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Comme l’arroseur arrosé…


Le plan de Jules Baudion était assez simple. Il fallait arriver les uns après les autres sur le marché de Wazemmes avec au moins un de nos parents, ou un frère aîné. Ce qui était le cas de Paulo qui est venu avec Piotr. On devait faire le tour des marchands comme d’habitude et nous retrouver comme par hasard au coin de la rue Jules-Guesde, là où, souvent, les gens pas contents manifestent et où on peut acheter de tout.

Petit à petit, on devait quitter nos parents, qui, eux, ne nous quitteraient pas des yeux, pour nous regrouper au point de rendez-vous. Puis on devait traîner devant les étals des marchands de bonbons et de pâtisseries en parlant fort.

 

C’est ce qu’on a fait.

Et ce qu’on attendait est arrivé.

On a vu débarquer les quatre lascars. À croire qu’ils nous pistaient. La nouveauté, c’est qu’ils étaient accompagnés de deux adultes au visage à moitié dissimulés sous leurs capuches. C’est vrai qu’il faisait froid et que nous étions tous encapuchonnés. Mais ça ne nous a rien dit. On a eu un mouvement de repli. Cinq contre six voyous, le compte n’y était pas. On a reculé jusqu’à l’entrée de la rue des Sarrazins, les garçons placés devant les filles. Et là, d’un seul coup, on s’est dispersés dans tous les sens comme Jules Baudion nous avait ordonné de faire si la situation n’était pas celle qu’on avait prévue.

Moi je devais me diriger vers l’église Saint-Pierre-Saint-Paul en faisant un détour par le marché couvert. J’ai pris mes jambes à mon cou. L’Asiatique m’a suivi. Un des adultes encapuchonnés lui a sifflé entre ses dents :

– T’as intérêt à le neutraliser, Tchang, sinon…

Je me suis faufilé entre les stands des fromages avec toute la vitesse de ma peur. Je m’entendais respirer comme un petit chien pour garder mon souffle. Et puis, à un détour de l’allée, j’ai vu mon père qui me regardait en me faisant un clin d’œil. Alors je n’ai plus eu peur. J’ai simplement continué à courir comme un dératé, en disant : « Pardon, madame, pardon, monsieur », quand je bousculais quelqu’un.

À un détour de stand, je me suis retrouvé nez à nez avec Tchang qui était aussi essoufflé que moi. Il m’a regardé d’un air désespéré.

– Laisse-moi t’attraper, s’il te plaît, il a murmuré.

– Non, mais ça va pas ? j’ai fait.

– Juste pour faire semblant.

– Puis quoi encore…, j’ai répondu sans rien comprendre.

– Alors ? a crié quelqu’un dans son dos, tu te dégonfles encore, espèce de nouille ?

Et avant que le jeune Asiatique n’ait eu le temps de réagir, il a reçu une baffe qui l’a laissé à moitié assommé. Le type à capuche qui venait de le frapper l’a encore secoué avant de le planter là, en disant :

– On réglera nos comptes avec vous quatre. Sales bâtards ! Petits nuls de chez nuls.

Une fois la stupéfaction passée, des gens du marché qui venaient d’assister à la scène et mon père nous ont entourés :

– Ça va, Charlie ?

– Oui, papa.

Une fois rassuré sur mon sort, il a ajouté en se tournant vers celui qui me poursuivait :

– Et toi, gamin, ça va ? Qu’est-ce qu’il te voulait ce type ?

– Rien, m’sieur.

– Ça m’étonnerait, je crois que…, a commencé mon père qui a été interrompu par Piotr Potock qui arrivait.

– Monsieur Chaplini, Jules Baudion nous donne tous rendez-vous au café du marché, à l’angle de la rue Saint-Pierre-Saint-Paul.

Tchang a fait mine de se sauver. Piotr lui est tombé dessus.

– Toi aussi, mon vieux.

– Mais j’ai rien fait, moi.

– Tu veux une mandale ? a menacé le frère de Paulo.

Le garçon a baissé la tête et j’ai eu l’impression qu’il allait pleurer.

Vous n’allez pas le croire, il m’a fait pitié. Oui, pitié. Parce que je venais de comprendre qu’il avait peur lui aussi et qu’il avait un « point faible », comme disait ma grand-mère quand je l’avais accompagnée à la gare pour retourner à Cambrai.

Piotr a tenu le garçon fermement par la manche.

Et on a pris la direction du café.

Quand on est arrivés, tout le monde était là. Même mes trois autres assaillants. Jules Baudion avait fait rapprocher des tables dans une salle du fond pour qu’on puisse se mettre autour. Il lui a tout de suite demandé :

– Tu t’appelles comment ?

– Tchang.

– Tu habites où ?

– Près du théâtre Sébastopol.

– Comme tes trois copains ?

– Oui, monsieur.

– Où exactement ?

Il a donné son adresse précise.

– C’est pas ce vieil immeuble qui va être démoli bientôt ?

– Oui, monsieur, ils ont répondu tous les quatre ensemble.

– Pourquoi vous vous attaquez à Charlie ?

– Ben, la première fois, nos profs étaient malades et on a traîné au lieu de retourner chez nous. On est allés dans le quartier où normalement nos parents vont être relogés. On est tombés par hasard sur Charlie qu’on ne connaissait pas et, comme il était tout seul…

– C’était une raison pour l’agresser ? Chapeau, les gars ! Quel acte courageux de se battre à quatre contre un ! En plus, ce n’est pas malin… Si vous venez habiter dans son quartier, c’est sûr que ses parents vont réagir.

