L’odeur du chocolat, la présence de ma grand-mère Louisette, le cadeau qu’elle m’a offert, et même ses tresses grises enroulées sur sa tête, rien, rien, rien ne me fait sourire ce matin. Je pense au trajet pour aller à l’école. Et je reste sombre. À tel point que maman me dit :
– C’est pas possible, ça ! Tu nous couves une grippe. Viens ici, je vais prendre ta température.
Et la voilà partie dans la salle de bains à la recherche du thermomètre électronique. Elle me le pose sur le front.
– Trente-sept degrés tout pile. Montre ta langue.
– Elle est normale. Bon, alors, qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien, maman.
– T’as pas des compositions en vue, des fois ?
– Même pas. J’ai pas envie d’aller à l’école, c’est tout.
– Envie ou pas, tu vas y filer.
– Je voudrais rester avec mamie. S’il te plaît, maman…
– Arrête de faire le bébé et mange.
Papa qui n’avait rien dit jusque-là s’est approché de moi. Il a bu une gorgée de café et, en reposant sa tasse, il m’a demandé simplement :
– Qu’est-ce qui ne va pas, mon grand ?
J’aurais dû saisir la perche qu’il me tendait, mais je n’ai pas osé. Surtout pas devant maman et mamie en plus ! J’ai menti encore une fois.
– Je n’aime pas aller à l’école quand mes copains ne sont pas là.
– Seulement ça ?
J’ai dit oui de la tête sans oser le regarder.
– T’es sûr ?
J’allais encore mentir quand ma grand-mère est intervenue.
– Bon, si tu veux, Charlie, je t’accompagnerai jusqu’à l’école. D’accord ? Laisse-moi me faire une beauté et enfiler un manteau.
J’ai fait oui de la tête et enfin j’ai pu manger.
Sur le chemin de l’école, on a rencontré Raphaël Radenne, mon meilleur ennemi, et Zélie accompagnée de Yaya. J’en ai lâché la main de ma grand-mère, qui m’a fait un clin d’œil en me laissant devant la porte de l’école.
La journée s’annonçait normale.
Elle le fut jusqu’à 16 h 30.
C’est-à-dire jusqu’au moment de la sortie où j’ai vu Raoul Radenne qui attendait son frère Raphaël pour l’emmener chez le dentiste à moto. Je pensais faire route avec Zélie au moins ! Hélas, Mme Zhé arrivait en voiture avec Yaya pour aller en ville faire des courses avec ses deux filles.
En fin de compte, j’ai fait un bout de chemin avec Delphine Delforge, mais comme elle habite rue Montebello, elle m’a vite quitté.
J’ai pris mon courage à deux mains pour affronter ma solitude et les dangers.
Apparemment, il n’y avait rien à signaler.
Je commençais à respirer.
Mais juste avant d’arriver au tournant de ma rue, j’ai changé de couleur.
Les quatre mauvais me sont tombés dessus.
– C’est 40 euros que tu nous dois aujourd’hui.
– Je n’ai pas de sous, j’ai réussi à murmurer.
Je sentais ma gorge se serrer et mon ventre se vriller de peur. Je me trouvais lâche, mais ce n’était pas de ma faute. J’étais paralysé.
Le plus grand s’est mis devant moi, menaçant.
– Donne ton anorak ou je te l’arrache de force.
– Non, j’ai dit tout bas.
– Ah, ah, minus, on se révolte ? Voyons voir.
Il avançait la main vers moi quand d’un seul coup j’ai entendu :
– Banzai !
Et un parapluie orange s’est abattu sur ses doigts.
– Non, mais ça va pas, la vieille ? il a hurlé.
– Parce que tu crois, espèce de voyou, que « ça va » d’attaquer un plus petit que toi, à quatre ?
– De quoi je me mêle ? a fait le blanc-bec en avançant vers ma mamie.
– Tu veux un coup de parapluie toi aussi, elle a répondu en lui faisant face.
– Viens, mamie, laisse-les, j’ai supplié.
– Pas question de se laisser intimider, mon garçon.
Elle s’est mise en position de combat, jambes pliées, le pépin tenu à deux mains prêt à s’abattre sur le premier qui bougerait.
Les quatre énergumènes l’ont regardée, incrédules.
– Elle fait du sport de combat, la vieille, ils ont murmuré.
– Pour vous servir, a hurlé ma grand-mère en abattant son parapluie sur le plus proche.
Ils se sont sauvés sans demander leur reste.
– C’est quoi ces malotrus ? Allez, dis-moi la vérité, Charlie. J’ai bien vu qu’ils t’avaient déjà embêté. Pourquoi ?
– Pourquoi ils s’attaquent à moi, je ne sais pas, mais voilà comment ça s’est passé.
Et j’ai tout raconté.
– Ton père avait raison donc. Il m’avait dit que quelque chose n’allait pas. Dis tout à tes parents.
– Je ne peux pas, mamie, les méchants vont leur faire du mal.
– N’importe quoi, Charlie. Tu vois bien que ce sont des lâches. Allez, viens. On va en discuter tous ensemble.
– Mon pauvre chéri, elle a dit en me prenant dans ses bras. Je comprends pourquoi ton écharpe et tes gants étaient si sales.
– Si jamais ils recommencent, il faut absolument nous le dire, Charlie. Il ne faut pas te laisser faire, a conseillé mon père.
– Oui, mais je suis tout seul à faire route en ce moment. Et à un contre quatre, ce n’est pas possible.
– C’est bien pour ça qu’ils s’attaquent à toi, mon garçon. Bon, tout le temps que tes copains sont malades, l’un d’entre nous t’accompagnera. D’accord ?
On a fait comme ça et j’ai eu la paix. Plus un seul vaurien en vue dans le quartier. Je me sentais beaucoup mieux et j’ai même fait des progrès dans mes notes.
Puis mamie est retournée à Cambrai. Avant de monter dans le train, elle m’a dit :
– Ne te laisse jamais intimider par des méchants, Charlie. Essaie de trouver leurs points faibles, ils en ont toujours.
Paulo et Saïd sont revenus à l’école et tout est rentré dans l’ordre. La preuve : le soir, on se bat à nouveau contre Raphaël Radenne, mon ennemi préféré, et ses deux acolytes, Riri et Fifi, au pied du mur de Berlin. Zélie et Yaya viennent nous soutenir jusqu’au moment où nos mères nous appellent pour le repas du soir.