Kendall et Porter discutaient dans la fourgonnette en attendant Nikki devant le foyer.
Porter s’arrêta de parler en plein milieu de sa phrase, uniquement pour savoir si Kendall le remarquerait. Après une bonne minute de silence, Kendall tourna les yeux vers lui.
— Excuse-moi. Tu disais ?
Porter secoua la tête d’un air découragé.
— Qu’est-ce qui t’arrive, vieux ?
— Comment ça ?
— Tu es sans arrêt dans la lune en ce moment.
— J’ai plein de choses en tête, c’est tout.
— Ce qui était déjà le cas quand tu avais dix ans et pourtant tu ne t’es jamais comporté ainsi. Enfin… sauf quand Celia est partie.
Le visage de Kendall se ferma.
— Je n’ai pas envie de parler de ça, laissa-t-il tomber d’un ton sec.
— Nous nous inquiétons à ton sujet, Marcus et moi.
— Vous avez tort.
— Mais…
— Tiens ! Voilà ta toubib !
Porter allait lui faire remarquer que Nikki n’était pas sa toubib lorsque Kendall ajouta :
— Dis donc, elle a sacrément changé !
Porter tourna la tête. Et ce n’était rien de le dire, songea-t-il, médusé, en découvrant Nikki vêtue d’une robe courte sans manches de couleur pastel. Ses cheveux, plus clairs que d’habitude, étaient coupés différemment… ? Oui ! Elle avait une frange.
— Je vais lui prendre son sac de voyage, murmura-t-il en sortant de la fourgonnette, oubliant qu’il avait besoin de ses béquilles.
Kendall le rattrapa de justesse et le sauva du ridicule en le devançant pour débarrasser Nikki de son bagage.
Porter ne pouvait quitter Nikki des yeux. Cette robe qui tombait souplement sur ses formes délicates… Ses talons hauts qui accentuaient encore le galbe de ses jambes… Sa nouvelle coiffure qui mettait en valeur ses yeux et ses pommettes… Et ses lèvres charnues, rouge cerise… Ce sourire qu’elle affichait trop rarement…
C’était indéniablement Nikki qui se tenait devant lui. Mais une Nikki métamorphosée.
— Bonjour, le salua-t-elle.
Porter la contemplait sans rien dire, et Kendall dut lui donner un coup de coude pour qu’il reprenne ses esprits.
— Bonjour. Vous êtes… ravissante.
— Merci, répondit-elle avec un sourire qui illumina superbement ses yeux verts.
Incapable d’ajouter quoi que ce soit, il continua à la fixer.
— Ne faites pas attention, docteur, intervint Kendall. Il meurt d’inquiétude. Il redoute la réaction de notre mère quand elle verra sa jambe plâtrée.
Nikki se mit à rire.
— Avez-vous apporté son alliance ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit Porter en tapotant la poche de sa chemise. Ma mère ignore votre découverte. Elle croit que je passe juste l’embrasser. Elle va être aux anges, vous pouvez me croire !
— Cela détournera peut-être son attention de votre plâtre.
— Oh ! ça, j’en doute.
Mais pour l’instant, c’était lui qui ne pouvait détacher les yeux de la jeune femme, s’attardant sur chaque centimètre de son visage, de son cou, de ses cheveux, s’obligeant à ne pas descendre plus bas. Comme un lycéen devant sa cavalière au bal de fin d’année ! Son cœur soudain s’affola quand il repensa au baiser enfiévré qu’ils avaient échangé, l’autre jour, à leurs caresses qui avaient bien failli se terminer en étreinte passionnée. Il la vit qui rougissait. Aurait-elle lu dans ses pensées ?
Kendall toussota avec insistance tandis qu’il rangeait le sac de Nikki dans la camionnette, mais Porter ne le remarqua pas, perdu à présent dans la contemplation des mains de Nikki.
— Nous ne devrions pas traîner si nous voulons arriver à l’heure à votre rendez-vous, suggéra-t-elle avec un geste vague en direction de l’horizon.
Porter tressaillit et hocha la tête.
— Ah… oui. Vous avez raison. Je suis navré que vous soyez obligée de conduire.
— Cela ne me dérange pas pourvu que vous vous chargiez de la navigation.
— Sans problème. Quelle équipe de choc !
Un nouveau silence s’installa qui semblait ne jamais vouloir finir. Ce fut Kendall qui le rompit.
— Allez, la fine équipe ! déclara-t-il en tapant dans ses mains. Je vous souhaite un bon voyage. Soyez prudents, Porter, embrasse maman pour moi et… n’explosez pas la carte de crédit !
— Veux-tu que nous te déposions au bureau ? lui proposa Porter.
— Non, je vais y aller à pied. Et tâche de garder la tête froide, ajouta-t-il en se tapotant la tempe du doigt.
Là-dessus, il s’éloigna à grandes enjambées.
— Quelle mouche le pique ? demanda Nikki.
— Aucune idée, murmura Porter. Il est parfois bizarre quand quelque chose le tracasse. Ça lui passera. Allons-y !
