Lorsque Porter déboucha dans la rue, enfin habillé, Nikki montait dans la voiture de Darren Rocha. Il s’appuya sur ses béquilles devant le foyer et fixa la scène, incapable du moindre mouvement, de la moindre parole ; il avait l’impression qu’on lui arrachait les entrailles. Nikki l’avait accusé de l’avoir manipulée. Comment l’aurait-il contesté puisque c’était vrai ? Du moins au début, avant qu’il n’engage son cœur dans cette aventure.
Après lui avoir lancé un dernier regard, elle s’installa sur le siège passager et ferma la portière.
La voiture démarra, emportant loin de Sweetness la femme dont il venait de tomber amoureux.
Très loin de Sweetness.
Il avala sa salive, le cœur lourd comme du plomb.
— Aïe ! lança-t-il en recevant soudain une claque aussi brutale que familière sur la tête.
Kendall se tenait à côté de lui.
— Pourquoi me frappes-tu ?
D’un mouvement du menton, Kendall désigna la voiture qui allait bientôt disparaître.
— Tu vas la laisser partir sans rien tenter ?
— Dis donc, il me semble qu’avant de te mêler des histoires des autres tu nous dois quelques éclaircissements.
Kendall fut — provisoirement — sauvé par l’arrivée de Marcus. Ce dernier semblait perplexe.
— Il y a un Angliche au dispensaire qui se prétend médecin. Quels éclaircissements doit nous apporter Kendall ?
— Comment se fait-il que la petite annonce a été publiée dans un journal de Broadway, comme par hasard là où Celia Bradshaw habite ? demanda Porter avec un regard appuyé à Kendall.
— Quoi ? s’étonna Marcus dans un haussement de sourcils tandis que tout, dans l’attitude de Kendall, confirmait qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence.
Voilà qui expliquait l’humeur sombre de son frère depuis que les femmes étaient arrivées… sans Celia, comprit brusquement Porter. Kendall avait certainement espéré parvenir à la convaincre de revenir. Dire qu’après tout ce temps il n’avait toujours pas fait le deuil de son premier amour !
Mais pourquoi, si Kendall savait où était Celia, ne l’avait-il pas rejointe après sa démobilisation de l’armée de l’air ? Avant même qu’il ne pose la question à son frère, la réponse lui apparut dans son aveuglante clarté : Kendall avait privilégié la reconstruction de Sweetness au détriment de son propre bonheur. Il ne pouvait plus vivre ailleurs qu’ici, à présent. Celia devrait venir à Sweetness pour qu’un avenir avec lui soit envisageable.
— Je répète ma question, Porter, reprit Kendall, les yeux braqués sur la voiture noire qui s’éloignait. Vas-tu la laisser partir sans rien tenter ?
— Je ne peux rien faire, marmonna-t-il.
— Ah bon ? lança Kendall, sceptique.
Porter haussa les épaules sans répondre. Il bouillait de rage et de dégoût envers lui-même. Il ne parvenait pas à détacher son regard de la Mercedes qui rapetissait à vue d’œil. Mais comment aurait-il retenu Nikki ?
Il avait besoin d’être seul pour…
Le château d’eau !
Même avec son plâtre, il parviendrait à grimper, il en était certain. Peut-être même la douleur physique soulagerait-elle cette souffrance intérieure qui le tenaillait. Et puis, de là-haut, il continuerait à voir Nikki plus longtemps.
Sans un mot à ses frères, il se dirigea vers un quad. Persuadé qu’il allait se précipiter à la poursuite de la voiture, Kendall sourit… brièvement. Car c’est dans la direction opposée qu’il le vit partir !
Porter s’élança à l’assaut du chemin sinueux et cahoteux, en poussant son engin à la limite de ses capacités. En quelques minutes, il avait atteint le pied du château d’eau. L’ascension de l’échelle se révéla plus périlleuse qu’il ne l’avait imaginé, mais il apprit rapidement à utiliser ses bras pour se rétablir en mettant le moins de poids possible sur sa jambe blessée. Il s’arrêta plusieurs fois. Une nouvelle chute serait vraiment très malvenue, sinon fatale ! songea-t-il en regardant vers le bas.
