Son dernier tableau, Sir Winston Churchill le peignit trois ans avant sa mort. À un moment où il pensait avoir renoncé pour de bon à ses pinceaux. Nul ne sait ce qui le ramena devant sa toile. On dit que ce fut à la demande du sergent Edmund Murray, son garde du corps et son homme à tout faire, à qui il fit don de la peinture qu’il avait faite. Il y a peu, c’était en 2017, l’œuvre fut mise en vente chez Sotheby’s et adjugée pour la belle somme de trois cent cinquante-sept mille livres sterling.
La toile représente encore une fois l’étang de Chartwell. Mais elle le fait d’une manière très étrange. C’est à peine si l’on reconnaît la scène – pourtant si familière. Le paysage paraît sur le point de disparaître. L’œil discerne vaguement les quelques arbres poussés sur les berges et dont les troncs empanachés à leur sommet d’un pauvre feuillage se réfléchissent à la surface. Du moins, c’est ce que l’on se dit en comparant l’image nouvelle avec toutes celles qui l’ont précédée et en cherchant à y retrouver ce que les autres montraient mieux. Pour la même raison, les traits et les taches de couleurs vives, or et argent, qui se trouvent au premier plan semblent figurer, se dit-on, les poissons filant, semblables à des flèches de feu, dans la profondeur de l’eau.
Mais rien n’est sûr.
Il s’agit presque d’une peinture abstraite. Je ne suis pas en train d’insinuer que Churchill se serait rallié, à la fin de son existence, à cette conception de l’art qu’il abhorrait et que Sutherland lui avait sans doute fait découvrir. Je ne le pense pas une seconde. Et si c’était le cas, je ne vois pas très bien d’ailleurs quelle conclusion il y aurait à en tirer et ce qu’elle voudrait dire. Je l’imagine plutôt semblable au vieux Monet qu’il adorait, devant son propre étang, à Giverny : l’eau incendiée dont le bleu brille comme un brasier avec des teintes de sang et sur laquelle frissonnent des fleurs et des feuilles pareilles à des nuages informes illuminés selon l’éclat déclinant du soleil couchant. Mais il n’est pas impossible non plus que la somnolence sénile dans laquelle l’homme s’enfonçait à l’époque soit responsable de ce spectacle à l’intérieur duquel on dirait que disparaissent toutes les apparences que le regard connaît et auxquelles chacun donne le nom de réalité.
Disons, puisqu’il n’y en eut aucune après elle, que ce fut sa dernière vision.
J’aimerais pouvoir affirmer qu’il s’agit de son plus beau tableau. Mais je n’en sais rien. J’ignore ce qu’il vaut. Tout comme je me trouverais incapable de juger de ce que valaient tous les autres. J’ai bien conscience du tour facile dont je pourrais user pour finir ce livre et qui consisterait à donner cette dernière image pour la plus vraie de toutes celles qu’il fit. C’est ainsi que l’on raconte la vie d’un homme afin de procurer à ceux qui la lisent l’illusion qu’elle menait malgré tout quelque part.
Des fantômes flottent dans l’air sans qu’aucune perspective n’indique vraiment quelle place ils occupent les uns par rapport aux autres. Quelques lignes, courbes et droites, quelques traits un peu tremblés, des taches irrégulièrement disposées remplissent l’espace de la toile dont le fond très sombre brûle d’une couleur irréelle. Chacun est libre de donner à tout cela la signification qu’il souhaite. De reconnaître dans le spectacle qu’on lui met sous les yeux, à sa convenance, l’histoire qui lui plaît. S’il le veut : d’apercevoir quelques spectres amis qui sont aussi les siens, passant dans le lointain et auquel l’artiste adresse, les peignant pour la dernière fois, comme un vague salut de la main.