Au départ, l’atmosphère dans la fourgonnette fut tendue. Nikki se concentrait sur sa conduite, et lui… se concentrait sur un point devant lui, après s’être obligé à détacher les yeux du profil de Nikki. Puis il se mit à disserter en long et en large sur le paysage qu’ils traversaient, les coutumes, les anecdotes, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que Nikki ne l’écoutait que d’une oreille… et encore. Evidemment ! Elle ne projetait pas de s’installer dans la région. Alors, que lui importait de savoir où se situait autrefois le centre commercial ou bien d’apprendre que le pont couvert sur Timber Creek avait été emporté par la tornade et qu’ils allaient bientôt s’attaquer à sa reconstruction afin de relier le vaste domaine agricole à la route desservant Sweetness ?
Lorsqu’elle lâcha un « C’est bien » distrait, il décida d’arrêter les frais et alluma la radio. A cette altitude, la réception de la plupart des stations était brouillée mais il réussit finalement à capter une émission de musique country.
— Ça vous va ? demanda-t-il.
— Au petit poil !
— Une vraie expression du cru ! lança-t-il en riant.
Au coup d’œil sans équivoque qu’elle lui décocha, il comprit qu’elle n’appréciait guère l’idée d’être assimilée à quelqu’un du cru.
— Je la tiens d’une de mes amies de Broadway qui l’utilise sans arrêt et qui a grandi dans une petite ville du Sud, répondit-elle, les yeux fixés sur la route de campagne, ses deux mains menues posées sur le gros volant.
Malgré son apparente fragilité, elle paraissait pleinement maîtresse de la situation. Porter sentit son cœur se serrer sous le coup d’émotions contradictoires. Il admirait la force de Nikki et en même temps rêvait de la protéger alors qu’en fait, depuis qu’elle était arrivée à Sweetness, c’est plutôt elle qui avait veillé sur lui. Elle n’était pas son genre de femme, loin de là. Pourtant, elle le hantait, mentalement et physiquement, en particulier depuis leur étreinte dans son cabinet.
Il changea de position sur son siège dans l’espoir de faire dévier le cours de ses pensées.
— Vous avez mal à votre jambe ? demanda-t-elle.
— Euh… Un peu.
Les doigts de Nikki se contractèrent sur le volant.
— Il vous reste des antalgiques ?
— J’en ai pris ce matin. Remarquez, il s’agit davantage d’un engourdissement que d’une véritable douleur. Et puis il y a ces satanées démangeaisons. J’ai hâte que l’on m’enlève ce plâtre.
— Il va vous falloir patienter quelques semaines encore, décréta-t-elle de ce ton professionnel qu’il détestait. Mais je suis contente que vous passiez une nouvelle radio pour vérifier l’évolution. Ce n’était pas une petite chute !
— A ce propos, je ne tiens pas à dire à ma mère que je suis tombé du château d’eau.
Un petit sourire étira les lèvres de Nikki.
— Que comptez-vous lui raconter alors ?
— Je vais inventer une histoire moins effrayante.
— Avec trois fils, elle doit être blasée. Mais c’est votre mère. Vous savez mieux que moi comment la prendre. Vit-elle seule ?
— Après la tornade, elle est allée habiter chez sa sœur Elaine, à Calhoun. Elles se tiennent mutuellement compagnie, mais maman ne cache pas que Sweetness lui manque. Parfois, j’ai l’impression que son impatience à rentrer met davantage de pression sur les épaules de Marcus que la date butoir fixée par l’administration. La famille ! Vous savez ce que c’est ! conclut-il avec un sourire attendri.
Bon sang ! Pourquoi n’avait-il pas tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant de lâcher cette énorme bourde ? s’en voulut-il aussitôt en voyant Nikki le visage de se décomposer. Elle n’en avait pas, elle, de famille.
— Je… je suis navré. J’aurais dû…
— Ce n’est pas grave, le coupa-t-elle. Vous n’êtes pas obligé de me ménager, je ne suis pas en sucre. Et puis en général, les gens de mon âge ont encore leurs parents.
— Vous n’avez pas d’oncles, de tantes, de cousins ?
— Maman m’avait parlé de deux cousines éloignées, du côté de la sœur de ma grand-mère, qui habitaient en Californie. Mais leur mère s’est remariée et a changé de nom. Je ne saurais même pas par quel bout entamer les recherches.
— Peut-être que ce sont elles qui vous trouveront un jour.
Elle ne répondit pas et ne relança pas la conversation sur un autre sujet.
Il attendit quelques instants avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Vous allez retourner à Broadway ?
— Probablement, répondit-elle après une hésitation.
Soudain son téléphone portable, qu’elle avait branché sur le support entre les deux sièges, émit des groupes de trois sonneries, signal qu’il téléchargeait des messages.
— Apparemment, on reçoit le réseau, dit-elle avec un rire nerveux.
Le portable continua à carillonner. Cinq messages… Dix ! Quinze ! Difficile de les ignorer.
Son ex-fiancé peut-être ?
— Quelqu’un qui tient vraiment à vous parler ! lui fit-il remarquer d’un ton un peu plus sec qu’il ne l’aurait voulu.
