… Et pourtant, sous la surface du paysage hospitalier que nous venons de décrire, une faille tectonique s’était ouverte depuis un certain temps. Jusqu’autour de 1850 en France et en Angleterre — et encore un peu plus tard ailleurs — les romanciers les plus prestigieux souhaitent être lus et compris par le grand public. Cependant, la littérature à grand public devint ensuite une activité de plus en plus spécialisée alors que dans certains milieux l’art et la littérature difficiles inspiraient un véritable culte.
La mobilité sociale croissante et la propagation des idéaux démocratiques encourageaient cette division, favorisée aussi par la scolarisation de plus en plus répandue et par la baisse du coût des livres et des journaux. Alexis de Tocqueville avait noté déjà en 1840 que lorsque de plus en plus de gens ont la possibilité d’acheter et de lire de plus en plus de livres, le public sera naturellement attiré par les ouvrages les plus excitants, les plus captivants, et fera moins attention à leur qualité artistique :
Les auteurs y viseront à la rapidité de l’exécution plus qu’à la perfection des détails. Les petits écrits y seront plus fréquents que les gros livres, l’esprit que l’érudition, l’imagination que la profondeur ; il y régnera une force inculte et presque sauvage dans la pensée, et souvent une variété très grande et une fécondité singulière dans ses produits. On tâchera d’étonner plutôt que de plaire, et l’on s’efforcera d’entraîner les passions plus que de charmer le goût1.
Dans une société où toute la population sait lire, pense Tocqueville, la littérature devient une manière parmi d’autres de gagner sa vie, le mérite artistique n’est plus nécessairement la condition du succès et les rares grands auteurs seront entourés par une foule de marchands d’idées. Les véritables artistes écriront pour un petit public capable d’apprécier leur génie :
Il se rencontrera sans doute de loin en loin des écrivains qui voudront marcher dans une autre voie [continue Tocqueville] et, s’ils ont un mérite supérieur, ils réussiront, en dépit de leurs défauts et de leurs qualités, à se faire lire ; mais ces exceptions seront rares.
Ces remarques signalent une situation qui existait déjà en poésie, en particulier en Allemagne, mais concernant le roman elles étaient prophétiques.
LE CULTE DE L’ART,
LA FIN DE L’HISTOIRE
Un des personnages de Heinrich von Ofterdingen (1802) de Novalis est un génie romantique qui dépasse de loin ses semblables. Dans le troisième chapitre du roman, on trouve l’histoire d’un royaume prospère dont le vieux roi, père d’une belle princesse, n’a pas d’enfant mâle. Se promenant dans la forêt, la princesse découvre une petite propriété solitaire où vit un jeune poète. Coup de foudre. Après un certain temps la princesse met au monde un enfant. Ils retournent tous les trois à la cour où le jeune homme chante un poème qui raconte les souffrances et l’héroïsme des poètes. L’aigle du roi vole dans la salle portant au bec une couronne qu’il place sur la tête du poète et le monarque embrasse le couple et accepte l’enfant. Depuis, l’existence du pays est une interminable fête, la poésie ayant transfiguré la vie de tous les jours.
Ce n’est toutefois que pendant la seconde moitié du XIXe siècle que le culte de la poésie a été étendu à l’art et à la littérature dans son ensemble. Entre-temps, la nouvelle conception de l’histoire comme salut séculier avait été largement acceptée. Comme nous l’avons déjà vu, Hegel, Auguste Comte et Marx avaient chacun soutenu que l’histoire venait d’arriver à son point final ou allait y arriver très bientôt, soit en conduisant l’esprit humain vers son ultime fin, l’auto-compréhension (Hegel), soit en garantissant le triomphe de la science (Comte), soit en préparant l’imminente révolution prolétaire (Marx). Ils tenaient pour acquis que le développement historique avait atteint un seuil à partir duquel un seul genre d’activité garderait sa pertinence : la philosophie pour Hegel, la science pour Comte et la lutte politique pour Marx. Dès lors, l’art et la littérature étaient considérés comme dépassés (Hegel) ou comme subordonnés à la lutte politique (Marx).
Arthur Schopenhauer, en revanche, voyait dans l’histoire du genre humain la manifestation interminable et aveugle de la Volonté universelle, génératrice de désirs, de conflits, d’angoisses et de folie. Dans ces conditions, comment les êtres d’exception pourraient-ils ne pas trouver la société insupportable, comment ne se sentiraient-ils pas pareils à des prisonniers politiques jetés aux galères parmi les criminels de droit commun et n’ayant qu’un seul choix : s’isoler ? Ces êtres d’exception pourront cependant échapper au pouvoir de la Volonté s’ils arrivent à transcender les désirs et les conflits de ce monde. Trois voies leurs sont ouvertes : la contemplation artistique, la compassion morale et, au plus haut niveau, le déni de la volonté de vivre. En tant que détachement contemplatif, l’art met les êtres humains en contact avec le royaume des idées platoniciennes et leur fait pressentir la possibilité d’une existence plus noble, illuminée par la compassion. L’art a donc la mission d’ouvrir la voie vers un salut séculier profondément différent de l’efflorescence hégélienne de l’esprit, du triomphe de la science annoncé par Comte et de la rédemption révolutionnaire prêchée par Marx. Loin de promettre le bonheur collectif ou de sauver l’humanité dans son ensemble, l’art, à l’instar des religions ascétiques, apporte la consolation à quelques rares élus. Il ne gouverne ni ne transforme le monde — comme la poésie aspirait à le faire dans le récit de Novalis — mais libère les grands artistes et leurs admirateurs de la servitude du monde.
Étant, à leurs propres yeux du moins, des âmes d’exception, les esthètes, encouragés par la doctrine de Schopenhauer, ne pouvaient donc que mépriser le succès de la littérature commerciale ainsi que les traditions du réalisme social, de la caractérisation complexe et de l’accessibilité. En revanche, l’art et la littérature réservés aux rares élus devenaient l’objet d’un véritable culte. C’est la raison pour laquelle les écrivains qui à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont établi pour le roman des normes hautement astreignantes — les écrivains, en d’autres termes, qui ont créé le modernisme — pensaient devoir produire des œuvres étonnamment originales et exigeantes. Fatigués du règne de la littérature qui obéit à la réalité, ces écrivains promouvaient un sens inédit de l’autonomie de l’art. Au lieu de s’adapter aux désirs des lecteurs, ils exigeaient du public qu’il fasse un effort d’attention de plus en plus considérable pour s’initier aux mystères de leur prose novatrice. La prédiction de Tocqueville selon laquelle les auteurs populaires tâcheront « d’étonner plutôt que de plaire » était tout aussi vraie, peut-être même plus vraie encore, lorsqu’il s’agit des écrivains d’élite.
Comme s’ils faisaient allusion au monde schopenhauerien de la Volonté aveugle et de la souffrance, les romans modernistes se déroulent souvent dans une atmosphère lourde et amère. Les personnages ne savent pas bien quelle est leur place dans le monde ni pourquoi ils font ce qu’ils font. En décrivant ces psychés fragiles, l’écrivain tout-puissant attire le lecteur dans un labyrinthe stylistique dont le sombre désordre, l’ironie mordante et le raffinement intellectuel soulignent la distance de l’œuvre par rapport à la vie réelle. Les liens entre les personnages et leur société s’affaiblissent ou disparaissent, et la figure du solitaire — le solitaire cultivé, de bonne famille, toujours insatisfait — se trouve de plus en plus souvent au centre de ces romans.
LES SOLITAIRES INCONSOLABLES
Les individus trop sensibles qui ne réussissent pas à s’intégrer dans la société ainsi que les personnages qui méprisent les conventions et la loi morale ont depuis toujours eu leur place dans le roman. Les outsiders indisciplinés appartenaient d’ordinaire aux groupes exclus — les tricksters médiévaux, les picaros et picaras du XVIe au XVIIIe siècle, les parias comme la créature de Frankenstein dans le roman de Mary Shelley, Vautrin chez Balzac ou Heathcliff chez Emily Brontë — mais certains d’entre eux, tout en sortant d’un milieu privilégié, se comportaient en rebelles : tels Lovelace chez Richardson, Valmont chez Laclos et les scélérats gothiques comme Ambroise chez Lewis. Les dandys au XIXe siècle — Henri de Marsay dans La Comédie humaine, Pétchorine chez Lermontov — appartenaient à ce type. Les solitaires sensibles, en revanche, étaient des êtres supérieurs qui, n’ayant pas trouvé une âme sœur dans ce monde, finissent par se résigner, abandonner le monde, et parfois mourir. Les femmes bien élevées mais malheureuses dans les histoires élégiaques de Boccace et de Guilleragues, Werther chez Goethe, Hypérion chez Hölderlin, René chez Chateaubriand, Corinne chez Madame de Staël étaient tous condamnés à rester seuls.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle le roman découvre une autre manière, plus banale, d’être solitaire. L’incapacité des gens moyens à s’intégrer durablement dans le monde est examinée par Flaubert dans L’Éducation sentimentale et par Fontane dans Cécile et Effi Briest. Dans ces œuvres, la déception et la solitude ne sont pas inévitables. Des dénouements heureux ne sont pas d’emblée exclus : Frédéric Moreau aurait dû mieux apprécier Rosanette, Effi aurait pu continuer d’être l’épouse heureuse du baron von Innstetten. Chez les naturalistes français on trouve, il est vrai, une exclusion sociale irréversible, mais dans Germinie Lacerteux et dans L’Assommoir les personnages féminins finissent dans la solitude parce qu’une société injuste les empêche de résister à la corruption. Étant donné que les Goncourt et Zola suggèrent qu’une société mieux constituée les aurait épargnées, l’incapacité individuelle de s’intégrer dans le monde n’est pas la vérité ultime de ces romans.
Pendant le dernier tiers du XIXe siècle, une vague de romans pessimistes soutiennent précisément cette thèse, ravivant ainsi l’ancienne solitude élégiaque et lui accordant le statut de vérité fondamentale. Dans Fosca d’Iginio Ugo Tarchetti (1869), Niels Lyhne de Jens Peter Jacobsen (1880), Dom Casmurro de Joaquim Maria Machado de Assis (1899) et Une confession posthume de Marcellus Emants (1894), les protagonistes finissent par être irrémédiablement exclus. Leur triste sort n’est cependant pas déterminé, comme chez les naturalistes, par leur origine sociale, leur hérédité ou leurs maladies. Bien que ces facteurs soient parfois présents, ces individus bénéficient néanmoins d’une certaine liberté d’action. Cette liberté, cependant, ne suffit pas pour lever la barrière qui sépare les protagonistes du reste du monde : à la fin, tout comme chez Goethe, Hölderlin, Chateaubriand et Madame de Staël, la liberté intensifie leur malheur.
Fosca raconte l’histoire d’un jeune officier italien qui, comme beaucoup d’autres personnages de roman de l’époque, a une liaison heureuse avec une belle femme mariée. Envoyé par l’armée dans une petite ville déplaisante loin de sa bien-aimée, Giorgio fait la connaissance de Fosca, nièce du colonel, une femme laide, solitaire et qui souffre de crises périodiques d’hystérie. Fosca déclare sa passion pour Giorgio, lequel, comme on pouvait s’y attendre, la repousse. Le docteur qui s’occupe de Fosca le supplie cependant de rendre visite régulièrement à la jeune femme, afin de calmer sa maladie nerveuse. Giorgio accepte et le docteur, dont l’appartement est mitoyen de celui de Fosca, le laisse entrer chez elle en secret. Fosca devient de plus en plus passionnée et lorsque Giorgio, exaspéré, essaie de quitter la ville, elle le poursuit en lui faisant savoir qu’elle sera toujours à côté de lui, qu’il le veuille ou non. Elle l’aime, elle s’en moque s’il ne l’aime pas, s’il la déteste : tout ce qu’elle veut, c’est l’obliger à se souvenir d’elle. Bientôt elle déclare sa passion devant son oncle, le colonel, lequel, persuadé que Giorgio l’a déshonorée, le provoque en duel. Juste à ce moment, Giorgio reçoit une lettre de sa bien-aimée qui a décidé de rompre avec lui. La veille du duel, Giorgio, malgré sa répugnance, passe la nuit avec Fosca. Le colonel est blessé, mais il guérit ; Fosca meurt peu de temps après et Giorgio, victime d’une dépression nerveuse, retourne dans son village natal.
