Chapitre X

L’HÉRITAGE
DU SCEPTICISME MORAL

Faisant pendant à la littérature narrative consacrée à la grandeur d’âme, les romanciers qui s’intéressent à la peinture de l’imperfection humaine continuent d’affirmer vigoureusement tout au long du XIXe siècle la tradition du scepticisme moral. Parmi ceux-ci, certains, notamment Stendhal et Thackeray, gardent vivante l’école de l’ironie, qui, tout en profitant de la méthode de l’enracinement, souligne l’arbitraire, la légèreté et la vanité des raisons qui poussent les hommes à agir, relativisant ainsi la pertinence du déterminisme sociologique et historique. D’autres, dont Jane Austen, suivie plus tard par Henry James, créent ce qu’on pourrait appeler l’école de l’empathie, dont le principal objet d’étude est l’incertitude de la compréhension de soi et des autres, considérée du point de vue des acteurs eux-mêmes. L’école de l’amertume, enfin, représentée, entre autres, par Flaubert, les frères Goncourt et Zola, prend au sérieux l’enracinement physique et social de l’homme pour en tirer une image profondément pessimiste du destin humain.

L’ÉCOLE DE L’IRONIE

L’anti-idéalisme de Stendhal se définit délibérément par rapport à la vision de Walter Scott, que l’auteur de La Chartreuse de Parme (1839) à la fois accepte et défie, pour opérer un retour inattendu à la liberté du roman picaresque et au scepticisme narquois professé naguère par Fielding. Formé dans l’esprit du néoclassicisme tardif, contemporain du premier romantisme, Stendhal n’en arrive au roman que tard dans sa vie, en 1827 (Armance), lorsqu’il atteint l’âge de quarante-quatre ans. À cette époque, les techniques qui assuraient une insertion impeccable du monde fictif dans la réalité sociale, historique et ethnographique avaient déjà été mises au point. On ne songeait plus à mettre en question l’efficacité du réalisme descriptif, ni l’importance de l’observation sociale, ni celle de la coordination entre les traits psychologiques des personnages et leur condition. Il n’était guère possible, en 1827, de décrire le monde comme Goethe et Benjamin Constant l’avaient encore fait respectivement dans Les Affinités électives (1809) et dans Adolphe (1816), en termes purement moraux et sans référence à la réalité physique ou à la physionomie historique et sociale du monde. Ces nouvelles techniques, Stendhal les a adoptées volontiers. Le relâchement des normes syntaxiques et l’importance accordée à la couleur locale, par exemple, représentent pour lui un progrès par rapport au règne de « la phrase » romantique (lisez, de l’idéalisme idéographique tardif), incarné par la prose de Chateaubriand et par celle de Madame de Staël. D’où la légèreté de son style, si admiré au XXe siècle, et la précision de ses notations descriptives. Mais s’il apprécie les agréments du nouveau système, Stendhal n’en approuve guère la conception anthropologique et réagit fortement contre ses principales doctrines, rejetant d’un geste décidé la thèse qui voit dans l’héroïsme le produit définitivement révolu d’une organisation sociale archaïque.

Pour Stendhal le cœur humain ne change guère d’une période à l’autre, encore que, en conformité avec les convictions de ses contemporains, il soit parfaitement conscient des différences considérables entre les mœurs des diverses époques et pays et en particulier de l’artifice des mœurs modernes. Pour frappantes qu’elles soient, ces différences n’agissent pas en vérité au niveau le plus profond des individus et, si elles en modifient la liberté de manœuvre et les choix de carrière, elles ne sont assurément pas responsables de l’énergie qui conduit les hommes à travers le labyrinthe du monde. Se proposant de peindre les mœurs de son temps, Stendhal saisit fort exactement l’hypocrisie religieuse et les ressorts de l’avancement sous la Restauration. Il reste que, selon lui, les passions et les ambitions des protagonistes ne peuvent être expliquées par la seule action du système social qui les accueille et les oriente. Le titre du roman Le Rouge et le Noir (1830), par exemple, fait allusion au contraste entre le prestige de la carrière militaire (le rouge) sous l’Empire et celui de la carrière ecclésiastique (le noir) sous la Restauration. Mais, considérée du point de vue de Julien Sorel, protagoniste du roman, cette différence demeure minime ; elle n’est responsable que du chemin choisi par Julien pour parvenir et non pas de son désir d’arriver.

À l’instar des picaros du siècle précédent, Julien consacre son inépuisable énergie à se créer une situation, en profitant des mœurs sans les juger. Privé de véritables racines, Julien demeure toujours à l’affût des occasions favorables et ne s’embarrasse ni d’un ensemble de principes ni d’un poids moral qui lui soient propres (à ceci près que le jeune homme est, comme le marquis de La Mole le remarque fort justement, « impatient du mépris1 »). Le succès lui suffit et tous les moyens sont bons. Son livre de chevet a beau être le Mémorial de Saint-Hélène (représentant le rouge), Julien sait prendre le vent : « Quand Bonaparte fit parler de lui […] le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd’hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs d’appointements, c’est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux des divisions de Napoléon… Il faut être prêtre », calcule-t-il. Julien, par ailleurs, n’est pas le seul personnage de Stendhal à considérer froidement le spectacle du monde et à changer de place et de masque avec un sans-gêne prodigieux. Le jeune évêque du Rouge et le Noir s’exerce paisiblement devant le miroir à donner la bénédiction, le roi lui-même se précipite en public sur son prie-Dieu pour offrir, comme le souligne l’évêque dans un « petit discours fort touchant », le spectacle bien calculé à l’avance de « l’un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible ». Le regardant, Julien, théoriquement bonapartiste, se sent si ému, qu’en cet instant « il se fût battu pour l’Inquisition, et de bonne foi ».

En refusant de mettre ses personnages à la chaîne du déterminisme historique et social, Stendhal réinterprète à sa manière le nouvel intérêt pour les pays étrangers et leur spécificité. Il adore l’Italie, et La Chartreuse de Parme est parsemée de références à la sincérité, à la spontanéité, à l’amour italiens, si différents de leurs correspondants français. Mais ces remarques rappellent plutôt les lieux communs de l’âge classique sur le caractère des nations que la doctrine évolutionniste de l’histoire. En réalité et malgré l’abondance de ces lieux communs, Parme sous le règne du prince Ernest-Ranuce IV est peuplée de gens aussi vains, hypocrites, capricieux et étourdis que ceux qui vivent dans la France peinte par Le Rouge et le Noir. En dépit des différences évidentes entre Julien Sorel — l’ambitieux au cœur froid — et Fabrice del Dongo — l’aristocrate au cœur généreux dans La Chartreuse de Parme —, les deux personnages manifestent la même désinvolture à l’égard des choix de vie, et tout comme l’amour de Julien pour Napoléon ne l’empêche pas de chercher fortune dans une famille légitimiste, Fabrice del Dongo embrasse la carrière ecclésiastique tout simplement parce que ses protecteurs estiment qu’elle le mènera loin.

Dans cette société où les convictions intimes comptent peu, les individus, pour indifférents qu’ils soient à l’habit et au masque qu’ils portent — pourvu que cet habit et ce masque leur assurent une place de marque dans le monde —, font rarement preuve de prudence, et encore moins de véritable sagesse. S’il ne croit guère à l’idéal héroïque, Stendhal ne se laisse pas persuader non plus par celui, professé par Scott, de la modération moderne. Julien Sorel hésite entre l’uniforme et la soutane, comme Edward Waverley hésitait entre les jacobites et les hanovériens, non pas parce que la véritable force héroïque fît défaut — heureusement, dirait Scott — aux hommes modernes, mais parce que l’énergie du jeune Français, qui est intarissable, trouve sa source en dehors des déterminations sociales et morales et ne manifeste rien d’autre que la vitalité individuelle du personnage.

Fait remarquable, cette énergie n’est pas entièrement placée sous le contrôle du protagoniste, mais, sous la forme d’explosions inattendues, agit souvent à son insu. Ainsi, il arrive à Julien, au milieu de ses études en théologie, « de louer Napoléon avec furie » et sans aucune raison évidente à un dîner de prêtres. Cette impulsivité détermine parfois le destin du protagoniste : Fabrice del Dongo, qui, malgré sa jeunesse, vient d’obtenir un poste d’évêque, se laisse entraîner dans une rixe avec un certain Giletti, amant en titre de l’actrice Marietta, courtisée par Fabrice. Le combat se ralentit, il pourrait peut-être cesser, « lorsque Fabrice se dit : à la douleur que je ressens au visage, il faut qu’il m’ait défiguré. Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi, la pointe du couteau de chasse en avant2 ». Transpercé, Giletti tombe mort. Fabrice prend la fuite, mais sa carrière est compromise : il ne pourra éviter la prison, ni, ensuite, l’exil. Un instant de fureur, un geste impulsif bouleversent son existence. De la même manière, Julien Sorel, après avoir été nommé lieutenant de hussards et reçu une importante somme d’argent, apprend qu’une lettre de son ancienne maîtresse Mme de Rênal l’a démasqué aux yeux de son bienfaiteur M. de La Mole. Fou de rage (« il ne put écrire à Mathilde […] sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles »), il achète une paire de pistolets et tire sur Mme de Rênal, acte pour lequel il est jugé et condamné à mort. En un certain sens, donc, Fabrice et Julien sont des êtres indépendants et pourtant leur indépendance n’est pas toujours mise au service des intérêts personnels, mais encourage de façon imprudente la liberté de satisfaire les caprices égoïstes, de dissiper de l’énergie pour des raisons futiles.

L’amour lui-même, passion que l’idéalisme romanesque fait descendre du ciel ou monter des profondeurs de l’âme — figurant ainsi l’indépendance des hommes par rapport au monde qui les entoure —, est ici le nom donné à un mélange instable de calcul, de vanité et d’émotions érotiques. Avant sa première nuit avec Mme de Rênal, qu’il décide de séduire pour avancer sa position dans le monde, Julien « se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes, un instant après, il les trouvait absurdes ». Arrivé dans la chambre de Mme de Rênal, il « oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs ». Le naturel ne l’emporte cependant pas, Julien étant ainsi fait que « dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes : il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable ». Revenu dans sa chambre, il s’étonne : « Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? »

Cette étourderie, cette absence à soi, cette incapacité d’apprécier le véritable sens de nos comportements étaient bien connues dans la littérature antérieure, tant sous ses formes comiques (chez un Panurge ou un Quichotte), que sous sa forme sérieuse, dont les mobiles s’appelaient vanité, sens exagéré de l’honneur, irréflexion. La prise de risques pour des enjeux futiles, la confusion des rôles, la dissipation imprudente de l’énergie étaient perçues soit comme des défauts risibles, soit comme des vices déplorables, dans tous les cas comme des écarts de la règle générale. Le caractère imprévisible des effets de la colère et de la mutabilité des hommes était des lieux communs de la pensée morale classique, mais cette pensée aussi bien que la littérature qui y adhère les considéraient sous l’espèce de l’accident moral plutôt que sous celle de la norme. Stendhal est probablement le premier romancier qui présente les actes les plus sérieux de la vie des hommes comme étant essentiellement gouvernés par la fantaisie, par l’étourderie et par les impulsions du moment. Selon lui, les comportements mal motivés, difficilement compréhensibles, voire contre-productifs — comme diraient nos contemporains — sont la marque même de la nature de l’homme.

