6

Porter sourit…

Il se baignait dans le trou d’eau dans lequel, enfant, il jouait avec Marcus et Kendall. C’était lui qui plongeait le mieux et nageait le plus vite. Enfin un domaine où il l’emportait sur ses frères ! Ce qui le transportait de joie, lui qui adorait frimer. Mais, aujourd’hui, il avait beau battre frénétiquement des pieds, impossible de remonter à la surface. Plus il se démenait, plus l’eau se troublait et moins il parvenait à libérer ses jambes du fond vaseux.

Suffoquant de colère et de peur, tant à l’idée de se ridiculiser devant ses frères que de se noyer, il frappait l’eau avec de grands moulinets des bras.

— Arrête de gesticuler, entendit-il Marcus lui ordonner en même temps que ses bras s’alourdissaient comme si on les avait emplis de plomb.

Du coup, son agitation redoubla.

— Nom d’un chien, Porter, arrête et ouvre les yeux !

Pour une fois, il obéit à Marcus et souleva avec difficulté les paupières. La lumière l’aveugla un instant. La tête lui tournait. Il était désorienté. Petit à petit, il comprit que ses frères l’immobilisaient. En pestant, il tenta de se dégager.

— Du calme, frangin, murmura Kendall. Rappelle-toi. Tu t’es cassé la jambe en tombant du château d’eau. Le Dr Salinger t’a anesthésié pour réduire la fracture et te plâtrer.

Porter se détendit au fur et à mesure que les événements de l’après-midi lui revenaient à la mémoire. Aux rayons rasants du soleil qui pénétraient par les fenêtres, il sut que la nuit n’allait pas tarder. Il n’avait pratiquement pas profité de la journée, songea-t-il, le visage soudain déformé par une grimace de douleur. Une affreuse migraine lui martelait le crâne, et chaque muscle de son corps était endolori. Les conséquences de sa chute, sans aucun doute.

— Le Dr Salinger ? répéta-t-il alors que le visage sérieux d’un petit bout de femme aux cheveux châtains s’imposait petit à petit à son esprit. La petite toubib ?

— Tu lui dois des remerciements, dit Kendall en l’aidant à s’asseoir. Sans elle et son matériel, nous aurions dû t’emmener à Atlanta.

— Et tu lui dois des excuses aussi, ajouta sèchement Marcus.

— En quel honneur ? murmura Porter d’un air absent tout en tapotant son plâtre en résine.

— Tu étais en train de l’embrasser quand nous sommes entrés. Elle se débattait, figure-toi. Es-tu obsédé au point d’être incapable de contrôler tes pulsions et de te tenir correctement ?

Porter plissa les yeux. Oui, effectivement, il se souvenait vaguement d’un baiser… fort agréable. Il sourit.

— Que veux-tu que je lui dise ? demanda-t-il.

Le visage de Marcus devint cramoisi.

— Que tu es désolé, espèce d’imbécile ! rugit-il.

— Ce n’était qu’un baiser, voyons !

— Tout à fait déplacé, intervint Kendall.

— Le fait de découvrir qu’elle était le seul médecin à Sweetness et que la ville ne disposait d’aucun équipement médical l’a déjà déstabilisée, expliqua Marcus, essayant à grand-peine de rester calme. Il ne faudrait pas que tes avances importunes la fassent définitivement fuir. Nous ne pouvons nous permettre de la perdre.

— Arrête, Marcus ! lança Porter en riant. Elle a probablement apprécié ce baiser. A mon humble avis, elle n’a pas été embrassée très souvent. Elle passe vraisemblablement la plus grande partie de son temps dans les bouquins, et ses nuits avec son chat.

Sa déclaration fut suivie du bruit d’une porte qui se refermait… Il tourna la tête… et vit le Dr Salinger, sur le seuil de la pièce !

La jeune femme était vraiment très petite — un mètre cinquante-cinq à tout casser — et mince comme une branche de saule pleureur. Elle était vêtue d’un pantalon de treillis soigneusement repassé et d’un chemisier blanc. Ses cheveux châtains, qu’elle n’avait pas séchés après sa douche, lui tombaient dans les yeux. D’une main, elle portait sa sacoche noire, si volumineuse pour son corps fluet qu’elle menaçait de la déséquilibrer, de l’autre, une paire de béquilles presque aussi grandes qu’elle. Des cernes de fatigue, qu’aucun maquillage n’atténuait, lui mangeaient les yeux. Ses joues étaient en feu. Aucun doute, se dit Porter : elle avait entendu sa remarque.

