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La honte


J’étais tout seul. Mes meilleurs amis, Paulo Potock et Saïd Sarbouti, avaient la grippe. Une belle grippe avec de la fièvre, le nez qui coule et les yeux brillants. Ma mère m’a défendu d’aller chez eux :

– Charlie, ne t’imagine pas que ce serait chouette d’aller attraper cette saleté pour échapper à l’école. D’accord ? Téléphone-leur, si tu veux, mais surtout, surtout, n’essaie pas de les rencontrer. De toute façon, j’ai dit à leurs mamans qu’il valait mieux qu’elles refusent de te laisser entrer. Et elles sont d’accord.

Ma mère, vous savez, c’est Martine Chaplini. Avec mon père, Claudio Chaplini, elle est concierge de la résidence Jean-Jaurès. Alors tout le monde la connaît dans le quartier. Elle s’occupe du ménage des parties communes du bâtiment tandis que mon père réalise les petits travaux d’entretien. Je suis fier d’eux. Notre immeuble est le plus propre de Lille.

 

J’étais donc tout seul sur le chemin de l’école. Même mon meilleur ennemi, Raphaël Radenne, me faisait faux bond. Comme il vient de la cité ouvrière délimitée d’un côté par ce qu’on appelle entre nous « le mur de Berlin », il emprunte souvent une autre rue pour rejoindre le groupe scolaire du quartier. Zélie, mon amour secret, ma belle aux cheveux les plus beaux du monde, habite le HLM Jules-Ferry juste derrière chez moi. En principe, elle fait route avec sa grande sœur Ophélia, pas rigolote du tout, que tout le monde, sauf Piotr Potock, appelle Yaya. Avec elle, on ne peut pas vraiment parler, elle se met en pétard pour un rien, mais, au moins, je vois Zélie avant d’aller faire des multiplications et des dictées et ça, ça me met de bonne humeur pour toute la journée. Parfois, et ça je n’aime pas, Mme Zhé, leur maman, les conduit en voiture avant de partir faire des courses.

C’était sans doute le cas ce matin-là.

 

Alors j’étais vraiment tout seul. Il faisait un froid de canard. Heureusement, mon nouveau blouson, une doudoune confortable en plumes de canard justement, me tenait super au chaud. J’avais les mains enfoncées bien profond dans les poches, et mon écharpe rouge en laine douce me chatouillait le cou juste en dessous de mon bonnet tiré jusqu’aux yeux. Mon sac à dos paraissait léger. Forcément ! Depuis la rentrée, la nouvelle maîtresse ne donne jamais de devoirs. Je crois bien que je le regrette un peu. Les années précédentes, j’aimais bien travailler sur la table de la cuisine pendant que maman préparait la soupe du soir. Elle jetait toujours un œil sur mon cahier entre deux légumes épluchés et j’étais heureux quand elle me disait : « C’est bien, Charlie. Si tu continues comme ça, tu deviendras avocat ou ingénieur. » Et moi je riais. Je répondais : « Je ne sais pas, maman. Je préférerais être vétérinaire », ou pompier, ou pâtissier, ou intermittent du spectacle. Je ne sais pas trop ce que c’est qu’un intermittent du spectacle, mais à la télévision on en parle beaucoup et les gens que les journalistes interviewent ont toujours un look d’enfer. Ma mère me reprenait : « Bon, on verra ! » avant de retourner à sa soupe. Maintenant depuis la rentrée scolaire, il y a juste, de temps en temps, une petite poésie à réviser, ou un dessin à colorier chez soi. Des trucs de bébé, non ? Or, moi je ne suis plus un bébé ! J’ai 9 ans !

 

J’étais tout seul, tout seul, et je pensais à la triste journée qui s’annonçait sans les copains, quand un garçon, un grand d’au moins 12 ans, s’est planté devant moi.

– T’as un portable ? il a fait.

– Non.

– Menteur !

– Va demander à ma mère. C’est elle qui ne veut pas que j’en aie un maintenant.

Avant que je réalise, trois autres garçons me sont tombés dessus et m’ont jeté à terre. J’étais tellement surpris que je ne me suis même pas défendu. Quatre contre moi. Des lâches de toutes les couleurs de peau ! À cause de leurs capuches, je ne voyais qu’une partie de leurs visages mais ils m’ont paru effrayants. Et j’étais effrayé. Ils ont arraché mon sac à dos. Ils ont jeté mon cahier de poésie, piétiné mes crayons et dévissé le beau stylo-plume que ma grand-mère de Cambrai m’a offert au dernier Noël.