La thématique naturaliste de la maladie et de la dégénérescence est présente dans ce roman, mais l’attention du lecteur est guidée vers le jeune protagoniste sain et bien élevé. À aucun moment le lecteur n’a l’impression que la vie de Giorgio est nécessairement vouée à l’échec. Le jeune officier finit par perdre le contrôle, mais sans qu’on sache bien pourquoi. Ses aspirations sont modestes : une carrière militaire, une liaison banale avec une femme mariée ; de surcroît il est généreux et n’hésite pas à passer son temps auprès de Fosca pour alléger ses crises. Lorsque le destin frappe, Giorgio n’est pas visé directement : son amante l’abandonne, mais elle ne lui a jamais vraiment appartenu ; Fosca meurt, mais on s’y attendait depuis le début ; le colonel est blessé mais survit. Et pourtant le monde a montré à Giorgio son visage cauchemardesque et le jeune homme se réfugie dans la solitude.
Niels Lyhne de Jens Peter Jacobsen évite également les clichés naturalistes. Dans ce Bildungsroman danois, baigné par la lumière du Nord, le protagoniste découvre lentement le pouvoir de l’amour et de la mort, perd sa foi en Dieu et, après avoir connu la solitude la plus profonde, quitte le monde sans protester. Fils d’une mère romantique et d’un père actif et efficace, Niels hérite le pragmatisme de son père et l’amour de sa mère pour la poésie. Adolescent, il tombe amoureux d’Edele, sa jeune tante de Copenhague, qui s’est installée dans la petite ville salubre de Lonborggaard pour soigner sa maladie pulmonaire. Lorsque Edele, dont la maladie s’aggrave, meurt, Niels, qui a prié avec ferveur pour sa guérison, comprend que le Dieu censé alléger la souffrance des hommes n’existe pas. Il déménage à Copenhague, écrit des poèmes qui n’ont pas de succès et a une liaison platonique avec une femme plus âgée que lui, dont il ne comprend apparemment pas les allusions au plaisir des sens.
Un soir, la veille de Noël, il parle de religion avec le docteur Hjerrild, connu pour ses idées non conformistes. Niels critique le christianisme et Hjerrild réfléchit à la difficulté d’être un hérétique dans un monde gouverné par l’opinion :
Songez à la vie d’un homme qui voudrait mener à bout une telle entreprise. Il ne peut parler sans que des vociférations et des injures accueillent ses paroles. Celles-ci sont dénaturées et sont jetées comme des pièges sous ses pieds, et quand il a réussi à les retirer de la boue et à leur rendre leur signification première, tout le monde fait la sourde oreille… Croyez-vous, Lyhne, qu’on puisse livrer un pareil combat et sentir s’enfoncer dans sa chair tous ces becs de vautours sans être soutenu par cet aveugle enthousiasme qui n’est que du fanatisme ? […] Mais comment devenir fanatique d’une négation ? Fanatique de l’idée qui nie l’existence d’un Dieu ? […] Or, sans l’aide du fanatisme, pas de victoire2…
L’amère réponse du jeune homme rappelle le rejet de la religion par Ludwig Feuerbach : « Dieu n’existe pas et l’être humain est Son prophète. »
De retour à Lonborggaard, Niels goûte les plaisirs amoureux avec Fennimore, l’épouse d’Erik, cousin de Niels. Mais lorsque Erik, artiste raté qui a sombré dans l’alcoolisme, perd la vie dans un accident, Fennimore, persuadée que Dieu lui a envoyé un message, rompt avec Niels. Celui-ci épouse la jeune et pieuse Gerda, qui l’adore au point d’abandonner sa foi pour lui plaire. Gerda et leur enfant tombent malades et meurent, malgré les prières désespérées de Niels — les prières d’un athée, cette fois. Accablé, Niels s’enrôle comme volontaire dans la guerre entre le Danemark et la Prusse. Blessé, mourant, il reçoit la visite du docteur Hjerrild, qui le conseille d’appeler un prêtre. Niels refuse : sa souffrance ne saurait être apaisée par ce qu’il estime être un mensonge. Il choisit la mort difficile.
Tout aussi troublante que la solitude fondamentale acceptée par Niels est, dans le cas de Bentinho, le protagoniste et le narrateur de Dom Casmurro de Machado de Assis, la découverte tardive que toute son existence — amour, vie familiale, paternité — n’a été qu’une suite d’impostures. Il a fait une mésalliance en épousant Capitu, son amie d’enfance dont il est tombé amoureux et qui l’a toujours manipulé. À mesure que leur fils Ezequiel grandit, il ressemble de plus en plus à Escobar, le meilleur ami du couple. Torturé par la jalousie, Bentinho se sépare de sa femme mais porte toujours son image dans son cœur. L’amour d’un homme faible, la conduite énigmatique d’une jeune femme, la double trahison — Bentinho les rapporte sur un ton calme, légèrement ironique.
Plus proche du cauchemar, Une confession posthume de Marcellus Emants raconte à la première personne la vie d’un homme incapable de s’attacher aux gens qui l’entourent et qui, de surcroît, accuse le monde de l’avoir rejeté. Inapte au travail, sans amis, sans relations, il épouse Anna, une jeune femme sans expérience mais qui, se rendant bientôt compte que son mari n’est pas un homme normal, n’accepte plus les rapports conjugaux. Il propose le divorce, mais elle refuse : véritable anti-Emma Bovary, elle veut s’offrir en sacrifice. Profondément humilié par l’attitude de sa femme — et par la brève relation platonique qu’elle semble avoir avec un voisin — le narrateur se lie d’amitié avec une courtisane, laquelle lui demande de plus en plus d’argent. Ce genre de liaison étant de moins en moins abordable, il se propose d’épouser la courtisane et, à cette fin, empoisonne sa femme. Le meurtre étant parfaitement exécuté, il échappe aux soupçons. Sera-t-il capable d’étouffer le remords, d’oublier l’innocence d’Anna et d’épouser la courtisane ? Le roman s’achève sans donner de réponse.
CONVERTIS ET IMMORALISTES
Dans ces romans les échos du pessimisme de Schopenhauer sont clairement perceptibles. Ceux de Tarchetti et de Jacobsen traitent un ensemble de thèmes — l’inadaptation, la renonciation, la compassion — qui se retrouvent dans une certaine mesure chez Flaubert, mais aussi et surtout chez Fontane, Hardy, Pérez Galdós, Eça de Queirós, Machado de Assis et même, de manière infinitésimale, chez Emants. L’idée schopenhauerienne du salut par l’art a eu encore plus d’influence, en particulier une fois que Friedrich Nietzsche en a formulé, dans les années 1870 et 1880, une version plus optimiste. Selon Nietzsche, l’activité artistique n’a rien à voir avec le déni de la Volonté : cette activité représente, au contraire, le sommet de l’énergie humaine, l’affirmation joyeuse de la vie, une affirmation particulièrement séduisante à l’époque où, toujours selon Nietzsche, Dieu est mort et la moralité d’esclaves imposée par le christianisme n’aura de cesse qu’elle ne disparaisse.
Cela ne signifie pas que toutes les formes d’esthétisme portent à la fin du XIXe siècle la marque de l’enthousiasme amoral de Nietzsche. Un des esthètes les plus influents, Joris-Karl Huysmans, essaiera de rapprocher le culte de l’art et l’ascétisme religieux. Au début disciple des naturalistes, Huysmans rompit avec Zola et ses amis. Durtal, protagoniste de son roman Là-bas (1891), rend hommage aux services que les naturalistes ont rendus à l’art, « car enfin, ce sont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches du romantisme et qui ont extrait la littérature de l’idéalisme de ganache et d’une inanition de vieille fille exaltée par le célibat3 ». Ce que le personnage et, bien entendu, Huysmans aussi rejettent, c’est la bassesse de cet art, devenu « dans un jargon de chimie malade, un laborieux étalage d’érudition laïque, de la science de contremaître. […] Nous en sommes venus à un art si rampant et plat que je l’appellerais volontiers le cloportisme ». Cette bassesse cache tout un programme, par l’entremise duquel les apôtres du positivisme s’imaginent pouvoir « expliquer le mystère [de l’âme] par les maladies des sens ». La littérature, pense Huysmans, devrait plutôt restituer l’indépendance de l’individu, en le détachant de manière efficace de son milieu.
Le personnage principal, en fait le seul personnage du roman de jeunesse À rebours de Huysmans (1884), rejette la société et considère l’art comme la vraie voie vers le salut. L’esthète Des Esseintes tourne le dos à l’univers et tente d’engendrer dans sa maison de campagne, les cloisons fermées, à la lumière des chandelles, entouré de livres rares et d’œuvres d’art coûteuses, un monde qui ne dépend que de ses goûts raffinés. Rien ne se passe dans ce roman, le but de Des Esseintes étant précisément d’éviter le monde de l’action et des événements. L’art seul ne peut pas justifier une vie et à la fin Des Esseintes rentre à Paris. Sa vie à rebours a cependant prouvé aux lecteurs de Huysmans, dont Oscar Wilde, Paul Bourget, Stéphane Mallarmé, Paul Valéry et le peintre Whistler, qu’il est possible d’imaginer une existence fondée sur l’art.
Pour Huysmans, tout comme pour Baudelaire et pour leur ami commun Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, le rejet de la société au nom de l’art n’est que le premier pas sur le chemin vers la religion. Après Là-bas, roman qui alterne l’histoire de Gilles de Rais, célèbre tueur médiéval d’enfants, avec la description des cultes sataniques censés avoir lieu à Paris, Huysmans peint dans En route (1895) une conversion graduelle à la foi suivie, dans La Cathédrale (1898), par une acceptation sans réserves de la religion catholique et de la beauté des cathédrales médiévales.
Le dévouement à l’art ne conduit cependant pas toujours à la sainteté. Il peut également servir à la célébration du corps libéré des chaînes de la moralité. Les esthètes qui choisissent cette option s’évertuent à dénoncer l’hypocrisie de la société et se consacrent aux plaisirs des sens. Le culte de la beauté, dans ces cas, est « esthétique » dans le sens primitif du terme, qui fait référence à la perception sensorielle et demeure par définition indifférent aux exigences de la morale. Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1890) raconte la vie d’un jeune homme d’une grande beauté et dont la recherche effrénée du plaisir l’entraîne sur la voie de la débauche, du mensonge et du crime. Ce genre de vie aurait assurément laissé des traces sur le visage de Dorian si le tableau représentant son portrait, caché dans sa maison, ne les avait enregistrées. Dorian ne cesse de rayonner la beauté seulement parce que sa vraie physionomie a été transférée à une œuvre d’art : la peinture lui prête son immobile beauté tout en absorbant son érosion morale croissante.
L’esthétisme sensuel est un des thèmes de l’œuvre de jeunesse d’André Gide, dont Les Nourritures terrestres (1897), écrites dans un style lyrique et sentencieux semblable à celui d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) de Nietzsche, prêchent le remplacement du jugement moral par l’appréciation de l’intensité du vécu. Le récit L’Immoraliste (1902) illustre cette idée. Élevé pour la vie de l’esprit, le jeune protagoniste découvre en cours de route les prestiges des sens et décide d’en suivre les impulsions. Marié à une belle femme qui l’idolâtre, la maladie l’oblige à s’installer sous le ciel clément de l’Algérie, où il s’enivre de lumière et d’amitiés masculines. Grâce à ce régime et au concours généreux que lui prête son épouse, Michel guérit. Le couple retourne en France, où l’artificialité de la vie sociale dégoûte le jeune homme, d’autant plus que son ami Ménalque, qui hait la morale et méprise les principes, lui conseille de chercher un bonheur unique, individuel, sur-mesure. Sur ces entrefaites, l’épouse de Michel tombe malade à son tour, après avoir mis au monde un enfant sans vie. Pour faire renaître l’amour, le couple part à l’étranger, mais alors que l’appel de l’Algérie et de ses beaux adolescents enivre Michel, à chaque étape du voyage l’état de son épouse empire. En dépit des soins que son mari lui prodigue, Marceline se rend compte qu’il la méprise :
Je vois bien, me dit-elle un jour, je comprends bien votre doctrine — car c’est une doctrine à présent. Elle est belle, peut-être, — puis elle ajouta plus bas, tristement : mais elle supprime les faibles. — C’est ce qu’il faut, répondis-je aussitôt malgré moi4.
Sincère avec ses propres désirs, attentif à créer de lui-même le plus intense et le plus irremplaçable des êtres, le protagoniste agit sans juger si l’action est bonne ou mauvaise, balayant tous les obstacles.
SOLITUDE
ET VOCATION ARTISTIQUE
Certains adorateurs de la beauté décident de consacrer leur vie à l’art. C’est le choix de Des Esseintes, le personnage de Huysmans, mais sa méthode — la contemplation d’œuvres d’art rares et coûteuses — demeure assez naïve. L’art exige un engagement plus profond. La vocation d’artiste, sujet qui, à partir du début du XIXe siècle, a joué un rôle important dans la fiction chez E.T.A. Hoffmann, Balzac, Gérard de Nerval, Gottfried Keller et Zola, représente, dans À la recherche du temps perdu (1913-1927) de Marcel Proust, la voie du protagoniste vers le salut. Chez Gide, l’accent mis sur la sensualité et l’égoïsme rend inutiles l’analyse psychologique et les détails d’ordre sociologique : une fois que le personnage découvre la beauté et le plaisir, les débats intérieurs et l’ordre social s’évanouissent. À la recherche du temps perdu, en revanche, examine en détail les complications de la psyché humaine en y ajoutant des descriptions, des scènes dramatiques, des observations sociales et philosophiques à une échelle sans précédent.