Le peintre brise son pinceau et, avec tout son matériel, la palette, les couleurs, le chevalet, la toile, il en précipite les morceaux dans l’eau, regardant les ronds qui se forment à la surface, s’étendent en cercles concentriques dont le relief de rides se réduit à mesure qu’ils s’élargissent, tandis que tout ce qui fut sa vie s’en va rejoindre le reste au sein d’une profondeur dont nul ne peut jamais se faire la moindre idée. Il contemple son reflet qui se défait de sorte qu’en lieu et place de ses traits apparaissent, dans le miroitement où son visage verse, des tours coiffées de nuages, des palais fastueux, des temples solennels. Enfin tout et n’importe quoi ! Et jusqu’à ce grand globe qui fut le théâtre de son existence, sur la scène duquel ont passé tous ceux qu’il a aimés et dont le cortège insubstantiel va bientôt se dissoudre, plus évanescent qu’une nuée, plus fuyant qu’un chapelet de bulles de savon qu’une enfant souffle dans l’air, volant si haut qu’elles en touchent presque le ciel où elles éclatent, y faisant éclore leur pure et pathétique apparence dont seule l’absence demeure, suspendue à jamais dans le vide.
Vers la toute fin, l’homme qui autrefois avait gouverné le Royaume et dont certains estimaient qu’il avait sauvé le monde, devenu une légende de son vivant, ultime rescapé d’une épopée révolue dont il demeurait le principal héros, semblait n’être plus là pour personne. Absent, perpétuellement absorbé en lui-même, accablé par une somnolence continuelle comme si rien ne réussissait plus à l’arracher à un rêve qu’il aurait décidé une fois pour toutes de préférer à la réalité, à moitié sourd et presque muet, sortant de plus en plus rarement de son silence et puis revenant fugitivement à lui, recouvrant néanmoins ses esprits à la faveur d’un éclair de lucidité illuminant la grande nuit mentale à l’intérieur de laquelle il était en train de sombrer et au sein de laquelle, qu’en sait-on ?, il connaissait peut-être quelque chose à quoi il ne savait plus donner de nom mais qui ressemblait assez au bonheur, à la paix, à la joie peut-être.
Impotent, on le poussait dans son fauteuil roulant pour qu’il profite un peu de son jardin magnifiquement fleuri avec ses pelouses d’un vert éclatant et ses grands et vieux arbres aux silhouettes déployées sur un horizon de champs et de collines. Parce que nul n’ignorait qu’il s’agissait de son emplacement préféré, on l’installait aux bords de l’étang où tournaient les poissons d’or dont le manège enchantait encore, se disait-on, son regard.
Il peignait dans sa tête.
Painting as a Pastime est le titre d’un tout petit texte que Churchill écrivit alors qu’il se trouvait encore dans la force de l’âge. Il y raconte comment la Muse de la Peinture vint à son secours tandis qu’il touchait le fond et qu’il sombrait dans le désespoir. Une toile, explique-t-il, immobilise l’instant. Elle est comme un écran qui nous protège des yeux jaloux que le Temps pose sur nous et qui diffère ainsi les effets que la Décrépitude, inévitablement, produira sur chacun.
« Heureux sont les peintres, écrit Churchill, car ils ne seront pas seuls. La lumière et la couleur, la paix et l’espoir leur tiendront compagnie jusqu’à la fin, ou presque jusqu’à la fin du jour. »
Mais pourquoi, après tout, faudrait-il forcément qu’il y ait une fin ?
« Si je vais un jour au Ciel, déclare encore Churchill, j’ai l’intention de consacrer à la peinture une grande partie de ce premier million d’années qui me sera dévolu, afin de connaître le sujet à fond. Mais alors, je demanderai une palette plus gaie que celle d’ici-bas. Je compte bien que l’orange et le vermillon seront les couleurs les plus sombres, les plus ternes et que, à la place de celles qui n’existeront plus, il y en aura toute une série de merveilleusement nouvelles, qui raviront l’œil des créatures célestes. »