Ce qui séduit le plus chez cet auteur peu compris par son époque est que son anthropologie de la liberté fondée sur le caprice n’a pas de connotations pessimistes et n’est point obscurcie par l’amertume. Délivrés aussi bien de la lourde présomption des âmes fortes que des liens qui immobilisent les héros enracinés, les personnages de Stendhal sont les premiers à dégager ce charme frappant et fugace qui, aux yeux de Baudelaire, allait bientôt figurer la beauté moderne.

 

*

 

Comme Stendhal, William Makepeace Thackeray est arrivé relativement tard à la profession d’écrivain — ce retard aurait-il encouragé l’aimable incrédulité des deux auteurs à l’égard des apparences morales ? — et avait trente-trois ans lorsqu’il publia Les Mémoires de Barry Lyndon (1844), récit picaresque dans le style du XVIIIe siècle, langue et manière comprises, dont le titre original était The Luck of Barry Lyndon. A Romance of the Last Century (« La Fortune de Barry Lyndon. Un roman du siècle dernier »). La première phrase annonce déjà le ton de l’ouvrage, qui est censé être celui de la réflexion morale intemporelle promue par la prose satirique des Lumières anglaises : « Depuis les temps d’Adam, rarement a-t-on vu malice dans ce monde sans qu’une femme ait été à sa source3 », proclame l’auteur fictif des mémoires. Mais il ne s’agit pas d’un vrai retour à la vision atemporelle du siècle précédent. L’ironie de Thackeray déjoue la prétention de cette maxime : prononcée par le personnage principal, elle représente l’autojustification ambiguë d’un soldat-joueur qui parcourt le monde à la recherche de l’aventure. Son coup le plus audacieux consiste à se faire épouser par une riche veuve, la comtesse Lyndon, qu’il séduit au moyen d’une longue suite de manœuvres malhonnêtes. La femme n’est à la « source » de la malice que d’une manière indirecte, puisque c’est l’homme qui, souhaitant la suborner, agit de manière déloyale. À partir du point d’observation qui était le sien (les années 1840), Thackeray étudie le passé et, se servant des mémoires de Casanova, du roman Jonathan Wild (1743) de Fielding et de l’histoire authentique d’un nommé Andrew Robinson Stoney-Bowes, reconstitue les mœurs et le langage d’une époque révolue. Son livre, parodique par endroits mais fidèle dans ses grandes lignes à la vérité du passé, est une réussite du raffinement historiciste : faisant l’économie des commentaires explicatifs à la Walter Scott, Thackeray évoque le passé de l’intérieur pour ainsi dire et avec les yeux de ses habitants. Mais l’éloignement historique de l’auteur et l’ironie de l’entreprise sont toujours sensibles.

Dans son chef-d’œuvre La Foire aux vanités (1847-1848), Thackeray choisit la période des guerres napoléoniennes pour brosser un vaste tableau des mœurs de l’Angleterre. Raconté à la troisième personne par un auteur dont la voix est aussi riche d’ironie et de tendresse que celle de Fielding, le roman met en parallèle les vies de la jeune arriviste Becky Sharp — correspondant féminin de Julien Sorel — et de l’idéaliste Amelia Sedley. Gouvernante chez sir Pitt Crawley, gentilhomme campagnard dépravé, Becky séduit aussi bien le vieil homme que son fils, qu’elle épouse en secret, provoquant la colère de la famille. De son côté Amelia, dont le père vient de faire faillite, se marie avec le frivole George Osborne, qui perd bientôt la vie dans la bataille de Waterloo (non sans avoir auparavant tenté de s’enfuir avec l’omniprésente Becky). Plus tard Amelia apprendra la vérité sur la conduite de son mari auquel elle avait voué un véritable culte posthume. Profondément déçue, elle parvient enfin à apprécier l’amour que lui voue depuis toujours le généreux William Dobbin, ami du défunt, et consent à l’épouser.

Le romancier s’amuse beaucoup — et non sans un brin de tristesse — sur le compte des personnages ridicules et vicieux, descendus directement de Tom Jones et des romans de mœurs de Fanny Burney : sir Pitt (réincarnation à peine plus nuancée du père de Sophie Western), son fils Rawdon, Becky Sharp (qui fait parfois penser à Blifill) et George Osborne (qui a certains des défauts de Tom Jones, mais aucune de ses qualités). C’est l’orgueil et l’hypocrisie de ces personnages, leur assujettissement aux plaisirs de ce monde, qui figurent la « foire aux vanités ». En face, l’innocente Amelia, ne parvenant pas à imaginer la corruption de l’humanité, se trompe sur la véritable nature des gens qui l’entourent, donne sa confiance à ceux qui ne la justifient pas et n’apprécie pas assez ceux qui la méritent. Ses qualités mêmes — sa pureté, son détachement du monde — se trouvent à la source de ses erreurs. En cela, Thackeray s’éloigne de l’optimisme inébranlable de Fielding, dont les personnages, malgré leurs imperfections et leur frivolité, savent instantanément tomber amoureux de l’être choisi par la Providence. L’aveuglement d’Amelia rappelle plutôt celui des héroïnes malheureuses des romans idéalistes modernes : Clarissa, incapable de mesurer la scélératesse de son séducteur, les innombrables femmes mal mariées ou abandonnées par leurs amants indignes dans La Comédie humaine, Indiana, l’héroïne de George Sand, que les hommes ne méritent pas. La nouveauté ici est que le malheur causé par l’innocence n’est pas sans remède. L’apprentissage a lieu, les yeux d’Amelia s’ouvrent et son deuxième mariage, moins romanesque que le premier, est bien plus heureux. C’est George Eliot qui donnera bientôt à cette synthèse entre la beauté de l’âme et l’apprentissage de la réalité sa forme la plus mémorable.

L’ÉCOLE DE L’EMPATHIE, I

La pastorale, le récit élégiaque et la nouvelle tragique ont très tôt appris à décrire les replis cachés et souvent inaccessibles du cœur humain. Mais c’est seulement au début du XIXe siècle que le roman a commencé à examiner l’incompréhension de soi de manière systématique. L’école de l’empathie, fondée par Jane Austen, auteur dont les romans ont été publiés entre 1811 et 1818, ignore l’analyse historique et sociale, si importante pour la plupart des romanciers du XIXe siècle. Jane Austen choisit les personnages de ses romans dans la société provinciale et dans un milieu dont la seule véritable préoccupation semble être le genre de mariage susceptible de rendre les jeunes gens heureux. Les romans historiques et sociaux peignent le monde dans son ensemble, alors que ceux d’Austen se déroulent dans un seul endroit. La plupart des auteurs de romans historiques et sociaux semblent penser que les mœurs des personnages sont déterminées une fois pour toutes par la société à laquelle ceux-ci appartiennent, alors que chez Austen rien ne suggère que des mœurs différentes seraient inconcevables.

En rétrécissant l’espace de l’action romanesque, le nombre de personnages et la richesse de l’intrigue, Austen retrouve, peut-être de manière instinctive et sans s’en rendre tout à fait compte, les anciennes recettes de la nouvelle, qui préférait les conflits à portée limitée concernant un petit nombre d’individus réunis par des liens familiaux. Grâce à la facilité de manœuvre garantie par cet espace restreint, la nouvelle examinait les conséquences des diverses passions dans la vie de tous les jours, s’intéressant en particulier aux passions inavouables et à la méconnaissance de soi qui en favorise l’éclosion. De même, chez Austen la simplicité du théâtre de l’action, jamais bouleversée par l’exaltation sentimentale, par les personnages hors du commun ni par les situations invraisemblables, favorise l’observation du comportement moral quotidien dans ses aspects les plus humbles.

Mais alors que la nouvelle mettait en relief un événement mémorable, les romans d’Austen tournent autour des événements les plus communs. Tout comme les romanciers idéalistes du XVIIIe siècle accordaient une nouvelle dignité aux êtres humains qui vivent dans le monde réel, l’art de la moralité courante, banale même, découvert par Austen, examine les moindres débats des personnages, leurs infimes hésitations, leurs erreurs les moins visibles, avec le respect méticuleux réservé d’ordinaire aux plus grands dilemmes moraux et aux choix les plus dramatiques.

Lorsque Austen présente ces débats, elle met en relief le point de vue des personnages eux-mêmes. Dans la tradition élégiaque et picaresque, l’introspection dévoilait l’imperfection des êtres humains et le regard qui scrutait l’intérieur de l’âme y découvrait immanquablement la corruption. Le nouvel idéalisme renverse au XVIIIe siècle la perspective : Pamela et Clarissa ne se lassent jamais de contempler leur propre splendeur. Fielding, profondément sceptique à l’égard de ce renversement, décrit en souriant un contentement de soi dont il souligne le côté purement illusoire. Tom Jones se regarde souvent en s’admirant et se croit justifié dans la plupart de ses actions, alors que l’auteur, seul possesseur d’une véritable perspicacité morale, comprend la vanité des opinions du personnage et la dévoile au lecteur. Austen apprend chez Fielding la méthode du double regard — celui du personnage et celui de l’auteur —, mais remplace l’ironie mordante par un humour affectueux, voire respectueux, à l’égard des personnages.

Car, si Fielding rejette d’emblée l’idée, selon lui absurde, qu’on pourrait faire confiance aux opinions des hommes sur eux-mêmes, Austen est persuadée que la norme morale et la manière de s’y conformer doivent être découvertes au terme de la délibération intérieure. Loin d’être des pantins qui s’illusionnent ridiculement sur leur grandeur, les personnages d’Austen sont à peine affectés par l’imperfection. Ses héroïnes sont affligées par de légers défauts : une certaine suffisance propre aux jeunes, un brin de surdité dans la conversation, la tendance à tenir pour acquise la malléabilité des autres êtres humains. Emma Woodhouse (héroïne de Emma, 1815) et Elizabeth Bennet (personnage principal de Orgueil et Préjugés, 1813) lisent mal leurs propres sentiments et se trompent trop souvent sur les besoins et les désirs des autres personnages. Il reste que la valeur intrinsèque de leurs débats intérieurs, en particulier ceux qui concernent l’amour et la persuasion, n’est jamais mise en question. La vie intérieure des personnages fait l’objet de l’empathie amicale de l’auteur, alors que leur imperfection justifie la prise d’une distance critique tout aussi amicale.

Au niveau stylistique, la synthèse entre l’empathie et la distance critique est figurée par le discours indirect libre, qui présente à la troisième personne les réflexions intimes d’un personnage. Au début de Emma (première partie, chapitre III), par exemple, le personnage éponyme réfléchit aux qualités de sa nouvelle amie Harriet Smith, jeune fille d’origine modeste. Reçue à Hartfield, la résidence de la famille Woodhouse, Harriet s’est montrée

si discrète, si déférente, si reconnaissante […] et si naïvement impressionnée par l’élégance, toute nouvelle pour elle, du cadre où elle se trouvait, qu’il fallait bien, pensait Emma, qu’elle eût du bon sens et méritât des encouragements. Oui, on devait l’aider4.

