Marcus arpentait en tous sens leur bureau. Porter se crispa. Il était assis à côté de Kendall qui, stoïque, le regard braqué droit devant lui, se préparait à essuyer les inévitables remarques acerbes de son aîné à propos des deux énormes camions chargés de courses. Porter avait beau ne pas avoir participé à l’expédition, il allait être mis dans le même sac que Kendall et en prendre lui aussi pour son grade. Il en aurait mis sa tête à couper.
Loin de se calmer, la fureur de Marcus semblait au contraire monter d’un cran à chacun de ses pas. Son visage vira du rose au rouge, puis au cramoisi. Il serrait les poings si fort que le sang n’arrivait plus dans ses doigts. Quand enfin il arrêta ses déambulations, ce fut pour plaquer violemment ses mains sur son bureau. Kendall et Porter auraient-ils vu de la fumée sortir de ses narines qu’ils ne s’en seraient pas étonnés.
— Je ne sais même pas par où commencer, laissa-t-il tomber.
Kendall leva les yeux au ciel.
— Vas-y, Marcus, déballe-nous tes sermons mais vite, on a du travail qui nous attend.
Porter jeta un coup d’œil surpris à son frère. Kendall provoquait très rarement Marcus. Que lui arrivait-il ? D’ailleurs, à bien y réfléchir, Kendall avait un comportement étrange depuis l’arrivée des femmes. Comme s’il était… déçu.
— Retourner travailler ? répéta Marcus en écho, les yeux prêts à sortir de leur orbite. Je suppose que tu voulais dire « déballer les colifichets de ces dames », n’est-ce pas ? Pour ce qui est du travail, il ne s’en abat guère, je trouve.
— Nous progressons bien sur le centre médical, intervint Porter… qui le regretta aussitôt.
— Ça nous fait une belle jambe sans médecin pour le diriger ! lança Marcus en lui jetant un regard noir.
— Elle est toujours là, je te signale.
— A-t-elle signé le CDD ?
— Pas encore, reconnut Porter entre ses dents.
— Notre candidature au RHC ira directement au panier si nous n’avons pas de praticien. Maintenant que nous avons mis ce projet en branle, impossible de faire machine arrière.
Porter s’abstint de mentionner les démarches effectuées par Nikki pour se trouver un remplaçant… de peur que la propriété familiale ne lui échappe.
— Il me faut juste encore un peu de temps pour venir à bout des réticences de la petite toubib, précisa-t-il toutefois.
— Tu vas donc continuer à la garder en otage et à lui mentir au sujet de sa camionnette ? demanda Kendall.
— Absolument. A ce propos, je lui ai dit que tu devais apporter une nouvelle pompe d’alimentation d’Atlanta. Alors, si jamais elle te pose des questions à ce sujet, joue l’idiot.
— Je ne voudrais pas te voler ton rôle, lâcha Kendall dans un froncement de sourcils ironique. Au fait, j’ai entendu dire que tu as payé certains des gars pour qu’ils inventent une raison d’aller la consulter ?
Marcus leva les yeux au ciel et laissa échapper un juron.
— Ils n’ont rien inventé, se défendit Porter. Ils souffraient tous de quelque chose, pour de bon. Des petites choses, je te l’accorde.
— Et ton plan a fonctionné ? demanda Kendall.
— Pas aussi bien que je l’avais espéré, avoua Porter.
Marcus brandit son index vers Kendall.
— Toi, tu te charges de dissuader le Dr Salinger de prendre ses cliques et ses claques.
Puis vers Porter.
— Quant à toi, tu ne l’approches plus.
— Et le marché que nous avions conclu ? avança Porter.
Marcus balaya sa question d’un revers de main.
— De toute façon, Kendall et moi avions décidé de te céder Clover Ridge.
Porter regarda tour à tour ses deux frères, incrédule.
— C’est vrai ?
— Oui, confirma Kendall. Alors laisse-moi m’occuper du Dr Salinger. Peut-être se montrera-t-elle plus réceptive aux arguments d’une personne saine d’esprit.
Le plaisir qu’avait procuré à Porter la nouvelle concernant la propriété familiale fut bizarrement assombri par la pensée qu’on le privait de tout prétexte de voir Nikki.
— Mais je suis son seul malade ! s’exclama-t-il.
— Je suggère donc que l’on te casse quelque chose d’autre pour lui donner du boulot, rétorqua Marcus, indiquant clairement que le sujet « Nikki » était clos.