Saisi par un brusque remords, il s’apprêta à s’excuser… Il n’en eut pas le temps. La tête haute, le Dr Salinger avança résolument vers eux en demandant d’un ton enjoué :

— Comment va le blessé ?

— Très bien, répondirent en une polyphonie à trois voix Porter et ses frères.

Porter décocha un regard irrité à Marcus et à Kendall.

— Je vais très bien, répéta-t-il avec force.

Kendall toussota et le fixa, histoire de lui adresser un message… qu’il reçut.

— Merci pour… tout, ajouta-t-il.

Un remerciement que la jeune femme accueillit d’un bref hochement de tête avant de tendre les béquilles à Kendall.

— Essayons de vous mettre debout, monsieur Armstrong, dit-elle en se positionnant à côté de lui, aussitôt imitée par Marcus, de l’autre côté.

— Sans vouloir vous vexer, petite toubib, il vaudrait peut-être mieux laisser votre place à Kendall, lui fit-il remarquer.

Elle leva le menton d’un air hautain, braquant sur lui ses yeux verts. Fort jolis, ma foi…

— Ne vous fiez pas aux apparences, monsieur Armstrong. Je suis plus forte que vous ne l’imaginez.

La mine contrite, sans rien ajouter, Porter entoura d’un bras les épaules de Marcus et de l’autre celles de Nikki. Un délicieux frisson, tout à fait inattendu, le parcourut au contact du corps fluet, délicat comme celui d’un oiseau, de la jeune femme. Elle lui arrivait à peine au niveau de la poitrine mais, lorsqu’il se mit debout, elle supporta son poids aussi bien que Marcus. Il voulut lui faire une remarque à ce sujet, mais s’en abstint et se concentra sur sa manœuvre qui, ma foi, n’avait rien de désagréable. La petite toubib dégageait une odeur de propre et de frais ; un parfum de fleurs sauvages. Ses cheveux, légers comme une aile de papillon, lui effleuraient le menton. Il sentit son bas-ventre se tendre… comme lorsqu’elle avait découpé la jambe de son jean, se souvint-il brusquement. Il serra alors les dents pour se contrôler. Marcus avait raison : cette jeune femme méritait le respect.

Lorsqu’il fut enfin debout, dans un équilibre branlant, Kendall lui donna les béquilles, libérant ses deux aides. Le Dr Salinger s’éloigna alors, emportant avec elle ses arômes féminins envoûtants. Il en ressentit une déception aussi vive qu’imprévue.

— Essayez de marcher, l’encouragea-t-elle.

Peut-être éprouvait-il de la honte après son commentaire désobligeant de tout à l’heure ? Toujours est-il qu’il fut saisi du besoin impérieux de faire plaisir à cette femme.

Portant tout son poids sur sa jambe valide, il s’appuya sur les béquilles et balança son corps vers l’avant en un premier essai pataud. Heureusement, ses muscles avaient gardé la mémoire d’un autre épisode de sa vie, plusieurs années auparavant, où une blessure — qu’il préférait oublier — l’avait contraint à utiliser des béquilles.

— Vous semblez avoir pris le coup, lui fit remarquer Nikki en sortant de sa trousse une boîte de médicaments. Ne posez pas le pied par terre pendant les deux prochains jours. Voilà pour la douleur. C’est à avaler en mangeant.

— Justement, je meurs de faim.

— Les hommes organisent un barbecue dans le pré en l’honneur de nos invitées, annonça Kendall, profitant de ce que le Dr Salinger leur tournait le dos pour la désigner du menton à son cadet.

Porter lui signala par gestes qu’il ne comprenait pas son message.

— Bien, j’ai terminé mon travail ici, déclara la jeune femme, la main sur la poignée de sa sacoche.

Un silence suivit, que Marcus s’empressa de rompre.

— Avez-vous eu le temps de défaire vos valises, docteur Salinger ? demanda-t-il.

— Non, pas encore, répondit-elle d’une voix hésitante.

— J’espère que votre chambre vous convient, ajouta en toute hâte Kendall.