Qui prononce la phrase « Oui, on devait l’aider » (Encouragement should be given) ? Ni l’auteur, qui n’a aucune autorité pour prononcer cette injonction, ni le personnage. Au lieu d’écrire soit « Emma se disait qu’il fallait aider Harriet », soit « Emma se disait en pensant à Harriet : “Oui, on devait l’aider” », le narrateur fait sien l’énoncé du personnage et le prononce en son propre nom (« Oui, on devait l’aider »), tout en le renvoyant à Emma — par l’entremise de l’empathie — un peu comme un avocat articule, dans la chaleur de la plaidoirie, les pensées de son client ou comme un prédicateur, emporté par la fougue de son éloquence, raconte en son propre nom les pensées silencieuses d’un pécheur ou d’un saint. Ce « Oui, on devait l’aider », qui superpose la voix du narrateur à celle du personnage, veut suggérer que les débats intérieurs d’Emma, pour dignes de respect et d’attention qu’ils soient, demeurent néanmoins sujets à une certaine caution.

Le discours indirect libre illustre précisément le mélange de lucidité et d’incompréhension des personnages qui, sans être capables de saisir du premier coup leurs propres motivations ni celles des autres, réussissent néanmoins, parfois, à le faire. Loin d’être, comme on l’a parfois soutenu, une propriété générale et définitoire du discours fictionnel, l’utilisation du discours indirect libre signale le moment historique où, d’une part, le for intérieur des êtres humains est reconnu, grâce au nouvel idéalisme, comme la source de leur dignité morale, et où, d’autre part, grâce à la critique de l’idéalisme, cette dignité ne se laisse pas assimiler naïvement avec la perfection.

Ce n’est donc pas un hasard si un des thèmes les plus importants des romans de Jane Austen est la difficulté d’allier une juste appréciation de la valeur de soi-même et du prochain au respect pour l’indépendance humaine. Lorsque, tentés par l’empathie, nous risquons de surévaluer nos semblables, la distance critique est salutaire, et, réciproquement, lorsque nous nous imaginons, séduits par la distance critique, que nous comprenons mieux l’intérêt du prochain que lui-même, l’empathie nous rappelle que chacun a le droit de décider de son destin. Dans Emma (1816), la protagoniste croit à tort qu’elle sait déchiffrer les sentiments de ses proches, aptitude censée lui conférer le droit d’intervenir dans leurs vies. Son amie Harriet, dont il était question dans le passage cité plus haut, est une jeune fille de condition modeste, peu douée et dépourvue d’ambition. Mais Emma, qui la surestime, décide de faire sa fortune. Ayant persuadé Harriet de refuser le jeune et honnête Robert Martin, fermier de son métier, Emma tente en vain de l’unir au pasteur Elton, sans se rendre compte que le jeune homme méprise son amie. Harriet, pour sa part, aspire à épouser George Knightley, le raisonneur du roman, dont Emma est elle-même amoureuse sans s’en rendre compte. Ce marivaudage — dépourvu de déguisements, mais orné de force conversations et monologues narrés — prend fin lorsque Emma abandonne la direction des consciences des autres et accepte la main de Knightley pendant que Harriet, écoutant la voix de son cœur, épouse le brave Robert Martin.

Réciproquement, nous nous laissons trop souvent influencer par les conseils des autres, oubliant à quel point nous avons le droit — et le devoir — de nous gouverner nous-mêmes. Dans Persuasion (publication posthume en 1818), Anne Elliot apprend lentement à se comprendre elle-même et à résister à l’influence de ceux qui l’entourent. Dissuadée par une amie, Anne refuse d’épouser l’officier qu’elle aime et qui n’a pas de fortune. Huit ans plus tard, elle ne prête aucune attention aux opinions de cette amie et accepte une nouvelle demande en mariage du même officier, entre-temps devenu riche et célèbre. Entourée par sa famille et par ses amies, Anne se rend compte qu’elle peut, qu’elle doit résister à la dissuasion. Son centre de gravité réside en elle-même et ses décisions sont entièrement les siennes.

Le personnage qui, au début, n’a pas libre accès à sa propre intériorité mais qui apprend peu à peu à se connaître, à comprendre sa place et son rôle dans le monde et à agir en conséquence sera développé par la suite par Dickens, George Eliot et Thomas Hardy, romanciers dont les œuvres soulignent à la fois la dimension sociale de l’existence humaine et l’indépendance de l’individu. Ce genre de personnages et leurs difficiles progrès dans la connaissance et dans l’acceptation de soi-même seront une des grandes spécialités du roman anglais du XIXe siècle.

Bien que Jane Austen ait été la première à les décrire, l’importance de son œuvre n’a été comprise que dans la seconde moitié du XIXe siècle, à une période où la recherche de l’idéal romanesque à l’aide de la méthode historique et sociologique avait perdu de son attrait et que les romanciers avaient choisi de représenter la société contemporaine prise en soi et sans examen explicite de sa constitution historique. Les réussites d’Austen : la concentration et l’intériorisation du conflit, la banalité du milieu présenté, le jeu entre empathie et distance critique, la thématique de la compréhension de soi et des autres étaient désormais monnaie courante dans l’art du roman. Il est d’autant plus curieux de constater que les éloges intarissables qu’on lui distribue dans la seconde moitié du XIXe siècle sont souvent accompagnés, chez Henry James, par exemple, d’une réserve mal explicitée. La raison de cette réserve réside sans doute dans une comparaison tacite entre la méthode d’Austen et le nouvel idéalisme : appréciant ses innovations, ses lecteurs n’ont pendant longtemps pu s’empêcher d’éprouver le regret qu’un talent d’une telle subtilité n’ait choisi pour l’intrigue de ses œuvres un théâtre plus ample et des conflits plus dramatiques. Inutile de dire combien ce regret trahit l’incompréhension des fins artistiques que poursuivait la grande romancière.

ÉQUANIMITÉ ET MÉPRIS

Depuis Fielding, les adversaires de l’idéalisme romanesque se trouvaient devant le défi suivant : afin de combattre la sur-idéalisation des protagonistes, ils devaient en faire ressortir les imperfections, mais pour écarter également le danger de la caricature, ils étaient obligés d’en peindre une image favorable qui puisse attirer la sympathie des lecteurs. Le dosage d’ironie et d’empathie avait beau varier d’un écrivain à l’autre (un peu plus de sympathie chez Stendhal, un peu plus d’ironie chez Thackeray), la présence simultanée de ces deux attitudes n’en était pas moins ressentie comme nécessaire. Et afin de rendre ces attitudes nettement perceptibles, les romanciers anti-idéalistes ont pendant longtemps adopté la facture de Fielding, qui leur enseignait de prendre leurs distances à l’égard des personnages et de conférer à l’auteur le monopole des jugements d’ordre moral. Qu’il s’agisse du style indirect libre (le monologue narré) employé par Jane Austen ou des monologues cités chez Stendhal, ces procédés ont été conçus pour rappeler sans arrêt au lecteur que le point de vue moral des personnages était sujet à caution. C’est l’auteur qui détient, en dernière instance, le vrai savoir concernant les faits et les valeurs ; c’est lui qui, par le moyen de notations subtiles, laisse entendre au lecteur s’il lui faut déplorer ou excuser les faiblesses des personnages, si le spectacle de l’imperfection humaine doit le faire pleurer ou sourire. Le plus souvent discrètes, les interventions de l’auteur sont indispensables : elles confèrent au récit son équilibre axiologique.

Ces exigences constitutives de l’anti-idéalisme (l’équilibre entre la méfiance à l’égard des personnages et la nécessité de les rendre sympathiques au lecteur ; le besoin d’étayer le texte par l’autorité de l’auteur) ont été affectées dans les premières décennies du XIXe siècle par deux changements intervenus dans la manière d’écrire pratiquée par le courant rival, l’idéalisme romanesque. En premier lieu, comme nous l’avons déjà noté, le besoin de vraisemblance persuade les écrivains de romans idéalistes de nuancer la caractérisation des héros, de diminuer en quelque sorte leur perfection en chargeant leur passé d’erreurs (Benassis dans Le Médecin de campagne de Balzac) et leur présent d’incertitudes (Jean Valjean chez Hugo), en les rendant soit trop timides (Oliver Twist), soit trop impulsifs (Montriveau dans La Duchesse de Langeais), soit imprudents (Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo), soit hésitants (Arthur Clennam dans La Petite Dorrit). Le lecteur se voit à son tour contraint de modérer son enthousiasme instinctif pour ces personnages, qui font désormais partie d’une humanité plus proche de la sienne, et d’adopter à leur égard un point de vue à la fois plus critique et plus chaleureux. Ces personnages ne font pas naître l’émerveillement inconditionnel que le lecteur bien informé est censé vouer à Céladon ou à Clarissa. En second lieu, étant donné que l’idéalisme romanesque s’appuie, depuis Walter Scott, sur des théories sociologiques et historiques bien articulées, l’auteur des nouveaux romans idéalistes se sent obligé de prendre lui-même la parole pour exposer au lecteur le système qui explique l’essor des personnalités hors du commun. Les digressions de l’auteur forment désormais le trait distinctif de cette incarnation de l’idéalisme et Scott, Balzac, Dickens et Hugo en font tous un usage copieux.

Une double tentation devient par conséquent irrésistible pour les adversaires de l’idéalisme. Le mélange de qualités et de défauts, d’une part, étant devenu une des spécialités de l’idéalisme romanesque, les rivaux de celui-ci finissent par exagérer le côté imparfait, voire méprisable des personnages qu’ils mettent en scène. L’ironie indulgente à l’égard de l’imperfection humaine, perceptible chez Fielding et ses disciples, se métamorphose graduellement en froideur, puis en mépris. La voix éclatante de l’auteur, d’autre part, ayant été adoptée par les partisans de l’idéalisation, les écrivains qui s’opposent à ce courant trouvent désormais avantageux de minimiser la présence de l’auteur dans le texte, pour se concentrer, en revanche, sur la représentation de l’expérience vécue des personnages. Aussi, une transformation semblable à celle accomplie un siècle plus tôt par Richardson redéfinit-elle la facture des romans anti-idéalistes, qui, purifiés des traces du picaresque et de la satire morale, se consacrent désormais à l’étude des exemplaires les plus humbles de notre espèce, s’appliquant à évoquer leur existence dans son immédiateté vécue. L’anti-idéalisme s’approprie ainsi à sa façon la grande découverte du nouvel idéalisme, à savoir la promotion de tous les êtres humains, indépendamment de leur condition, au rang de héros de romans sérieux. Sauf que cette fois, au lieu d’exalter la grandeur d’âme des gens humbles, les œuvres guident l’attention des lecteurs vers leur faiblesse et leur médiocrité.

Ces tendances, déjà perceptibles chez Jane Austen, sont portées à leur apogée par Flaubert, à qui revient le mérite d’avoir créé une forme particulièrement efficace d’anti-idéalisme. À la place des personnages insuffisants mais en définitive sympathiques décrits avec une verve bonhomme par Fielding et Stendhal, on trouve chez Flaubert une galerie d’êtres laids et pitoyables, qui justifient le pessimisme moral le plus sévère. Le mépris de l’auteur, à peine perceptible, doit être découvert par le lecteur au sein d’une narration calme, égale et neutre, qui fait rarement appel au vocabulaire moral et qui présente l’action par le biais des détails physiques et psychiques. La lecture de ces textes exige du lecteur beaucoup de patience, ainsi qu’une sorte d’équanimité morale, une volonté de suspendre provisoirement tout jugement ; mais l’effet ultime est d’une force inattendue : le sérieux imperturbable de la présentation se double, au niveau de l’ensemble, d’une ironie méprisante qui dégonfle les illusions morales concernant la vie privée et publique.

