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Le patrimoine, ça n’intéresse que les Occidentaux
« Les djihadistes pourraient être tentés de tout raser [à Palmyre], juste pour faire enrager l’Occident. »
Romain Caillet, Le Monde, 22 mai 2015, p. 2
« Détruire Palmyre revient à provoquer l’Occident. C’est aussi effacer la présence d’une culture précédant l’islam, assimilée de surcroît à celle des colonisateurs. »
Jean-Pierre Perrin, Libération, 22 mai 2015, p. 4
Dans l’une des vidéos postées par Daesh, un homme explique que les miliciens sont « en train de détruire à Mossoul “le musée des Anglais”, parce que ces objets n’existaient pas du temps du Prophète et qu’ils ont été exhumés par les Britanniques à l’époque coloniale pour affaiblir l’islam ».
« La guerre culturelle fait partie intégrante du djihad »,
Books, mai 2015
Parmi les motifs plus ou moins explicites que Daesh donne de la destruction des monuments du patrimoine syrien et irakien se trouve l’idée que le souci du patrimoine serait typiquement une valeur occidentale, donc idolâtre. On vénérerait en quelque sorte les vestiges du passé, qu’ils appartiennent à l’Antiquité « païenne » ou aux époques islamiques. D’ailleurs, on oublie trop souvent que Daesh s’en est pris non seulement aux ruines antiques les plus spectaculaires, mais aussi à des mausolées de saints hommes musulmans à Palmyre comme à Raqqa.
Dire que les Syriens, dans leur ensemble, montraient en toute occasion un attachement viscéral à leur patrimoine serait à l’évidence mentir. Mais peut-on le dire de quelque peuple que ce soit ? Il est évident que, dans le siècle écoulé, les destructions ont été massives, malgré la mise en place d’un premier service des Antiquités au temps du Mandat français. Nous qui travaillons beaucoup dans le Sud de la Syrie pouvons comparer les descriptions données par les voyageurs au XIXe siècle ou au début du XXe siècle avec ce que nous avons pu observer depuis quelques dizaines d’années dans les villages qui, à peu près tous, abritent des ruines antiques. L’explosion démographique que connaît la Syrie depuis les années 1970 (passée de 7 millions d’habitants au recensement d’octobre 1970 à plus de 21 millions en 2011) a entraîné une dilatation sans fin des villages, malgré l’importance des migrations vers les villes. Pour prendre l’exemple que nous connaissons le mieux, celui du Sud de la Syrie, en 1970 les habitants occupaient les bâtiments antiques, avec des ajouts en béton quand cela était nécessaire, mais sans que le village déborde de beaucoup la butte constituée par le tell antique ; on voyait ainsi de petits villages noirs (on est en pays basaltique) isolés les uns des autres par de vastes étendues cultivées (le Hauran est une riche terre à blé). Un demi-siècle plus tard, la plupart des villages antiques sont largement abandonnés et utilisés comme enclos à bétail, granges, quand ce n’est pas comme carrière pour fournir les belles pierres qui serviront de linteaux, de seuils ou de montants de portes ; beaucoup de maisons abandonnées ne servent que de dépotoirs. D’innombrables maisons en béton et en moellons, bâties au centre d’un jardin, donnent une extension considérable à chaque village. Les petits villages noirs d’autrefois ont laissé la place à d’immenses villages blanchâtres, au maillage très lâche, de sorte que parfois des villages voisins finissent par se rejoindre, restreignant de façon dramatique l’étendue des terres agricoles.
Sur le plan patrimonial, cela s’est traduit par la destruction massive des vestiges antiques. On peut invoquer l’ignorance en même temps que la banalité de ce patrimoine : tous les villages sont pleins de vestiges antiques, et l’on voit mal comment tout pourrait être préservé. Mais la responsabilité revient autant aux responsables qu’aux villageois. D’une part, l’État n’a cessé de limiter ses efforts à quelques sites majeurs (Bosra, Shahba, Qanawat, plus les musées de Soueïda et de Deraa), délaissant tout le reste ou presque. D’autre part, aucun effort n’a jamais été fait pour sensibiliser la population à la protection des vestiges antiques, les responsables n’ayant que mépris pour ces paysans qui ne s’intéresseraient à rien.
