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Une cité presque dépourvue de citoyens romains

« Les Palmyréniens riches n’ont guère bénéficié d’une faveur distribuée de plus en plus largement dans tout l’Empire : être faits citoyens romains. »

Paul Veyne, Palmyre, l’irremplaçable trésor,
Paris, 2015, p. 65

Jusqu’à ce qu’en 212 un édit de l’empereur Caracalla donne la citoyenneté romaine à tous les habitants libres, la population de l’Empire se répartit en trois grandes catégories : les citoyens romains, les pérégrins et les esclaves. Laissons les esclaves de côté, dont nous ne savons rien à Palmyre. Sont citoyens romains de façon automatique tous les habitants libres de l’Italie, tous ceux qui, venus d’Italie, se sont installés ailleurs dans l’Empire, plus les habitants des colonies romaines, les soldats des légions, les soldats des troupes auxiliaires après leur démobilisation, les esclaves affranchis appartenant auparavant à l’empereur ou à un citoyen romain. À cela s’ajoutent les notables des provinces que l’empereur veut honorer ou récompenser ; dans certaines provinces, la promotion est automatique pour les notables qui ont rempli des fonctions municipales de haut niveau. Le nombre de citoyens romains varie donc beaucoup d’une province à l’autre : important en Grèce et en Asie Mineure par exemple, il est beaucoup plus restreint en Syrie, en Arabie ou en Égypte. En tout cas, partout dans les provinces, les citoyens romains sont très minoritaires par rapport à l’ensemble des hommes libres. Le principal avantage des citoyens romains est de relever du droit romain, écrit et codifié pour le civil comme pour le pénal, de pouvoir accéder, sous certaines conditions, aux fonctions administratives impériales, d’intégrer les rangs des légions et de pouvoir commercer avec des citoyens romains sans intermédiaire. Tous les autres habitants de l’Empire, tout en étant des hommes libres, sont dits « pérégrins » et relèvent du droit de leur communauté dans tous les domaines. Ils sont donc citoyens de leur cité, mais pas de Rome. Au sein d’une cité comme Palmyre, l’ensemble des citoyens qui font partie du corps civique sont pour le plus grand nombre des pérégrins, mais il y a une minorité qui possède aussi la citoyenneté romaine pour l’une des raisons indiquées plus haut. Sans compter qu’il y a des citoyens romains qui ne sont pas Palmyréniens (par exemple les officiers de la garnison), et des pérégrins venus d’autres cités qui résident là pour des raisons que l’on connaît rarement (par exemple des changeurs ou des marchands).

D’une façon générale, les études précises qui ont été faites montrent qu’avant l’édit impérial de 212, il y a beaucoup moins d’habitants de la Syrie qui possèdent la citoyenneté romaine qu’il n’y en a en Asie Mineure, en Gaule, en Espagne ou dans la province d’Afrique (à peu près la Tunisie actuelle), par exemple. Mais, à l’intérieur de la Syrie, Palmyre n’en possède pas moins, proportionnellement, que les autres cités pour lesquelles on dispose d’une documentation suffisante comme Damas, Apamée ou Antioche. Cela s’explique, car Palmyre a fourni beaucoup de soldats à l’armée romaine (certains résident en Afrique du Nord, en Égypte et en Dacie, actuelle Roumanie), et l’on a rappelé plus haut que ceux-ci reçoivent la citoyenneté lors de leur démobilisation (pour les troupes auxiliaires), plus rarement lors de leur engagement (sauf si l’on décide de les verser dans une légion, ou quand on manque d’hommes). L’autre cas de figure évoqué, celui de notables récompensés pour leur engagement au service de la cité ou leur loyauté envers l’empereur, est plus rare, mais c’est sans doute ce qui se passa pour la famille d’Odainath dont le père, ou le grand-père, reçut la citoyenneté romaine au temps de Septime Sévère, puisqu’il porte comme gentilice (nom de famille) celui de l’empereur qui lui a accordé ce privilège.

Après 212, la question du statut individuel ne se pose plus, car tous les hommes libres sont citoyens. Dans ce domaine, Palmyre présente néanmoins une particularité qu’il faut souligner. On sait qu’un citoyen romain porte un nom triple : un prénom, un nom (gentilice), un surnom (cognomen) ; par exemple le nom complet de Jules César est Caius (prénom) Iulius (gentilice) Caesar (surnom). Depuis le début de l’Empire, les nouveaux citoyens adoptent en général le nom de famille (gentilice) de l’empereur régnant au moment où ils sont promus : d’où le nombre très élevé de Iulius, Claudius, Flavius, Ulpius, Aelius, Septimius. En 212, tous ceux qui furent promus adoptèrent le gentilice de Caracalla, Aurelius (son vrai nom est Marcus Aurelius Antoninus, car Caracalla est un sobriquet). Il en alla ainsi à Palmyre. Mais, chose sans exemple ailleurs, à Palmyre, ceux qui étaient déjà citoyens avant l’édit changèrent aussi de nom et adoptèrent celui d’Aurelius. Et tous, anciens et nouveaux citoyens, ajoutèrent également à Aurelius le nom de Iulius, en l’honneur de la mère de l’empereur (Iulia Domna) qui était originaire d’Émèse (moderne Homs), ville voisine de Palmyre à l’ouest : il n’y eut plus à Palmyre que des Iulii Aurelii, souvent sans prénom car son usage tombe en désuétude au IIIe siècle. Heureusement, ils gardaient comme surnom leur nom d’origine, ce qui permettait de s’y retrouver, d’autant plus qu’ils mentionnaient en général le nom de leur père dans les textes officiels, et parfois même celui de leur grand-père quand il y avait des risques de confusion. D’ailleurs, à y regarder de près, beaucoup se dispensèrent de faire apparaître le gentilice Iulius Aurelius puisqu’il allait de soi qu’il était porté par tout le monde : dans nombre d’inscriptions du IIIe siècle, les individus se contentent de mentionner leur surnom seul, comme avant, puisque leur nom de famille est implicite.

Une famille fait exception : celle d’Odainath. En effet, Septimius Odainathos devrait être aussi un Iulius Aurelius Odainathos. Comment expliquer cette anomalie au milieu du IIIe siècle ? Plusieurs explications sont possibles. Soit, dès l’origine, les Septimii de Palmyre ont voulu conserver leur gentilice, faisant valoir que c’était celui de Septime Sévère, le père de l’empereur qui avait généralisé la citoyenneté, et que cela ne pouvait donc faire ombrage à ce dernier. Soit ils l’ont repris plus tard, pour marquer que leur citoyenneté ne remontait pas à l’édit général de Caracalla, dont bénéficiaient aussi bien les petites gens, mais découlait de services exceptionnels rendus à la dynastie sévérienne. Dans l’un et l’autre cas, le gentilice devenait une marque de distinction, le signe de leur place à part dans la société palmyrénienne.

Il faut ajouter à cela que plusieurs membres importants de l’entourage d’Odainath portèrent également le gentilice Septimius. Comme on ne peut guère imaginer qu’ils soient tous des membres de sa famille, il est probable qu’ils prirent ce gentilice pour marquer leur allégeance à Odainath, pour signaler leur appartenance au nouveau cercle du pouvoir, sur lequel on s’expliquera plus loin (cf. chapitre 17).