Swann, un élégant connaisseur en art, et Marcel, jeune bourgeois et narrateur séduisant, sont tous les deux victimes de passions inexplicables. Tomber amoureux de personnes aussi fades, aussi imparfaites, voire aussi sournoises qu’Odette, demi-mondaine poursuivie désespérément par Swann, ou qu’Albertine, l’objet de l’amour de Marcel, est un malheur énigmatique, impossible à diagnostiquer, semblable à bien des égards à la folie du curieux impertinent chez Cervantès ou à la passion que Nemours inspire à Madame de Clèves dans le roman de Madame de La Fayette. Prévost, dans Manon Lescaut, avait bien senti ce qu’il y a de poignant dans ce genre d’attachement, mais, en se conformant à la psychologie classique, il expliquait l’amour du chevalier Des Grieux par des perfections censées exister effectivement dans l’être aimé, perfections qui, à la faveur de la prospérité ou de la solitude, auraient pu finir par l’emporter sur les défauts de la belle Manon. Chez Proust, loin d’être le reflet des qualités de l’être aimé, le désir, suscité par son inaccessibilité, provoque chez l’amoureux une sorte de défaillance intellectuelle qui l’empêche de discerner les traits de caractère et les véritables intentions de cet être. Nous ne comprenons les autres que lorsqu’ils nous sont indifférents, semble dire la Recherche.
De surcroît, les protagonistes proustiens s’ignorent eux-mêmes, ne sachant mesurer ni la ténacité ni le caractère rusé de leurs propres passions. Swann dans Un amour de Swann, comme Marcel dans La Prisonnière s’imaginent que la tranquillité qui accompagne la possession régulière de l’être aimé est un signe infaillible de l’apaisement, voire de la disparition de l’amour. Il suffit cependant d’un instant de doute, de l’ombre d’une jalousie rétrospective, pour que la passion rebondisse avec une violence inattendue. Dans ces conditions, se voir abandonné par l’objet de cette passion est la plus grande tragédie qui puisse arriver aux amoureux, précisément parce que cet abandon ravive chez eux un désir qui n’a aucune autre raison d’exister. Apprenant le départ d’Albertine le jour même où il se croit assez fort pour pouvoir rompre avec elle, Marcel, au comble du désespoir, est étonné par « [l’]intervalle inouï entre cette lassitude qu’elle inspirait il y a un instant et, parce qu’elle est partie, ce besoin furieux de la ravoir5 ». Il en résulte un véritable vertige solipsiste, si bien souligné par les longs passages introspectifs de l’œuvre.
Concernant la vie mondaine, Proust, à l’instar des moralistes du XVIIe siècle (entièrement approuvés sur ce sujet par Schopenhauer), pense qu’elle est gouvernée par la vaine gloire. Le désir de s’insérer dans la grande société nous rend aveugles et, tout en nous livrant à la discrétion de ceux que nous voulons éblouir, nous empêche en réalité d’en saisir les sentiments et les motivations. Et comme chez Balzac et chez Flaubert, la description proustienne des acteurs qui s’agitent sur le théâtre du monde ne se contente pas d’enseigner une leçon morale à portée générale mais s’attarde longuement sur le détail des physionomies et des conduites individuelles, qu’il s’agisse de celles exhibées par les membres des différentes classes sociales (la famille de Guermantes : ancienne aristocratie, les Verdurin : bourgeois protecteurs des arts, le grand-père du narrateur : petite bourgeoisie de province, Françoise : servante) ou du comportement des individus appartenant aux minorités moins faciles à classer (Bergotte : artiste mondain, Bloch : juif en mal d’assimilation, Charlus et Jupien : homosexuels). Le langage, les gestes, le subtil réseau causal qui régit les désirs et les comportements en les intégrant tant bien que mal dans la niche sociale où ils se manifestent sont peints avec une minutie inégalée, comme si la fine psychologie des passages introspectifs avait besoin, pour prendre tout son relief, d’être insérée dans un monde d’une plausibilité sociale et perceptive à toute épreuve.
Il reste que les personnages de Proust ne sont pas réductibles au milieu qui les entoure, pour la simple raison qu’ils ne parviennent jamais à s’installer tout à fait dans ce milieu ni à le percevoir comme étant véritablement le leur. Tout comme l’amoureux proustien est ballotté entre l’épuisement de son désir et le besoin déréglé de disposer de l’être aimé, les snobs de la Recherche (Legrandin, parmi tant d’exemples) oscillent entre l’affirmation de leur indifférence à l’égard du beau monde et la folle envie d’en être acceptés. Réciproquement, les Verdurin, snobs de l’antisnobisme, créateurs d’un milieu qui n’a pendant longtemps d’autre réalité que celle de leur ambition, s’épuisent à rendre service aux amis qui fréquentent leurs soirées, pourvu que ceux-ci acceptent une sorte de servitude volontaire de la mondanité, en s’engageant à refuser de fréquenter les autres milieux. Et tout comme pour éclairer le comportement des amoureux dans la Recherche il suffit de savoir répondre à la question « Qui ne saurait vivre sans l’autre ? », la question clé du beau monde proustien (si bien formulée par Vincent Descombes dans son Proust6) est « Qui est invité chez qui ? », précisément parce que chez Proust personne ne se sent jamais tout à fait chez soi dans le monde.
Ce qui dans cette œuvre est dû à son temps n’est donc ni le froid examen du piège tendu aux hommes par la vie mondaine, ni celui des affres de la jalousie sans amour — bien que ce thème trouve en Proust son premier spécialiste d’envergure —, mais la prise de conscience d’une séparation irrémédiable entre l’âme et le monde où elle se trouve jetée, d’une incommensurabilité d’autant plus douloureuse qu’aucune instance n’est présente pour en atténuer l’effet. Quelques personnages seulement, la grand-mère et la mère de Marcel et, à peine aperçu, le compositeur Vinteuil, vivent selon les préceptes de Schopenhauer (dont l’influence sur Proust a été admirablement mise en valeur par Anne Henry7). Ils échappent, grâce à leur naïve bonté, au vertige amoureux ou mondain, sans pour autant être tout à fait à l’abri de la méchanceté des hommes. Mais ces êtres, qui rivalisent de grâce et de discrétion avec ceux qui peuplent les récits de Stifter ou de Fontane, ne vivent pour ainsi dire pas à part entière, car ils ignorent les tortures du désir et de l’ambition, les angoisses de la séparation, le vertige de l’incommensurabilité.
Le narrateur du roman, Marcel arrivé à la maturité, examine de loin l’inexpérience et les faux pas du protagoniste, le jeune Marcel. La question qu’il se pose inlassablement est celle de Schopenhauer : comment pouvons-nous échapper à la souffrance qui accompagne inévitablement le désir, les rivalités, les conflits ? La réponse inclut deux des éléments présents dans Le Monde comme volonté et représentation : le déni de la volonté de vivre et le culte de l’art. Mais emboîtant le pas à Bergson et à ses réflexions sur la mémoire, Proust insuffle à ces réponses une nouvelle énergie.
Très tôt dans l’immense ouvrage, une madeleine trempée dans du thé rend soudainement présente au jeune Marcel l’atmosphère de son enfance. Émerveillé, il se rend compte que la mémoire profonde conserve, pour les redécouvrir plus tard, les traces de la saveur de la vie. Cette saveur n’est cependant pas disponible ici et maintenant, car le présent est toujours submergé par les désirs futiles et la souffrance qu’ils causent. Le parfum de la vie ne saurait être respiré qu’à la faveur d’une remémoration involontaire : aussi la madeleine que le narrateur plonge dans le thé, comme il le faisait jadis chez sa tante Léonie, ranime-t-elle — bien des années plus tard — les échos du bonheur enfantin, un bonheur qu’à l’époque il n’aurait pas pu sentir, agité, comme il l’était, par ses envies et ses frustrations. Le déni de la volonté de vivre ici et maintenant n’entraîne pas le rejet du monde. Ce monde est un paradis, mais la seule manière d’en saisir la beauté est de faire revivre le bonheur enfoui dans la mémoire. En elle-même, cependant, la redécouverte involontaire du passé ne saurait guérir l’âme de sa solitude. Faisant écho à l’appel extatique de Nietzsche, la fin de la Recherche nous apprend que la véritable délivrance est opérée par l’art — non pas comme un refuge, mais comme le seul véritable accès à la plénitude du vécu8. La littérature est « la vie enfin découverte et éclaircie9 ». Marcel comprend que l’écriture est à la fois sa véritable vocation et son salut personnel.
CŒURS FATIGUÉS,
LANGAGES EXUBÉRANTS
Ulysse (1922) de James Joyce met en place une version encore plus sombre de la solitude humaine et l’exprime dans un langage plus exubérant encore que celui de Proust. Comme chez ce dernier, les protagonistes d’Ulysse demeurent étrangers au monde qu’ils habitent, mais à la différence de la Recherche, les souffrances des personnages d’Ulysse ne sont pas tant le résultat des mauvaises passions, que celui de l’épuisement de la passion, voire d’une véritable impuissance morale qui influence à la fois leurs gestes et leurs réflexions. Tiraillés entre les regrets, les remords et les hésitations, éprouvant des bribes de désir trop faibles pour les conduire à l’action, incapables de poursuivre un but précis, ces personnages errent à travers la ville de Dublin sans comprendre très bien les raisons qui les empêchent d’agir. L’histoire racontée par les quelque sept cent cinquante pages du roman se réduit à un petit nombre d’actions ayant toutes lieu le même jour, comme si l’intrigue — c’est-à-dire la représentation d’un destin — n’avait qu’une importance minime, la véritable portée mimétique de l’œuvre étant l’évocation du vécu dans son aveuglante immédiateté.
Les deux protagonistes, Leopold Bloom et Stephen Dedalus, sont chacun hantés par la perte d’un être cher, une mère, dans le cas de Dedalus, un enfant décédé depuis plusieurs années, dans le cas de Bloom. Depuis la disparition de son fils, Bloom ne parvient plus à avoir des rapports conjugaux avec son épouse, la belle Molly. Dedalus de son côté ne peut oublier qu’il a gravement offensé sa mère mourante, dont le souhait le plus cher aurait été de le voir retrouver la foi de son enfance. Bloom, qui soupçonne sa femme d’infidélité, a des raisons de croire qu’elle projette de recevoir son amant à la maison le jour même. Ne sachant pas bien quel parti prendre, et n’ayant pas le courage de surprendre les amants en flagrant délit, Bloom traverse la ville, s’affairant dans les bureaux, dans les parcs et dans les tavernes. Son chemin croise celui de Dedalus, qu’il ramène à la maison ivre mort après une beuverie dans une taverne dublinoise. Arrivé chez lui trop tard pour découvrir et punir l’adultère, Bloom rejoint sa femme endormie dans le lit conjugal. Un long monologue de Molly, étendue auprès de son mari, sert d’épilogue au roman.
La prose de Joyce allie deux composantes : d’une part l’attention à l’infinité de détails saillants qui sollicitent la perception humaine, d’autre part la reproduction des moindres images, impressions et bouts de pensées qui forment le flux de la conscience. Richardson, dans Pamela, avait déjà opéré une telle alliance, en faisant alterner les descriptions scrupuleuses du décor et la notation des moindres impressions vécues par l’héroïne. En remettant au jour cette technique, Joyce y ajoute la précision et la verve des naturalistes, ainsi que la minutie de Henry James lorsqu’il note les états d’esprit et les tropismes des personnages. L’étonnante nouveauté chez Joyce est la prolifération des détails à première vue inutiles : alors que, de Richardson au naturalisme, les notations perceptives ou psychologiques ont pour fin d’assister le lecteur dans la compréhension du milieu, de l’histoire et de la thèse morale, dans Ulysse l’extraordinaire luxuriance des notations demeure presque toujours indépendante de l’intrigue et des motivations des personnages.
L’abondance des détails inutiles est particulièrement frappante dans la représentation du flux de la conscience (stream of consciousness) des personnages. Loin de se contenter, comme les romanciers classiques et réalistes, de résumer dans une terminologie morale les délibérations intérieures des personnages, ou d’évoquer, selon la méthode de James, leurs interactions tacites, Joyce présente au lecteur la multitude d’idées, de souvenirs, de lieux communs et de bribes de phrases censées fuser dans l’esprit du personnage :
Cab. Bloo.
