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Bien calé dans un rocking-chair, dans une zone d’ombre de la véranda, Porter regardait la camionnette de Nikki Salinger s’éloigner. Marcus et Kendall avaient vu juste en prédisant qu’elle plierait bagage à la première occasion. Elle avait profité du moment où tout le monde était occupé pour s’esquiver, sans même un « Ravie d’avoir fait votre connaissance. »

Et, pour tout dire, il en était quelque peu blessé.

Tout en se grattant le menton, il se mit à compter les secondes, comme lorsque, enfant, il calculait avec ses frères la distance de l’orage d’après le temps qui s’écoulait entre l’éclair et le roulement du tonnerre.

« 1… 2… 3… »

Les stops de la camionnette s’allumèrent à « 4 » en même temps que le moteur se mettait à tousser avant de caler.

Empoignant ses béquilles, il se leva et grimaça. Il avait encore mal à la jambe de s’être faufilé sous la voiture de Nikki pour débrancher la pompe d’alimentation. Un truc de voyou, certes, mais il n’avait pas trouvé de moyen plus rapide de provoquer une panne qui ne mettrait la vie de personne en danger.

Après tout, Marcus n’avait pas spécifié qu’il devait utiliser des méthodes honnêtes lorsqu’il l’avait chargé de retenir la petite toubib à Sweetness, songea-t-il tandis que la brise du soir portait jusqu’à lui les ahanements du moteur que Nikki Salinger essayait vainement de faire démarrer.

Quand il parvint à sa portière, la jeune femme martelait son volant à coups de poing rageurs en jurant comme un charretier.

— Que se passe-t-il, petite toubib ?

Elle sursauta avec un hurlement de frayeur.

— Vous m’avez flanqué une de ces frousses ! s’écria-t-elle en l’apercevant.

— Désolé, assura-t-il avec un sourire qui, lui, ne l’était pas du tout. Vous vous rendiez quelque part ?

Elle ouvrit la bouche… mais ne dit rien. De toute évidence, elle cherchait une explication plausible à sa fuite en douce.

— Je… je voulais juste… explorer les alentours, répondit-elle de mauvaise grâce.

Il tendit le cou pour regarder l’arrière du véhicule.

— Vos bagages aussi voulaient explorer les alentours ? demanda-t-il d’un ton moqueur.

Elle porta le regard vers l’horizon, puis le posa de nouveau sur lui.

— Eh bien oui, je m’en allais, avoua-t-elle dans un haussement d’épaules.

— J’imagine que nous ne vous avons pas fait bonne impression.

Quel profil parfait ! nota-t-il. Quelle délicatesse de traits ! Elle était vraiment jolie. Oh ! pas sexy, non, mais indéniablement… jolie. Et touchante avec son regard gêné, presque honteux.

— Je n’aurais jamais dû venir à Sweetness, dit-elle doucement. Je… je ne suis pas faite pour vivre ici.

Il l’aurait parié ! Avec ses diplômes, elle estimait évidemment Sweetness indigne d’elle.

— Et vous avez donc décidé de rentrer chez vous, conclut-il.

Il vit ses doigts délicats se crisper autour du volant.

— Si j’arrive à partir, oui, laissa-t-elle échapper dans un souffle. Je ne sais pas ce qu’a ma voiture. Le réservoir est pourtant quasiment plein et j’ai changé la batterie il y a quinze jours.

— Je vais jeter un coup d’œil, si vous voulez, proposa-t-il. Avez-vous une lampe électrique ?

— Tenez, dit-elle après avoir fouillé dans la boîte à gants. Je peux vous aider ?

— Euh… non, pas vraiment. Restez à l’intérieur pour mettre le contact quand je vous le dirai.

En clopinant, il alla se placer devant la camionnette où, avec un air très inspiré, il souleva le capot qu’il cala en position ouverte. Il promena le faisceau de la lampe ici et là, feignant d’inspecter différentes pièces du moteur tout en lorgnant en direction du barbecue. Les voix et la musique, séductrices comme des sirènes, avaient augmenté d’un cran. Bon sang ! Dire qu’il y avait là-bas une foule de femmes célibataires en quête d’un partenaire et qu’il était condamné à tenter de faire rester à Sweetness la seule femme qui souhaitait en partir !

— Essayez de démarrer, ordonna-t-il distraitement.

Elle obéit. Mais naturellement, privé d’essence, le moteur demeura sans réaction.

Porter tapota la lampe sur une pièce métallique avant de crier de nouveau :

— Essayez encore !

Toujours rien.

Il laissa s’écouler encore quelques minutes puis referma le capot.

— Désolé, annonça-t-il en s’essuyant les mains sur son jean. J’ai l’impression que vous allez être coincée ici un certain temps.

— D’où vient la panne ? s’enquit-elle en passant la tête par la vitre.

Il haussa les épaules, attentif à ne pas mentir. Plus exactement à ne pas trop mentir…

— Elle peut avoir différentes origines. Difficile à déterminer dans le noir. Le mieux est de demander son avis à un mécanicien demain matin.

— Demain matin ? s’écria-t-elle.

— Pour le moment, tout le monde est au barbecue, expliqua-t-il en désignant du pouce la direction d’où parvenaient les bruits de fête. Sauf nous.

— Je croyais que vous deviez y aller avec Rachel.

Comme s’il avait besoin qu’on lui rappelle qu’il avait été contraint de décliner la proposition de la superbe blonde aux longues jambes interminables pour se livrer à ce petit sabotage mécanique !

