Porter atterrit sur le dos.
Suffoqué par la violence du choc, il demeura quelques secondes immobile, en apnée, à attendre que la première vague de douleur se dissipe. Lorsque, au bord de l’asphyxie, il se résolut enfin à respirer, il s’aperçut avec soulagement que ses poumons fonctionnaient normalement. Restait à espérer que ses autres organes n’avaient pas souffert non plus.
Un subtil parfum d’herbes sauvages mâtiné d’une odeur douçâtre de terre lui emplit les narines en même temps que ses oreilles se mettaient à bourdonner — un phénomène que les insectes qui voletaient autour de lui n’expliquaient pas à eux seuls.
Il ouvrit les yeux avec précaution… Le château d’eau se dressait au-dessus de lui… à une hauteur vertigineuse. Un vrai miracle qu’il soit encore en vie !
— Porter ? Porter ?
Il cligna des yeux en entendant son nom. Ah oui ! La voix distante venait de son téléphone, près de sa tête.
Quand il voulut se tourner pour attraper l’appareil, une douleur fulgurante lui transperça le bas de la jambe gauche. Il poussa un hurlement.
— Porter !
En serrant les dents il tendit de nouveau le bras vers son portable et, dans un ultime effort, parvint à s’en saisir.
— Oui Marcus, je suis là.
— Je suis monté sur le château d’eau.
— Et ?
— Et… j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.
Le soupir de Marcus grésilla dans l’écouteur.
— Commence par la bonne.
— Un convoi de femmes s’avance vers Sweetness.
— Si c’est ça la bonne nouvelle, je ne suis pas sûr de vouloir entendre la mauvaise, maugréa Marcus.
Négligeant la remarque de son frère, Porter poursuivit :
— Je suis tombé de l’échelle et je crois que je me suis cassé la jambe.
Une bordée d’injures accueillit cette annonce. Aussi Porter éloigna-t-il l’appareil de son oreille jusqu’à ce que son frère se trouve à court d’inspiration ; puis, quand il n’entendit plus rien, il reprit :
— Tu viens me chercher ou tu me laisses rentrer à quatre pattes ?
— Tu saignes ?
Porter leva la tête pour inspecter rapidement son corps couvert de poussière.
— Je n’en ai pas l’impression, répondit-il.
— Pour ce que tu vas nous être utile maintenant, je ne sais pas ce qui me retient de te laisser croupir là-bas, grommela Marcus avant de débiter un autre chapelet de jurons. Bon. Je passe prendre Kendall et nous arrivons dès que possible.
Là-dessus, il raccrocha.
Marcus avait raison, songea Porter en fermant les yeux. S’il souffrait réellement d’une fracture, il serait dans l’incapacité de travailler pendant plusieurs semaines et deviendrait un poids mort pour ses frères, alors qu’ils manquaient cruellement de bras.
Et en plus, des femmes débarquaient ! Au moment précis où il aurait dû être fringant et au summum de sa forme, il serait coincé dans son lit… Et pas pour batifoler !
S’asseyant avec mille précautions — ce qui lui arracha quand même plusieurs grimaces de douleur —, il remonta la jambe de son jean. Dieu merci, aucun os ne saillait, mais la douleur persistante qui le lançait au-dessus de la cheville lui confirma qu’il ne s’agissait pas d’un simple bleu. Il serra les mâchoires et se traîna à grand-peine jusqu’à un jeune arbre auquel il s’adossa. Là, il guetta l’arrivée des quads de ses frères, tout en chassant les nuées de moucherons qui tournoyaient autour de lui.
Kendall apparut en premier, un masque d’inquiétude sur le visage, suivi par un Marcus à la mine renfrognée. Porter attira leur attention par de grands gestes, et tous deux s’arrêtèrent à quelques mètres de lui. En dépit de son agacement ostensible, Marcus fut à ses côtés le premier.
— Ça va, frangin ?
— Nickel ! répondit Porter en s’efforçant de sourire.
Marcus leva les yeux vers le haut du château d’eau.
— Quelle mouche t’a piqué, bougre d’idiot ? Tu t’es pris pour un oiseau ?
— Evidemment ! répliqua sèchement Porter. Figure-toi que j’ai voulu essayer un saut de l’ange depuis la plate-forme, là-haut.
— Nous savons bien que c’est un accident, intervint Kendall en s’accroupissant à son tour près de lui pour examiner sa jambe. Il ne l’a pas fait exprès.
— Peu importe, grommela Marcus. Exprès ou pas, ça ne change pas le résultat. Tu seras probablement bon à rien pendant tout l’été.
— Attendons le diagnostic du médecin avant de nous affoler, dit Kendall.
— Quel médecin ? ironisa Marcus. L’un de nous deux va devoir l’emmener à Atlanta. Ça tombe bien, nous nous tournions justement les pouces en ce moment !
— Nous devrions peut-être l’évacuer par voie aérienne, suggéra Kendall.
— Ce n’est pas grave à ce point, protesta Porter. Marcus, si tu autorises un des hommes à me conduire aux urgences à Atlanta, je serai de retour en un rien de temps.