Plus rien ne l’empêchait désormais de fondre sur Kendall…
— A nous deux, à présent, dit-il en agitant sous le nez de son frère une liasse de factures. Je t’avais demandé d’accompagner les femmes à Atlanta pour surveiller leurs dépenses. Que s’est-il passé ? Ont-elles usé de leurs charmes pour te détrousser ? Je sais qu’un clignement de paupières suffit à vider le cerveau de Porter, mais je croyais que toi, tu ne te laisserais pas embobiner par ces manœuvres ridicules.
— Pourquoi ? s’écria Kendall en se levant. Parce que j’ai passé la quasi-totalité de ma vie d’adulte à mener une existence de moine ?
L’explosion de colère de Kendall laissa Porter pantois.
— Mais non, marmonna-t-il. Pas du tout.
Mais Kendall était lancé.
— Sache que j’estime judicieux leur choix d’acheter du matériel technologique qui permettra à la ville de se moderniser et de se développer rapidement, poursuivit-il.
— D’accord, finit par murmurer Marcus, vaincu.
— Il faut que j’y aille maintenant, conclut Kendall d’une voix étrange.
Il marqua alors un temps d’hésitation, comme s’il avait perdu le fil de ses idées, puis sortit du bureau.
Porter et Marcus échangèrent des regards inquiets.
— Quelle mouche l’a piqué ? demanda Marcus.
— Pas la moindre idée. Mais je trouve qu’il se comporte bizarrement depuis l’arrivée des femmes.
— Se serait-il pris d’affection pour l’une d’elles ?
— Pas à ma connaissance. En fait, on dirait plutôt qu’il s’évertue à ne pas les approcher.
Marcus regarda Kendall s’éloigner d’un air perplexe.
— C’est drôle, je ne me rappelle l’avoir vu distrait et irascible qu’une seule fois dans sa vie.
— Oui, c’est vrai, renchérit Porter, visiblement gêné. Peut-être ai-je ravivé de mauvais souvenirs chez lui avec mon allusion au départ de Celia de Sweetness, l’autre jour ?
— Tu crois ? Attends, c’était il y a quoi… dix ans ?
— Douze. Mais je ne serais pas étonné qu’il en pince encore pour elle. Tu connais Kendall et le sérieux avec lequel il aborde tout. C’est pour cette raison que tu n’aurais pas dû lui tomber dessus comme ça, tout à l’heure.
— Pardon ?
— Allons, Marcus ! Tu sais pertinemment que Kendall n’accepterait jamais rien à la légère. Ce n’est tout simplement pas dans sa nature.
— Oui, je sais. Ça, c’est ton rôle à toi.
— Je te remercie, répliqua Porter d’un ton glacial. Bref. Si Kendall a jugé utile de dépenser de l’argent pour ces articles, nous devrions nous fier à sa décision.
Le téléphone de Marcus vint interrompre leur échange.
— C’est maman, dit-il après avoir consulté l’écran.
— Elle n’est pas au courant pour ma jambe, lui dit vivement Porter. Elle ne sait pas non plus que Kendall est allé à Atlanta sans passer la voir.
— Doit-on lui cacher autre chose ? s’enquit Marcus avec un haussement de sourcils.
— Elle ignore que c’est moi qui ai cassé son vase bleu et qui l’ai recollé quand j’avais quatorze ans.
En levant les yeux au ciel, Marcus posa son portable sur le bureau après avoir activé le haut-parleur.
— Bonjour, maman. Porter est à côté de moi.
— Oh ! Tant mieux !
La voix mélodieuse d’Emily Armstrong apporta une note de fraîcheur dans la pièce.
— Bonjour, Porter.
— Bonjour, maman.
— Comment ça se passe pour vous ?
— Ça dépend des jours, répondit Marcus en même temps que Porter assurait :
— On ne peut mieux !
— Où est Kendall ?
— Il travaille, répondirent-ils en chœur.
Trop vite peut-être ?
— Il n’a pas de problème, j’espère ? demanda leur mère d’une voix inquiète. La dernière fois que je lui ai parlé, il ne paraissait pas dans son assiette.
Porter et Marcus se regardèrent.
— Non, il est en forme, répondit Marcus. Simplement, nous sommes très occupés. Et toi, comment vas-tu ?
— Mes garçons me manquent. Vais-je devoir supplier à genoux qu’au moins un de mes trois fils condescende à me rendre visite ?
— Nous allons venir bientôt, maman, promit Marcus.
— Tu dis toujours ça. Porter ? J’ai rêvé de toi la nuit dernière. Tu te blessais ou tu te cassais quelque chose…
Quelle intuition ! se dit Porter qui en eut presque la chair de poule.