– Pas de portable ! Pas de portable ! N’importe quoi ! Donne tes sous, bouffon !

– J’en ai pas, j’ai répondu dans un souffle, en me retenant pour ne pas pleurer.

L’Asiatique m’a fait les poches, tandis que le Noir me maintenait par terre en mettant un pied sur mon torse. Le Basané surveillait les alentours et le Visage pâle ricanait en disant :

– T’es vraiment un petit enfoiré ! T’as rien sur toi ? Pas de blé, pas de téléphone ? Alors qu’est-ce que tu nous donnes ? Ton bonnet ? il a ajouté en me l’arrachant de la tête.

Il l’a regardé avec dégoût en disant :

– Trop juste pour moi !

Puis il l’a lancé dans le ruisseau. Ensuite il m’a à moitié étranglé, en tirant sur ma belle écharpe toute douce.

– C’est un truc de fille, ça, mon vieux. Faudra le dire à ta maman, hein, pour qu’elle t’en achète une couleur kaki au moins.

Et il l’a jetée dans le ruisseau.

– Qu’est-ce qu’il reste ? Voyons, voyons. Ton blouson ?

Instinctivement, j’ai serré les bras contre moi.

– Mais non, mais non ! On va pas te le prendre maintenant. Faudrait pas que tu meures de froid avant d’avoir pu nous apporter de l’argent demain. J’ai vraiment besoin d’un portable, tu sais. Alors comme t’en as pas, je dois m’en acheter un, voilà, c’est logique ! Dix euros demain sans faute, sinon ce sera 20 euros après-demain, 30 euros dans trois jours, 40 dans quatre, et ainsi de suite, t’as pigé ? Si ta dette devient trop importante, on s’en prendra à tes parents.

Ils riaient d’une façon horrible en se moquant de moi. J’ai reçu un coup de pied dans les reins, mon sac à dos a valsé sur la rue en faisant un bruit mou.

Ils m’ont lâché enfin parce qu’une vieille femme arrivait sur l’autre trottoir. Ils se sont sauvés en marchant exprès sur mes crayons de couleur.

– T’as vu ? On fera pareil avec toi, si tu ne donnes pas 10 euros demain à la même heure, bouffon !

Je me suis redressé, humilié et honteux. En me retenant de pleurer, j’ai ramassé mes affaires écrabouillées, mon bonnet et mon cache-nez souillés. J’ai tout fourré dans mon sac et en tremblant, j’ai répondu : « Non, non, tout va bien » à la dame qui me demandait si j’avais des soucis.

– T’as pas l’air bien, Charlie. Qu’est-ce qu’il y a ?

J’ai alors reconnu Mme N’Guyen qui habite au premier étage de mon immeuble. Elle souriait en me fixant de ses petits yeux bridés comme si elle voulait voir jusque dans mon cerveau pour comprendre ce qui se passait.

– Rien, madame.

– Il me semble que tu étais par terre quand j’ai débouché au coin de la rue. Tu es tombé ?

– Oui, oui, mais c’est rien, madame.

– Qui c’était les garçons qui t’entouraient ?

– Je ne sais pas, madame.

– C’est eux qui t’ont fait tomber ?

J’ai simplement haussé les épaules en disant :

– Excusez-moi, madame, je vais être en retard.

Et j’ai couru jusqu’à l’école.

 

Le directeur sifflait déjà pour qu’on se mette en rang dans la cour.

– Ça va pas, Charlie ? s’est inquiétée Delphine Delforge comme on entrait dans la classe.

– Si, si.

Jamais j’oserai avouer avoir été brutalisé par des types qui se prennent pour des chefs parce qu’ils sont plus grands et en bande. La honte ! La honte !

Elle me regardait d’un drôle d’air comme pour attendre une confidence. Jamais, jamais. Jamais j’avouerai. Jamais.

 

À la récré, je suis resté dans mon coin. Je n’ai même pas ouvert le paquet de biscuits que ma mère met dans mon sac tous les matins. Pas la peine. À travers le sachet, je sentais qu’ils étaient pulvérisés. Tout juste bon à donner aux oiseaux.

– Tu viens, Charlie ? a crié un garçon de ma classe en me jetant un ballon. Il manque un joueur.

Je l’ai suivi parce que Zélie venait vers moi et que pour la première fois depuis que je la connais, je n’avais pas envie, mais pas envie du tout de lui parler.

