Depuis toujours, j’aime le mercredi. Mais aujourd’hui, je l’aime encore plus que d’habitude. Pas d’école. Pas d’embrouille possible sur la route. Il sera temps de voir comment faire pour le jeudi. De toute façon, j’espère que j’aurai la grippe d’ici là.
Mon réveil n’a pas sonné, pourtant je me suis réveillé et j’ai faim. Hier soir, rien ne passait. Ce matin, la bonne odeur de pain grillé me donne envie de manger.
– Bonjour, mon chéri, me dit ma mère. T’as une petite mine, on dirait. Tu vas bien ?
– Bonjour, m’man. Oui, oui, je vais bien.
– Tiens, mamie Louisette voudrait qu’on aille la chercher à la gare. Tu veux aller avec papa ?
– Quand ?
– Elle a donné rendez-vous à Lille-Europe à 10 heures aujourd’hui, mais moi je ne peux pas me libérer. Alors tu ne seras pas de trop avec papa pour lui donner un coup de main.
J’ai souri en pensant à ma vieille petite mamie Louisette. C’est la mère de maman et elle est gentille, très gentille. J’aime bien rire avec elle. Quand j’étais petit, elle me racontait plein d’histoires avant de m’endormir. Quelquefois même, elle en inventait. Mais depuis que papi est mort, elle ne conduit plus. Mon père dit que c’est aussi bien comme ça parce qu’elle était un vrai danger public au volant de sa voiture. Elle a dû casser au moins vingt rétroviseurs en frôlant de trop près les autres véhicules. Maintenant elle prend le train pour faire Cambrai-Lille. Le problème, c’est qu’elle trimballe plein de choses pour mes parents et moi. Elle adore faire des cadeaux et moi je trouve ça sympa, même si quelquefois c’est des drôles de trucs qu’elle m’offre. Quand elle arrive en gare, on la voit de loin. Elle porte des vêtements de couleurs éclatantes qu’elle bricole elle-même dans des tissus de récup. Elle traîne toujours derrière elle deux valises ; trois paquets : un pour maman, un pour papa, un pour moi ; et le parapluie anglais que mon grand-père lui avait offert il y a longtemps. Qu’il pleuve ou qu’il fasse soleil, elle en a toujours l’usage, comme elle dit.
L’annonce de sa venue m’a fait oublier momentanément mes misères et j’ai mangé de bon cœur. Enfin… ! Une journée qui s’annonçait sans nuages.
C’est ce que je croyais…
Pour éviter le quartier de Wazemmes qui attire beaucoup de monde à cause du marché, mon père a emprunté les boulevards extérieurs. J’aime pas trop. On ne voit rien, sinon la façade du lycée Baggio et les murs du Jardin des plantes. Je préfère quand il passe par les rues habituelles parce que je peux regarder tranquillement les gens et les vitrines des magasins. Et surtout, parce que je salue toujours le P’tit Quinquin dans les bras de sa maman, rue Nationale. Bon, ce n’était pas grave. J’étais sûr que ma mamie voudrait aller leur dire bonjour avant de repartir chez elle.
Arrivés à la gare, il y avait une queue incroyable de voitures qui cherchaient une place sur les zones réservées au stationnement. Mon père roulait le plus lentement possible en disant entre ses dents : « Allez, dégagez, dégagez. » On voyait bien que ma mère n’était pas là. Elle aurait dit : « Claudio, c’est pas la peine d’être malpoli. Les automobilistes ne t’entendent pas. Mais moi si. Alors évite, s’il te plaît. »
Un emplacement s’est libéré, enfin. Pour un quart d’heure seulement.
– Pourvu que, cette fois, ta grand-mère soit bien au quai qu’elle a indiqué à maman !
J’ai souri en pensant au jour où il avait fallu faire le tour de la gare pour retrouver mamie Louisette assise bien sagement sur un banc, à l’étage supérieur. Mon père, lui, n’avait pas rigolé en découvrant ensuite la contravention pour dépassement de temps de stationnement.
Aujourd’hui, je le devance joyeusement dans les escalators d’où on a un large point de vue sur l’intérieur de la gare. Mais arrivé en haut, tout à coup, je reste figé.
Au pied de l’escalier roulant, je viens de reconnaître les voyous qui m’ont agressé. Instinctivement, je me tourne vers mon père et je glisse ma main dans la sienne. Il est étonné. Il me sourit.
– Il y a longtemps, mon garçon…
– … Je ne veux pas me perdre, papa.