— Il va bien, maman, répondit Marcus à sa place. Il voulait seulement t’avouer que c’est lui qui a cassé et recollé ton vase bleu quand il avait quatorze ans.
— Merci beaucoup, marmonna Porter.
— Oh ! Je l’avais deviné ! rétorqua joyeusement leur mère. Alors, et les travaux, comment avancent-ils ? Kendall m’a dit qu’un convoi de femmes était arrivé du Michigan ?
— Oui, répondit Marcus d’un ton sarcastique. C’est pour cela que nous avons beaucoup de travail.
— Des mariages d’amour en vue pour mes petits ?
— Non ! répondirent d’une même voix les deux frères.
— Mais nous avons un médecin, à présent, précisa Porter. Et nous sommes en train de construire un centre médical.
— Tant mieux ! C’est rassurant de savoir que je pourrai me faire soigner quand je reviendrai à Sweetness, si besoin était. Vous n’imaginez pas comme j’attends ce jour avec impatience !
Porter se tut, pensant que Marcus allait répondre. Mais comme le silence s’éternisait, il prit la parole :
— Nous aussi nous avons hâte, maman.
— Bien, je vais vous laisser travailler. Je vous embrasse très fort, comme je vous aime.
— Nous aussi, assurèrent-ils de concert.
Lorsque Marcus eut raccroché, Porter attrapa ses béquilles et se leva.
— Il faut que j’y aille, dit-il. J’ai des problèmes d’eau chaude à régler, et j’ai promis à Kendall de superviser le piquetage du potager qui tient tant à cœur aux femmes.
— Porter ?
Marcus enfonça ses doigts dans ses cheveux et s’assit sur le coin de son bureau.
— Je commence à m’interroger. Crois-tu vraiment que nous réussirons à mener à bien notre projet ?
Porter le regarda, surpris. Marcus attendait de lui, son petit frère, qu’il le rassure ? C’était bien la première fois !
— Oui, bien sûr, affirma-t-il enfin. Nous allons construire une nouvelle ville et y amener maman, exactement comme nous en avons fait le serment.
— Le but me paraît encore si éloigné que j’ai peur de ne jamais l’atteindre.
A quelle autre situation qui leur parlerait à tous les deux pourrait-il comparer celle qu’ils vivaient actuellement ? se demanda Porter. Une situation dont ils étaient sortis vainqueurs.
— Marcus, tu te rappelles lorsque nous étions envoyés sur le terrain ? Il fallait gagner les batailles l’une après l’autre sans nous laisser paralyser par la pensée de toutes celles qu’il faudrait mener pour arracher la victoire finale.
Porter s’attendait à ce que son frère lui ordonne d’arrêter ses sornettes, ou le rembarre comme à son habitude de son ton méprisant de grand frère.
Mais, à sa grande surprise…
— Tu as raison, frangin, murmura Marcus. Les Armstrong n’ont jamais baissé les bras devant un défi. Nous allons nous en sortir.
Il se redressa alors et désigna son plâtre du menton.
— Comment va ta jambe ?
— Elle ne me ralentit pas… trop.
— J’ai remarqué cette blonde… Rachel… qui te fait les yeux doux. Un début de quelque chose ?
Hors de question qu’il compromette sa réputation de séducteur en reconnaissant qu’un vrai baiser de la petite toubib l’intéressait davantage que Rachel tout entière.
— Peut-être, répondit-il. Je reste ouvert à toutes les éventualités. Et toi ?
— Je ne cherche pas de femme, décréta Marcus avec un rire dédaigneux.
— C’est ce que tu crois ! lança Porter d’un ton moqueur avant de quitter le bureau.
Mais, malgré son apparente désinvolture, il avait le ventre noué. Le fait de voir Marcus si peu sûr de lui l’avait déstabilisé. Pour la première fois, il prenait conscience du rôle de repère que tenait son grand frère, surtout depuis la mort de leur père. Marcus portait d’énormes responsabilités sur ses épaules. Ils s’étaient lancés dans une entreprise gigantesque, à tous niveaux, qui pourrait faire le bonheur ou la perte des générations futures.
Depuis des mois maintenant, Porter consacrait tout son temps à la reconstruction de Sweetness, mais les tâches au jour le jour avaient occulté sa vue d’ensemble du projet qu’ils essayaient de mener à bien. Et quand on la considérait globalement, la mission qu’ils s’étaient fixée était…
Gigantesque… Effrayante…
Jamais il n’aurait imaginé s’y aventurer sans ses frères. Le fait de savoir que Marcus partageait cet état d’esprit le rassurait en même temps qu’il l’inquiétait. Soudain, il sentit la chape de responsabilité tomber sur ses épaules. Peut-être ce poids commençait-il à écraser Kendall aussi ?