— Oui, elle est très confortable. A présent, si vous voulez bien m’excuser, messieurs, je vais aller me coucher.

En voyant les épaules voûtées de fatigue de ce frêle bout de femme, Porter ne put réprimer une bouffée de honte. A peine arrivée dans un lieu inconnu, loin de chez elle, cette femme avait consacré son temps à s’occuper de lui. Et lui, au lieu de lui témoigner sa reconnaissance, s’était comporté comme un mufle. Mieux valait ne pas imaginer le savon que lui passerait sa mère si elle l’apprenait !

Pourtant, et malgré les incitations silencieuses de ses deux frères, il était incapable d’adoucir sa remarque vexante de tout à l’heure par le moindre compliment. En désespoir de cause, il se rabattit sur une stratégie qui lui était plus familière : le flirt.

— Dites, ma belle ! lança-t-il de la voix qu’il utilisait dans les bars, une demi-heure avant la fermeture. Il est beaucoup trop tôt pour aller se coucher !

Une sortie totalement déplacée, se reprocha-t-il aussitôt. Et ce n’est pas le regard meurtrier que lui décochèrent ses frères qui le réconforta.

Le Dr Salinger, sans s’arrêter, tourna la tête vers lui et le transperça de ses étonnants yeux verts.

— Peut-être, mais j’ai un livre à terminer et je ne voudrais pas que mon chat se croie abandonné.

Porter ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit.

La porte se ferma avec un bruit sourd.

— Porter, tu es un imbécile de première ! s’exclama Marcus. Je ne sais pas ce qui me retient de…

— Qu’allons-nous faire ? s’écria Kendall qui, d’habitude, ne se départait pourtant jamais de son calme. Elle va partir avec armes et bagages à présent. C’est sûr.

— Ce n’est pas à nous de corriger le tir ! tonna Marcus, qui se mit à marteler de son index la poitrine de Porter. Tu as intérêt à trouver une solution avant que je ne te casse l’autre jambe.

Une menace qu’il mettrait sans aucun doute à exécution, songea Porter en frottant ses pectoraux martyrisés par son aîné.

Kendall, lui, marchait de long en large, en proie à une agitation inaccoutumée.

— Si le Dr Salinger quitte Sweetness, dit-il, comme pour lui-même, les autres filles partiront vraisemblablement elles aussi. Elles refuseront de vivre dans une ville dépourvue de médecin.

Il enfonça sa main dans ses cheveux et reprit :

— Si la nouvelle de nos conditions d’accueil se répand, il y a fort à parier que plus aucune femme ne voudra s’aventurer à Sweetness.

Dans quel état se mettait Kendall ! nota Porter, étonné. Ce n’était pas dans ses habitudes de se montrer aussi inquiet. Bien sûr, il avait raison. Un environnement mixte accélérerait le développement de Sweetness. En outre, en tant qu’auteur de l’annonce dans le journal de Broadway, il se sentait probablement responsable de la réussite de l’opération. Cela dit, il prenait l’éventuel départ du Dr Salinger bien à cœur…

— Porter ! hurla Marcus. Tu nous entends ? C’est toi qui étais emballé par cette idée de faire venir des femmes ici. Nous avons dépensé une fortune pour construire ce foyer et réparer le château d’eau à leur intention. Maintenant qu’elles sont là, tu ne trouves rien de mieux à faire que de peloter puis d’humilier notre unique médecin. Et ce, dès le premier jour.

— Il faut absolument que tu rattrapes tes gaffes, renchérit Kendall.

— Hé ! Ne me mettez pas tout sur le dos, dit Porter. A moins que… vous ne soyez prêts à augmenter la mise.

Marcus fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

— Si je parviens à persuader la petite toubib de rester… la maison me revient officiellement.

Ou plutôt le terrain où ne restait plus que la boîte aux lettres : la propriété familiale des Armstrong où, avant la tornade, s’élevait la maison dans laquelle ils avaient grandi. Clover Ridge.

— Elle nous appartient à tous les trois, protesta Marcus.

— Mais c’est Porter qui l’entretient, souligna Kendall. De toute façon, il faut regarder les choses en face, Marcus. Si nous ne parvenons pas à donner vie à cette ville, à quoi nous servira un terrain isolé ?