Je n’ai jamais joué aussi mal. À tel point que Raphaël Radenne s’est fichu de moi ouvertement.

– Char-lie est amoureux-eux ! Char-lie est amoureux-eux !

D’ordinaire, je lui aurais balancé mon poing dans la figure, mais là, rien. Je m’en fichais. J’ai encore haussé les épaules pour me débiner. J’ai vu le regard de Zélie m’interroger. Elle papotait avec Delphine Delforge qui me tournait le dos. Je suis sûr qu’elles parlaient de moi. La cloche m’a sauvé.

 

Le midi, je me demandais comment retourner chez moi sans rencontrer les quatre affreux quand j’ai aperçu Piotr Potock, le frère aîné de Paulo, un de mes deux copains préférés. Il entrait dans la cour en traînant sa moto KTM 125 EXC orange. Impossible de la laisser devant sur le trottoir ! Pour se la faire piquer, merci bien !

– Tiens, Charlie, tu peux me dire où trouver la maîtresse ? J’ai un papier à lui donner.

– Oui. En général elle reste dans la classe le midi.

– Tu peux m’y conduire ? Ce sera plus simple.

– Bien sûr, mais tu me ramènes chez moi après ? Sinon ma mère va me tirer les oreilles si je suis en retard.

– Ouais. Tu as de la chance, j’ai mon autre casque avec moi.

J’ai pris tout mon temps pour le piloter dans le bâtiment. Je l’ai attendu sagement dans le couloir central. Il a parlé un moment avec l’institutrice. Puis il est ressorti en disant :

– On y va, Charlie !

 

J’ai bien mis le casque et en route. Piotr m’a déposé devant chez moi en moins de deux. Seulement, il fallait que je me débarrasse de mon goûter. Pas question de raconter à mes parents ce qui m’était arrivé. Je les aime trop. Je ne veux pas les inquiéter. Alors, avant d’entrer chez moi, je suis allé en vitesse sur le côté de ma résidence pour jeter aux oiseaux les biscuits écrabouillés.

 

À croire que ma mère me surveillait, j’étais à peine dans le couloir qu’elle criait déjà :

– Ben alors, Charlie, tu traînes ? Dépêche-toi. Les pâtes vont refroidir.

– J’arrive, maman. Je dois aller aux toilettes d’abord.

En réalité, je voulais voir la tête que j’avais avant de me trouver devant ses yeux inquisiteurs. Elle a le chic pour voir si tout va mal ou si tout va bien. Et aujourd’hui, fallait pas être grand devin pour deviner tout de suite que je n’étais pas dans mon assiette.

Pourtant, curieusement, j’avais la même apparence que d’habitude : blond, regard bleu, pas bien épais, mais quelque chose me donnait un air chiffonné. La peur peut-être ? J’ai fait un gros effort pour me tenir droit et ça a marché. Ma mère n’y a vu que du feu.

 

J’ai dû me forcer pour finir les lasagnes. D’habitude, j’en avale une quantité incroyable. Je n’ai pas pris de dessert. Ma mère a juste dit d’un ton inquiet :

– J’espère que tu n’es pas en train de nous couver la grippe.

La grippe ? Et si je faisais semblant de l’avoir ? Hum. Impossible ! Je n’avais pas de fièvre, pas de nez coulant, pas d’yeux brillants… Mais l’idée s’est introduite dans ma tête.

Bon, sur le moment il fallait trouver le moyen de ne pas être seul sur le chemin de l’école. Mon père a eu la bonne idée de dire qu’il devait sortir notre vieille Twingo pourrie pour l’emmener au garage.

– Je peux monter avec toi, papa ? Tu me déposeras en passant, hein ?

– Comment ça ?

– Ben, comme ça. J’aime bien quand tu me conduis à l’école.

– Bon allez, pour une fois.

À la sortie de quatre heures et demie, j’ai fait route avec Zélie et sa grande sœur Yaya qui était venue la chercher en sortant de son collège. J’étais sauvé. Enfin, pour cette journée…

Le soir, j’ai mis mon écharpe et mon bonnet dans le bac à linge sale en dessous d’autres affaires pour que maman ne voie rien. J’ai eu l’impression de me sentir mieux.