Notre fréquentation pendant plus de quarante ans de ces villageois nous donne une image bien différente. Certes, on ne peut nier l’importance des destructions, mais si l’on veut bien adopter une attitude respectueuse envers les paysans qui abritent les vestiges chez eux (nous avons été reçus dans des centaines, voire des milliers de maisons), on se rend compte qu’il existe une vraie curiosité pour leur origine et leur signification. Bien sûr, on n’échappe pas aux questions sur le trésor caché, chacun racontant volontiers la découverte de pièces d’or ou de trésors. Mais lorsque l’on prend la peine de traduire les inscriptions et d’en expliquer le sens en termes simples, les propriétaires se montrent attentifs et intéressés. Il nous est même arrivé, en Syrie du Nord, de rencontrer un villageois qui se désolait que personne ne soit venu recopier l’inscription qui ornait un tombeau antique situé au fond de sa cour ! Il ignorait qu’elle avait été recopiée depuis un siècle au moins, mais sa remarque était révélatrice d’un vrai attachement à son patrimoine personnel.
De plus, il existe des signes encourageants pour l’avenir. Avant même la révolution, il avait été créé à Soueïda par des amateurs une association archéologique qui organisait chaque mois des visites dans les villages et prenait des photographies systématiquement à titre de témoignage ; nous devons à leur président plusieurs photographies d’inscriptions grecques qui nous avaient échappées. Dans un autre village de la même région, Amra, une jeune fille était en train de faire un relevé complet des vestiges antiques encore en place dans le cadre de son master d’architecture à Damas. Ailleurs encore, un homme qui avait passé dix-sept années dans les prisons du régime (il avait contesté la politique économique de Hafez al-Assad) et venait d’être libéré, avait rassemblé chez lui les antiquités qui traînaient à l’abandon dans son village. Autre signe encourageant : une équipe de jeunes travaillant pour la télévision syrienne a réalisé, avec notre aide, un petit film destiné aux enfants de la province de Soueïda, pour les sensibiliser à la présence des vestiges du passé dans leurs propres villages, et tenter de briser l’idée que seuls les grands sites de la région, Shahba et Qanawat notamment, valent la peine d’être protégés. Les initiatives se multipliaient donc, et il est probable que beaucoup d’autres nous aient échappé.
D’une façon plus générale, ceux qui fréquentent la Syrie depuis longtemps peuvent témoigner du développement du tourisme local. Certes, il profite surtout aux « grands sites », et les Syriens sont nombreux à visiter Palmyre, Bosra ou le Krak des Chevaliers. Mais depuis quelques années, on rencontrait des visiteurs syriens aussi bien à Serdjilla – bien aménagée et expliquée par des panneaux bilingues –, à Résafa, à Apamée, sans parler des sites d’époque islamique, plus facilement chargés de signification pour eux. C’est une démarche que l’on ne trouvait pas il y a une quarantaine d’années, en dehors de quelques Syriens vivant à l’étranger.
Après le déclenchement de la révolution, des groupes se sont constitués localement pour essayer de protéger ce qui pouvait l’être. Ainsi, à Ma‘aret en-Noman, la population, rebelle de la première heure, a fait son possible pour protéger le musée des Mosaïques dont elle avait toute raison d’être fière. Elle l’a payé cher : les hélicoptères du régime ont lâché des barils de TNT sur ledit musée pendant que le monde entier avait les yeux fixés sur l’entrée de Daesh à Palmyre. À Alep, des habitants ont démonté le minbar historique de la grande mosquée des Omeyyades pour le mettre à l’abri au moment où le régime procédait au bombardement systématique du monument pour punir la ville rebelle. Dans de nombreux sites, des volontaires, au péril de leur vie, témoignent, photos et films à l’appui, des destructions et des pillages. On découvrira sans aucun doute après la guerre combien d’initiatives de ce genre ont permis de sauver ou de retrouver des biens culturels.
Dire que les Syriens sont indifférents à leur passé, que la protection du patrimoine ne les concerne pas, est donc pour le moins excessif. Il est sûr que dans la tragédie sans précédent que traverse le pays, la plupart des gens ont bien d’autres préoccupations ; nul ne peut nier qu’une partie des habitants participe au pillage des sites archéologiques et au trafic des antiquités, que ce soit pour survivre ou pour s’enrichir. Il est vrai que l’exemple vient de haut, puisque les agents du régime, l’armée, les membres du parti se livrent à un tel pillage depuis un demi-siècle, en toute impunité.
