Ce que pense le peintre, on ne saurait le dire tant sont rares les répliques que le dramaturge a mises jusque-là dans sa bouche. Il acquiesce au discours que l’autre lui tient. Il reste le plus souvent silencieux, se réfugie dans un mutisme poli, cherchant à donner le sentiment que sa tâche l’absorbe entièrement. Rubens, devant son chevalet, raconte-t-on, tout en peignant, se faisait lire du Tacite, conversait avec les amis venus lui rendre visite et distribuait à la ronde les consignes indispensables à la prospérité de son prolifique atelier. Mais lui, naturellement, il ne pourrait pas se permettre de se comporter ainsi et comme si, bien à l’aise, il se trouvait chez lui plutôt que dans la demeure de l’éminent personnage dont on lui a demandé le portrait. D’ailleurs, il n’est pas Rubens. L’époque n’est plus la même. Encore que sa situation lui fasse un peu l’effet d’être devenu un artiste de cour comparable à ceux que mandaient auprès d’eux les papes et les princes de jadis.
Il n’en tire aucune fierté. S’il était sincère, il devrait même avouer qu’il en éprouve plutôt un peu de honte. Convaincu, forcément, qu’un authentique artiste ne devrait être soumis au pouvoir de personne, que son honneur consiste à se mettre au service exclusif et désintéressé de la vérité, de la beauté, de l’intransigeante vision de la vie qu’il est le seul à pouvoir exprimer et dont nul ne devrait lui dicter les termes. Dans un monde idéal, en tout cas. Mais ce monde n’est pas le sien. Ou peut-être, au fond, manque-t-il simplement du courage qu’il faudrait. Il sera payé – et bien payé – pour la commande qu’on lui a passée. Il a trop bien connu la misère pour mépriser l’argent. Mais l’enjeu est plus important à ses yeux. Il ne peut se défendre de l’impression qu’il joue toute sa carrière d’artiste – autant dire : toute son existence – sur ce seul tableau qu’il est en train de faire, dont il n’a pas vraiment voulu, qu’il n’a pas pu refuser, mais sur lequel il sera fatalement jugé pour finir. Comme s’il n’en avait jamais fait d’autre.
On comprend que cela paralyse un peu sa main. S’il a été choisi, de préférence à tous les autres, afin de réaliser le portrait du premier personnage du Royaume, on le tient certainement pour le plus grand peintre du pays. Au plus profond de lui, cependant, il en doute un peu. Il ne sait plus trop ce qu’est un grand peintre. Il n’est pas même certain que quiconque puisse encore prétendre à un tel titre. Mais la chose se dit autour de lui. Par calcul, par vanité, il s’en accommode. Il encourage la flatteuse rumeur qui enfle et dont l’écho lui revient. Inquiet, pourtant, à l’idée de ne pas être à la hauteur de l’excessive réputation qu’on lui fait partout désormais.