— A votre avis, qu’est-ce qu’elles trament ? demanda Porter à ses frères, les yeux braqués sur les portes du réfectoire.
Il était assis sur un banc, sa jambe plâtrée allongée pour soulager la douleur. Plus d’une heure s’était écoulée depuis que les femmes leur avaient demandé de les laisser discuter entre elles pour décider si elles allaient ou non faire leur nid à Sweetness.
— Elles doivent nous traiter de fous, répondit Kendall qui s’était mis à faire les cent pas.
Porter se sentit obligé de prendre leur défense.
— Certains de leurs arguments se tenaient.
— Je sais, répliqua sèchement Kendall. Il nous reste encore un long chemin à parcourir, c’est indéniable. Cela dit, nous avons déjà pas mal avancé, et elles nous mettront dans un sacré pétrin si elles plient bagage.
— J’aimerais seulement qu’elles se dépêchent, dit Marcus en consultant sa montre. Nous avons perdu presque une journée entière de travail avec cette histoire. Nous avons déjà des bras en moins avec Jennings et Mason qui se sont blessés, ce matin…
— Si elles partent, nous pourrons tenter notre chance ailleurs en publiant notre annonce dans une autre ville, suggéra Porter qui commençait à ruisseler de sueur. Cette fois, en visant plutôt les Etats au sud de la Pennsylvanie. Personnellement, je trouve les femmes du Nord autoritaires.
— Oui, de vrais tyrans, confirma Marcus. Qu’est-ce qui t’a pris d’amener des Yankees, et des femmes en plus, dans cette montagne, Kendall ? Ça me dépasse.
Kendall s’arrêta net.
— Il faut que vous compreniez quelques petites choses tous les deux, dit-il. Leur intransigeance n’a rien à voir avec leur origine géographique. C’est dans la nature féminine, tout simplement. J’ai pensé que des femmes issues d’une région économiquement sinistrée où le taux de chômage avoisine les vingt pour cent se montreraient un peu moins difficiles et accepteraient plus facilement des conditions de vie un peu rudes.
Marcus éclata d’un rire sarcastique.
— Nous sommes de véritables imbéciles ! Aucun de nous trois n’est marié ou n’a même eu une liaison durable depuis le lycée. En fait, nous avons pratiquement passé notre vie sans femmes. Comment voulez-vous que nous sachions ce qu’il y a dans leur tête ?
— J’ai plutôt trouvé que nous avions bien présenté notre affaire, dit Kendall.
— Les carottes ne sont pas encore cuites, ajouta Porter avec un clin d’œil pour détendre l’atmosphère. Je n’ai jamais eu l’occasion de le vérifier par moi-même, mais j’ai entendu dire que certaines femmes mettent du temps avant de dire « oui ».
Kendall leva les yeux au ciel.
— C’est ça, Porter. C’est sûr que tu t’y connais ! D’ailleurs tu as tellement impressionné le Dr Salinger que tu as été obligé de saboter sa camionnette pour la retenir.
Porter, qui était déjà très agacé, s’emporta carrément.
— Dis donc, Kendall, il me semble me souvenir que tu n’as pas vraiment réussi à convaincre une certaine amie à toi de rester à Sweetness, il y a quelques années.
Bon sang ! Il avait poussé le bouchon trop loin ! se reprocha-t-il aussitôt en voyant le visage de son frère se décomposer. Mais, avant qu’il n’ait le temps de s’excuser, un grincement de porte attira leur attention. Les femmes, le visage impassible, se tenaient sur le seuil de la pièce. Rachel Hutchins, leur porte-parole désignée, s’avança tandis que Nikki, elle, demeurait en retrait, nota Porter. En retrait et évitant soigneusement son regard.
Mauvais signe, conclut-il.
Le ventre noué, il se leva en s’aidant de ses béquilles.
— Qu’avez-vous décidé ? s’enquit Kendall.
Rachel croisa les bras.
— Nous partons à la première heure demain matin…
Porter dut faire un effort pour ne pas se laisser retomber sur le banc.
— … pour acheter ce dont nous avons besoin, aux frais de la ville, conclut Rachel avec un grand sourire.
Porter poussa un soupir de soulagement en même temps qu’il recouvrait moral et bonne humeur.
Rachel tendit à Kendall un bloc-notes, et Porter regarda par-dessus l’épaule de son frère la liste des courses que les femmes avaient dressée : nourriture, déshumidificateurs, articles de jardinage, tapettes à insectes, matériel informatique.
— Cela me paraît judicieux, commenta Kendall avec un sourire.
— Il y a dix pages, précisa Rachel.
Le sourire de Kendall se figea sur ses lèvres.
— Ah !… D’accord…
— Nous voulons que la construction d’un dispensaire soit mise en route tout de suite, poursuivit Rachel. Nous voulons avoir notre mot à dire sur les menus de la cafétéria. Et nous voulons des titres.
