On aurait pu continuer notre vie tranquillement comme ça jusqu’aux vacances si ma classe n’était pas allée à la représentation de Bastien et Bastienne.
Je vous explique : notre maîtresse d’école, qui est musicienne, était folle de joie quand elle nous a annoncé qu’on irait au théâtre Sébastopol pour voir cet opéra que Mozart a écrit dans sa jeunesse. Elle avait précisé que c’était une séance scolaire.
Maintenant, imaginez : ça y est, on attend l’ouverture des portes du théâtre. D’autres classes arrivent de la rue Inkerman, d’autres encore de la rue Solférino. Ça fait beaucoup de monde, on dirait.
– Est-ce qu’il y aura assez de places ?
– Mais oui, Charlie, ne t’inquiète pas, répond la maîtresse. Bon, les enfants, on y va. On est à l’étage et c’est une bonne chose : on verra bien la scène.
Les scolaires font un bruit d’enfer dans les couloirs. On s’installe enfin et on voit encore arriver d’autres écoles. Certains élèves sont au balcon comme nous, mais sur les côtés, perpendiculairement au plateau. Ils verront moins bien que nous sûrement !
On entend des instruments de musique qui s’accordent. Le rideau est toujours baissé mais on devine que la séance va commencer. Quand, tout à coup, sur le côté gauche du balcon, des élèves se lèvent pour faire la ola. En face, côté droit du balcon, d’autres répondent et, peu à peu, tout le monde participe dans l’ordre. La vague commence à notre gauche, continue dans nos rangs et s’allonge à droite avant de repartir à gauche et ainsi de suite. Et même les élèves qui sont au rez-de-chaussée en font autant ! Un raffut superbe !
Passé le premier moment d’étonnement, notre maîtresse nous ordonne d’arrêter.
– Nous ne sommes pas dans un stade de foot, les enfants !
Il n’y a que Raphaël, Riri et Fifi qui font semblant de ne pas l’entendre. Mais leurs voisins leur donnent des coups de coude dans les côtes et ils finissent par rester assis et silencieux.
Les autres maîtres d’école demandent la même chose à leurs élèves et le calme revient peu à peu. Sauf sur notre droite où des récalcitrants continuent à se lever et à se baisser en tendant les bras dans une ola bébête. Leur professeur, visiblement mécontent, se rapproche d’eux, mais ils ne s’en occupent pas.
Tout à coup, je sens mon sang se glacer à nouveau dans mes veines.
Je viens de reconnaître mes agresseurs. Je me tasse dans mon fauteuil. Je voudrais devenir transparent.
Pourvu qu’ils ne me voient pas… Pourvu que…
Leur maître, excédé par leur attitude, passe un rapide coup de téléphone et il leur demande de le suivre… Tout le monde se tait. On entend distinctement :
– Vous êtes privés d’opéra. Un surveillant vient vous chercher pour vous reconduire au collège. Il vous donnera du travail à faire jusqu’à 16 h 30.
Les quatre voyous sortent en rigolant.
– Tant mieux ! On n’en a rien à faire de cette musique de ouf !
Je soupire d’aise.
Zélie qui est à côté de moi me demande :
– Tu es déjà allé dans un théâtre, avant ?
– Non. Et toi ?
– Oui et non. Ma mère aime les comédies musicales, alors elle nous emmène, quelquefois, Yaya et moi, au Zénith mais ce n’est pas comme ici. C’est beaucoup plus grand. On dirait plutôt un stade…
Le rideau se lève enfin et l’opéra m’enchante au point d’oublier ces abominables garçons. Comment Mozart a-t-il pu composer cette musique alors qu’il était encore un enfant ? Je suis béat d’admiration.
Il était presque 17 heures quand on est sortis. L’autobus devait nous attendre normalement sur la place de la République pour nous ramener à l’école, mais le chauffeur avait demandé à la maîtresse qu’on reste devant le théâtre. C’était plus pratique comme ça.
On s’est mis par petits groupes pour parler du spectacle. Je discutais dur avec Paulo, Zélie, Delphine et Saïd, quand quelqu’un m’a bousculé, menaçant :
J’ai reconnu un de mes agresseurs, mais je n’ai pas eu le temps de réagir, un deuxième m’a poussé sur le côté en disant :
– T’as compris ?
J’ai vu le regard étonné de Zélie. J’ai eu la force alors de faire :
– Non, mais ça va aller ?
– Non, a répondu un troisième en me bousculant à son tour. T’en es au moins à cent maintenant !
– C’est quoi ça, a demandé Paulo en venant se placer à mes côtés.
– T’inquiète, a sifflé le quatrième, c’est pas tes affaires.
– Maintenant ça l’est, a répondu mon copain les poings en avant.
Saïd se mettait en position de boxe et Delphine se frottait le nez, ce qui est le signe qu’elle s’apprête à taper.
On était à deux doigts de la bagarre quand l’autobus est arrivé.
Une fois dedans, on s’est mis au fond sur la banquette arrière et deux fauteuils juste devant, de façon à pouvoir parler tranquillement comme dans un salon.
Saïd m’a regardé droit dans les yeux :
– C’est qui ces types ? Et c’est quoi le cent, comme ils disaient ?
– Je sais pas.
– Bizarre…
– Oui, je te trouve drôle depuis quelque temps, Charlie, a affirmé Zélie. Tu ne ris plus, tu penses toujours et on dirait que tu as toujours peur de quelque chose.
– J’ai la même impression, ont dit en même temps Delphine et Paulo.
– Pendant que j’y pense, il serait peut-être temps, Charlie, que tu expliques exactement pourquoi tu voulais attraper la grippe, a déclaré Saïd.
– Et pourquoi tu ne faisais plus la route tout seul ? a ajouté Zélie.
J’ai baissé la tête, honteux et malheureux.
– On est tes copains, Charlie, fais-nous confiance. Dis-nous tout.
Alors, j’ai tout dit.
L’agression, le racket, et même les coups de parapluie de ma grand-mère.
– Ah, elle a rudement bien fait, ils ont dit en riant.
– Tu lui as expliqué au moins ?
– Oui, et elle en a parlé à mes parents qui se doutaient de quelque chose.
– Alors qu’est-ce qu’ils ont fait ?
– Ben, ils vérifient si je suis toujours avec quelqu’un qu’ils connaissent pour faire route. Et c’est tout. Ils me disent que c’est des histoires de gosses et que ce n’est pas la peine d’en faire tout un plat.
– Ouais, mais on voit bien que ça te pourrit la vie, a déclaré Zélie très sérieusement.
J’aurais dû être heureux que la fille que j’admire le plus au monde soit en train de s’inquiéter pour moi. Mais sur le moment, je n’y ai pas réagi.
– Pour les neutraliser, faudrait savoir d’où ils sortent, ces sales types, a murmuré Paulo.
– Déjà, si on pouvait savoir de quelle école ils viennent…
– Pas facile, Saïd ! Il y en avait au moins vingt dans le théâtre. Comment faire ?
– Je peux demander à mon père de nous donner la liste des écoles de Lille, il doit les connaître.
– T’as raison, Delphine, en tant que facteur, il le sait. Mais ce n’est pas la peine de le mettre dans le coup. Je vais trouver sur Internet, a affirmé Saïd.
On s’est dit que c’était une bonne idée. On s’est donné rendez-vous le lendemain mercredi matin devant le cagibi où mon père entasse les bricoles qu’on vend à la grande braderie du mois de septembre. On avait convenu de dire à nos parents qu’on allait faire une course de rollers.