Batterie d’accords fracassants. Quand s’empare l’amour. La Guerre ! La Guerre ! Le tympan.
Une voile ! Un voile qui vague au vent sur les vagues.
Perdu. Un merle pipe. Tout est perdu.
La Canne. La Ca, Canne.
Lorsqu’à ses yeux. Hélas !
Tiens ! Tiens ! Coup de bélier !
Martha ! Reviens !
Claccloc. Clicclac. Claqueclac10.
Ce passage, qui se poursuit sur de nombreuses pages, représente-t-il effectivement, comme on l’a soutenu, le mouvement spontané de la pensée ? Ces feux d’artifice linguistiques, plus proches de la poésie que de la prose, semblent plutôt vouloir convoquer des émotions diffuses, inconnues, vertigineuses.
Du coup, au long de ce texte diaphane et lumineux la délibération morale s’éparpille en une myriade d’états d’esprit, semblables par leur multiplicité aux touches de couleur dans les tableaux impressionnistes, dont la contribution à l’effet général, pourtant réelle, demeure dans chaque cas presque imperceptible. Selon Ulysse, l’esprit des gens, tout en regorgeant d’images et d’associations d’idées insolites, souffre d’une forte carence délibérative, carence provoquée peut-être par le tourbillon même que ces images et ces associations engendrent. Par conséquent, le lecteur, en prêtant attention aux innombrables notations dont l’enchaînement lyrique forme le discours intérieur des personnages, en arrive insensiblement à trouver plausible leur étonnante impuissance d’agir.
Cette impuissance, selon Joyce, n’a pas de rémission. L’art, qui chez Proust libérait l’homme de sa servitude, sert ici à la mettre en lumière et non pas à la vaincre. Demeurant extérieur aux destins représentés, l’art en signale doublement le déficit de sens. Il le fait, d’abord, par la référence récurrente à l’Odyssée d’Homère, dont les divers épisodes rendent intelligibles les gestes déraisonnables et les pensées désordonnées des personnages joyciens, tout en soulignant la petitesse de ces derniers. Aussi, Bloom figure-t-il un Ulysse lâche et indécis qui ne quitte jamais son Ithaque, Molly une Pénélope infidèle, Dedalus un Télémaque abandonné des dieux. La force invisible du mythe oriente les mouvements, à première vue chaotiques, de ces individus, mais comme ceux-ci ne sauraient posséder cette clé — qui appartient à une histoire dont l’origine se perd dans la nuit des temps —, le sens secret de leurs propres tribulations leur échappe. Seuls l’auteur et les lecteurs avisés comprennent que la grandeur de l’épopée s’invertit ici en dérision et qu’aux efforts couronnés de succès du héros homérique pour retrouver sa famille et sa patrie correspondent ici l’échec humiliant de Bloom et de Dedalus en quête d’une vraie patrie et d’une vraie famille. La puissance de l’écriture, ensuite, se détache à son tour de l’histoire racontée, qu’elle cesse de servir, pour la soumettre aux besoins de son propre mouvement. L’œuvre contredit délibérément les attentes du lecteur, l’obligeant, par le renouvellement incessant de la surprise, d’apprécier la virtuosité artistique de l’auteur. La splendeur formelle demeure la véritable fin de cette œuvre.
Joyce innove donc en appliquant la minutie naturaliste à la représentation de la vie intérieure des personnages, en émancipant l’écriture du service de l’histoire racontée et en organisant l’œuvre autour d’une armature mythique à la fois invisible et extérieure à celle-ci. Est-ce dire que la réponse qu’il apporte à la vieille question du roman : « Sommes-nous chez nous dans ce monde ? » a moins de pertinence que l’inventivité formelle de l’auteur ? Il est certain que Joyce est célèbre pour sa dextérité stylistique plutôt que pour l’exactitude de ses observations sociales ou pour la profondeur de sa psychologie. Et pourtant, le lecteur patient découvre que la luxuriance du style propose une réponse à la vieille question en soulignant l’étrangeté d’un monde dont les habitants subissent la loi sans la comprendre.
UNE DÉROUTANTE PROXIMITÉ
Les écrivains qui, à la suite de Joyce, ont continué à présenter leurs personnages par l’entremise du flux de la conscience ont poursuivi deux voies divergentes : certains, dont Italo Svevo, Virginia Woolf, William Faulkner, Samuel Beckett et Nathalie Sarraute, ont choisi d’accentuer le thème de la solitude, tandis que d’autres, plus optimistes (Ford Madox Ford, Alfred Döblin, Richard Wright et John Dos Passos), ont tenté d’imaginer une réintégration de l’individu dans la communauté.
Les facteurs historiques ont été décisifs. Nous avons vu comment les guerres européennes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ont inspiré le tournant épique du roman, exemplifié dans les œuvres de Kleist et Walter Scott. La Première Guerre mondiale a joué un rôle tout aussi important dans le développement du modernisme, mais cette fois, à la place de la grandeur martiale, la guerre a mis en relief la faiblesse, la folie et la futilité humaines. Comme Walter Benjamin l’a si bien dit,
jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataile du matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages, et au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain11.
En dévoilant l’instabilité fondamentale de l’univers humain, la Grande Guerre a conféré un poids nouveau à la fois au pessimisme de Schopenhauer et au message révolutionnaire de Marx, encourageant de la sorte les écrivains à rejeter la société « polie », ses illusions et son penchant pour l’autodestruction. Dans un monde déconcertant, les techniques littéraires déconcertantes promettaient au roman, en théorie du moins, la meilleure façon de le peindre.
Dans La Conscience de Zeno (1923) d’Italo Svevo, le protagoniste irrémédiablement solitaire examine son propre comportement capricieux et compulsif à l’aide de la psychanalyse de Freud. Drôle et amer, le récit saute d’un sujet à l’autre sans jamais être cohérent ou fiable. Dans Mrs. Dalloway (1925) et dans La Promenade au phare (To the Lighthouse, 1927) des personnages qui appartiennent à la même famille et passent leur vie ensemble, se conduisent comme s’ils gravitaient en réalité sur des orbites parfaitement étrangères les unes aux autres. La spécialité de Woolf étant le récit successif à la troisième personne des pensées des divers personnages, cette technique, moins choquante que les séquences d’exclamations, d’images et de phrases incomplètes lancées par les personnages de Joyce, suggère une situation où chaque individu demeure prisonnier de l’exiguïté de sa perception et ne parvient à saisir qu’une parcelle infime du monde. À l’intérieur de cette parcelle les autres individus, même ceux dont l’existence devrait en principe compter beaucoup (époux, amis, enfants) n’occupent en fait qu’une place tout à fait marginale, et ne sont aperçus qu’avec une sorte de surprise mêlée d’une légère répulsion. Les questions secrètes qui semblent sous-tendre les réflexions des personnages woolfiens, même les plus généreux et les plus admirables telle Mme Ramsay dans La Promenade au phare, sont de savoir « pourquoi les autres existent ? » et « pourquoi leurs vies sont entremêlées à la nôtre ? ». Seules des manœuvres compliquées et silencieuses, dont le détail forme l’anecdote des romans de Woolf, permettent à ces individus d’éviter les obstacles semés sur leur route par la présence de leurs proches.
Chez William Faulkner, l’isolement des protagonistes est encore plus cruel. Dans ses romans, le théâtre et la teneur de l’action ne peuvent être reconstitués qu’indirectement, à partir des perspectives individuelles d’êtres dont les discours mélangent la complainte du moi blessé et le murmure menaçant de ses désirs inassouvis. Les névrosés, les psychotiques, les arriérés mentaux peuplent ce monde, leurs défauts et maladies psychiques figurant la solitude humaine et les frontières interpersonnelles qui la rendent indépassable. Dans Le Bruit et la Fureur (1929), l’argument est presque insaisissable à la première lecture. Seule une fréquentation ultérieure ou les commentaires des critiques spécialisés permettent au lecteur d’entrevoir une sorte de convergence entre les quatre monologues poétiques qui composent le roman et de comprendre vaguement les rapports qui réunissent entre eux le jeune Quentin Compson, la belle Caddy qu’il aime d’un amour incestueux, le reste de la famille, et Benjy l’imbécile qui ne survit que grâce à l’immense bonté des serviteurs noirs. Rien, ou presque rien, des interminables dialogues auxquels Benjy assiste sans les comprendre, rien ou presque rien des divagations de Quentin, ni des ratiocinations de Jason ne fait avancer l’action, au point que le lecteur a le droit de se demander si l’expression « faire avancer l’action » garde un sens quelconque dans l’univers couvert de brumes torrides qui est celui des romans de Faulkner. De surcroît, et comme dans Ulysse, les dialogues, les réflexions et les souvenirs présentés dans le texte — par le biais des consciences individuelles qui occupent successivement le devant de la scène — ne servent pas l’intelligibilité générale de l’histoire, mais sont étalés comme une sorte de matière narrative première dont le lecteur astucieux saura, tant bien que mal, déduire l’argument du livre.
Distinguons donc les romans soigneusement élaborés, dans lesquels la matière narrative a été déjà taillée et émondée afin que l’histoire soit clairement lisible, et les romans à l’état brut, comme Ulysse et Le Bruit et la Fureur, où de vastes plages de matière narrative sont présentées telles quelles au lecteur. Ces narrations continuent d’une certaine manière les efforts du roman du XIXe siècle pour s’ancrer dans la pure observation et pour éliminer autant que possible de son sein les réflexions abstraites et les généralisations d’ordre moral. Puisque, de toute évidence, les hommes vivent leurs vies sans qu’elles soient insérées dans le commentaire d’un auteur, ces œuvres se contentent de simuler le vécu immédiat de personnages sans y ajouter de commentaires. L’œuvre de Joyce, de Woolf, de Faulkner radicalise cette technique : la disparition de la voix de l’auteur est suivie par celle de l’auteur comme inventeur et architecte de l’histoire.
La pure observation, opposée au commentaire auctorial, et la narration à l’état brut opposée au roman soigneusement élaboré se retrouvent dans deux branches du roman moderniste. L’une de ces branches a connu un succès considérable au milieu du XXe siècle grâce à la génération d’écrivains américains dont le représentant le plus connu est Ernest Hemingway. Directs, parfois brutaux, toujours laconiques, ses romans, en particulier L’Adieu aux armes (1929) et Pour qui sonne le glas (1940), se placent dans la lignée naturaliste du modernisme. L’autre branche est représentée entre autres par La Mort de Virgile de Hermann Broch (1945), par Molloy de Samuel Beckett (1951), dont l’œuvre continue fidèlement la tradition schopenhauerienne, et par les représentants du « nouveau roman » français de l’après-guerre (Michel Butor, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon) qui ont continué, eux aussi, à développer le potentiel lyrique de la narration à l’état brut. Sarraute en particulier excelle dans la description des états marginaux de la conscience, des impulsions involontaires et des automatismes linguistiques ; dans Tropismes (1939), par exemple, elle évoque l’humble poésie d’un quotidien mal vécu et à peine reconnaissable.
La tendance optimiste du modernisme est bien représentée par Ford Madox Ford. Dans Some Do Not… (Certains ne le sont pas, 1924), le début du cycle Parade’s End (Fin des parades, 1924-1928) les épisodes ne respectent pas l’ordre chronologique, le point de vue narratif change souvent, et l’histoire regorge de détails frappants mais inutiles. Et pourtant le conflit, les personnages et leurs motivations sont parfaitement cohérents et plausibles. De manière significative, alors que le roman décrit en détail la corruption de la société anglaise au début des années 1910, le protagoniste, Christopher Tietjens, se distingue de son milieu par sa magnanimité et sa modération. Constamment persécuté par des rivaux jaloux et malveillants, il demeure silencieux, impassible. Il ne réagit ni contre sa femme infidèle et manipulatrice qui l’a séduit après qu’un autre homme l’a mise enceinte, ni contre son meilleur ami qui rompt avec lui après avoir utilisé son travail pour obtenir le titre de chevalier. La certitude que le monde est affreux n’empêche par Tietjens d’agir en conformité avec ses idéaux. Bien que la plupart des gens soient experts en persécutions, médisances, mensonges, corruption et méchanceté, certains, comme le titre du roman nous le rappelle, ne le sont pas. Christopher éprouve l’amour le plus sublime — pur, passionné et absolu — pour la jeune Valentine Wannop, suffragette vertueuse qui fait tout pour aider sa mère à poursuivre une carrière de romancière malgré leurs moyens financiers fort modestes. Pendant longtemps Christopher ne se rend même pas compte qu’il est amoureux, mais dans les dernières pages du roman, lorsqu’il doit partir au front, pour y mourir sans doute, il demande à Valentine de faire l’amour avec lui. Elle est d’accord (comment ne le serait-elle pas ?) mais à la fin du premier roman du cycle ils demeurent chastes. Déconcertante, la narration n’en évoque pas moins une histoire d’amour aussi émouvante que celles de Jane Austen. La technique moderniste s’avère être l’emballage multicolore d’une histoire soigneusement élaborée.