— Des titres ? répéta Marcus sans comprendre.
— Oui. Enfin, nous voulons avoir un statut officiel. Responsable de l’Urbanisme, Directrice du Secteur technologique, Responsable de la Sécurité, Directrice des Télécommunications, ce genre de choses. Si Sweetness est gérée comme une société commerciale, il faut qu’elle en possède l’organigramme.
— Cela entrait dans nos projets, assura Marcus du bout des lèvres.
— Tant mieux ! répliqua aimablement Rachel. Mais nous aimerions que cela entre dans vos projets à court terme. Nous voulons aussi que se tiennent régulièrement des réunions publiques sur la vie de la communauté. Et nous avons établi des règles.
— Quel genre ? demanda Kendall dont l’inquiétude croissait de seconde en seconde.
Une des femmes — Traci, se rappela Porter — leur présenta un deuxième bloc-notes avec une autre liste.
— Pas d’hommes dans le foyer la nuit, par exemple. Et des heures de silence.
— Des heures de silence ? répéta en écho un Marcus de plus en plus éberlué.
— Interdiction d’utiliser des outils électriques, de réaliser des travaux ou de se livrer à toute activité génératrice de bruit le soir, tôt le matin et le week-end.
— C’est ridicule ! s’écria Marcus. Nous avons une ville à bâtir !
— Et tout nouveau règlement devra recevoir notre aval, poursuivit Rachel comme s’il n’avait pas parlé. Nous voulons participer aux décisions concernant l’avenir de cette ville.
Marcus était cramoisi. Kendall intervint avant qu’il n’explose en tenant des propos irréparables.
— Ce sont là d’excellentes idées, mesdames. Nous avons besoin de votre avis et de votre aide pour reconstruire Sweetness. Merci.
Du coin de l’œil, Porter remarqua Nikki qui s’était écartée du groupe et essayait de s’éclipser. Il sauta sur l’occasion de la mettre une nouvelle fois au pied du mur.
Elle s’arrêta net et se retourna visiblement à contrecœur.
— Oui ?
— J’espère que nous pouvons compter sur votre collaboration pour concevoir le futur centre médical ?
Sans ses compagnes qui étaient suspendues à ses lèvres, nul doute qu’elle l’aurait envoyé sur les roses…
— Naturellement, finit-elle par dire sèchement. Pour le moment, je dois retourner au foyer.
— Je vous accompagne, proposa Porter avec un large sourire.
Tout dans l’attitude de la jeune femme traduisait sa colère, nota-t-il non sans une certaine satisfaction alors qu’il se dirigeait vers elle. D’ailleurs, elle ne l’attendit pas. Qu’à cela ne tienne ! Il la rattrapa.
— Mes frères et moi étions sur des charbons ardents pendant que vous délibériez avec vos collègues.
— Ce ne sont pas mes collègues, rectifia-t-elle d’un ton cinglant.
— Nous nous réjouissons de votre décision à toutes de rester.
— Vous savez pertinemment que je ne reste pas.
— Moi oui, mais elles non, n’est-ce pas ?
— Non. Pas encore.
— Alors, en attendant que votre camionnette soit réparée, nous aiderez-vous à mettre le centre médical sur pied ?
— Evidemment. Vu que je n’ai rien d’autre de plus intéressant pour m’occuper…
— Pour le moment, nous allons déménager tout votre matériel dans une chambre vide du premier étage, de façon à respecter l’intimité de vos patients.
— A propos, il paraît que des ouvriers se sont blessés ce matin. Pourquoi ne m’a-t-on pas appelée ?
Mieux valait lui cacher que les hommes avaient refusé de la consulter et avaient préféré recourir à Doc Riley…
— Leurs blessures ne présentaient aucun caractère de gravité. Il s’agissait de simples écorchures.
Elle s’arrêta devant la porte, sans manifester la moindre intention de l’inviter à entrer.
— Au fait, l’essence de wintergreen vous soulage-t-elle ? demanda-t-elle en fronçant le nez.
— Pas autant que les antidouleurs que vous m’avez prescrits, reconnut-il d’un ton penaud.
— Comme c’est bizarre ! lança-t-elle, moqueuse, avec un haussement exagéré des sourcils. Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais dresser la liste du matériel de base nécessaire pour équiper votre nouveau centre médical.
— Voulez-vous un coup de main ?
— Non.
— Docteur Salinger, l’interpella-t-il au moment où elle s’éloignait, excusez-moi de vous avoir forcé la main tout à l’heure.
Au regard qu’elle lui décocha, il comprit qu’elle lui en voulait encore. Du coup, il se prit de nouveau à s’interroger sur les circonstances qui l’avaient incitée à quitter Broadway et la poussaient à y retourner à présent.
Mais elle ne lui laissa pas le temps de s’attarder sur ces questions. Le doigt tendu vers son plâtre, elle déclara :
— Vous ne devriez pas vous appuyer trop longtemps sur votre jambe.