Trois aspects de l’art de Flaubert attirent l’attention : le nouveau mélange de réalisme descriptif et d’empathie qui favorise l’immersion sensorielle et cognitive du lecteur dans le monde évoqué, la faiblesse morale flagrante des personnages et le caractère ouvertement polémique de l’anti-idéalisme professé par l’auteur. Concernant l’immersion, les contemporains de Flaubert ont été surtout frappés par la patience des descriptions du milieu et par l’utilisation du dialogue moins pour faire avancer l’action que pour peindre les hommes : « Les détails y sont comptés un à un, avec la même chaleur. Chaque rue, chaque maison, chaque ruisseau, chaque brin d’herbe est décrit en entier ! Chaque personnage, en arrivant en scène, parle préalablement sur une foule de sujets inutiles et peu intéressants, servant seulement à faire connaître son degré d’intelligence… » écrit Duranty, chef de l’école réaliste, exaspéré de trouver dans Madame Bovary « le chef-d’œuvre de la description obstinée, mais sans émotion, ni sentiment, ni vie5 ». On a également soutenu que la méthode de Flaubert consisterait à imiter l’objectivisme de la science, la plume se métamorphosant en scalpel, et l’invention en dissection. En réalité, Flaubert aspire moins à l’impersonnalité des sciences exactes (comme le fera plus tard Zola), qu’à l’exactitude dans la représentation de l’ambiance sociale et historique. Son originalité consiste dans la précision sans précédent avec laquelle il reconstitue, du point de vue de ses personnages, l’ambiance au sein de laquelle ils vivent. Les descriptions de Flaubert communiquent au lecteur non seulement la connaissance du milieu où se déroule l’action, mais lui font également deviner les sentiments que ce milieu suscite chez les personnages. La représentation de leur vie intérieure ne se résume donc pas au récit des espoirs, des projets et des délibérations qui y sont formulés, mais inclut une foule d’impressions, nettes ou vagues, placées au centre de la conscience des personnages ou frôlant à peine ses marges.

Voici la description de l’état d’esprit d’Emma qui vient de s’abandonner à Rodolphe dans la forêt près d’Yonville :

Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus.

L’élan lyrique de ces phrases appartient au narrateur, car ce n’est pas Emma qui se dit à elle-même : « Mon sang circule dans ma chair comme un fleuve de lait » ; c’est le styliste qui, grâce aux inflexions expressives de son langage, évoque métaphoriquement la torpeur silencieuse qui engourdit l’héroïne, rendant sensible son vécu dans son immédiateté non linguistique. Il en résulte un effet d’empathie plus puissant et plus insidieux que celui obtenu, chez d’autres auteurs, par la représentation des délibérations intérieures.

Cette empathie semble demeurer froide à dessein, quoique, parfois, une onde de pitié traverse les romans de Flaubert, sans que le lecteur puisse décider si l’auteur compatit véritablement à la douleur de ce monde ou si la pitié qu’il lui montre n’est qu’une forme de mépris. Comme, par ailleurs, ses personnages ne sont pas des modèles de comportement, Flaubert éprouve le besoin de diminuer la distance qui les sépare de lui-même et du lecteur, un peu comme les auteurs de romans picaresques les rédigeaient à la première personne parce que la laideur humaine qu’ils exploraient avait besoin d’être pour ainsi dire « humanisée » et rapprochée du lecteur. C’est pour cette raison que Flaubert consacre de tels efforts à la représentation des rêveries et des sensations intérieures. Rentrée chez elle après avoir cédé à Rodolphe, Emma se délecte à l’idée d’avoir un amant :

Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.

Cette phrase, si semblable à première vue à la narration des pensées du personnage, est en fait entièrement exprimée dans le langage de l’auteur. Comme dans le passage cité plus haut, ce n’est pas Emma qui se dit : « Une immensité bleuâtre m’entoure, etc. », mais c’est l’auteur qui traduit le ravissement intérieur du personnage par la métaphore des « sommets du sentiment ». La description poétique des paysages intérieurs adoucit la froideur des rapports entre l’auteur et son personnage et diminue la distance qui les sépare, comme si le vague à l’âme était la principale qualité commune à ces êtres et au reste de l’humanité.

Regardé de plus près, cependant, ce vague à l’âme, loin de plaider en faveur de ces personnages, les accuse. À l’instar des autres auteurs séduits par le passé historique, Flaubert accepte l’idée d’une dépendance entre l’état social et la psychologie morale : les civilisations héroïques sécrètent naturellement la grandeur d’âme, enseigne Scott, le monde moderne la persécute, mais la récompense, nous dit Balzac, le triomphe historique de la bourgeoisie lui est fatal, pense Flaubert. L’auteur de Salammbô (1862) et d’Un cœur simple (1877) souscrit également à la loi de l’éloignement, selon laquelle la société moderne est l’épicentre de la médiocrité morale, des vertus comme la grandeur et l’innocence n’étant susceptibles de s’épanouir qu’en proportion directe de la distance historique et sociale qui les sépare de cet épicentre. La province où végète Emma Bovary, le Paris de Frédéric Moreau ne sauraient abriter ni la force d’âme de la princesse carthaginoise Salammbô, admirable personnage d’opéra, ni la candeur de Félicité, la servante normande descendue de la Légende dorée.

D’autres auteurs sensibles à la différenciation historique et sociale du monde croient au progrès (Walter Scott) et espèrent que même dans le monde moderne les cœurs nobles peuvent triompher (Balzac, Dickens) surtout s’ils apprécient respectueusement la sagesse des cultures éloignées (Fenimore Cooper, Tolstoï). Flaubert, en revanche, est persuadé que ses contemporains ne sauraient échapper à la malédiction de la France moderne, bourgeoise. Infiniment dominés par un univers qui les produit mais dont ils ne comprennent pas la mécanique, ils s’épuisent dans la poursuite de fins nuisibles.

La conséquence en est que le personnage imparfait, qui, chez Fielding et Jane Austen, finissait par comprendre ses propres carences et accédait à la maîtrise des normes morales, découvre, dans les romans de Flaubert, l’imperfection du monde et se résigne à la subir, voire à y contribuer activement. L’évolution des personnages de Flaubert n’est pas une véritable formation, une Bildung au sens d’une synthèse entre les aspirations individuelles et les exigences morales de la société ; cette évolution conduit plutôt à la -formation des individus, qui, se rendant progressivement compte de la vacuité des idéaux moraux, apprennent à accepter, voire à se complaire dans leur propre déchéance. Après avoir cru pendant quelque temps à la possibilité de s’évader de la prison conjugale pour vivre le vrai amour, Emma Bovary comprend que l’adultère — avec son cortège de mensonges, de compromissions et d’irrégularités financières — est la seule consolation qui lui reste. Frédéric Moreau, ayant raté sa vie, se réconforte péniblement avec des souvenirs de jeunesse. Bouvard et Pécuchet, qui ont tenté en vain de maîtriser tous les savoirs, se résignent à abandonner leur quête.

La déchéance de ces personnages, néanmoins, n’est pas toujours complète : parfois la vertu fleurit, encouragée par une Providence discrète, et les invalides moraux eux-mêmes éprouvent de temps à autre des sursauts de dignité. Dans L’Éducation sentimentale, Mme Arnoux, dégoûtée par la corruption de son mari, est prête à céder à l’amour de Frédéric, lorsque son fils tombe gravement malade. Elle voit dans cette maladie un avertissement providentiel et se résigne à suivre la voie du devoir. La beauté morale, incarnée dans la vertu féminine, triomphe. Blessé, Frédéric devient l’amant de Mme Dambreuse, l’épouse d’un richissime homme d’affaires. À la mort de M. Dambreuse, sa veuve offre sa main au jeune homme, qui l’accepte, séduit par la perspective d’une mondanité luxueuse. On découvre bientôt que le testament du défunt déshérite la veuve, qui par ailleurs possède sa propre fortune, moins éblouissante que celle de son mari, mais très suffisante. Malgré sa déception, Frédéric ne se désiste pas. Entre-temps, la famille Arnoux est ruinée et tous ses biens sont liquidés au cours d’une vente à laquelle assistent Frédéric et Mme Dambreuse. Cette dernière s’intéresse à un petit coffret ayant appartenu à Mme Arnoux et qui évoque à Frédéric les souvenirs les plus chers. Malgré les avertissements du jeune homme, Mme Dambreuse fait monter les enchères et obtient le précieux objet. Frédéric sent alors « un grand froid lui traverser le cœur » et rompt à l’instant avec sa future. « Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendance reconquise. Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune, puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l’accabla6. » L’acte de Frédéric résulte d’une belle impulsion de courte durée, mais est-ce de la vraie grandeur morale ? Au fond le jeune homme n’aime pas Mme Dambreuse, et la déception causée par le testament défavorable contribue peut-être à sa décision. Il reste qu’il agit noblement, et que si sa force morale est pour ainsi dire infinitésimale, elle n’en finit pas moins par avoir le dessus. Des lueurs de vrai amour et de vraie noblesse, délivrées de tout pathos romanesque, vacillent ainsi de temps à autre dans l’univers évoqué par Flaubert.

C’est à la lumière de ce rejet du pathétique qu’il s’agit d’apprécier la polémique de Flaubert contre l’idéalisme romanesque : car bien que les héros de ses romans soient les otages d’un monde livré à la médiocrité, ils s’imaginent néanmoins habiter l’univers de l’idéalisme romanesque et nourrissent l’espoir que l’élan censé animer cet univers imaginaire leur permettra d’échapper à la tristesse du monde ambiant. D’ordinaire, cependant, ces êtres ne possèdent ni la beauté morale, ni l’énergie auxquelles ils aspirent, et les vains efforts qu’ils font pour l’affecter aggravent leur désespoir. L’idéalisme romanesque, conclut Flaubert, est illusoire, et la vérité de la condition humaine est le combat inégal avec cette illusion. L’objet immédiat de la polémique varie, de l’amour romantique aux idéaux politiques.

Madame Bovary s’en prend spécifiquement à la littérature qui diffuse l’illusion idéaliste en créant une image exaltante de l’amour. Scott est directement visé, pour avoir rempli la tête de la jeune Emma d’une nostalgie creuse pour l’ailleurs et le jadis (« Avec Walter Scott, […] elle s’éprit de choses historiques […]. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines aux longs corsages qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un chevalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir »). Par la suite, assistant à Rouen à la représentation de l’opéra Lucia di Lamermoor et se retrouvant « dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott », Emma déplore son propre destin et imagine complaisamment une autre vie, conforme à celle décrite par les romans : « Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors, la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une vérité si haute. » Emma soupçonne déjà que ce bonheur-là « était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir ». N’importe, elle jouera cette comédie pour son nouvel amant Léon, qui aperçoit en elle « l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers ».