Bien que les spécialistes excluent une influence directe, Berlin Alexanderplatz (1929), le chef-d’œuvre de Döblin, ressemble à Ulysse de Joyce par l’usage d’images frappantes, d’expressions orales et argotiques, d’échos de chansonnettes, de titres de journal et de réclames publicitaires. Il reste que Döblin, tout en présentant au lecteur un texte qui semble à première vue être un roman à l’état brut, garde tout son pouvoir rhétorique et toutes ses responsabilités interprétatives à l’égard de l’histoire racontée. C’est lui qui au début du livre annonce l’argument au lecteur sur le ton mi-solennel, mi-burlesque qui tient à la fois du prologue de moralité et de la présentation d’un numéro de music-hall. Le protagoniste, Franz Biberkopf, est un homme de condition modeste, relativement honnête, qui se débat pour survivre dans la jungle de la ville moderne. Ayant entretenu des rapports suspects avec le milieu criminel, il finit par être emprisonné pour avoir, semble-t-il, tué sa petite amie. Au début du roman il sort de prison ayant purgé sa peine et revient à Berlin avec l’intention d’y vivre honnêtement de son travail. La profession de commerçant des rues lui permettant à peine de subsister, il a la faiblesse de renouer ses liens avec ses anciens amis, en acceptant d’abord l’amour de Mieze, jeune prostituée au grand cœur dont il devient le maquereau, en participant ensuite aux opérations d’une bande de voleurs. À la suite de conflits entre gangsters, Mieze est assassinée, et Franz, en proie à une profonde dépression, finit par être interné dans un asile d’aliénés, où, presque mourant, il assiste au combat des forces du bien et du mal qui se disputent son âme. Ce combat, qui évoque les moralités médiévales, provoque chez Biberkopf une véritable révélation : revigoré, le héros sort de l’hôpital guéri de sa faiblesse morale et finit par se porter témoin de l’accusation publique dans le procès de l’assassin de Mieze. L’auteur, dont la voix alterne avec celle de Franz, ne manque pas de tirer la conclusion morale du livre, qui célèbre la solidarité entre les hommes.
Comme les autres auteurs modernistes, Döblin observe attentivement la vie intérieure des personnages, il fait reposer la charpente de son histoire sur une fondation mythique, il ouvre enfin son discours aux échos de la langue parlée et aux lieux communs de la cité moderne, en lui infusant de la sorte la vivacité de l’énonciation poétique. Mais il ne se dérobe jamais à l’obligation de bien raconter son histoire. Chez Döblin, l’emploi des nouvelles techniques ne vise pas à dérouter le lecteur, mais à faciliter, au contraire, son identification avec le désespoir et les aspirations du héros.
L’IMAGINATION INTELLECTUELLE
Au lieu d’immerger le lecteur dans l’expérience immédiate des personnages, d’autres auteurs modernistes ont incorporé la spéculation philosophique dans le texte même de leurs romans, comme s’ils souhaitaient défier la prédiction de Hegel selon laquelle l’art, devenu inutile, serait désormais remplacé par la philosophie. S’élevant loin au-dessus de la perception sensorielle, ces romans se proposaient d’offrir au lecteur des aperçus intellectuels infiniment sophistiqués. Proust avait lui-même bourré la Recherche de discours théoriques, certains empruntés presque littéralement à Schopenhauer. Son contemporain Thomas Mann, dont l’écriture demeure jusqu’à un certain point fidèle à la tradition de Flaubert, de Dostoïevski et de Fontane, intègre habilement de beaux essais dans ses histoires bien élaborées.
Dans La Montagne magique (1924), le jeune Hans Castorp, sain représentant de la haute bourgeoisie allemande d’avant la Grande Guerre, se laisse séduire par le milieu élégant des malades et des convalescents qui hantent le sanatorium pour tuberculeux de Davos. De passage en Suisse pour rendre visite à son cousin malade, Hans finit par s’établir au sanatorium, prisonnier de la pseudoscience des médecins, de l’excellent régime alimentaire, des conversations brillantes mais creuses qui opposent le libéral Settembrini à l’autoritaire Naphta et de la beauté troublante de l’aventurière russe Clawdia Chauchat. Allégorie de la civilisation arrivée au sommet de sa gloire, qui est également celui de sa pourriture, La Montagne magique sème le doute sur l’utilité de la haute culture, dont l’attrait peut dans certaines conditions cacher un piège dangereux. En souhaitant de toutes ses forces entrer dans le milieu ultraraffiné du sanatorium, Castorp se trompe de vocation, car c’est précisément le raffinement de ce milieu qui engendre immanquablement la solitude : chacun des habitués du sanatorium fait face seul à la mort, les conversations qui fascinent Castorp ne sont que des dialogues de sourds, la belle Mme Chauchat demeure insaisissable. Pour le protagoniste, semble dire le roman, il aurait mieux valu rester dans sa ville natale, continuer à prendre part aux affaires de sa riche famille, goûter le bonheur naïf et infaillible des philistins. À la fin, Castorp quitte l’hôpital pour faire face aux horreurs de la Première Guerre mondiale.
Le Docteur Faustus (1947) prolonge la critique de l’Europe du XXe siècle et propose une réflexion nuancée sur l’esthétisme. Il trace le portrait d’un artiste moderne qui, pour se consacrer entièrement à son art, n’hésite pas à trancher les liens qui le rattachent à l’humanité. Adrian Leverkühn, compositeur d’avant-garde, signe avec le diable un pacte aux termes duquel son œuvre musicale sera couronnée de succès, mais au prix d’un renoncement absolu aux affections humaines. Ce pacte est-il un véritable déni de la volonté de vivre, une recherche du salut par l’art ? Difficile à croire. Chez Leverkühn, la soif de succès musical ressemble étrangement aux manifestations de la Volonté aveugle. Dans le Faust de Goethe, le personnage éponyme finit par trouver le bonheur — avec l’assistance du démon, mais contrairement à l’esprit du pacte — uniquement lorsque, parvenu à la vieillesse, il se consacre aux œuvres d’intérêt public. Chez Thomas Mann, en revanche, Leverkühn tourne le dos à la communauté qu’il s’imagine pouvoir dominer par le biais de l’art. Les œuvres qu’il compose et que son biographe et fidèle ami Zeitblom décrit minutieusement sont des constructions dissonantes, cérébrales, indifférentes aux besoins de l’oreille humaine. L’ironie de l’auteur perce aussi bien à travers la piété avec laquelle Zeitblom raconte l’histoire de celui qu’il considère comme le plus grand compositeur contemporain, qu’à travers l’adulation vouée à Leverkühn par un public friand de nouveautés, prêt à subir toutes les violences sensorielles par égard au génie qui les a inventées. La punition de Leverkühn, qui meurt éloigné des hommes, croyant toutefois avoir créé une œuvre immortelle, vient précisément de ce que cette œuvre ne saurait toucher durablement les hommes. Le culte de l’art pour l’art, conclut le roman, loin d’assurer le salut personnel, semble plutôt conduire à la damnation.
Les œuvres qui incorporent discours philosophique à la texture même de la fiction sont parfois appelées « romans-essai ». Balzac, sûr que le roman a le devoir d’étudier toutes les formes de l’activité humaine, y compris la pensée philosophique, en a écrit plusieurs, dont le plus connu est Louis Lambert (1832), la biographie d’un jeune philosophe dont la passion pour les idées le conduit à la folie. Dans le roman-essai moderniste, la pensée abstraite est objet d’observation — comme c’est le cas dans les célèbres disputes métaphysiques et politiques qui opposent Settembrini et Naphta dans La Montagne magique — et moyen d’exposition, comme le prouvent dans Le Docteur Faustus les considérations de Zeitblom sur la tragédie de l’Allemagne au XXe siècle. Il reste que ces tirades politiques ou artistiques n’ont qu’une pertinence pour ainsi dire expérimentale et imaginaire. Tout comme dans les romans de Balzac ou de George Eliot les descriptions d’intérieurs et de milieux sociaux servent à caractériser l’univers de l’action, chez Thomas Mann l’accumulation de pensées demeure subordonnée elle aussi à la construction de l’univers fictif, comme s’il s’agissait moins de résoudre des problèmes philosophiques précis que de faire l’inventaire des ressources intellectuelles d’un milieu ou d’une époque. Il s’ensuit que les passages, d’une longueur considérable, consacrés à la théologie, à l’histoire de la philosophie et à l’esthétique musicale dans Docteur Faustus acquièrent leur sens uniquement lorsqu’on les intègre dans la totalité de l’univers évoqué — avec ironie — par l’œuvre. C’est pour cette raison que les interminables éloges dont Zeitblom encense l’esthétique musicale de Leverkühn sont à la fois émouvants et peu fiables : dans le roman considéré dans son intégralité, la chute du compositeur qui a vendu son âme entraîne celle de la musique qui lui a été inspirée par le démon.
L’auteur qui se propose d’exploiter à fond les possibilités de cette méthode en lui subordonnant toutes les autres composantes de l’art du roman (y compris l’intrigue et la description) est Robert Musil, dont L’Homme sans qualités (1930-1943), œuvre inachevée, est probablement le spécimen le plus représentatif du genre du roman-essai. L’œuvre met en contraste la quête individuelle du sens de la vie — quête effectuée par le personnage principal, Ulrich — et les efforts collectifs faits par l’élite viennoise à la veille de la Grande Guerre pour définir l’avenir de l’empire austro-hongrois. Sous le nom vague et somptueux d’Action parallèle, un groupe de hauts fonctionnaires, soutenus par leurs épouses, préparent le soixante-quinzième anniversaire du couronnement de l’Empereur (anniversaire qui aurait dû avoir lieu en 1919, c’est-à-dire à une date à laquelle l’Empire n’allait plus exister). Ils s’évertuent à concevoir une idée susceptible de mobiliser les nombreuses nationalités de l’Empire, toutes les couches de la population, voire l’ensemble de l’Europe. Le comte Leinsdorf, inventeur du projet, la belle Diotima, épouse du secrétaire d’État Tuzzi, Arnheim, juif prussien, magnat de l’industrie et intellectuel universel, le général Stumm von Bordwehr, incarnation du bon sens, et Ulrich lui-même débattent à n’en plus finir le sens de la vie moderne, les choix disponibles à l’âge du désenchantement du monde, la difficulté d’y formuler une aspiration unificatrice.
Bien que tout invite Ulrich à se sentir différent des autres — sa culture positive, son esprit critique, son mépris pour les qualités humaines des gens ordinaires — il demeure pour un temps parmi les hommes. Sa fortune personnelle lui ayant permis d’interrompre ses travaux scientifiques pour chercher à se comprendre lui-même, il s’associe aux travaux de l’Action parallèle, afin de consolider ses contacts dans la haute société. Mais à l’occasion d’une manifestation populaire contre l’Action parallèle Ulrich se rend compte qu’il n’est fait ni pour cette société ni pour la compagnie des hommes en général. Cette révélation, qui n’est autre que celle de l’abolition des liens, se produit lorsque le protagoniste regarde par la fenêtre du palais Leinsdorf la foule « agitée d’émotions naturelles et communautaires » et sent la profonde aversion que celle-ci peut avoir pour « l’étrangeté des expériences intellectuelles de l’homme seul12 ». Parfaitement conscient, par ailleurs, du côté théâtral de la manifestation de masse, Ulrich subit, en la contemplant, un changement singulier : « “Je ne peux plus participer à cette vie, et je ne peux plus me révolter contre elle”, songea-t-il. » « Puis, l’impression de la chambre qu’il sentait dans son dos se contracta et se retourna complètement. Elle se mit à ruisseler à travers lui ou, comme quelque chose de très souple, autour de lui. […] “Peut-on donc sortir de son espace pour entrer dans un second espace, un espace caché ?” se demanda-t-il. Il n’aurait pas éprouvé d’autres sentiments, en effet, si le hasard l’avait fait passer par une porte de communication secrète. »
À l’instar de la madeleine goûtée par Marcel dans la Recherche, madeleine qui ouvre dans l’épaisseur du réel une nouvelle dimension, la découverte du « second espace » fait voir à Ulrich que sa place n’est pas parmi les hommes. La quête du sens communautaire, figurée par l’Action parallèle, s’enlise, détruite par la faiblesse des élites et par la brutalité des foules. La quête du sens individuel, en revanche, ne fait que commencer : séparé du monde grâce à la révélation de « l’espace caché », Ulrich découvrira le bonheur dans l’amour qui l’attache à sa sœur Agathe. Le roman n’étant pas achevé, il est difficile de savoir exactement comment Musil avait l’intention de résoudre cette intrigue, mais ce qui semble raisonnablement clair c’est que l’identité d’Ulrich, si compliquée et si délicate, ne pourra s’affermir qu’à côté de celle qu’il appelle « sa jumelle siamoise ».