Les médias occidentaux ont placé le patrimoine antique de la Syrie au cœur de leurs préoccupations, et, devrait-on dire, ils se sont souvent contentés de s’agiter lorsque Palmyre était en cause. Or, si la Syrie a été gréco-romaine pendant près de mille ans, elle est islamisée depuis bientôt mille quatre cents ans ! La conquête s’est faite à partir de 634, en commençant par Palmyre puis Bosra, elle s’est accélérée après la défaite des Byzantins à la bataille du Yarmouk en juillet 636, et peut être considérée comme complète en 638 avec la prise d’Antioche. Plusieurs tentatives de reconquête fragilisèrent la mainmise musulmane, mais sans la remettre en cause réellement. La plus importante se situa entre 968 et 1084 à la suite des campagnes de Nicéphore II Phocas, qui parvint à reprendre Alep, de nombreuses villes de Syrie centrale et côtière et finalement Antioche le 1er novembre 969, puis de Basile II qui consolida ces positions pour plus de trois quarts de siècle à partir de 995, malgré les efforts des Fatimides d’Égypte. Ce furent les Turcs Seldjoukides qui finirent par refaire la conquête de la Syrie byzantine (chute d’Antioche en 1084). On n’était guère qu’une quinzaine d’années avant l’arrivée des croisés en 1099. Sans être négligeables, ces épisodes de conquête ou reconquête n’empêchèrent nullement les États musulmans de la région de développer leurs villes et villages.
Le patrimoine islamique y est donc considérable, d’autant que des villes comme Damas et Alep n’ont jamais cessé d’appartenir à l’élite des cités arabes, Damas comme première capitale de l’Empire islamique, celui des Omeyyades, Alep comme centre commercial de première importance. Si le patrimoine de Damas ne semble pas avoir subi de dommages irréparables pour l’instant, il n’en va pas de même pour Alep, dont les souks et les plus beaux monuments ont été détruits ou fortement endommagés lors des combats de 2012-2015, de Homs (pour la vieille ville depuis 2012), de Ma‘aret en-Noman (destruction en mai 2015 du khan abritant le musée des Mosaïques) et de bien d’autres villes et villages de la région. On sait qu’au printemps 2015 les Turcs ont préféré déménager le tombeau de Sulayman Shah, grand-père du fondateur de la dynastie ottomane Osman Ier, situé sur les bords de l’Euphrate syrien à 27 kilomètres au sud de la frontière, pour le rapprocher jusqu’à 180 mètres de celle-ci ! Il faudrait faire l’inventaire des nombreux tombeaux de saints hommes musulmans détruits dans la Syrie du Nord, dans la vallée de l’Euphrate (notamment à Raqqa) comme à Palmyre. De même, on est certain que les monuments islamiques de Homs, de Hama, d’Idlib ont souffert, mais aucun inventaire n’est encore possible. Comme pour les monuments antiques, les médias ont la fâcheuse habitude de faire une fixation sur un ou deux monuments emblématiques (la mosquée des Omeyyades à Alep, par exemple), alors que ce qui fait la richesse et l’intérêt du patrimoine syrien, ce sont sa densité, sa variété, sa stratification chronologique. Visiter Alep, de la citadelle aux souks, c’était parcourir quatre mille ans d’histoire, depuis les vestiges de l’âge du Bronze jusqu’aux belles demeures d’époque ottomane, voire mandataire. On peut regretter que des quartiers entiers aient été défigurés bien avant la révolution, que des constructions illicites franchement laides aient envahi l’espace urbain, mais la faute en revient autant aux malheureux poussés par le surpeuplement des campagnes ou la sécheresse à s’exiler en ville, où rien n’était préparé pour les recevoir, qu’aux autorités qui ont laissé se développer ces quartiers dits « informels » sans établir les moindres règles, ou plutôt en ne faisant rien pour que soient respectées les règles en vigueur, de peur de mettre en péril les intérêts du clan au pouvoir ou de ses affidés.
Ni la guerre ni Daesh n’expliquent tout du drame que subit le patrimoine syrien. La corruption généralisée entretenue par le régime des Assad, la destruction du système scolaire, devenu avant 2011, de l’avis des groupes d’experts arabes indépendants, l’un des plus inefficaces du monde arabe, ne favorisent pas la prise de conscience des enjeux patrimoniaux pour l’avenir. Des lueurs d’espoir existent, encore faut-il les entretenir pour qu’elles puissent s’amplifier et participer au renouveau indispensable de l’après-guerre.