L’Éducation sentimentale lance une nouvelle attaque contre l’idéal exaltant et mal défini de l’amour-révélation. Lorsque Frédéric Moreau voit pour la première fois Mme Arnoux, elle lui semble ressembler « aux femmes des livres romantiques ». Sous le coup de la rencontre, le huis clos du monde ouvre ses portes : « L’univers venait d’un coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses convergeait ; et […] les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s’abandonnait à une joie rêveuse et infinie. » En réalité, le seul bonheur goûté par Frédéric est celui que lui offre la tendre et légère Rosanette, qu’il méprise.

Les illusions de la vie publique n’en sont pas moins nocives, qu’il s’agisse, en temps de paix, de la protection gouvernementale de l’industrie locale ou, en temps de révolution, des réunions de citoyens surexcités. Si les manifestations de la bêtise politique sont plus amusantes encore que celles de la bêtise érotique — le discours du conseiller Lieuvain aux comices agricoles dans Madame Bovary est le chef-d’œuvre du genre —, pour envoûter les individus l’idéalisme politique fait usage du même arsenal de vagues rêveries, de lieux communs et de vaines images. Voici Frédéric s’interrogeant, après la Révolution de 1848, s’il ne devrait pas se porter candidat aux élections : « Les grandes figures de la Convention [de 1792] passèrent devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu’il s’en ouvrit à Dussardier. » À l’instar d’Emma Bovary et de ses fantasmes de bonheur personnel, le personnage se contemple sur la scène imaginaire de l’histoire, bel acteur, participant à la rédemption de l’Europe en tenue de gala.

Placés devant ce rejet désabusé de l’idéalisme romanesque, il est compréhensible que les contemporains de Flaubert aient cru à l’immoralité foncière de l’entreprise. Sur ce sujet, c’est Barbey d’Aurevilly qui a vu juste : « Monsieur Flaubert, écrit-il, est trop intelligent pour n’avoir pas en lui les notions affermies du bien et du mal, mais il les invoque si peu qu’on est tenté de croire qu’il ne les a pas, et voilà pourquoi, à la première lecture de son livre, a retenti si haut ce grand cri d’immoralité, qui au fond était une calomnie7… » La plaidoirie de Me Sénard dans le procès de Flaubert affirme la même chose : « Monsieur Flaubert est l’auteur d’un bon livre, d’un livre qui est l’excitation à la vertu par l’horreur du vice8. » On peut être gêné par le ton péremptoire de l’avocat de Flaubert ; mais la thèse qui voit dans l’œuvre de son client l’expression d’une vision non seulement sceptique et pessimiste, mais ouvertement amorale, demeure peu plausible. L’impression finale laissée par les romans de Flaubert demeure conforme à la tradition du scepticisme et de l’anti-idéalisme : dans ces textes on perçoit l’ironie et la tristesse de l’auteur qui, tout en refusant l’illusion idéaliste, n’en défend pas moins, avec la retenue qui est la sienne, la possibilité infinitésimale de la pudeur et de la dignité.

LA PHILOSOPHIE DE L’AVENIR
ET LA MISÈRE DU PRÉSENT

Favorisée sans doute par la conjoncture historique, la version la plus pessimiste de l’anti-idéalisme romanesque est née en France sous le Second Empire et s’est épanouie après la guerre désastreuse de 1870, la chute de l’Empire et la Commune de Paris. La relative prospérité connue par le pays sous le Second Empire et le succès de la Troisième République, dont l’existence s’affirma lentement et contre tout espoir au cours de la huitième décennie, coïncidèrent avec l’essor d’une riche production romanesque qui décrivait le monde contemporain sous les couleurs les plus sombres. Tout en faisant leur part aux éléments sociaux et politiques qui ont encouragé ce pessimisme — la croissance spasmodique de l’économie industrielle moderne, le choc de la défaite dans la guerre avec la Prusse, les insuffisances du régime libéral instauré par la république — il est indispensable, pour comprendre la vague d’amertume qui baigne la littérature de cette époque, de considérer les rapports entre le genre du roman et les conceptions de l’histoire proposées durant le XIXe siècle.

Nous avons déjà vu que les écrivains intéressés par l’enracinement de l’action humaine dans le sol historique et social souscrivaient au départ à une vision aimablement progressiste de l’histoire. Walter Scott croyait que l’évolution historique encourageait les vertus pacifiques en rendant inutiles la violence et la guerre. Ses guerriers incarnent les valeurs anciennes, les personnages non violents annoncent l’avenir. Les écrivains qui partageaient cet optimisme ont néanmoins dû tenir compte d’une série d’événements que les philosophes de l’histoire du XVIIIe siècle n’avaient pas prévus, à savoir la Révolution française et les longues années de guerre qui l’ont suivie. En 1815, il était sans doute possible pour quelqu’un comme Scott, né en 1771, d’estimer que les dernières décennies n’avaient été qu’un regrettable accident, un retour passager aux mœurs archaïques. Benjamin Constant, né en 1767, partageait cette opinion, du moins dans ses écrits politiques.

Pour d’autres, dont Hegel, né en 1770, la Révolution française, loin d’être une exception, représentait une explosion à la fois violente et nécessaire, dont la tâche providentielle consistait à établir la paix définitive et à annoncer la fin de l’histoire. L’action de La Comédie humaine de Balzac (mais pas les opinions politiques explicites de l’auteur) et dans une certain mesure les romans de Stendhal tendaient à converger avec le point de vue de Hegel. Ils peignaient un monde dynamique dans lequel l’héroïsme joue un rôle important et le désir de promotion sociale est entièrement légitime. Le progrès historique a été coûteux, les deux auteurs semblent-ils dire, mais ses mérites sont indéniables.

Et pourtant, alors que selon Hegel les récentes guerres en Europe avaient rendu possible le triomphe final de l’Esprit du Monde, Karl Marx soutint bientôt que la Révolution française et ses conséquences, loin d’avoir établi la paix universelle, avaient porté au pouvoir la bourgeoisie et sa propre version de l’injustice sociale et des conflits guerriers. La lutte finale, celle qui apporterait au monde le bonheur stable et définitif, serait l’imminente révolution prolétaire. Dans cette optique, les romans de Balzac proposaient une critique lucide de la société bourgeoise, et ceux de Hugo et de Dickens entrevoyaient l’avenir révolutionnaire de l’humanité.

Auguste Comte développa une vision différente de l’histoire prédisant la victoire inévitable de la science positive, qui remplacerait à jamais la religion et la philosophie : l’humanité avançait de manière inexorable vers un avenir scientifique. Hume et ses amis au XVIIIe siècle étaient d’aimables optimistes ; chez Hegel on détecte une trace d’excitation ; Marx et Comte, en revanche, étaient des enthousiastes et ne s’en cachaient pas.

Le pessimisme avait, lui aussi, un grand défenseur en la personne d’Arthur Schopenhauer, dont la philosophie soutenait que la vie humaine est gouvernée par la Volonté, source cosmique des conflits et de la souffrance sans fin. Tout au long de l’histoire, les actions humaines incarnent la Volonté et ne peuvent donc que perpétuer la discorde et l’angoisse. La seule manière d’échapper à son règne consiste à prendre ses distances par rapport à la folie du monde et à se pencher sur la souffrance de ses victimes. Le retrait et la compassion sont les seules réponses possibles au défi de l’histoire. Publié en 1818-1819, Le Monde comme volonté et représentation n’exercera une véritable influence que beaucoup plus tard après la publication en 1852 de Parerga et Paralipomena, un recueil aisément lisible d’essais et d’aphorismes.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les romanciers anti-idéalistes pouvaient justifier leur dédain pour la société contemporaine de deux manières. Ceux qui partageaient la foi de Marx ou celle de Comte en un avenir radieux condamnaient sévèrement le présent. Ceux qui n’arrivaient pas à croire au salut historique et cherchaient une manière de dire « non » au monde la découvraient chez Schopenhauer. En France, Flaubert, qui entendit parler de lui seulement après avoir écrit ses grands romans, fut profondément impressionné par la convergence entre la pensée du philosophe allemand et la sienne. Schopenhauer fut admiré par Guy de Maupassant et eut plus tard une influence décisive sur Marcel Proust. Le pessimisme et la compassion prêchés par Schopenhauer résonnent également dans les romans de Thomas Hardy en Angleterre et dans ceux de Theodor Fontane en Allemagne.

Les frères Goncourt (Edmond et Jules de Goncourt) et Émile Zola suivent les traces de Comte. La laideur du monde, pensent-ils, est susceptible de recevoir une explication scientifique et, du moins selon Zola, le salut de l’humanité viendra du progrès des sciences. Les frères Goncourt soulignent l’emprise exercée par les pulsions corporelles sur l’être moral (Germinie Lacerteux, 1865), et l’absurdité du combat mené par l’esprit contre sa condition charnelle (Madame Gervaisais, 1869). Zola s’inspire de la théorie darwinienne et des lois de l’hérédité et de l’innéité formulées au milieu du siècle par le docteur Prosper Lucas. L’enracinement social et historique se doublant ainsi d’un déterminisme à caractère biologique, infiniment plus contraignant, le roman revendique pour son objet la nature au sens scientifique du terme. Choisie par Zola et ses amis, l’étiquette « naturalisme » annonce à la fois leur programme et leur conviction de posséder la vérité ultime sur la nature humaine.

Sûrs que les individus n’ont pratiquement pas d’accès à leur psyché et à ses véritables motivations, les naturalistes pensaient que le comportement humain, étant gouverné par l’hérédité et par l’organisation sociale, peut être entièrement expliqué en termes de biologie et de sociologie. Si le roman adopte la méthodologie scientifique, soutenait Zola, il deviendra expérimental. En posant, par pure curiosité scientifique, un ensemble de données initiales, le romancier, guidé par les lois de la biologie et de la société, se sent en mesure de développer une intrigue infailliblement vraie et, si le sujet est bien choisi, d’éclairer les aspects les moins familiers de la condition humaine. Contournant la psychologie morale, cette méthode prend pour objet leur nature tout court et se propose d’étudier, comme le dit si bien Zola lui-même dans la préface à la deuxième édition de Thérèse Raquin (1868, première édition en 1867), « des tempéraments et non pas des caractères ». « Thérèse et Laurent, continue-t-il en évoquant les personnages de ce roman, sont des brutes humaines, rien de plus. J’ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l’instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d’une crise nerveuse. […] On commence, j’espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout9. »

Comme toute science, le roman expérimental se propose d’épuiser son objet et se penche, par conséquent, sur la totalité des comportements humains, y compris sur ceux qui, dans la perspective morale qu’il rend obsolète, sont condamnés comme vulgaires, répugnants ou obscènes. Et c’est à cause de son aspiration vers l’objectivité et vers la complétude, que le roman naturaliste se sent particulièrement attiré par les bas-fonds de l’être humain et de la société, sujets que la prose narrative n’a touchés qu’en passant et d’ordinaire dans le registre comique. L’intérêt du roman naturaliste pour la misère, pour la dégradation, pour les fonctions organiques saisies dans ce qu’elles ont de plus choquant n’hérite certes pas de l’humour scatologique de la prose de Rabelais, ni de l’ironie désabusée des romans picaresques, ni de la légèreté grivoise mise à la mode par les romans libertins, ni, enfin, de l’impudeur frénétique dégagée par l’œuvre de Sade. Toutes ces attitudes présupposent, en la défiant, la perspective moraliste, alors que l’objectivité prônée par Zola consiste à s’adonner « tout entier aux graves jouissances de la recherche du vrai ». L’auteur des Rougon-Macquart (1871-1893) s’étonne de se voir accusé par ses contemporains « d’avoir pour unique but la peinture des tableaux obscènes ». Son véritable but, précise-t-il, a été de se perdre dans la copie minutieuse de la vie, quitte à négliger « l’humanité des modèles » (Préface à Thérèse Raquin). S’il a pu s’oublier dans la pourriture humaine, il « s’y est oublié comme un médecin s’oublie dans un amphithéâtre ». L’accusation d’obscénité, soutient Zola, est d’autant plus injuste qu’elle frappe une partie seulement des romans qui se préoccupent de la misère et du vice, personne n’ayant objecté aux frères Goncourt d’avoir peint la défaite d’une âme pure dans Renée Mauperin (1864), ni à lui-même d’avoir fait le portrait d’un homme de science dans Le Docteur Pascal (1893).