Marcus leva les bras en signe de capitulation.

— D’accord, marmonna-t-il. Si le Dr Salinger signe un contrat d’embauche de deux ans, considère la maison comme tienne, Porter.

— Marché conclu ! lança Porter avec un sourire.

— Je vous dérange ? J’ai frappé mais vous n’avez pas entendu.

Ils pivotèrent tous les trois avec un ensemble parfait. Doc Riley se tenait sur le seuil de la pièce, son chapeau maculé de terre à la main. Riley était le plus vieux de leurs ouvriers et, bien qu’il abatte sa part de travail sans rechigner, les trois frères essayaient toujours de lui confier les tâches les moins pénibles. Riley ne parlait pas de prendre sa retraite. Davantage par crainte de la solitude — il n’avait aucune famille — que par nécessité financière ou amour du travail, pensait Porter qui avait un faible pour le « doc ». Le vieil homme entretenait de bonnes relations avec les ouvriers dont il soignait les maux de gorge et les cocards avec des tisanes et des compresses magiques.

— Salut, Riley, dit Kendall. Pouvons-nous t’aider à quelque chose ?

Riley désigna Porter d’un geste du menton.

— J’ai appris pour l’accident. J’ai apporté un remède, annonça-t-il en brandissant un petit pot crasseux.

— C’est gentil, Riley. Mais Porter a déjà été opéré par…

— C’est quoi ? l’interrompit Porter en faisant signe à Riley d’approcher.

— De l’essence de wintergreen, répondit Riley en souriant. Une huile essentielle recommandée pour les douleurs et les œdèmes.

Porter dut retenir sa respiration. Pour son hygiène corporelle aussi, Riley se fiait à la nature, vu l’odeur pestilentielle qu’il dégageait !

— C’est vraiment gentil, Riley. Merci beaucoup. Je l’essaierai.

— Bien.

Mais au lieu de partir, le vieil homme se planta devant Porter en le regardant avec des yeux impatients.

— Vas-y ! lui lança-t-il.

— Il s’en mettra plus tard, intervint Marcus.

— Moins on attend, mieux ça marche, marmonna Riley, visiblement vexé.

— Alors, c’est parti ! déclara Porter, désireux de ne pas fâcher Riley.

De toute façon, que risquait-il ?

Quand il ouvrit le pot, une puissante odeur mentholée lui brûla les narines et les yeux. En larmoyant, il trempa les doigts dans l’huile et s’en enduisit la peau au-dessus et au-dessous du plâtre.

— Ça va déjà mieux, assura-t-il.

Riley lui adressa un sourire satisfait.

— Bon. Il faut que je retourne travailler. Préviens-moi quand tu auras tout utilisé, Porter. Je t’en referai.

— Promis.

Le vieil homme sortit de la pièce à reculons et, dès que la porte se ferma sur lui, Marcus expira longuement en agitant sa main devant son nez.

— Je ne sais pas ce qui pue le plus de l’homme ou de ses préparations. Tu as tort de le ménager, Porter.

Un avertissement que Porter balaya d’un revers de main.

— Il est inoffensif.

— O.K., dit Kendall. Mais à toi de régler le problème s’il marche sur les plates-bandes de notre nouveau médecin.

— Je gère, répondit Porter. La petite toubib aussi, je la gère. C’est comme si elle avait déjà signé son CDD.

— Ne vends pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué, lui conseilla Marcus. Cette jeune femme me semble totalement réfractaire à tes manœuvres puériles de séducteur.

— Elle va finir par y succomber, assura Porter, les yeux mi-clos.

— En tout cas, pas de bêtises ! lui lança Kendall dans un froncement de sourcils.

— Il voulait dire pas d’autres bêtises, corrigea Marcus, le doigt tendu vers son plâtre.

Au moment où ses frères sortirent, Porter aperçut dans le couloir quelques beaux brins de fille qui s’arrêtèrent une seconde pour le saluer avec de gracieux gestes du bras.

Il sourit. Sa fracture lui fournirait un prétexte imparable pour se rendre au cabinet médical et ainsi approcher ce vivier de jeunes célibataires. En outre, lorsqu’il aurait convaincu la petite toubib de rester, la propriété familiale lui reviendrait.

Comment ne pas mettre tout son cœur dans ce défi à relever ?