L’Homme sans qualités n’a pas d’action, au sens d’une intrigue riche en projets, en obstacles et en rebondissements et les quelque deux mille pages de l’œuvre sont consacrées dans leur quasi-totalité aux conversations à thèmes intellectuels entre les personnages, aux méditations d’Ulrich et d’Agathe et, de temps à autre, aux digressions de l’auteur. Le résultat ressemble moins à un roman qu’à un recueil de réflexions et d’essais qu’on peut consulter avec un plaisir intellectuel considérable en l’ouvrant au hasard, un peu comme on est libre de le faire avec les maximes de La Rochefoucauld ou avec les fragments philosophiques de Nietzsche. Le roman de Musil est tout aussi éloigné des règles habituelles du genre qu’Ulysse de Joyce et que Le Bruit et la Fureur de Faulkner, bien que chez Musil il s’agisse d’un éloignement dans la direction opposée. Alors que Joyce et Faulkner abandonnent l’intrigue bien élaborée en faveur de la présentation à l’état brut de l’expérience vécue des personnages, le roman de Musil est rempli de considérations abstraites au point que l’action s’amenuise jusqu’à devenir imperceptible. Et si le lecteur de Joyce et de Faulkner a le sentiment d’être invité à un spectacle où, au travers des mille sensations et bribes d’idées évoquées, peu de chose se passe en réalité, L’Homme sans qualités, avec ses mille discours parfaitement articulés, finit par produire la même impression.
La question se pose donc de savoir pourquoi ces grands écrivains ne se soucient guère de l’art de raconter des histoires. Pourquoi, au lieu de poser des conflits saisissants, de les développer en fonction de motivations plausibles, de les résoudre de manière persuasive, ils choisissent soit d’examiner le fonctionnement chaotique des esprits ordinaires, soit de produire des volumes de réflexions intellectuelles brillantes ?
La réponse à ces questions n’est sans doute pas étrangère à la distinction entre les œuvres qui, appliquant la méthode idéographique, se proposent de représenter la loi morale par l’intermédiaire d’exemples qui l’incarnent pleinement ou la rejettent complètement, et les œuvres qui, au contraire, s’intéressent d’abord à la singularité de cas compliqués et frappants et invitent le lecteur à en tirer ses propres conclusions. Les œuvres idéographiques (les Éthiopiques d’Héliodore qui recommande les plus grandes vertus, et Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán qui dénonce les pires erreurs) accumulent de longues séquences d’épisodes toujours semblables. Il s’ensuit que l’action avance lentement et que le fil principal est souvent obscurci par la multitude d’épisodes. En revanche, les œuvres qui décrivent des cas singuliers (les nouvelles, par exemple) se concentrent sur un seul événement ou sur une suite cohérente d’événements, permettant aux lecteurs de découvrir, par induction, la leçon proposée. Depuis le XVIIIe siècle la méthode de l’intrigue bien centrée a fini par prévaloir, alors que l’enfilade d’épisodes est devenue une des marques des romans populaires.
Beaucoup d’auteurs modernistes, cependant, ont rejeté l’exigence de construire une intrigue claire et bien élaborée. La richesse de notations psychologiques chez Joyce et Faulkner, aussi bien que l’intellectualisme raffiné de Musil ont été perçus par les auteurs eux-mêmes comme l’invention d’une nouvelle manière de saisir le monde. Lorsqu’on place cependant ces innovations dans la perspective du conflit séculaire qui oppose les intrigues idéographiques à moitié enterrées dans la charge épisodique et les intrigues bien centrées — dont la spécialité est la saisie inductive du cœur humain —, il apparaît que les auteurs modernistes rejoignent par un biais nouveau l’ancienne pratique des romans à épisodes. Les œuvres modernistes citées ici ne se concentrent pas sur des conflits spécifiques, comme le faisaient les vieilles nouvelles et bien des romans au XVIIIe et au XIXe siècle, mais présentent soit une vaste quantité de matière narrative à l’état brut, soit une quantité tout aussi vaste de digressions subtiles pour évoquer l’effondrement des rapports d’ordre général entre le moi et le monde.
LA RÉALITÉ INCOMPRÉHENSIBLE
Cet effondrement fait également l’objet des narrations de Kafka, mais Kafka respecte ou du moins a l’air de respecter certaines parmi les consignes de la narration élaborée : personnages et décor plausibles, sujet clairement défini, dialogue éclairant, style facile à suivre, éloigné également de la présentation du vécu immédiat et de la spéculation intellectuelle. Kafka place les personnages les plus prosaïques et banals dans des situations profondément déconcertantes : dans Le Procès (publication posthume en 1925), le protagoniste est cité pour des raisons inconnues devant une instance secrète, dans Le Château (publication posthume en 1926), un topographe reçoit un contrat géodésique mais ne réussit jamais à prendre contact avec les autorités qui l’ont commandé. Une série d’épisodes déprimants mais non dépourvus d’humour noir apprend au héros que l’étrangeté de sa situation frôle le monstrueux et qu’il n’existe aucun moyen pour y échapper. Le protagoniste se débat pour sortir de l’incertitude, mais à chaque coup on lui fait comprendre que ses essais — pourtant parfaitement justifiés de l’avis de tout le monde — n’ont aucune chance de réussir. Le lecteur découvre que les ponts entre le héros et le monde sont à toutes fins pratiques coupés, mais non pas, comme chez Joyce et chez Musil, à cause de l’individualité idiosyncrasique du protagoniste — qui dans les romans de Kafka demeure d’une banalité à toute épreuve — mais parce que derrière la mince pellicule de la normalité le monde se révèle un cauchemar à la fois effrayant et cocasse.
Dans ces deux romans, le début rappelle les meilleures traditions de la prose du XIXe siècle. Le lecteur se rend cependant bientôt compte qu’à la place d’une intrigue bien organisée il a devant lui une enfilade d’épisodes qui soulignent inlassablement la perte des liens entre le protagoniste et le monde. Joseph K., le protagoniste du Procès, fait l’objet d’une procédure de justice exceptionnelle et incompréhensible ; K., l’arpenteur du Château, tente vainement de se faire accepter par l’administration locale. La menace qui pèse sur ces personnages et l’indifférence des autorités sont présentées comme des traits généraux, inévitables de la condition humaine plutôt que le résultat d’un incident spécifique.
À l’instar des histoires picaresques, les romans de Kafka racontent la persécution du protagoniste par un milieu hostile, assaisonnée dans les deux cas du sentiment profond que, malgré les avanies qu’on lui fait subir, le personnage est entièrement dans son droit. Mais alors que les picaros, toujours rusés et flexibles, réussissent à survivre, les héros de Kafka ne savent pas comment réagir. Ils semblent croire que tôt ou tard les choses vont s’arranger, que l’ordre et la justice vont prévaloir. Ils se trompent. Comme le soulignent les récits courts de Kafka, la Providence est infiniment éloignée (« Un message impérial », 1919) ; telle la divinité dont parle la Kabbale médiévale juive, elle s’est depuis longtemps retirée du monde.
En vertu d’une logique que les auteurs de vieux romans auraient fort bien comprise, la disparition de la Providence détruit aussi bien la loi morale que l’aptitude des individus de la percevoir et de l’affirmer. Ainsi, dans « La colonie pénitentiaire » (1919), la loi, qui n’a plus rien à voir avec l’intériorité des hommes, est physiquement gravée par une machine dans la chair des délinquants qui l’ont enfreinte, mais sans que le condamné connaisse les chefs d’accusation ni le verdict. De la même manière, selon une parabole racontée dans Le Procès, la loi est autre pour chaque individu, la porte qui y conduit étant interdite précisément à celui pour qui cette loi et cette porte ont été créées de toute éternité.
Ces histoires rappellent le thème du « monde à l’envers », si fréquent au Moyen Âge et à la Renaissance. Dans les vieux textes, pourtant, l’erreur et l’irrégularité soulignent à leur manière la permanence de la vraie loi, alors que chez Kafka, le cauchemar de la loi et l’éloignement de la Providence représentent la vérité du monde. Les protagonistes de Kafka se rendent graduellement compte que la normalité est une illusion et que le monde est gouverné par une logique insondable, logique dont, curieusement, tous ceux qui les entourent sont bien au courant et dont, le cas échéant, ils discourent l’air un peu honteux, comme s’il s’agissait d’un secret de famille connu de tout le monde mais que les bonnes manières exigent de passer sous silence.
Cette couche d’irréalité profondément inquiétante et dont la vue est cachée par la routine de la vie quotidienne — couche que l’écrivain roumain Max Blecher appelait l’irréalité immédiate — a été l’objet de nombreuses tentatives de description littéraire, la plus connue ayant été proposée par le surréalisme. Nadja (1928, nouvelle version 1963) d’André Breton raconte la liaison du narrateur avec une malade mentale dont la naïveté empreinte de poésie convoque le merveilleux dissimulé dans les choses. « Il se peut », écrit le narrateur en pensant au mystère dégagé par Nadja, « que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme. Des escaliers secrets, des cadres dont les tableaux glissent rapidement pour faire place à un archange portant une épée ou pour faire place à ceux qui doivent avancer toujours, des boutons sur lesquels on fait très indirectement pression et provoquent le déplacement en hauteur, en longueur, de toute une salle et le plus rapide changement de décor : il est permis de concevoir la plus grande aventure de l’esprit comme un voyage de ce genre au paradis des pièges13. » Pour Breton, l’art, l’inspiration, voire ici la maladie mentale libèrent les bons esprits des chaînes du monde prosaïque. Mais alors que l’esthétisme fin de siècle abandonnait la vie quotidienne pour chercher le salut dans l’art, chez Breton c’est le prosaïsme même de la vie quotidienne qui ouvre le chemin vers la révélation poétique.
Une attitude semblable avait déjà été évoquée dans le roman Feu Mathias Pascal de Luigi Pirandello (1904), dont le thème récurrent est la fragilité des frontières entre la réalité et la fiction, cette dernière exhibant, grâce à la puissance de l’esprit humain qui l’invente, un surcroît de vérité métaphysique. Selon Pirandello, le fictif prévaut sur la réalité non pas grâce à une illumination particulière qui l’autorise à saisir l’essence de cette derrière (comme c’était le cas chez Proust), mais tout simplement parce que, sa nature étant idéale de part en part, le fictif n’est pas tributaire de l’imperfection ni du mensonge inhérents à la réalité empirique.
Sur un ton burlesque, les récits de Bruno Schulz et Le Maître et Marguerite (1928-1940) de Mikhaïl Boulgakov poursuivent un projet semblable, dont l’objectif est de transfigurer l’univers moderne en le livrant aux ondes magiques de la poésie et du folklore. Le surnaturalisme ethnique présent dans les romans de Jean Giono, de Mircea Eliade et d’Ismail Kadaré illustrent la fécondité de cette approche. Le Chant du monde (1934) de Giono, La Rue Mântuleasa (1967) d’Eliade et Doruntine (1980) de Kadaré font appel aux traditions orales et aux pratiques de la littérature fantastique du XIXe siècle. Un auteur profondément original qui s’apparente par certains côtés à cette option est Shmuel Yosef Agnon, dont les romans et les nouvelles font revivre la tradition hassidique.
Le « réalisme magique », fondé par Alejo Carpentier (Le Royaume de ce monde, 1949), converge avec cette approche. Présent dans l’œuvre de Carlos Fuentes, Julio Cortázar et Gabriel García Márquez, mais ayant aussi des adeptes en Europe, ce courant rejette l’idée que la littérature doit être asservie à la vraisemblance empirique et accueille au sein du réel la poésie, le mythe et une multiplicité de phénomènes paranormaux. Le Roi des Aulnes (1970) de Michel Tournier, par exemple, raconte l’histoire d’un garagiste français, Abel Tiffauges, convaincu d’avoir des rapports avec des êtres surnaturels qu’il appelle « ogres », à l’aide desquels il déclenche mystérieusement la Seconde Guerre mondiale. S’agit-il d’un retardé mental qui s’illusionne sur ses pouvoirs ? D’un récit fantastique qui prend à la lettre les croyances du narrateur à la première personne ? L’auteur ne donne pas de réponse claire à cette question et c’est précisément l’ambiguïté du monde fictionnel décrit qui assure l’originalité de l’œuvre. De manière semblable, Le Tambour de Günter Grass (1959) propose une allégorie sarcastique et fantasque de l’histoire allemande au XXe siècle.