– Tu as raison. Bon, il faut encore descendre.
Et mon père m’entraîne avec lui.
Par chance, les quatre mauvais ne me voient pas. Ils traversent le hall en direction de la sortie place François-Mitterrand.
Ouf ! Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien venir faire ici ? Est-ce que par hasard ce serait leur quartier ? Mais alors pourquoi viennent-ils me tourmenter à Lille-Sud ? Et pendant les jours d’école en plus ? Est-ce qu’ils seraient déjà assez vieux pour ne plus aller à l’école ? Hum, je n’ai pas l’impression. Doivent avoir 12 ou 13 ans à tout casser… À moins qu’ils ne soient pas grands pour leur âge… Mais ça m’étonnerait.
– Ouh, ouh, Charlie…
Ma grand-mère agite les bras dans tous les sens, là-bas sur le quai. Comme prévu, elle est habillée comme un perroquet des îles lointaines : manteau rouge, gants et écharpe jaunes, chapeau en laine mauve et bottes vertes. Impossible de la rater ! Et plein de bagages. Deux gros sacs à roulettes, trois paquets énormes et un grand sac à main. Le problème, c’est qu’elle n’a que les deux mains réglementaires. Je me demande toujours comment elle fait pour aller de son appart à la gare de Cambrai et pour grimper dans le train avec tout ça.
– Ne t’en fais pas, Charlie, m’a dit un jour maman. Ta grand-mère a plein d’amis qui l’accompagnent toujours jusque dans le wagon.
Je lâche la main de mon père pour courir vers ma grand-mère. Elle ouvre les bras et elle essaie de me soulever pour m’embrasser.
– Seigneur ! Tu as grandi et forci depuis la dernière fois ! C’est toi qui vas me serrer dans tes bras bientôt !
Et elle m’étouffe sous ses baisers.
– Tiens, celui-là est pour toi, tu l’ouvriras chez toi, elle me dit enfin en tendant un des paquets qui attendent à ses pieds.
Mon père se charge des deux gros sacs. Mamie et moi, nous le suivons vers l’escalator. Passent alors des gardes avec un chien muselé.
– Qu’est-ce qu’ils font ?
– Comme tous les vigipirates qu’on trouve dans toutes les gares, Charlie. Ils assurent notre sécurité.
– Oui, surtout dans les grandes gares, précise ma grand-mère. Tu sais, Lille est un carrefour de l’Europe. Et il n’y a pas que des gentilles mamies comme moi qui prennent le train !
– Allez, avance, mon garçon, ordonne mon père, je vais encore avoir une contravention si on traîne.
C’est à ce moment précis que mamie Louisette a posé brusquement ses deux sacs par terre en s’exclamant :
– Seigneur ! J’ai oublié mon parapluie dans le wagon ! Je retourne le chercher.
– Allez-y avec Charlie, moi je vais à la voiture pour éviter la contravention, a dit mon père sur un ton pas trop content. Mamie, passez-moi vos sacs.
Ma grand-mère s’est exécutée en me faisant un signe de connivence et mon père s’est éloigné, chargé comme un baudet. Elle m’a repris la main pour m’entraîner vers le quai où le train stationnait. Elle allait encore bien vite pour son âge…
Nous nous sommes engouffrés à toute vitesse dans la voiture 14 pendant que le haut-parleur annonçait le départ imminent du train. Nous en sommes sortis immédiatement après avoir récupéré le pépin orange resté dans le porte-bagages.
– Ouf ! Jamais ton grand-père ne m’aurait pardonnée d’avoir perdu son cadeau aussi sottement, mon garçon ! a déclaré ma mamie en tenant son parapluie sur l’épaule comme Mary Poppins.
Les gens se retournaient pour la regarder, belle comme un arc-en-ciel dans la gare grise qu’on a traversée en se dépêchant.
– Ton père va faire une jaunisse si on n’arrive pas, pouffait mamie Louisette en trottinant le plus vite possible.
Je riais, heureux d’être si bien avec elle. Mais tout à coup, mon rire s’est figé. Deux garçons me regardaient d’un air mauvais. Le Black et le Visage pâle de mon cauchemar. Ils m’ont fait un signe de menace qui a éteint ma belle humeur. Je me suis rapproché de ma grand-mère. Eux se sont dépêchés d’arriver à l’escalator avant nous. Ils nous ont laissés passer en ricanant. Mamie Louisette les a regardés sans rien dire, mais j’ai senti qu’elle me serrait la main plus fort.