Les quatre garçons baissaient la tête sans répondre. Mon père, celui de Saïd, celui de Delphine, Piotr le frère de Paulo et Mme Zhé qui nous avaient suivis dans nos courses respectives et avaient attrapé nos agresseurs ont tous opiné du bonnet.

– Vous en avez la preuve aujourd’hui, a résumé Jules Baudion.

Il allait continuer son interrogatoire quand un serveur est venu nous demander :

– Qu’est-ce que je vous sers ?

Chacun y est allé de son café ou de son potage.

 

En attendant qu’on nous amène les boissons commandées, Jules a repris :

– Au fait, mes lascars, c’est quoi cette histoire de portable ? Et qui sont les types qui vous accompagnaient ?

– On ne peut pas le dire.

– Bon, ben, alors vous vous expliquerez au commissariat.

– Oh non, m’sieur, s’il vous plaît, nos parents vont nous démolir, ils ne veulent pas avoir à faire avec la police, ils ont dit tous en même temps.

– Je comprends bien et ils ont raison. Mais alors, il faut nous expliquer pourquoi vous volez des portables et pourquoi deux adultes vous incitent à le faire.

Les quatre garçons n’en menaient pas large. Tchang surtout me faisait mal au cœur. Il se retenait pour ne pas pleurer. Il baissait la tête en reniflant.

– Vous ne voulez pas être des balances, comme on dit ? Le problème c’est qu’en agissant ainsi, vous protégez des bandits… et vous mettez en danger d’autres enfants comme vous.

– Oui, mais, monsieur, ils menacent de s’attaquer à nos parents et à nos frères et sœurs.

– C’est pour ça que vous m’avez menacé de la même chose ? j’ai pas pu m’empêcher de demander.

– Oui, a répondu Tchang dans un souffle.

– Et c’est parce qu’ils vous tabassent quand vous n’obéissez pas que vous avez frappé Charlie ? Pour faire comme eux ? a interrogé Jules Baudion.

– Autrement dit, vous les avez copiés ? a continué mon père avant même que je sorte un mot. Bon, voilà ce que je propose, il a ajouté. Dites-nous simplement dans quel quartier habitent ces voleurs et on se charge du reste avec Jules.

Je ne comprenais pas la demande de mon père. Depuis quand jouait-il au policier ? Mais je n’ai pas eu le temps d’aller plus loin dans mon raisonnement. Les bols de soupe à l’oignon et les cafés arrivaient.

Une petite demi-heure après, on sortait tous du café. Les quatre garçons nous ont dit au revoir poliment et ils se sont éclipsés sans remarquer que Piotr Potock les suivait avec agilité.

Je retournais avec mon père vers le boulevard Montebello où il avait garé notre Twingo pourrie, quand il a reçu un coup de fil.

– C’est Piotr. On retourne dare-dare sur le marché, il a dit. Les deux sales types qui menacent nos quatre lascars viennent d’être repérés. N’ont peur de rien ces sales types.

On est arrivés tout essoufflés. Jules et Piotr en étaient aux mains avec les deux bandits. Autour d’eux, les gens faisaient une sorte de cercle en applaudissant. C’était n’importe quoi ! Mon père a brisé le rond pour y pénétrer malgré la réticence des spectateurs qui croyaient voir un spectacle de rue, apparemment. La capuche des deux malfrats leur était tombée sur leurs épaules et on voyait leur tête. Ils ne faisaient plus les caïds. Mais ils résistaient bien. Quand mon père a donné un coup de poing en pleine figure à celui qui s’en était pris à Tchang, on a entendu un : « C’est pas du jeu… »

Mais le type n’a pas eu le temps de protester davantage. On a vu débouler d’un seul coup sur la piste Mme Zhé armée d’un parapluie. Un beau rouge et noir qu’elle venait juste d’acheter.

Et pif, et paf, en deux temps trois mouvements, comme ma grand-mère l’avait fait avant elle, elle a réussi à désarçonner les deux malfrats qui se protégeaient la tête des mains en criant :

– C’est pas du jeu, c’est pas du jeu…

– Et alors, mes gaillards, c’est quoi le jeu ? C’est voler des portables ? Et intimider des gamins pour qu’ils fassent le sale boulot pour vous ? Vous vous expliquerez au commissariat, a dit un policier bien costaud qui arrivait entouré de ses collègues sortant des menottes de leurs poches.

– Merci, les gars, d’avoir fait si vite, a dit Jules Baudion. Je vous revaudrai ça !

Les gens autour de nous prenaient des photos comme s’ils assistaient à un tournage de film et ils riaient en criant « Bravo, bravo. C’est rudement bien joué… ».

C’était n’importe quoi.

Mais tout à coup, j’ai senti une main se glisser dans la mienne. C’était Zélie arrivée sans bruit. Elle m’a fait un sourire à me faire tomber par terre plus sûrement que ne l’avaient fait les quatre vilains.

J’ai répondu à son sourire. J’ai serré sa main bien fort dans la mienne et j’ai senti derrière nous la présence rassurante de nos parents. Je n’étais plus seul. J’étais heureux.