Sur ce conseil, elle entra dans le foyer dont elle ferma la porte derrière elle.
Bien. La discussion était close, comprit Porter en retournant vers le réfectoire, maussade. Sur le chemin, il croisa Rachel.
— Cela vous dirait-il de nous accompagner à Atlanta demain, pour nos courses ? lui proposa-t-elle avec un sourire aguicheur.
L’espace d’un instant, il se laissa ensorceler par la beauté resplendissante de la jeune femme. Rien ne lui plairait davantage que de passer la journée avec une jolie créature qui, elle, ne rechignerait pas à partager son temps avec lui. Hélas ! Il devait rester et veiller à ce que Nikki ne prenne pas la poudre d’escampette malgré sa promesse.
— C’est gentil, mais je ne me déplace pas facilement en ce moment, répondit-il avec un petit rire. Vous connaissez bien le Dr Salinger, Rachel ?
— Euh… Disons que nous sommes copines, répondit-elle, bien qu’un peu interloquée par ce brusque changement de sujet. Broadway n’est pas une très grande ville. Tout le monde se connaît plus ou moins.
— Vous pouvez me raconter son histoire ?
— Au début, Nikki ne devait pas participer à cette expédition. Elle a changé d’avis au dernier moment. Elle était fiancée.
— Fiancée ? répéta-t-il sans cacher sa surprise.
— A un avocat qui, a priori, avait l’air plutôt sympa. Et puis elle a découvert qu’il la trompait. Alors, ils ont rompu. A mon avis, elle voulait échapper à tous les commérages et les rumeurs qui couraient, si vous voyez ce que je veux dire.
Non, pas vraiment, mais il hocha la tête d’un air entendu.
Ainsi, Nikki était venue à Sweetness pour soigner une blessure sentimentale et n’était plus aussi sûre aujourd’hui d’avoir choisi la bonne solution. Avait-elle parlé à son ex en haut du château d’eau ? Lui avait-il demandé de revenir ?
— Merci, dit-il distraitement.
— Avez-vous des projets pour cet après-midi ? enchaîna Rachel. Je me disais que nous pourrions faire plus ample connaissance tous les deux…
Deux minutes plus tôt, il aurait accepté sans l’ombre d’une hésitation. Alors pourquoi l’idée lui paraissait-elle brusquement moins attrayante ?
— Un autre jour, peut-être, répondit-il. Je dois discuter d’un tas de choses avec mes frères.
— Tant pis ! lança-t-elle avec une moue déçue. Une autre fois alors.
Porter la regarda s’éloigner, fasciné par les ondulations de ses hanches, par les courbes de son corps. Lorsqu’il aurait réglé le problème Salinger et qu’il serait débarrassé de son plâtre, voilà un paysage qu’il explorerait volontiers. Pour l’heure, le devoir l’appelait.
* * *
Les femmes se dispersaient. Demeuraient devant le réfectoire Marcus et Kendall, seuls, totalement abattus.
— Ne tirez pas cette tête-là ! dit Porter en les rejoignant de son pas boitillant. Elles restent, non ?
— Oui, mais à quel prix ! rétorqua avec aigreur Marcus en désignant les listes.
— Celui à payer lorsque l’on négocie, répliqua posément Kendall. Impossible de faire autrement.
— Et notre toubib alors, où en est-elle, Porter ? demanda Marcus.
— Elle hésite, répondit prudemment Porter. En tout cas, elle a accepté de collaborer au projet de centre médical jusqu’à ce que sa camionnette soit réparée.
— Ce qui signifie que plus longtemps on la mènera en bateau, plus longtemps nous pourrons profiter de ses compétences, laissa sèchement tomber Kendall.
— Ou plus j’aurai de temps pour la convaincre de ne pas partir, compléta Porter.
— Ne la quitte pas d’une semelle, lui ordonna Marcus, menaçant, en soulignant chaque mot d’un coup d’index dans sa poitrine. Fais en sorte qu’elle s’implique à fond pour ce dispensaire. Si on y met les moyens en hommes, on pourrait creuser les fondations et couler la dalle demain. Kendall pense que les différents modules préfabriqués peuvent être livrés d’ici à la fin de la semaine. Peut-être que le fait de disposer d’un vrai bâtiment pour exercer son métier l’incitera à rester.
Porter émit un petit sifflement réservé.
— A condition que les gars viennent la consulter, avança-t-il. Elle m’a demandé tout à l’heure pourquoi on ne l’avait pas prévenue pour les deux ouvriers blessés de ce matin.
— Ce qui veut dire que tu viens de décrocher un second boulot, conclut Marcus. Tu dois lui trouver des patients. Et toi, Kendall, tu accompagnes les femmes pour les courses demain. Veille à ce qu’elles ne nous ruinent pas en achetant des cargaisons de laque et de tofu. C’est vous deux qui nous avez mis dans cette galère. Alors ramez maintenant !