* * *
Porter se rendit au foyer afin d’étudier avec les plombiers les modifications qu’il était envisageable d’apporter au système d’eau chaude. Malheureusement, il n’existait aucune solution à court terme, et les douches froides allaient continuer. Voilà qui ne lui faciliterait pas la tâche auprès de Nikki !
En arrivant au cabinet médical provisoire, il vit avec horreur quatre de ses ouvriers dans ce qui servait de salle d’attente.
— Pourquoi es-tu venu consulter ? demanda-t-il à chacun.
— Feu du rasoir.
— Orteil en marteau.
— Mal au dos.
— Calvitie.
Avec un soupir, il sortit des billets de son portefeuille.
— Voilà ! Vingt dollars pour chacun. Mon offre de payer les heures d’absence ne tient plus. Retournez travailler et faites circuler l’information. Ne venez ici que pour quelque chose de grave. Si vous perdez beaucoup de sang ou si vous vous êtes sectionné un membre, par exemple.
Lorsque les hommes s’en allèrent, l’argent en poche, Porter se laissa tomber sur une chaise et essaya de se gratter la jambe sous son plâtre. Il souffrait de démangeaisons terribles, plus gênantes que la douleur qui le lançait encore de temps à autre dans la cheville. Il sortit un stylo de la poche de sa chemise et l’introduisit entre le plâtre et la peau, sans malheureusement réussir à atteindre la zone qui le rendait fou. Pour couronner le tout, lorsque, de guerre lasse, il retira le stylo, le capuchon resta coincé à l’intérieur.
— Et merde !
A ce moment-là, la porte s’ouvrit. Kendall se tenait sur le seuil en compagnie de Nikki, qui avait un air si… merveilleusement professionnel et efficace dans sa blouse blanche ! Sexy en diable !
— Que fais-tu ici ? demanda Kendall d’un ton soupçonneux.
— A part soudoyer mes patients, ajouta sèchement Nikki.
Porter remarqua ses yeux rougis. Son allergie ? Ou bien avait-elle pleuré à cause de son infidèle de fiancé ?
— Je… euh… je suis venu voir si le docteur pourrait me prescrire quelque chose contre mes démangeaisons, improvisa-t-il. Et toi, Kendall ? Que fabriques-tu ici ?
— Je voulais m’excuser auprès du Dr Salinger d’avoir oublié sa pompe d’alimentation à Atlanta, répondit Kendall avec un regard appuyé. Et aussi lui exprimer notre gratitude pour avoir accepté de préparer le dossier de candidature au RHC.
— Je n’avais rien de mieux à faire en attendant que ma camionnette soit réparée, dit Nikki en indiquant du bras sa salle d’attente désespérément vide.
— Et vous ne pouvez rien me donner pour mes démangeaisons ? insista Porter.
— Si. Attendez une seconde, dit-elle avant de disparaître dans son cabinet.
— Marcus t’a pourtant bien spécifié de ne pas t’approcher d’elle, lui reprocha Kendall à voix basse.
— Je n’écoute pas tout ce que dit Marcus, figure-toi. Mais ne le lui dis pas, s’il te plaît.
— A mon avis, tu en pinces pour le Dr Salinger.
— Tout mais pas ça !
En entendant le pas de Nikki, ils se turent.
— Voilà ! annonça-t-elle en tendant à Porter un cintre en fil de fer. Et vous auriez peut-être intérêt aussi à arrêter l’essence de wintergreen. Il n’est pas impossible qu’elle déclenche une allergie.
Elle avait souligné son dernier conseil d’un froncement de nez de dégoût. Mais c’est avec un sourire très poli qu’elle conclut :
— Lorsque j’aurai rempli le dossier pour le centre de santé rural, je vous en informerai. Et j’ose espérer que vous me tiendrez au courant pour ma camionnette ?
— Naturellement, marmonna Porter.
— Au revoir, messieurs.
Là-dessus, elle ferma la porte… privant Porter du soleil qui illuminait sa journée. Kendall le regarda.
— Heureusement que tu n’as pas le béguin pour elle… parce que j’ai l’impression qu’elle te déteste.
— Boucle-la, Kendall !
Au lieu de se fâcher, Kendall le gratifia d’une bourrade fraternelle.
— Ne t’inquiète pas, frérot. De toute façon, je ne vois pas quand tu trouverais le temps de conter fleurette à qui que ce soit. Il faut que tu crées un potager, que tu aménages une salle multimédia, et que tu termines un centre médical… d’ici la fin de la semaine. Alors, au boulot !