 

 

Mais, là, maintenant, avant de m’endormir, je réfléchis, réfléchis, réfléchis à me faire exploser la cervelle. Pas question de voler des sous à mes parents. Pas question de me laisser tabasser par les quatre salopards qui me menacent. Et pas question d’avouer à qui que ce soit que j’ai la trouille. Alors comment faire pour leur échapper ? Le mieux serait d’avoir la grippe. Seulement comment attrape-t-on la grippe ? Où trouver le microbe ? Si j’avais un ordinateur au moins, je pourrais chercher…

Au fait, il suffirait peut-être de poser la question à Saïd. Comme ça, mine de rien ! Je connais le numéro de son portable et je sais qu’il dort quasiment avec. Mais pas la peine de demander à mes parents l’autorisation de lui donner un coup de fil… Ils diront : « Non, mais ça ne va pas, Charlie ? T’as vu l’heure ? Il dort maintenant, surtout dans son état. Tu le feras demain midi. »

Oui, mais demain midi, il sera trop tard. Les quatre voleurs m’auront tabassé et laissé tout cassé sur le trottoir. Je dois téléphoner à Saïd à tout prix. Je vais attendre que mes parents aillent au lit et que mon père ronfle pour le faire.

 

 

J’ai laissé la porte de ma chambre un peu entrouverte pour écouter le son du film qui m’a paru interminable. J’ai failli m’endormir. C’est la chasse d’eau des toilettes qui m’a prévenu que le moment approchait. Il était déjà 22 h 40. Vite, j’ai refermé ma porte pour éviter que maman pose des questions en venant voir si j’étais endormi. J’ai entendu qu’elle tournait la poignée pour passer la tête dans ma chambre. Comme chaque soir, elle vérifiait si tout allait bien. J’ai imaginé sans peine le sourire qu’elle a dû avoir en me voyant si calme et j’ai deviné qu’elle faisait bien attention à ne pas faire de bruit.

Il fallait attendre encore un peu. Bientôt le ronflement régulier de papa a ronronné dans la loge.

Je me suis levé tout doucement. Tout doucement j’ai traversé le couloir, atteint le téléphone, pris le combiné que j’ai glissé dans la poche de mon pyjama et, tout tremblant, je suis retourné dans mon lit. J’avais préparé une lampe de poche. J’ai mis la couette par-dessus ma tête pour atténuer le clicliclic sur les touches mais j’avais l’impression de faire un boucan pas possible.

J’espérais que Saïd ait mis son téléphone en mode silencieux pour ne pas alerter ses parents.

J’ai dû faire son numéro deux fois avant qu’il réponde. Je n’osais pas parler trop fort.

– C’est toi, Charlie, qu’il disait, qu’est-ce qu’il se passe ? Je ne t’entends pas. Monte le son ou je raccroche.

– Non, non, ne raccroche pas. Je ne veux pas réveiller mes parents.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Comment on peut attraper la grippe ?

– Pourquoi ? Tu veux l’attraper ? Pour ne pas aller à l’école, je parie ?

– Tout juste.

– Bon, ben, en fait, j’en sais rien. Sinon que c’est contagieux. Viens boire dans mon verre et tu verras…

– Berck ! C’est dégoûtant.

– Faut savoir ce que tu veux, mon vieux. Tu veux vraiment l’attraper ?

– Oui. Mais je ne peux pas aller chez toi maintenant en pleine nuit. C’est sûr que ma mère et la tienne entendraient la porte. Et dans la journée, elles ne voudront pas qu’on se voie.

– Essaie demain matin avant d’aller à l’école, vers 8 h 10 par exemple. Mon père sera parti travailler et ma mère accompagne ma petite sœur qui a un rendez-vous chez l’oculiste. Elles en auront pour un bout de temps avant de revenir.

– D’accord. Mais tu sauras m’ouvrir ?

– Oui, ça va, je tiens debout maintenant. Bon, allez, faut dormir un peu quand même.

 

 

Une fois le téléphone remis à sa place en tremblant, j’ai continué à réfléchir. Je savais bien que même en buvant dans le verre de Saïd, je n’aurais pas la grippe tout de suite. On avait appris à l’école le mot « incubation », c’est-à-dire le temps qu’il faut pour qu’un microbe ou un virus s’installe dans notre corps. Or, dans quelques heures, les quatre voleurs m’attendraient pour me tabasser quand je sortirais de l’immeuble. Il fallait trouver autre chose. Mais je n’avais pas le courage de retraverser l’appartement pour décrocher le téléphone et en parler avec Saïd. Valait mieux aller le voir à 8 h 10 comme il le proposait.