte devant son père… en lui faisant l’aveu du passé…
L’opéra, auquel ce ton renvoie, est par-delà les libretti inspirés par les romans de Walter Scott, par-delà les sujets tirés de la mythologie, du Tasse et d’Arioste, si fréquents au XVIIIe siècle, le continuateur direct de l’idéalisme des romans anciens, qui y a cherché refuge à la fin du XVIIe siècle, lorsque leur vogue touchait à sa fin. De Mme de Scudéry à Quinault, de Quinault à Metastasio et aux librettistes du début du XIXe siècle, et de là aux auteurs de mélodrames et aux romanciers populaires, le délire sentimental se développe, s’assouplit, épouse les contours de la parole vivante, exprime la vivacité des impulsions morales dans leur dévorante simplicité. Ces tirades déchirantes, cet art de l’exaltation verbale exerceront une influence profonde sur Dostoïevski.
Proche du roman populaire, Les Misérables (1862) de Victor Hugo, conçu dans les années 1840 mais publié cinq ans après Madame Bovary de Flaubert et trois ans avant Germinie Lacerteux des frères Goncourt, représente sans doute la dernière tentative faite par un grand écrivain de promouvoir ouvertement l’idéalisme, à une époque où cette approche était en butte aux attaques du scepticisme moral et du pessimisme naturaliste en plein essor.
Comme Walter Scott, Hugo croyait à la grandeur du passé, au progrès et à l’enracinement de l’homme dans son milieu historique et social. Mais à l’instar des chrétiens progressistes (Lamennais et en littérature Manzoni), il était tout aussi convaincu de la doctrine qui attribue aux êtres humains la force de se détacher du monde qui les entoure pour se mettre sous la protection directe du Créateur. On découvre ces convictions opposées dans Notre-Dame de Paris, aussi bien dans le soin que l’auteur prend pour évoquer l’atmosphère de Paris au Moyen Âge et pour faire penser et agir ses personnages selon ce qu’il estimait être la mentalité médiévale, que dans l’inimaginable beauté intérieure qu’il octroie à Esmeralda et à Quasimodo, et dans les tons inquiétants qui assombrissent dans ce roman le portrait de Claude Frollo.
La double croyance à l’enracinement de l’homme et à son alliance avec la Providence anime également Les Misérables. Cette fois cependant, un écart béant s’ouvre entre l’historicisme revendiqué par Hugo et la grandeur atemporelle des protagonistes. Les nombreuses digressions de l’auteur reconstituent avec précision la physionomie historique de la restauration et de la monarchie de Juillet et l’aspect de la ville de Paris à l’époque. De plus, à l’instar de Scott et de Manzoni, Hugo présente explicitement au lecteur sa théorie de l’histoire, qui inclut une conception de l’avenir de l’humanité.
Les protagonistes et l’intrigue sont cependant conçus à une échelle qui dépasse de loin les dimensions historiques du décor et évoque l’idéographie des romans anciens et populaires. Les justes (Mgr Myriel, Jean Valjean, Fantine, Marius et Cosette), ainsi que leurs persécuteurs (Javert et les Thénardier) ressemblent à de véritables géants qui traversent d’un seul pas de vastes pays, enjambent les rues et les bâtiments, se cherchent et s’interpellent les uns les autres par-dessus les multitudes. Ces êtres hors du commun, qui accomplissent d’énormes prouesses physiques et morales, sont de surcroît attirés les uns par les autres comme si leur magnétisme interpersonnel les gardait, contrairement à toute vraisemblance, proches les uns des autres, en dépit des changements de résidence, de nom et d’occupation. En quelque lieu et sous quelque nom que se cache Jean Valjean, ses persécuteurs Javert et les Thénardier ne sont jamais bien loin. Chaque fois que le héros entre sur scène, le reste de l’humanité, tel le chœur à l’opéra, recule d’un pas pour permettre à ses adversaires déjà présents de se faire voir.
Cherchant ses personnages loin de l’épicentre de la vie bourgeoise moderne, Hugo dote d’un cœur sublime Fantine, la femme déchue, et Jean Valjean, le forçat généreux, dont l’histoire est celle d’un criminel converti à la vertu, et que la société empêche de se racheter. Le roman raconte la tragédie d’un héros qui pourrait agir pour le bien général, mais qui est obligé de dépenser toute son énergie pour se protéger contre le zèle aveugle de la justice.
Au message social de l’intrigue, qui exalte le désir de réintégration de l’ancien forçat et condamne la rigidité des institutions pénales, s’ajoutent deux thèmes — celui de l’appel divin et celui de la paternité selon l’esprit et non selon la chair — qui renvoient directement à la tradition du roman idéaliste. L’extraordinaire charisme de Mgr Myriel, saint évêque, ami des pauvres, bouleverse Jean Valjean — à peine revenu du bagne — et lui fait changer de vie. Rejeté par les hommes, le protagoniste, dont la solitude ne cesse de s’aggraver au cours du roman, est soutenu dans sa volonté de faire le bien par le souvenir du sublime évêque. Il est également soutenu par la dévotion qu’il éprouve pour Cosette, la fille de Fantine, qu’il élève après la mort de la mère. Traqué par la société, l’ancien forçat passe d’une cachette à l’autre serrant sur son sein sa fille adoptive, dont il assure le bonheur au prix d’efforts surhumains. Lorsque Cosette épouse enfin l’homme qu’elle aime, Jean Valjean n’a plus aucune raison de vivre.
La contradiction entre ces deux visions — celle qui professe l’enracinement de l’homme dans son époque et son milieu et celle qui met en valeur sa solitude et ses liens avec l’au-delà — fait ressortir le contraste typiquement hugolien entre le ton prosaïque (« L’inondation de 1802 est un des souvenirs actuels des Parisiens de quatre-vingts ans. La fange se répandit en croix place des Victoires, où est la statue de Louis XIV ; elle entra rue Saint-Honoré par les deux bouches d’égout des Champs-Élysées, etc.6 ») et les passages qui passent pour ainsi dire par-dessus la tête des auditeurs ordinaires pour retentir à l’échelle cosmique : « Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale ! »
Une variété lyrique du style sublime anime les grands monologues exaltés des personnages. Sur son lit de mort, Jean Valjean parle à sa fille : « Ma Cosette… Voici le moment venu de te dire le nom de ta mère. Elle s’appelait Fantine… Retiens ce nom-là : Fantine. Mets-toi à genoux toutes les fois que tu le prononceras. Elle a bien souffert. Elle t’a bien aimée. Elle a eu en malheur tout ce que tu as eu en bonheur. Ce sont les partages de Dieu. Il est là-haut, il nous voit tous, et il sait ce qu’il fait au milieu de ses grandes étoiles… » La simplicité évangélique des phrases évoque ici le lien mystérieux entre l’âme solitaire et la divine majesté de l’univers. Une telle grandeur, célébrée avec tant d’assurance et de bonne foi, s’inscrit courageusement en faux contre la logique de l’enracinement.
1. Walter Scott, Waverley, trad. Auguste Defauconpret, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1981, p. 365.
2. Honoré de Balzac, Avant-propos, in La Comédie humaine, I, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 10.
3. Anne Brontë, The Tenant of Wildfell Hall, éd. Herbert Rosengarten, Oxford, Oxford World Classics, 2008, p. 3 (ma traduction).
4. Honoré de Balzac, Illusions perdues, in La Comédie humaine, V, op. cit., 1977, p. 311.
5. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, éd. Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p. 607.
6. Victor Hugo, Les Misérables, in Œuvres romanesques complètes, III, Paris, Livre Club Diderot, 1971, p. 375.