Au fond, ce qui, dans la facture naturaliste, a choqué ses adversaires et enthousiasmé ses admirateurs, ce n’est pas l’ambition scientiste, mais la manière inédite dont les écrivains appartenant à ce courant représentent les couches les plus misérables de la société, considérées en particulier dans leurs rapports avec la nouvelle ère industrielle. En rejetant l’idéalisme romanesque et, plus généralement, toute perspective qui identifie « l’humanité des modèles » à leur noblesse innée, le naturalisme s’est du même coup débarrassé à la fois de l’idée que la beauté morale est susceptible d’apparaître à n’importe quel niveau de la société (comme le pensaient Richardson et les romanciers idéalistes du XVIIIe siècle) et de « la loi de l’éloignement », qui place l’innocence et la grandeur morale soit dans les couches sociales les moins favorisées, soit dans les contrées les plus éloignées.

Aussi bien la formule de Richardson que l’idéalisation plus récente du malheur social chez Sue et Hugo veulent faire croire au lecteur que les déshérités de la terre sont immédiatement éligibles à la promotion sociale grâce à leur grandeur morale, Pamela pouvant devenir du jour au lendemain l’épouse de son maître, Jean Valjean amassant une immense fortune après sa conversion, et Fleur-de-Marie passant en un clin d’œil de la fange au rang de princesse. Des œuvres comme Germinie Lacerteux et L’Assommoir (1877), en revanche, s’efforcent de réfuter cette proposition et, se consacrant entièrement à l’étude de la laideur morale du monde moderne, démontrent que les exclus y sont tout aussi corrompus que les privilégiés. Les pauvres, arguent les Goncourt et Zola, sont à plaindre non seulement à cause de leur dénuement matériel, comme le pensaient Hugo, Dickens, Sue, mais aussi et surtout à cause de l’abrutissement dans lequel ce dénuement les plonge. La mise en accusation de la société qui provoque et tolère cet état de choses est d’autant plus convaincante que la pauvreté n’y est pas présentée comme la source proprement dite de la dégradation des personnages, mais comme la condition qui l’aggrave et la rend invincible.

Dans Germinie Lacerteux, le personnage éponyme est une servante qui, orpheline et pauvre, a quitté son village à quatorze ans pour chercher fortune à Paris. Employée chez Mlle de Varandeuil, vieille fille née avant la Révolution, Germinie est profondément dévouée à sa maîtresse, qui, se souvenant de ses propres malheurs pendant la Terreur et le Directoire, la traite fort honnêtement. Tout en remplissant avec joie les devoirs de son état de servante, Germinie, mue par le désir naturel de protéger un autre être humain, passe son temps à gâter Jupillon, fils d’une crémière qui habite dans le même immeuble. Or, la seule manière d’obtenir la sympathie de Jupillon et celle de sa mère consiste à les servir. En satisfaisant les caprices du fils Jupillon, et, plus tard, en devenant sa maîtresse, Germinie souhaite s’aménager un espace qui échappe à sa condition servile, mais ses moyens d’action sont fatalement limités aux ressources de cette condition. La bassesse de Jupillon et celle de sa mère aggravent le dilemme de Germinie, qui, voulant remplir à la fois ses obligations légitimes auprès de Mlle de Varandeuil et satisfaire les exigences déraisonnables de son amant, s’épuise à servir deux maîtres. Trahie dans son amour, auquel elle ne parvient pas à renoncer, la pauvre servante s’humilie de plus en plus devant son jeune amant, qui exige de l’argent pour consentir à la voir. Après lui avoir sacrifié ses économies, elle fait des emprunts dans le voisinage et en arrive même à dérober une petite somme à sa maîtresse. Comme si les difficultés morales de Germinie ne suffisaient pas à la briser, son corps, éveillé à la sensualité, réclame à son tour son dû. Abandonnée par Jupillon, la servante, tourmentée par sa chair, finit par chercher ses amants dans la rue. La dégradation ne cesse qu’avec sa mort : espionnant les aventures du jeune Jupillon qu’elle aime encore, Germinie passe une nuit dans le froid, tombe malade et s’éteint. Après sa disparition, Mlle de Varandeuil découvre avec stupeur la vérité sur la double vie de sa servante, mais, se souvenant de sa dévotion, lui pardonne.

Dans ce roman, les frères Goncourt reprennent à leur façon le propos polémique de Shamela, l’histoire de la servante délurée et hypocrite dont les actions parodient celles de son homologue, la vertueuse Pamela. Les Goncourt abondent dans le sens de Fielding, lorsqu’ils montrent que, par sa nature même, la condition servile encourage la duplicité et déguise la débauche. Mais cette fois, la servante débauchée est un objet tragique. Les Goncourt, dans leur préface à Germinie Lacerteux, soulignent eux-mêmes la part de tragédie dans cette œuvre, une tragédie moderne, dans la mesure où le désespoir de l’héroïne n’est pas racheté par la conscience de sa dignité. Le désespoir de Germinie ressemble à celui qui conduit Emma Bovary au suicide : il est engendré par la certitude de vivre dans un monde laid, opaque aux désirs, réfractaire à l’aspiration au bonheur. L’individu n’est pas simplement vaincu dans ses efforts d’en surmonter les obstacles, il se sent lui-même gagné, pénétré et avili par la laideur du monde ; et comme la dégradation qu’il subit ne comporte pas d’appel, l’amertume qu’elle dégage n’est adoucie par aucune consolation. Il est facile de voir que cette constellation affective n’a pas de précédent. Moderne, cette tragédie est également prosaïque, car le choc entre le personnage et le monde a lieu en grande partie au niveau infra-moral. La nature des forces qui animent Germinie change progressivement au cours de l’action, et l’histoire d’une passion inspirée par un être indigne devient celle d’une érotomanie inguérissable. L’amour dégradant, thème traité dans le registre sérieux par l’abbé Prévost dans Manon Lescaut et repris fréquemment au XIXe siècle, est mis ici en rapport avec la condition servile de Germinie : son enfermement l’empêche de chercher attentivement un être qui mérite son affection, alors que l’habitude de la dépendance lui interdit de s’affranchir de l’amour avilissant et des pulsions érotiques déréglées. La victoire de ces pulsions, par ailleurs, figure sans doute ici l’impuissance des êtres réduits à la servitude de se saisir d’eux-mêmes, de se prendre en charge : la pratique de l’indépendance leur fait défaut. Situés au niveau le plus bas de la société, n’ayant jamais l’occasion de dominer les autres, rien ne les prépare à se dominer eux-mêmes.

Ces êtres complexes et démunis, ces pitoyables victimes de forces biologiques et sociales incontrôlables, peuplent également les romans de Zola. L’Assommoir, l’œuvre qui a valu à son auteur la célébrité, évoque le Paris des travailleurs pauvres, en particulier le milieu des ouvrières blanchisseuses. Dans l’ébauche manuscrite du roman, Zola décrit le personnage de Gervaise dans ces termes : « Une bête de somme au travail, puis une nature tendre ; un fond de femme excellent… Chacune de ses qualités tourne contre elle. Le travail l’abrutit, sa tendresse la conduit à des faiblesses extraordinaires10. » Le roman concrétise ces traits lentement, le long d’un récit qui suit le destin de Gervaise, de ses mariages et de ses occupations. Gravitant entre trois hommes, son premier mari Lantier, coureur de jupons, son second époux, Coupeau, ouvrier zingueur qu’un accident de travail rend invalide juste le temps de s’habituer à la fainéantise et à l’alcool, et enfin l’honnête Goujet, ouvrier forgeron qui l’aime respectueusement, Gervaise joue pendant longtemps la carte de la probité et du travail bien fait. Mais le destin l’a placée au cœur de la jungle urbaine, dans les quartiers ouvriers du Nord parisien, peuplé de gens affamés et endurcis. Les ennemis abondent, irrités par la vitalité de la jeune femme : Virginie, amante et plus tard épouse de Lantier, les Lorilleux, les Boche et les Poisson, voisins envieux et mesquins. Bien partie, l’ascension sociale amorcée par Gervaise, qui parvient à gérer sa propre blanchisserie, s’enlise. Pour affirmer son statut parmi les voisins, Gervaise et Coupeau font des dépenses gastronomiques excessives ; devenu alcoolique, Coupeau s’abrutit graduellement ; Lantier réapparaît et séduit Gervaise ; celle-ci néglige la blanchisserie et perd sa clientèle. La décadence s’ensuit : Nana, la fille de Gervaise, tourne mal, Coupeau est enfermé à Sainte-Anne, Gervaise, obligée de se prostituer, meurt dans le dénuement le plus total. Bref, la jeune femme, qui au début tranche si vigoureusement sur son milieu, subit une conversion progressive de ses habitudes et finit par s’assimiler inéluctablement à la corruption qui l’entoure.