— Ma cheville me faisait trop mal, dit-il. Je lui ai dit d’y aller sans moi.

— Avez-vous pris les antidouleurs que je vous ai prescrits ?

— Bien sûr ! Bref. Je me reposais sous la véranda lorsque je vous ai vue filer à l’anglaise.

— Je ne filais pas à l’anglaise ! s’insurgea-t-elle en claquant sa portière après être descendue de voiture.

— Voulez-vous de l’aide pour vos valises ?

— Avec vos béquilles ? lança-t-elle, moqueuse.

Là-dessus, elle ouvrit le hayon arrière et sortit d’un geste rageur ses bagages.

— N’est-il pas dangereux de laisser ma fourgonnette au milieu de la route ? demanda-t-elle.

— Vu la densité de la circulation dans le coin…

Une ironie qui ne sembla pas amuser Nikki car, haussant les épaules, elle prit le chemin du foyer dans un silence hautain.

Un petit sourire en coin, il la suivit, essayant de ne pas se laisser distancer.

— Par précaution, je vais quand même envoyer des gars pour la pousser sur le bas-côté, promit-il.

Sans ralentir, elle entra dans le bâtiment, traversa le vaste hall — incroyable comment ce petit bout de femme portait ses valises ! — et, en arrivant au pied de l’escalier, fit brusquement volte-face.

— Pourquoi me suivez-vous ? lui jeta-t-elle d’un ton sec.

Il recula d’un pas, surpris.

— Puisque vous ne partez pas avant demain matin, je pensais que nous irions ensemble au barbecue.

— Vous devriez être au lit.

La bouche sèche, il la regarda sans répondre. La proximité de cette femme, avec son délicieux parfum de citron, le mettait en émoi. D’où avait donc surgi la vision de ce corps menu à califourchon sur le sien, dans un grand lit moelleux ? s’interrogea-t-il alors qu’en réponse au commentaire de Nikki lui venait à l’esprit une dizaine de remarques aux sous-entendus coquins qui auraient amusé ou séduit la plupart des femmes. Mais l’échec de sa tentative précédente dans ce domaine avec le Dr Salinger l’avait échaudé. Il devait veiller à ne pas dépasser certaines limites.

— Je ne veux pas rater la fête, finit-il par dire. Mais une présence médicale me rassurerait, ajouta-t-il avec un sourire en coin.

— Je vous ai déjà dit que je n’avais pas envie d’y aller !

En voyant les yeux de Nikki s’embuer, il faillit prendre ses jambes à son cou. Il n’avait jamais su comment réagir devant les larmes féminines. Si les raisons pour lesquelles il arrivait aux hommes de pleurer se comptaient sur les doigts d’une seule main — une victoire au Super Bowl, une défaite au Super Bowl, trop de sauce piquante ou la perte de leur cuillère préférée pour la pêche —, chez les femmes en revanche, elles étaient aussi innombrables que mystérieuses, allant des hormones aux soldes en passant par un large éventail d’autres possibilités. Bref, ces effusions le laissaient totalement démuni.

En outre, lui qui se targuait d’être un homme moderne pouvait difficilement nier à cette femme la liberté d’agir comme il lui plaisait. Propriété familiale ou non, de quel droit essaierait-il de la faire changer d’avis ? C’était décidé. Une fois qu’elle serait cloîtrée dans sa chambre, il irait rebrancher la pompe d’alimentation de sa camionnette. Ainsi, elle pourrait partir au matin, comme prévu, et oublier Sweetness. Ils trouveraient un autre médecin.

Mais quand même, ces larmes, chez une femme qui semblait si forte… Ses yeux luisaient comme deux émeraudes dans la blancheur de son visage. Elle paraissait si frêle, si vulnérable, là, dans ce grand vestibule, avec son petit menton relevé, que le besoin de la protéger l’envahit à l’improviste.

Entre la fracture qu’elle avait soignée à peine cinq minutes après son arrivée, le baiser volé et la douche glacée, elle avait de quoi accuser le coup en fin de journée. Certes, il s’avouait impuissant à expliquer ses pleurs et donc à trouver la façon de les arrêter, mais il connaissait malgré tout un remède qui, pour les hommes en tout cas, se révélait imparable.

— Vous devriez manger quelque chose, lui proposa-t-il.

Comme un fait exprès, l’estomac de la jeune femme se mit à gargouiller horriblement.

Profitant de cette perche inopinément tendue, il s’empressa d’ajouter :

— Un de nos gars, originaire de Memphis, est un as du barbecue. Vous n’avez jamais rien goûté de pareil.

Elle demeura impassible. Mais comme elle ne s’éloigna pas non plus, il joua son va-tout.

— Et puis je suis sûr que mes frères aimeraient vous dire au revoir.

La voyant hésiter, il l’encouragea d’un sourire.

Elle baissa le menton.

— D’accord, accepta-t-elle sans aucun enthousiasme. Laissez-moi le temps de monter mes valises.

Il l’observa se débattre avec ses bagages dans l’escalier, rageant de ne pouvoir l’aider et en proie à une agitation intérieure qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.

D’habitude, les femmes qui s’apprêtaient à passer la soirée avec lui manifestaient davantage d’entrain ! se dit-il tandis que Nikki disparaissait dans le couloir, traînant des pieds, les épaules voûtées.

Il soupira. Quelle poisse de devoir tenir compagnie à cette petite toubib au museau de souris !

Mais aux yeux verts fascinants…

Après tout, l’intérêt de Sweetness exigeait qu’il se sacrifie !