— Je les écouterai quand nous nous arrêterons, déclara-t-elle avec une insouciance forcée. Dans combien de temps arrivons-nous à Calhoun ?
— Dans trois heures environ.
— O.K.. Je ne vous ai pas dit, reprit-elle après un bref silence, les filles se sont bousculées pour prendre leur tour de garde auprès de votre biche pendant notre absence.
— C’est gentil, tant qu’elles ne cherchent pas à l’apprivoiser.
— Ne vous étonnez pas si elles lui ont mis un collier et donné un nom à notre retour !
— Dieu m’en préserve ! Et cette pauvre bête aussi. En tout cas, dans leur grande majorité, elles semblent s’acclimater à la vie à la campagne, avança-t-il prudemment.
Elle hocha la tête, sans commenter.
— Sweetness offrira un cadre idéal pour élever des enfants, poursuivit-il.
Un vrai dépliant publicitaire ! songea-t-il, vaguement honteux.
— J’en suis certaine. De toute évidence, vos frères et vous avez gardé de bons souvenirs de votre enfance ici.
— En effet, oui. Les petites villes sont passées de mode depuis quelques dizaines d’années. Mais je suis convaincu que de plus en plus de gens aspirent de nouveau à des valeurs simples.
— La vie dans les grandes agglomérations présente aussi des avantages.
— J’avoue que je prends plaisir à aller en ville de temps en temps, pour sortir. Cela dit, je crois que rien ne peut remplacer la solidarité d’une communauté. C’est elle qui procure ce sentiment de sécurité indispensable à un enfant pour acquérir confiance en lui et dans les autres, et affronter le monde afin de réaliser ses ambitions.
— Votre annonce stipulait que les mineurs n’étaient pas acceptés. Quand projetez-vous de construire une école ?
— D’ici l’automne. Il me semble avoir entendu Marcus mentionner qu’il y avait des enseignantes parmi vous ?
— Oui. Et quelques-unes des femmes ont laissé leurs enfants chez des parents pendant l’été, mais elles espèrent bien les faire venir dans quelques mois.
— Nous les accueillerons avec plaisir, assura-t-il, bien que pris de migraine à la seule perspective des complications logistiques qu’allait entraîner la présence de gamins. Et vous-même, envisagez-vous d’avoir des enfants un jour ?
— Non, répondit-elle tranquillement en affichant un détachement qui le glaça.
— Cela vous gêne-t-il de m’expliquer pourquoi ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne pense pas que je m’en sortirais très bien.
— Pourquoi donc ? s’étonna-t-il.
— Les relations humaines… ce n’est pas mon fort, avoua-t-elle en gardant les yeux braqués devant elle.
— C’est ridicule, voyons ! Vous êtes médecin !
— Ce n’est pas parce que l’on sait s’occuper des corps que l’on sait s’occuper des gens, fit-elle remarquer d’une voix qui s’étrangla.
Il s’apprêtait à objecter quand le téléphone de Nikki sonna. Comme l’écran s’éclairait en même temps, il jeta un coup d’œil machinal et vit le nom « Darren » s’afficher.
Nikki aussi le vit, elle laissa sonner, le regard devenu soudain lointain.
— Vous ne prenez pas la communication ? demanda-t-il d’un ton désinvolte.
— Non !
Puis elle ajouta, plus doucement :
— Pas pendant que je conduis.
Le téléphone se tut enfin, mais quelques instants plus tard, le signal indiquant la présence d’un message sur le répondeur retentit.
Porter jeta un regard en coin à Nikki. Cette dernière arborait un air absent qui confirma les soupçons qu’il avait sur l’identité de son correspondant : son ex-fiancé.
Son humeur se gâta aussitôt, mais plutôt que de ruminer dans son coin, comme il le faisait étant plus jeune, il se lança de nouveau dans son exposé sur les atouts de Sweetness, dont la proximité avec l’aéroport international d’Atlanta n’était pas le moindre.
— Bien sûr, nous prévoyons de construire notre propre aérodrome pour compléter l’aire d’atterrissage des hélicoptères, à côté du centre médical. Si la ville se développe suffisamment, il n’y a aucune raison pour que nous ne disposions pas un jour de notre propre hôpital.
N’obtenant aucune réaction de la part de sa compagne, il enchaîna sur la scolarité des nombreux enfants qui gambaderaient bientôt dans les rues de Sweetness, mais Nikki ne réagit toujours pas. Son esprit s’était apparemment envolé à des centaines de kilomètres de là. A Broadway ?
— Nous allons peut-être fabriquer un vaisseau spatial, ajouta-t-il pour tester son degré d’attention.
— Ah, c’est bien, murmura-t-elle.
La mâchoire crispée, il augmenta le volume de la radio. Nikki ne remarqua rien. De toute évidence, elle était plongée dans ses pensées et se languissait de ce Darren.
Soudain, Porter éprouva une sensation totalement inconnue. Une sorte de brûlure, qui se propageait dans sa poitrine. Etait-ce ainsi que se manifestait la jalousie ? s’interrogea-t-il, lui qui n’avait jamais été jaloux de sa vie.
Il s’affaissa sur son siège et regarda par la vitre.
Le trajet allait être long.