Les auteurs qui prennent plaisir à désorienter leurs lecteurs en brouillant leurs points de repère ontologiques ont été baptisés « postmodernes », terme censé mettre en évidence leur indépendance à l’égard de l’écriture moderniste d’auteurs comme Joyce, Woolf et Faulkner. Certains auteurs postmodernes pourtant, tout en héritant de Kafka et du surréalisme l’intérêt pour l’irréalité qui se cache derrière la routine de la vie quotidienne, continuent d’employer les techniques de représentation de l’activité psychique à l’état brut. Lolita de Vladimir Nabokov (1955) pourrait être considéré comme un des premiers exemples de ce courant. Dans L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon (1973), l’être humain demeure prisonnier du chaos perceptif et linguistique de sa conscience et doit affronter de surcroît un monde dépourvu de solidité, traversé par de vastes courants d’illogisme et de non-sens. Dans Les Versets sataniques (1988) Salman Rushdie reprend cette technique, qu’il enrichit par l’appel aux traditions de la fable et du mythe. Le retour aux sources orales de la fiction, inauguré par le surnaturalisme ethnique, sert à Toni Morrison, auteur formé dans la tradition de la prose poétique de Faulkner, pour en dépasser l’austère modernisme et pour évoquer, dans Le Chant de Salomon (1977) et dans Beloved (1987), la dimension mythique de la souffrance des Noirs aux États-Unis.
En Amérique latine, le réalisme magique et le postmodernisme ont volontiers repris des techniques plus anciennes et populaires : ainsi, L’Amour au temps du choléra (1985) de Gabriel García Márquez greffe une intrigue picaresque sur une sublime histoire d’amour qui descend directement des romans hellénistiques et de leurs continuateurs modernes, les romans populaires. Racontées avec humour et tendresse, les deux histoires se révèlent parfaitement invraisemblables. En tant que héros de roman hellénistique et populaire, Florentino Ariza nourrit toute sa vie un amour parfait pour la belle Fermina Daza. Hélas, par respect pour les souhaits de sa famille, Fermina épouse le docteur Juvenal Urbino, mariage qui ne guérit pas Florentino de son amour. Après de longues années de bonheur conjugal, le brave docteur Urbino finit par décéder, et Florentino, au bout d’une attente qui a duré toute sa vie, s’unit à Fermina au seuil de la mort. Comme si l’invraisemblance de cette intrigue ne suffisait pas, Florentino mène en même temps la vie d’un homme d’affaires fort habile, doublé d’un irrésistible Don Juan. Pauvre dans sa jeunesse — détail qui explique la préférence de Fermina pour le docteur —, Florentino s’enrichit au-delà de tout espoir. Son cœur n’adorant que Fermina, Florentino est libre de faire toutes les conquêtes féminines qu’il souhaite, pourvu qu’il ne s’agisse pas de vrai amour. Sans doute parce qu’il n’aime aucune femme, nulle ne lui résiste, et chacune de ces innombrables conquêtes stimule sa virilité. Le charme de cette œuvre vient de la simplicité avec laquelle l’auteur met en scène ces énormités : roman populaire par l’invraisemblance de l’action et par le caractère schématique des personnages, L’Amour au temps du choléra tient en même temps de la haute littérature par la chaleur humaine des situations, par l’élégance désuète du style, et par le mélange raffiné des diverses espèces d’invention fictive.
D’autres auteurs postmodernes s’adonnent à des jeux intellectuels vertigineux et modifient à volonté la logique, l’histoire et la cosmologie. Suivant la piste ouverte par Jorge Luis Borges, dont le bref récit « L’Aleph » (1945) est le premier exemple de cette approche, les romans d’Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver un voyageur, 1979) et d’Umberto Eco (dont Le Nom de la rose, 1980, et Le Pendule de Foucault, 1988, continuent, avec énergie et humour, la tradition du roman-essai illustrée par Thomas Mann) imaginent des univers alternatifs dans lesquels les certitudes les plus fondées du sens commun s’évanouissent pour faire place aux labyrinthes infinis de l’imagination. L’irrésistible Tante Julia et le scribouillard de Mario Vargas Llosa (1977) mélange de manière inextricable les aventures du protagoniste et de sa tante et les produits extravagants de la fiction populaire. La Vie mode d’emploi (1978) de Georges Perec, œuvre sous-titrée « romans », poursuit un projet semblable. Le texte présente l’intérieur d’une maison de rapport parisienne, appartement par appartement, décrivant à chaque reprise avec précision les objets qui s’y trouvent et racontant succinctement le destin des gens qui les ont habités. Voici au chapitre LVII la chambre de bonne habitée par la belle Polonaise Elzbieta Orlowska :
Contre le mur de droite il y a un lit à barreaux et un tabouret. Un autre tabouret, à côté de la banquette, remplissant l’espace étroit qui la sépare de la porte, sert de table de nuit : y voisinent une lampe au pied torsadé, un volumineux essai intitulé The Arabian Knights, New Visions of Islamic Feudalism in the Beginnings of the Hegira, signé d’un certain Charles Nunneley, et un roman policier de Lawrence Wargrave, Le Juge est l’assassin : X a tué A de telle façon que la justice, qui le sait, ne peut l’inculper. Le juge d’instruction tue B de telle façon que X est suspecté, arrêté, jugé, reconnu coupable et exécuté sans avoir jamais rien pu faire pour prouver son innocence14.
Les objets de la vie quotidienne (le lit à barreaux, le tabouret, la lampe au pied torsadé, la banquette), dignes de figurer dans une description d’intérieur flaubertienne, côtoient de près le roman policier, qui ouvre et referme rapidement une fenêtre vers le monde imaginaire des aventures impossibles. Tout l’ouvrage est bâti sur ce genre de voisinage : les descriptions des appartements frappent par leur véracité hyperréaliste, alors que le destin des personnages qui les habitent ou les ont habités semble tiré des romans-feuilletons, des bandes dessinées ou des films américains d’avant-guerre. Les êtres humains flottent dans l’espace déréalisé de la fiction bon marché et seuls les objets exhibent, muets, la vérité concrète.
PLURALISME
Les écrivains postmodernes apprécient l’originalité autant que les modernistes, sans pour autant souscrire au culte de l’art ni à la conviction que ses adorateurs ont accès au sens final, unique, du monde. Espiègles, ironiques, paradoxaux, les postmodernes savent bien que le roman offre à ses praticiens une multitude de choix.
La tendance de refuser le pessimisme et son remède, la religion de l’art, est particulièrement visible chez les romanciers américains, qui ont depuis longtemps mis l’accent sur l’indépendance individuelle. L’essai de Ralph Waldo Emerson sur la confiance en soi-même (« self-reliance »), publié en 1841, prêchait déjà l’assurance, l’acceptation décidée de notre place dans le monde, le non-conformisme, l’indifférence à l’égard de l’opinion du monde et la conviction ferme que nous sommes des êtres parfaitement uniques. La solitude, cette fois, n’est pas le choix des rebelles ni celui des faibles. La confiance en soi élargit l’espace entre les gens, mais sans pour autant les exclure du monde. Au contraire, celui qui a confiance en soi-même habite pleinement le monde, même si, à l’occasion, il poursuit une mission étrange, obsessionnelle, tel le capitaine Achab dans Moby Dick de Herman Melville (1851) ou s’il néglige ses devoirs, comme le fait le scribe Bartleby dans la nouvelle qui porte son nom (1853). Cette tradition a exercé une influence profonde sur les réalistes américains, dont Edith Wharton, Frank Norris, Theodore Dreiser, Willa Cather et Sinclair Lewis. Une tragédie américaine de Dreiser (1925), par exemple, prend pour objet la version vulgaire de confiance en soi, définie par le désir de remporter par tous les moyens le succès dans une société matérialiste.
Publié la même année que le livre de Dreiser, Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald (œuvre inspirée dans une certaine mesure par le magnifique roman d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913) peint un personnage complexe, un Américain solitaire, rêveur, ayant dans la plupart des cas une pleine confiance en soi-même, mais souffrant en même temps d’une étrange absence de maturité. L’action, simple et limpide, se passe à Long Island et à New York au début des années 1920 et met en scène des jeunes gens bruyants et irresponsables qui vivent dans de magnifiques villas, conduisent des voitures de luxe, et ne se soucient guère les uns des autres. Le narrateur, Nick Carraway, revenu de la Grande Guerre, vit à côté de l’hôtel particulier de Gatsby, et fréquente les soirées que celui-ci offre à tous ceux qui ont envie d’y participer. Lorsqu’il était jeune et pauvre, Gatsby a eu une brève liaison passionnée avec une cousine de Nick, Daisy, laquelle a épousé par la suite le richissime Tom Buchanan. Ayant fait lui-même fortune, Gatsby essaie de la reconquérir, mais Tom fait savoir à Daisy que l’argent de Gatsby a des sources illicites. Un jour, Daisy au volant de la Rolls-Royce jaune de Gatsby, renverse Myrtle Wilson, la maîtresse de Tom, et la tue. Pour protéger Daisy, Gatsby garde le silence lors de l’enquête policière, mais Tom Buchanan persuade le mari de Myrtle Wilson que Gatsby était au volant. M. Wilson se venge en abattant Gatsby, après quoi il se suicide. Pratiquement aucun des amis et des associés d’affaires de Gatsby n’assiste à ses funérailles. La confiance en soi, la conviction ferme que nous sommes des êtres parfaitement uniques s’accompagne trop souvent d’une indifférence tout aussi parfaite à l’égard de ceux qui nous entourent.
Également vifs et convaincants, Le cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers et Native son (Un enfant du pays) de Richard Wright, publiés tous les deux en 1940, décrivent la pauvreté, la situation des femmes et les préjugés raciaux dans la période d’après la Première Guerre mondiale. La solitude, les déceptions, la folie et la violence accablent les personnages de ces romans sans jamais réussir à les humilier.
Comme ces exemples le prouvent, la religion de l’art et le modernisme n’ont pas empêché d’autres approches littéraires de prospérer. J’hésite pourtant à définir rigoureusement la myriade de courants, de débats et de réussites qui ont enrichi la vie du roman dans les dernières cinq à sept décennies. Les quelques pages qui suivent n’aspirent qu’à fournir une présentation brève et provisoire d’une époque extraordinairement fertile. Je laisse la tâche de mieux définir le roman de cette époque et ses rapports avec le paysage culturel et politique aux spécialistes de la fin du XXe siècle.
On n’a toutefois pas besoin d’être un spécialiste pour s’apercevoir que pendant cette période le roman populaire a connu, grâce à la faille tectonique mentionnée plus haut, une prospérité sans précédent. Né au XIXe siècle sous la forme de feuilletons publiés dans la presse, le roman populaire reprend les trois grands thèmes de la tradition idéaliste : l’aventure, la justice et l’amour. Étant donné que les écrivains raffinés ne semblaient pas apprécier ces sujets, la littérature populaire en a profité pour se les approprier. Les romans qui racontent les hauts faits des justiciers et les mésaventures de leurs homologues, les fugitifs innocents, tels Les Mystères de Paris d’Eugène Sue et Rocambole (1858-1867) de Pierre Alexis Ponson du Terrail appartiennent à la même famille que l’Histoire des Treize de Balzac et Les Misérables de Hugo, et ont connu un succès durable. Les romans policiers de Wilkie Collins, Arthur Conan Doyle, Maurice Leblanc, Agatha Christie, Dorothy Sayers, Raymond Chandler et Georges Simenon (pour ne mentionner que quelques noms) s’apparentent eux aussi à cette thématique, tout comme le font les romans western, traversés à cheval par d’invincibles cow-boys, et les romans d’espionnage de Ian Fleming, John Le Carré, Ken Follett et Robert Ludlum, dont les protagonistes sont des individus à la fois brillants et courageux qui défendent leur pays contre des ennemis tout aussi intelligents mais profondément vicieux. Les romans d’aventures transportent d’ordinaire leur lecteur dans des pays éloignés ou même, dans le cas de la science-fiction, dans l’avenir ou dans l’espace. L’Île au trésor (1883) et L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) de Robert Louis Stevenson (1883) sont toujours lus avidement, le Winnetou (1893) de Karl May a pendant longtemps enchanté les adolescents d’Europe centrale, alors que Tarzan (1914) d’Edgar Rice Burroughs est à l’origine d’une longue série de romans et de films. De Jules Verne et H. G. Wells à Stanisław Lem et Philip K. Dick, la science-fiction imagine d’étranges mondes au sein desquels des protagonistes imbattables font face à des obstacles de plus en plus surprenants. Quant aux récits d’amour, ils sont de loin le genre de roman populaire qui se vend le mieux partout au monde. N’oublions pas non plus la littérature pour enfants et adolescents, illustrée par les œuvres de Lewis Carroll, Mark Twain, la comtesse de Ségur, Frances Hodgson Burnett, L. Frank Baum, Beatrix Potter, Laura Ingalls Wilder, Erich Kästner, C. S. Lewis, J.R.R. Tolkien, René Goscinny et Roald Dahl.