Arrivé sur la passerelle, il avança prudemment et lentement — ses béquilles lui manquaient — vers l’avant du château d’eau. Comme la route, après avoir suivi des courbes au sortir de Sweetness pour rejoindre le plateau, filait ensuite en ligne droite jusqu’à la nationale, il distinguait encore nettement le véhicule noir. Il discernait même les deux silhouettes à l’intérieur. De quoi parlaient Nikki et Darren ? S’étaient-ils déjà réconciliés ?
Il martela la rambarde de son poing, furieux contre lui-même de ne pas avoir couru après Nikki pour lui avouer la force de son amour.
Avec détermination, il porta la main à sa ceinture pour prendre son portable et appeler Nikki. Il jura en se rappelant qu’elle ne recevait pas le réseau sur son appareil. En désespoir de cause, il se mit à agiter les bras. Le château d’eau était visible à une distance d’au moins quinze kilomètres. Mais elle, le voyait-elle ? Regardait-elle seulement dans cette direction ? Pourquoi l’aurait-elle fait ?
Au fait, les sirènes qui étaient installées sur le château d’eau pour avertir de l’arrivée d’une tornade, elle les entendrait certainement… Il alla ouvrir le coffre en métal tout en sachant pertinemment qu’il ne sonnerait jamais une fausse alerte.
Malgré tout, sa démarche porta ses fruits car il découvrit, calée contre les mégaphones, une bombe de peinture rouge. Pourquoi pas ? se dit-il en ébauchant un sourire.
Et tant pis si Marcus et Kendall lui tordaient le cou en s’apercevant qu’il avait abîmé la belle surface blanche de la tour !
Non seulement l’aérosol fonctionnait mais il était plein ! Après l’avoir secoué énergiquement, il traça rapidement un « Je t’ » suivi d’un immense cœur et de « Nikki » avec des lettres aussi grandes que lui. Sa tâche achevée, il retint son souffle et se tourna pour observer la voiture qui ne serait bientôt plus qu’un point dans le paysage.
— Allez ! murmura-t-il, espérant voir les stops s’allumer, signe qu’elle aurait vu son message, qu’elle allait rebrousser chemin, et revenir vers lui. Allez !
Mais la voiture continuait à rouler… à s’éloigner… et finit par disparaître derrière la ligne d’horizon.
Il s’affala contre la rambarde en soupirant, la mort dans l’âme. Il se mit à réfléchir à toute allure, cherchant éperdument d’autres idées. Une chose était sûre, il n’abandonnerait pas. Il réparerait la camionnette de Nikki — ce ne serait pas bien difficile… —, la lui apporterait jusqu’à Broadway. Là, il lui avouerait son amour et remuerait ciel et terre pour qu’elle le croie et qu’elle revienne vivre…
En fait, comprit-il soudain, il était logé à la même enseigne que Kendall. Sa vie à lui aussi se trouvait à Sweetness et nulle part ailleurs. Et, par sa faute, Nikki ne voudrait jamais y vivre.
La tête rejetée en arrière, il poussa un hurlement de rage qui se répercuta contre les parois de la montagne avant de lui revenir, légèrement assourdi.
Totalement désespéré, il commença à s’avancer vers l’échelle lorsque quelque chose attira son attention au loin. Un mouvement… trop lent pour venir d’une voiture… un animal probablement…
Il décrocha de sa ceinture la paire de jumelles dont il ne se séparait jamais, et les mit au point sur la forme mobile, tout là-bas.
Nikki !
Qui revenait à pied, sa valise à la main.
Qui revenait vers lui.
Son cœur s’envola.
Il agita les bras en hurlant de joie.
— Nikki ! Nikki !
Elle lui répondit de sa main libre.
Il gagna prestement l’échelle et entama la descente. L’adrénaline courait dans ses veines et il souriait tout seul, mais il s’obligea à ralentir. Il ne voulait pas tomber et se rompre le cou. Pas maintenant. Ce serait trop bête !
Il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne parvienne à bon port.
Alors qu’il se trouvait à quatre ou cinq mètres du sol, son plâtre s’accrocha dans un barreau. Il perdit l’équilibre et dégringola dans le vide.
Une impression de déjà-vécu…