Entre le milieu et les personnages qui l’habitent des liens se tissent, qui pénètrent profondément dans leur intériorité : les désirs, les sentiments, les réflexions, et les décisions des individus participent pour ainsi dire du champ moral et pulsionnel dégagé par le milieu ambiant. Après l’accident de Coupeau, Gervaise se dévoue à son époux blessé et déprimé, non pas tant parce qu’elle décide de le faire, mais parce que cette dévotion va de soi : « Son homme avait la jambe droite cassée ; ça, tout le monde le savait ; on la lui remettrait, voilà tout. Quant au reste, au cœur décroché, ce n’était rien. Elle le lui raccrocherait, son cœur. Elle savait comment les cœurs se raccrochent, avec des soins, de la propreté, une amitié solide11. » Cette solidarité irréfléchie, cependant, se révèle être un terrible piège. Coupeau commence à boire sous l’influence de mauvaises amitiés, qu’il n’a pas l’idée de combattre, et Gervaise, minée par la « faiblesse extraordinaire » que lui attribue l’auteur, le laisse faire. Plus tard, lors du retour de Lantier, le ménage à trois s’établit sans difficulté, engendré par la simple convergence des intérêts et des pulsions. Gervaise comprend bien sa position : « Oui, Coupeau et Lantier l’usaient, c’était le mot ; ils la brûlaient par les deux bouts, comme on le dit de la chandelle », mais elle s’accommode, parce que les désirs des autres la traversent, deviennent siens : « Puis elle pensait que les choses auraient pu tourner plus mal encore. Il valait mieux avoir deux hommes, par exemple, que de perdre deux bras. Et elle trouvait sa position naturelle, une position comme il y en a tant ; elle tâchait de s’arranger là-dedans un petit bonheur. » Cette disponibilité à l’égard de ses proches continue jusqu’à la fin, et lorsque Coupeau, agité par le delirium tremens, est interné à Sainte-Anne, Gervaise, loin d’en être dégoûtée, souhaite deviner ce qui se passe dans le corps de son époux : « Ayant vu les médecins poser leurs mains sur le torse de son homme, elle voulut le tâter elle aussi. Elle s’approcha doucement, lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissa une minute. Mon Dieu ! qu’est-ce qui se passait donc là-dedans ? »

Est-ce de la bonté ? de la non-résistance au mal ? Chez Zola les personnages qui refusent de participer à cette interpénétration des désirs et des pulsions sont stigmatisés à bon escient comme des êtres rigides et mesquins : les Lorilleux, les Boche. Mais ceux qui s’y laissent entraîner finissent par céder à la corruption environnante. L’individu replié sur lui-même est démasqué d’emblée comme un monstre, mais celui qui s’ouvre aux autres sombre avec eux. Préservé uniquement par l’égoïsme, par l’avarice et par la méchanceté — les vices bourgeois —, l’individu s’effondre s’il pratique les vertus contraires, l’attention aux autres, la générosité, la mansuétude. Poser cette alternative dans ces termes revient à refuser à l’individu la place, jusque-là privilégiée, qu’il occupait dans toutes les anthropologies romanesques antérieures. Effectivement, Zola croit, comme beaucoup de ses contemporains, que l’individu est, dans le pire des cas, le lieu de la résistance au bien, et, dans le meilleur, celui de la non-résistance au mal. Simple cellule dans le tissu de la société, l’individu ne saurait être vecteur d’énergie et d’autant moins porteur d’idéal, et cela non pas à cause de son imperfection métaphysique, mais simplement parce que sa vocation consiste à se joindre à la vie commune, à se mêler à ses semblables, dans une fusion qui est beaucoup plus intime qu’une simple association. Zola ne se contente donc pas de défendre, face à l’idéalisme romanesque, une vision mieux calibrée de l’individu dans son rapport avec les normes ; il rejette tout individualisme et déplace le point de jonction entre les normes morales et la réalité vers la société dans son ensemble. Aussi, comme Germinal (1885) tente de le démontrer, la collectivité est-elle le véritable porteur de l’idéal, la question du bien et du mal se résumant à savoir quelle est la forme optimale d’union intime, d’interpénétration sociale des êtres. La réponse de Zola est que cette forme passe par le travail, par un travail libéré bien entendu de la servitude, et donc de la corruption que l’injustice sociale impose aux hommes.

Portés à leurs limites, l’intérêt pour l’imperfection humaine et la méthode de l’enracinement conduisent à une vision excessivement sombre de la vie humaine. Pourtant, par une sorte de renversement imprévu, et qui n’est certes pas dû uniquement à l’ambition scientifique de Zola, l’espoir d’une société meilleure se dessine à l’horizon, une société qui, guidée par la science (comme dans Le Docteur Pascal, 1893), conciliera le travail avec la solidarité collective.

L’ÉCOLE DE L’EMPATHIE, II

Les découvertes d’Austen : la banalisation et l’intériorisation de l’intrigue, ainsi que la notation attentive des modifications infinitésimales dans les opinions des personnages à propos d’eux-mêmes et de leurs relations avec les autres formeront la matière du roman psychologique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, en particulier sous la forme qui lui a été donnée par Henry James, Wilhelm Raabe et Joseph Conrad.

La difficulté de comprendre nos désirs, nos impulsions et nos raisons d’agir ainsi que ceux des autres a certes reçu un traitement sérieux, voire tragique, dans le passé. Il reste néanmoins vrai que pendant longtemps ce genre d’incompréhension a été présenté comme une exception à la règle. Or à mesure que le roman accorde à la vie de tous les jours une nouvelle dignité, à mesure que les soucis les plus modestes deviennent l’objet d’une attention respectueuse, la difficulté de comprendre le prochain dans les situations ordinaires cesse de provoquer le sourire et, prise au sérieux, est ressentie, dans sa sphère d’action, comme une situation fort répandue et comme la source possible de grands malheurs. Du coup, les secrets les plus anodins des gens qui vivent dans notre entourage acquièrent des dimensions alarmantes.

Un facteur supplémentaire rend encore plus dramatique ce genre de situations. Dans un monde où l’universalité des normes morales est tenue pour acquise (comme chez Fielding), ou encore dans un milieu dont l’exiguïté assure l’homogénéité des valeurs (comme chez Jane Austen), la difficulté de comprendre les autres trahit d’ordinaire l’esprit obtus d’une personne, sa mauvaise volonté ou l’aveuglement causé par la vanité. Si cependant l’univers pris en considération par l’œuvre est peuplé d’individus appartenant à des milieux ou à des nations différents, qui se conforment par conséquent à des normes dissemblables, la difficulté de comprendre les pensées et les raisons d’agir des autres cessera d’être l’effet d’une insuffisance individuelle et prendra un caractère pour ainsi dire objectif. Mise dans une telle situation, la personne la plus ouverte, la plus bienveillante et la plus modeste risque de se tromper, tout simplement parce qu’elle ne connaît pas les règles de conduite suivies par les autres.

Mais comment procéder pour parvenir à la connaissance de ces règles ? Dans la littérature des périodes précédentes, on estimait que les maximes qui gouvernaient la vie d’une collectivité sociale ou ethnique étaient clairement formulables et donc faciles d’accès tant aux membres de cette collectivité qu’aux gens qui l’observent de l’extérieur. On savait pertinemment que les gens pauvres et sans vertu ne se gênaient aucunement de mentir, de tricher et de voler, et que les nations avaient chacune ses défauts, les Espagnols étant orgueilleux, les Français légers, les Italiens insondables. Cette anthropologie rudimentaire était censée épuiser l’explication de la diversité des comportements moraux, en sorte qu’il suffisait d’identifier l’origine et l’occupation d’un individu quelconque pour avoir la clé de sa manière d’agir.

Plus tard, la méthode de Scott souligne combien il est difficile pour un étranger d’appréhender les règles de conduite d’une communauté donnée. Lorsque les hasards de la vie mettent Edward Waverley en présence des Highlanders, plutôt que d’apprendre une liste de règles explicites, il assimile silencieusement un ensemble de routines à première vue mystérieuses. De même, Olénine, dans Les Cosaques de Tolstoï, se creuse l’esprit pour comprendre les villageois cosaques, mais ses hypothèses sont chaque fois démenties par les faits, tant il est difficile d’articuler le contenu des habitudes inconnues dans une forme explicite et stable.

Pour étranges qu’elles soient, les mœurs que doivent affronter Edward Waverley et Olénine sont loin de représenter le cas le plus obscur : les consignes qui régissent la vie écossaise ou cosaque sont suivies par tous les membres de la communauté. Que se passe-t-il, en revanche, lorsque la différence entre les usages des communautés n’est pas tout à fait évidente et lorsque, de surcroît, les membres de la collectivité ne se conforment pas tous de la même manière à la règle générale ? Cette situation est précisément celle qui intéresse Henry James.

Ses romans, comme ceux d’Austen, décrivent un milieu social étroit en soulignant la dignité morale des soucis quotidiens. Comme beaucoup d’auteurs du XIXe siècle, James réfléchit à la diversité des mœurs, mais il se penche sur le choc des cultures qui se ressemblent. Il s’intéresse, enfin, à un aspect que les écrivains d’avant lui n’avaient encore jamais traité, le caractère tacite, inexprimable, des maximes de conduite. Dans ce but, James reprend la méthode de l’empathie et le discours indirect libre légués par Austen en les mettant au service de l’évocation directe de la vie intérieure et en évitant soigneusement le vocabulaire abstrait de la morale. Cette manière de peindre la complexité de la psyché représente-t-elle le choix d’un auteur à la recherche de l’originalité ou est-ce le signe qu’à cette époque la manière de comprendre le comportement moral subit un changement profond ? Dans son ouvrage sur James et la vie morale moderne12, Robert Pippin penche vers la seconde possibilité.

Comme Austen, James choisit des intrigues dépourvues d’aventures et de retournements. Ses lecteurs connaissent bien l’extraordinaire lenteur de la démarche, l’insignifiance des événements, les hésitations infinies des personnages, leurs conversations qui tournent gauchement autour de leur objet. Graduellement, ces lecteurs comprennent néanmoins que cet univers de mouvements infinitésimaux et de tropismes à peine lisibles est traversé par de profondes inquiétudes. L’héroïne de la nouvelle Daisy Miller (1878), œuvre appartenant à la première période de James, est une jeune américaine qui visite l’Europe avec sa mère et son petit frère. Appartenant à une famille de nouveaux riches, Daisy méprise les conventions sociales et s’attire ainsi l’hostilité de ses compatriotes établis à l’étranger. Accusée d’immoralité, elle est mise au ban de la communauté américaine de Rome. Seul Frederick Winterbourne, à moitié amoureux d’elle, espère que malgré les apparences, l’imprudente Daisy soit au fond une brave fille. Les moments décisifs de la nouvelle sont des événements anodins : Daisy décide de visiter le château de Chillon en compagnie de Frederick dont elle vient à peine de faire la connaissance ; à Rome elle se montre au jardin Pincio en compagnie du jeune Italien Giovanelli ; elle passe, enfin, une longue soirée au Colisée, seule avec ce même Giovanelli. Ces « faux pas » provoquent dans le milieu américain de Rome une nervosité prodigieuse et Frederick Winterbourne lui-même, l’ayant surprise au Colisée avec Giovanelli, la gronde sévèrement. Mais c’est une sévérité d’amoureux et ni Winterbourne ni le lecteur ne savent s’il faut donner raison à la communauté d’expatriés et condamner la jeune fille ou simplement hausser les épaules devant l’excentricité de sa conduite.

Dans les intrigues des romans d’amour, la vivacité de la jeunesse l’emporte d’ordinaire sur la pruderie ridicule des gens âgés, mais dans cette histoire l’irritation du milieu américain sera en fin de compte justifiée. Le lecteur comprend que le jeune Giovanelli, coureur de dot, se soit senti offensé par la désinvolture avec laquelle Daisy, après s’être montrée avec lui dans le jardin Pincio, lui fait comprendre qu’elle ne l’épousera pas. Étant lui-même immunisé contre le paludisme, Giovanelli, par négligence, ou peut-être afin de se venger du refus de Daisy, ne la prévient pas que pendant la nuit passée au Colisée, la jeune fille a pris le risque d’attraper la malaria. La jeune Américaine tombe malade et meurt quelques jours plus tard. Les raisons de la conduite de Giovanelli ne sont pas tirées au clair, mais il est certain que Daisy ne fait guère attention à la susceptibilité des gens qui l’entourent. S’il est vrai que ceux-ci ne comprennent pas son innocence, il est tout aussi vrai que, réciproquement, elle demeure insensible à leurs raisons d’agir. Au départ l’enjeu de la situation semble banal (faut-il ou non respecter les convenances ?) et la transgression de Daisy n’a rien à voir avec l’immoralité dont on l’accuse, et pourtant l’anecdote révèle une vérité morale profonde, à savoir que la liberté prise à l’égard des convenances exige qu’on prête une attention particulière à la personnalité et aux susceptibilités individuelles du prochain.