Parmi les écrivains qui visent plus haut, il est possible de distinguer, à côté des modernistes et des postmodernistes, quatre grands groupes : les spécialistes de la psyché humaine, dont beaucoup ont appris leur métier en étudiant Dostoïevski et Flaubert, les héritiers de la tradition comique et sceptique, les néo-romantiques et les adeptes du réalisme social.
Les experts de la vie intérieure formaient à un moment donné une vaste communauté internationale qui comprenait, entre autres, Joseph Conrad (Au cœur des ténébres, 1899), Graham Greene et Iris Murdoch (Le Prince noir, 1973) au Royaume-Uni ; Heinrich Böll en Allemagne ; John Updike (Cœur de lièvre, 1960) et Walker Percy aux États-Unis ; et François Mauriac (Thérèse Desqueyroux, 1928), Georges Bernanos, Jean-Paul Sartre et Albert Camus en France. Ces auteurs partageaient la conviction que l’homme est un être moralement imparfait et que, malgré les variations de surface, en profondeur cette imperfection ne change guère d’un siècle à l’autre. Il s’ensuit que l’homme moderne n’est pas différent de ses ancêtres, sauf dans la mesure où l’univers dans lequel il vit lui refuse les moyens de comprendre sa propre imperfection. L’affaiblissement des croyances religieuses, perçu par la plupart de ces romanciers comme un élément essentiel de la définition de l’âge moderne, est déploré par les auteurs d’obédience religieuse et exalté par les existentialistes laïques. Bernanos et Graham Greene peignent dans leurs romans (respectivement L’Imposture, 1927, et La Puissance et la Gloire, 1940) des prêtres catholiques qui se débattent entre une foi à laquelle ils n’ont plus la force d’adhérer et un monde qui continue d’avoir besoin de certitudes morales et religieuses. Le protagoniste du roman Les Signes de l’Apocalypse (The Second Coming, 1980) de Walker Percy poursuit une quête idiosyncrasique de Dieu, qui s’achève par la découverte, toute dostoïevskienne, du vrai amour auprès d’une jeune handicapée. Dans La Nausée (1938) de Sartre et La Chute (1956) de Camus, l’existence des protagonistes est bouleversée par la révélation de leur propre finitude. Pascual Duarte, dans La Famille de Pascual Duarte de Camilo José Cela (1942), vit et tue sans faire attention à la moralité acceptée par les autres ; Kochan dans Confessions d’un masque de Yukio Mishima (1948) se débat avec sa propre homosexualité. Le prolifique Alberto Moravia, dont les romans ont été adaptés pour l’écran par les meilleurs cinéastes, appartient à cette tradition, tout comme Cesare Pavese, grand connaisseur en matière de solitude.
La plupart de ces écrivains ont rejeté les différentes versions du totalitarisme et du racisme. Dans Où étais-tu, Adam ? (1951) et dans Portrait de groupe avec dame (1971) de Böll, la défense d’un monde doté d’une direction morale ferme prend comme exemples l’Allemagne d’avant 1933 et les Allemands qui par la suite se sont opposés à la terreur nationale-socialiste. Être sans destin de Imre Kertész (1975) évoque la Shoah sur un ton discret, profondément émouvant. Plus récemment, Disgrâce de J. M. Coetzee (1999) analyse les dilemmes moraux qui hantent l’Afrique du Sud à la fin du second millénaire.
Les héritiers de la tradition comique et sceptique, fiers de leur parenté avec les auteurs picaresques et avec Fielding, Diderot, Stendhal et Thackeray, se moquent du « moi irresponsable » (pour reprendre l’heureuse expression de James Wood) prisonnier d’un monde hostile et absurde. En France, Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline ressuscite la vision picaresque d’un protagoniste insouciant aux prises avec un univers sorti de ses gonds. Raymond Queneau (Zazie dans le métro, 1959) fait partie de ce groupe, ainsi que Philippe Sollers, dont Femmes (1983) fait écho à l’humour amer de Céline. Dans un style harmonieux, non dépourvu d’ironie, Pierre Michon (Vies minuscules, 1984) déplore le destin des gens insignifiants. Sur un ton plus dur, Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq (1998) dénonce le narcissisme et la solitude engendrés par la société de consommation. L’Europe centrale a été particulièrement fertile en écrivains à la fois comiques et sceptiques, parmi lesquels se distinguent les deux grands Tchèques : Jaroslav Hašek, créateur de l’immortel soldat Chvéïk, et Milan Kundera (La vie est ailleurs, 1973, Le Livre du rire et de l’oubli, 1979, L’Insoutenable Légèreté de l’être, 1984), incomparable chroniqueur d’un âge où la futilité des dictatures bureaucratiques et le narcissisme des gens sans importance se reflètent l’une dans l’autre et se renforcent mutuellement. La tradition continue, sur un ton de plus en plus amer chez Bohumil Hrabal (Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, 1971) et chez Thomas Bernhard (Le Neveu de Wittgenstein, 1982), dont le titre fait allusion au Neveu de Rameau de Diderot. C’est dans la même filière qu’il faut placer l’ironie mordante d’Evelyn Waugh (Une poignée de cendres, 1934) ainsi que, plus récemment, l’humour précis et inquiétant de Julian Barnes (Le Perroquet de Flaubert, 1984) et de Ian McEwan (Les Chiens noirs, 1992). Dans la littérature américaine, en général dominée par les tons sombres, John Dos Passos (1919, 1932) reprend et affine l’humour de Mark Twain, suivi plus tard par Philip Roth (Portnoy et son complexe, 1969) et par Don DeLillo (Bruit de fond, 1985).
Les auteurs qui se sentent proches du romantisme prennent comme objet de leurs œuvres la grandeur à la fois personnelle et historique. Mémoires d’Hadrien (1951) de Yourcenar raconte à la première personne et dans un style nourri de modèles classiques l’action fondatrice de l’empereur sous lequel Rome et ses possessions (peut-être même l’humanité entière, s’il faut en croire Edward Gibbon) ont connu leur plus grand bonheur. Écrit à la même époque, Les Ides de Mars (1948) de Thornton Wilder propose aux hommes d’État contemporains l’exemple de Jules César, réformateur de Rome à la sortie des guerres civiles. Le Guépard de Giuseppe Tommasi di Lampedusa (publié en 1958 après la mort de l’auteur) réfléchit à la grandeur et à la décadence de la noblesse sicilienne pendant la lutte pour l’unification de l’Italie. Dans Eumeswill (1977), roman d’anticipation politique, Ernst Jünger oppose à la cruauté et à la ruse des tyrans l’indépendance de l’anarque, l’homme libre qui ne reconnaît la primauté d’aucun pouvoir humain.
Possession (1990) d’Antonia S. Byatt évoque, en les opposant, un amour fou, compliqué et illicite au XIXe siècle et une liaison contemporaine, raisonnable et décontractée. Byatt met en valeur le côté séduisant des deux histoires — l’exaltation de l’amour victorien, le côté amical de l’amour plus récent — mais aussi leurs défauts, car la liaison victorienne finit très mal, alors que celle d’aujourd’hui évite la tragédie mais pas la banalité. Publié à peu près à la même époque, La Fleur bleue de Penelope Fitzgerald (1995), roman biographique sur Novalis, exprime des doutes profonds, troublants à propos du romantisme.
Tout au long du XXe siècle, un grand nombre d’écrivains de talent ont perpétué avec succès l’art de l’observation sociale : Roger Martin du Gard (Jean Barois, 1913), Jules Romains (Les Hommes de bonne volonté, 1932-1946), et Irène Némirovsky (Suite française, publication posthume en 2004) en France ; Gabrielle Roy (Bonheur d’occasion, 1945) au Québec ; John Galsworthy (La Dynastie des Forsyte, 1906-1921), Arnold Bennett (Un conte de bonnes femmes, 1908), E. M. Forster (Route des Indes, 1924) et, plus tard, Doris Lessing (Le Carnet d’or, 1962) en Grande-Bretagne ; Henry Roth (L’Or de la terre promise, 1934), John Steinbeck (Les Raisins de la colère, 1939), et Saul Bellow (Herzog, 1964) aux États-Unis ; Hans Fallada (Seul dans Berlin, 1947) en Allemagne ; Joseph Roth (La Marche de Radetzky, 1932) en Autriche ; Sándor Márai, écrivain hongrois qui a passé la moitié de sa vie en exil (Les Braises, 1942) ; et, en Russie, Boris Pasternak (Le Docteur Jivago, 1956), Alexandre Soljenitsyne (Le Premier Cercle, 1968), et Vassili Grossman (Vie et Destin, publication posthume en 1980), ces derniers romans formulant des condamnations inoubliables du système soviétique et du goulag.
L’expansion globale du roman à l’époque de la scolarisation pratiquement universelle est le phénomène littéraire le plus frappant des dernières décennies. Voici quelques titres glanés dans cette riche récolte. Le monde s’effondre (1958) de Chinua Achebe raconte du point de vue des colonisés les débuts de l’expansion coloniale en Afrique, alors que Two Thousand Seasons (1973) d’Ayi Kwei Armah réfléchit sur l’esclavage en Afrique, sujet repris, dans une autre perspective, par V. S. Naipaul dans À la courbe du fleuve (1979). La Trilogie du Caire (1856-1857) de Naguib Mahfouz décrit la vie égyptienne traditionnelle et modernisée, de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin de la Seconde. M. Mani (1990) de A. B. Yehoshua peint la vie compliquée, parfois scandaleuse de six générations de colons juifs en Palestine avant et après la création de l’État d’Israël, alors que le destin des Palestiniens exilés est le sujet de La Porte du Soleil d’Elias Khouri (1998). Épouses et concubines (1990) de Su Tong est un des meilleurs parmi les nombreux romans qui décrivent la condition malheureuse des femmes dans la Chine patriarcale du début du XXe siècle. La vie d’une jeune Indienne est subtilement évoquée dans La Claire Lumière du jour (1980) d’Anita Desai. Les œuvres d’Émile Ollivier (Mère-Solitude, 1983), de Tahar Ben Jelloun (L’Enfant de sable, 1985) et d’Amin Maalouf (Léon l’Africain, 1986) — mais on pourrait citer tant d’autres écrivains — témoignent de la floraison du roman francophone.
À l’instar de leurs collègues européens et américains, ces romanciers sont très sensibles aux dangers de la solitude, mais leur intérêt pour les causes sociales et politiques les protège contre la tentation d’égocentrisme. Gatsby dans le roman de Scott Fitzgerald, le jeune von Trotta dans La Marche de Radetzky de Joseph Roth, Mick Kelly dans Le cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers, Bigger Thomas dans Un enfant du pays de Richard Wright, les deux personnages masculins des Braises de Sándor Márai, Florentine Lacasse dans Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, les locataires de l’immeuble dans lequel se passe l’action de Seul dans Berlin de Hans Fallada, Okonkowo à la fin de Le monde s’effondre de Chinua Achebe et Songlian dans Épouses et concubines de Su Tong se sentent tous esseulés, sans pour autant rejeter le monde de l’expérience commune. Dans ces romans, la réconciliation entre individu et société reste difficile à établir ; l’espoir persiste néanmoins que les êtres humains ne sont pas voués à la solitude.
1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 1re partie, chapitre XIII, éd. critique d’Eduardo Nolla, Vrin, 1990, p. 63.
2. Jens Peter Jacobsen, Niels Lyhne, trad. Martine Rémusat, Paris, Stock, coll. Bibliothèque cosmopolite, 1985, p. 177.
3. Joris-Karl Huysmans, Là-bas, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 34.
4. André Gide, L’Immoraliste, in Romans, récits et soties, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 459-460.
5. Marcel Proust, Albertine disparue, I, in À la recherche du temps perdu, IV, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 9.
6. Vincent Descombes, Proust. La philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987.
7. Anne Henry, Proust romancier, Paris, Flammarion, 1993.
8. Joshua Landy, Philosophy as Fiction. Self, Deception, and Knowledge in Proust, Oxford, Oxford University Press, 2004.
9. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, in À la recherche du temps perdu, op. cit., p. 474.
10. James Joyce, Ulysse, trad. Auguste Morel et Stuart Gilbert, revue par Valery Larbaud et l’auteur, in Œuvres, II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 288.
11. Walter Benjamin, « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » [1936], trad. Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000, p. 116.
12. Robert Musil, L’Homme sans qualités, II, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1973, p. 481.
13. André Breton, Nadja, in Œuvres complètes, I, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 716.
14. Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, LGF, Le Livre de Poche, 1997, p. 321.