Marcus s’abstint de tout commentaire pendant que Kendall allait chercher dans la trousse de secours de son quad un bandage en néoprène avec lequel il entreprit d’entourer la cheville de son frère, botte comprise. Cette opération accomplie, il demanda à Marcus de l’aider à relever le blessé.
Lorsque Porter posa le pied par terre, une douleur foudroyante lui coupa la respiration.
— Pense à autre chose, lui recommanda Kendall.
Malgré les gouttes de sueur qui ruisselaient sur son visage, Porter essaya de plaisanter.
— Je pense… à toutes ces… femmes qui… attendent en ville.
— Ah oui ! Marcus m’a dit que tu avais repéré des voitures qui se dirigent vers Sweetness.
— Des… dizaines de… voitures, précisa Porter en soufflant bruyamment. Avec, dans toutes, de… superbes passagères. Nous arriverons… juste à temps… pour les accueillir.
— Tu vas certainement leur faire très forte impression, lui fit remarquer Marcus, narquois. Qui voudrait s’embarrasser d’un homme en capilotade ?
— Permets-moi… de ne pas partager… ton avis. Les femmes vont se bousculer… pour me dorloter. En fait… c’était mon plan… dès le départ.
— Tiens, mords ça, lui ordonna Marcus en lui tendant un petit bâton.
— Pour m’aider… à supporter la douleur ?
— Non. Pour que tu te taises.
Porter laissa échapper un petit rire qui s’interrompit net quand il s’installa sur le quad. Il n’avait pas imaginé que l’épreuve s’avérerait aussi pénible. Ni aussi interminable ! Elle se prolongea en effet durant la descente de la montagne, en dépit des efforts de Kendall pour éviter les cahots.
Quand ils parvinrent enfin à Sweetness, Porter n’aspirait qu’à deux choses : s’allonger et avaler une boîte d’analgésiques. Mais à la vue de la cohorte de voitures de toutes marques et de tous modèles affluant devant le foyer, devant la cafétéria et le long de l’étroite rue pavée, il reçut une décharge d’adrénaline qui le fit aussitôt changer d’avis. Dans ces voitures, des blondes… des brunes… des rousses… Un véritable catalogue de beautés féminines ! Une multitude de paires d’yeux qui les fixaient avec curiosité à travers les pare-brises et les vitres ouvertes.
Perchés sur leur quad, ses frères et lui les dévisageaient avec tout autant de curiosité, et, apparemment, ils n’étaient pas les seuls, car un camion bringuebalant, à l’arrière duquel s’étaient entassés des ouvriers, s’arrêta avec force cahots et crachotements derrière eux. L’atmosphère était électrique : conscientes de la solennité du moment, les deux parties semblaient se jauger mutuellement.
Pauvre Marcus qui détestait les situations qui échappaient à son contrôle ! songea Porter devant la panique qu’il lut dans les yeux de son aîné. En comparaison, Kendall paraissait juste un peu tendu, parcourant d’un regard à la fois bienveillant et méfiant la marée de visages.
Porter décida qu’il lui revenait personnellement de donner à ces belles inconnues un aperçu de l’hospitalité du Sud. Rassemblant ses forces, il brava la douleur pour se dresser sur le quad. Bras levés, il lança avec un grand sourire :
— Mesdames, au nom des frères Armstrong et de leurs amis, bienvenue à Sweetness, en Géorgie !
Brusquement, tout s’obscurcit autour de lui. Des claquements de portières et des cris lui parvinrent dans un brouillard en même temps qu’il se sentit basculer du quad, tête la première. Au moins, cette chute-là ne serait pas aussi vertigineuse que…
Nom d’un chien ! C’est son amour-propre qui allait en prendre un sacré coup en revanche ! Heureusement, quelque chose l’arrêta avant qu’il ne s’écrase sur la terre sèche et dure. Kendall, comprit-il, alors qu’il entendait, comme venant de l’autre extrémité d’un tunnel, les jurons familiers de Marcus.
— Quelqu’un peut-il nous aider ? hurla ce dernier.
Porter sentit qu’on l’étendait sur le sol. La chaleur de l’argile desséchée par le soleil chauffa agréablement ses épaules. En revanche, sa jambe était en feu, et l’impression était nettement moins agréable. Il devina une foule de gens qui se massait autour de lui, des regards, posés sur lui.
— Y a-t-il une infirmière parmi vous ? demanda Marcus. Mon frère est tombé du château d’eau. Il s’est probablement fracturé la jambe.
Emergeant de son état de semi-conscience, Porter ouvrit petit à petit les yeux sur un océan de visages féminins qu’il s’efforça de distinguer plus nettement. De délicieux parfums assaillirent ses narines… Odeurs fruitées de shampoing, arômes de fleurs…
Il était arrivé au paradis !
— Pas d’infirmière, mais un médecin, ça vous ira ? lança de loin une voix féminine pleine d’autorité.
Porter sourit. Il était toujours allongé sur le dos, au bord de l’évanouissement, mais il n’en brûlait pas moins d’impatience de découvrir son ange de miséricorde. Serait-il blond ? Grand ? Aurait-il des formes généreuses ? De longues jambes ?
Les badauds s’écartèrent pour laisser passer son sauveur…
Enfer et damnation !
Il était loin de ce qu’il avait imaginé !