L’attention prêtée à l’individualité des autres, qualité qui fait en général défaut aux Américains peints par James, n’est cependant pas toujours présentée en termes favorables. Ce sont d’ordinaire les habitants raffinés et corrompus du Vieux Monde, les Italiens, les Françaises et certains parmi les Américains expatriés, qui maîtrisent l’art de déchiffrer les caractères et d’en découvrir les points vulnérables. Tout aussi sûre d’elle-même que Daisy Miller, la protagoniste de Portrait de femme (1880-1881), l’œuvre qui a rendu James célèbre, souffre de la même incapacité de pénétrer la personnalité et les motivations des gens qui l’entourent. La belle Isabel Archer, en visite en Angleterre, reçoit un héritage inattendu de la part de son oncle. Courtisée par deux excellents jeunes gens, un riche Américain et un lord anglais, Isabel leur préfère Gilbert Osmond, un expatrié beaucoup plus âgé qu’elle, veuf et père d’une jeune adolescente. Ayant fait sa connaissance par l’entremise d’une amie française, Mme Merle, Isabel est séduite par l’élégance et le détachement d’Osmond. Après le mariage, cependant, elle découvre qu’il est un raté qui l’a épousée pour son argent à la suggestion, précisément, de Mme Merle, qui se révèle être la mère de la jeune adolescente. De façon plus appuyée que dans Daisy Miller, James attribue la franchise et la spontanéité de l’Américaine à son manque de perspicacité et associe, par contraste, la lucidité de Mme Merle et d’Osmond à leur hypocrisie et à leur cynisme. À la fin Isabel Archer décide néanmoins de rester auprès d’Osmond pour des raisons qui demeurent énigmatiques : est-ce la fierté, la compassion, le souci pour l’adolescente qui est maintenant sa belle-fille ? Difficile à savoir. Les personnages de James ont leur centre de gravité en eux-mêmes et il agit silencieusement.

Dans le choc culturel décrit par James, il est si difficile aux Américains qui vivent en Europe de contourner les pièges d’une civilisation plus vieille que la leur, précisément parce que les deux mentalités apprécient en principe les mêmes qualités morales — la droiture, l’intelligence, les bonnes manières et le bon goût — et que les différences — un supplément de droiture chez les Américains, un excédent de bon goût chez les habitants du Vieux Monde — ne semblent que des nuances, le choc demeurant infinitésimal. Pour les Américains de James qui voyagent en Europe, le Vieux Continent abrite une civilisation plus mûre que la leur, plus riche en distinctions et face à laquelle ils se sentent démunis, courts de paroles. Le choc subi par les protagonistes de James n’est donc pas « régressif », comme ceux vécus par Waverley ou par Olénine, personnages qui tentent de s’adapter à des mœurs archaïques ou primitives, mais a, au contraire, un caractère « progressif », parce qu’il invite les Américains qui visitent l’Europe à s’adapter à des coutumes réputées plus civilisées. Les Américains de James ne peuvent donc pas se soustraire aux effets du choc en pliant tout simplement bagage. Ils ne peuvent pas se rassurer eux-mêmes en s’avouant, comme le font Waverley et Olénine, qu’après tout leur genre de vie, si imparfait qu’il soit, n’en représente pas moins le sommet de la civilisation. Un tel retour en arrière, dans le cas des personnages de James, serait perçu comme une défaite culturelle inconcevable. Infinitésimale et progressive, la différence entre les mœurs américaines et celles du Vieux Continent est impossible à saisir et à formuler en termes précis, et c’est la raison pour laquelle ces personnages subissent le choc culturel sous les espèces contradictoires d’un attrait irrésistible et d’un malaise impossible à définir.

Ces sentiments ambigus sont ceux qu’éprouve Lambert Strether, le protagoniste des Ambassadeurs (1903), roman qui appartient à la dernière facture, allusive et raffinée, de James. Mme Newsome, veuve américaine riche et autoritaire, envoie son ami Strether à Paris avec la mission de faire rentrer au Massachussetts son fils, le jeune Chadwick Newsome. En cas de succès, elle promet à Strether de l’épouser. Arrivé à Paris, Strether découvre les plaisirs inattendus de la vie en France et se rend compte que Chad s’est métamorphosé en un personnage distingué et sûr de lui qui ne songe pas à regagner ses foyers. À l’occasion, Strether fait la connaissance de l’élégante Mme de Vionnet, censée avoir exercé une influence décisive sur les manières et les goûts de Chad. Comprenant graduellement la supériorité de la nouvelle vie de Chad, dont il découvre également la corruption morale (Chad, se rend-il compte, est l’amant de Mme de Vionnet), Strether renonce à persuader le jeune homme d’obéir à sa mère et abandonne le projet d’épouser celle-ci. L’action fait presque entièrement défaut à ce roman, qui raconte une découverte d’ordre moral et non pas une série d’exploits. Mais cette découverte demeure fuyante, insaisissable. Le lecteur n’apprend presque jamais ce à quoi pensent Strether et Chad, ni comment ils formulent leurs certitudes et leurs perplexités. Les personnages eux-mêmes ne disposent guère d’un vocabulaire moral bien articulé et d’ailleurs ne semblent nullement en ressentir le besoin. Au terme d’échanges prodigieusement flous, au cours desquels ils s’épient mutuellement (et se surveillent eux-mêmes comme s’il s’agissait de personnes qu’ils connaissent à peine), ils parviennent péniblement à des conclusions instinctives, qu’ils ne formulent jamais explicitement. Et pourtant la force et la justesse de ces conclusions sont étonnantes.

Au début de la quatrième partie, par exemple, Strether déclare en grande hâte à Chad qu’il souhaite le persuader de rentrer immédiatement aux États-Unis. Ayant lâché ces paroles,

il fut le seul à en être littéralement déconcerté, tout d’abord. Car Chad les accueillit de l’air d’une personne qui a reposé gracieusement, pendant que le messager, qui vient enfin de parvenir jusqu’à elle, dévorait deux bons kilomètres de poussière. Durant les quelques secondes qui suivirent, Strether eut le sentiment d’avoir réellement fait un effort trop violent : il n’était même pas sûr que son front ne fût pas mouillé de sueur. La conscience qu’il en eut ne put que se féliciter avec gratitude du regard que lui accordèrent les yeux du jeune homme, tout le temps que vibra le silence. Il y vit se refléter l’image de son désarroi momentané (et le diable était que ce reflet se teintait d’une sorte de retenue de bonté). Il en résulta que notre ami sentit poindre une crainte : celle de voir Chad « neutraliser » l’affaire — tout neutraliser — en lui manifestant sa pitié. Une telle crainte (toute forme de crainte) était désagréable. Mais qu’est-ce qui ne l’était pas ! C’était étrange, comme tout avait pris soudain une tournure déplaisante13 !

Typique, ce passage décrit le malaise qui envahit brusquement Strether aussitôt qu’il a formulé son message, la peur qu’il ressent d’avoir peut-être fait une intervention entièrement déplacée, étant donné la distance — devenue soudainement perceptible — qui le sépare du jeune homme. Aucun de ces éléments n’est formulé dans le langage explicite des sentiments moraux, comme l’aurait fait Stendhal, qui aurait sans doute écrit : « Strether se sentit gêné ; il perçut d’un coup la distance qui le séparait du jeune homme et eut peur d’avoir manqué d’adresse. » Chez James, l’évocation de ces sentiments néglige leur nomenclature, pour se concentrer sur le face-à-face silencieux des deux interlocuteurs. Le passage est raconté du point de vue de Strether, mais sans que l’auteur fasse usage du véritable style indirect libre : l’empathie ici ne consiste pas à deviner et à reproduire les paroles du personnage, mais, allant plus loin encore, à entrevoir — directement et non pas par l’entremise du monologue intérieur — les sentiments et les états d’esprit du personnage. Lorsque le narrateur note, par exemple, dans les yeux de Chad « l’image de son désarroi momentané (et le diable était que ce reflet se teintait d’une sorte de retenue de bonté) », il décrit non pas le regard proprement dit de Chad mais l’impression fugace qu’en reçoit Strether.

Cet intérêt respectueux accordé aux moindres impressions des personnages au sein même de leurs échanges converge avec le caractère parfaitement anodin des intrigues jamesiennes — un mauvais mariage (Un portrait de femme) ; le retour improbable d’un fils expatrié (Les Ambassadeurs) ; un héritage impossible à accepter (Les Ailes de la colombe) ; un homme marié qui revit brièvement un amour de jeunesse (La Coupe d’or) —, pour souligner la dignité morale des soucis quotidiens les moins spectaculaires. Chez James, la notation des tropismes éphémères souligne la subtilité, le caractère tacite, insaisissable des rapports interpersonnels. Le cœur sensible des héroïnes des romans idéalistes promulguait au XVIIIe siècle une loi morale limpide et obligatoire. Chez James, la psyché n’est pas en mesure d’exprimer clairement ses aperçus fugitifs. Ce bégaiement, cette maladresse morale (si j’ose traduire ainsi l’expression moral inarticulacy introduite par Charles Taylor) assurera l’immense succès ultérieur de ces romans.


1. Stendhal, Le Rouge et le Noir, in Romans et nouvelles, I, éd. Henri Martineau, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 637.

2. Stendhal, La Chartreuse de Parme, in Romans et nouvelles, II, op. cit., p. 196.

3. En anglais, la syntaxe de cette phrase a une saveur archaïque intraduisible : « Since the days of Adam, there has been hardly a mischief done in this world but a woman has been at the bottom of it » (William Thackeray, Barry Lyndon, éd. Andrew Sanders, Oxford, Oxford University Press, coll. World’s Classics, 1984, p. 3).

4. Jane Austen, Emma, trad. Josette Salesse-Lavergne, Paris, Christian Bourgois, coll. 10/18, 1982, p. 29.

5. René Dumesnil cite ces passages dans son « Introduction » à Madame Bovary, in Gustave Flaubert, Œuvres, I, éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 281-282.

6. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, in Œuvres, II, op. cit., 1952, p. 446.

7. Cité par René Dumesnil dans son « Introduction » à Madame Bovary, op. cit., p. 287.

8. In Gustave Flaubert, Œuvres, I, op. cit., 1951, p. 668.

9. Émile Zola, Préface à Thérèse Raquin, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 1979, p. 24.

10. Cité par Henri Mitterand dans son Étude de L’Assommoir, in Émile Zola, Les Rougon-Macquart, II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 1545.

11. Émile Zola, L’Assommoir, in Les Rougon-Macquart, op. cit.

12. Robert Pippin, Henry James and Modern Moral Life, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

13. Henry James, Les Ambassadeurs, trad. Georges Belmont, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1981, p. 568.