Le 3 août
Le vent dépeignait les herbes hautes le long du chemin du Foulon et une fillette portant une robe jaune canari caressait son visage avec les têtes dorées, se tournait vers une femme qui lui faisait signe de la rejoindre. D’où il était, Karl Lemay ne pouvait entendre ce qu’elle lui disait, mais l’expression empreinte de tendresse de son visage était aussi éloquente que toutes les paroles qu’il aurait pu percevoir. Il pensa à sa mère lorsqu’elle lui chantait une berceuse en français, à voix basse afin que Walter n’en sache rien. Il se souvenait de l’impression de chaleur qu’il ressentait lorsqu’elle le serrait dans ses bras et lui caressait les cheveux. Elle passait et repassait inlassablement une mèche derrière son oreille tout en lui racontant ce qu’ils feraient quand elle l’emmènerait visiter sa Beauce natale. Elle lui parlait souvent des hirondelles et ce simple mot le faisait rêver. Elle lui expliquait qu’elles dessinaient des ballets dans le ciel, descendaient en vrille, volaient en rase-mottes sous les yeux ébahis des chats qui renonçaient vite à les capturer. Elle disait que les vallons de la Beauce ressemblaient à des vagues, que cet horizon tout en courbes lui manquait sur la ferme où tout était si plat.
La fillette tendit la main vers sa mère qui lui donna une pomme rouge vif et Karl Lemay songea que, avec le bleu intense du fleuve et la robe d’un jaune si éclatant, les trois couleurs primaires étaient réunies dans leur plus belle expression. Il les regarda s’éloigner vers la ville durant un moment, se demanda s’il devait les suivre. Où allaient-elles ? Et lui ? Il se sentit alors submergé par l’angoisse, des frissons le parcoururent. Il fixa le Saint-Laurent dans l’espoir d’y trouver une réponse, mais le fleuve glissait vers les ponts sans se soucier de lui. Il ignorait ce qu’il devait faire, s’asseoir sur un banc et continuer à regarder la crête des vagues ou remonter la côte. Mais il faisait si chaud. Il avait soif. Il crut entendre son nom, se retourna lentement, reconnut les oreilles décollées de Léonard Cardinale.
— Monsieur Lemay ! Je suis content de vous voir.
— Léonard ? s’écria Karl, tout fier de le reconnaître grâce à sa façon de plisser les yeux.
Cardinale lui souriait en lui tendant une bouteille d’eau.
— Buvez lentement, sinon vous aurez mal à la tête. Assoyez-vous. Vous devez être fatigué. Le temps est lourd aujourd’hui pour une marche aussi longue.
Lui-même prenait place à côté du peintre, l’observait tandis qu’il s’abreuvait.
— Je me suis rappelé que vous aimiez ce coin-là. C’est toujours aussi beau, le fleuve. Vous vouliez le dessiner ? fit-il en désignant le cahier que Karl Lemay avait déposé par terre.
Le vieil homme haussa les épaules, but de nouveau pour éviter d’avoir à donner une réponse. Il ne se rappelait plus s’il avait envie de dessiner le fleuve ou non.
— J’ai commencé à dessiner, au pénitencier, dit Cardinale. Je repensais à vous, à vos tableaux. Maman m’a apporté des livres pour que j’apprenne.
Il avait envie de savoir quels souvenirs Karl Lemay conservait de sa mère, mais celui-ci se contenta de hocher la tête sans parler et Léonard se tut en se demandant ce qu’il devait faire maintenant. Il regardait les voitures qui roulaient sur le boulevard Champlain, comptait les voiliers sur le fleuve, songeait qu’il n’avait jamais navigué, n’avait même jamais emprunté le traversier entre Québec et Lévis. Il n’avait rien vu du monde.
— Avez-vous déjà dessiné le pont de Québec ?
— Oui. Sais-tu qu’il est déjà tombé ? Quand je pense à tous les ouvriers qui sont morts dans le fleuve… Ma mère et mon frère se sont noyés aussi.
Les yeux du peintre s’emplirent de larmes et Léonard Cardinale posa une main sur les siennes.
— Je ne le savais pas.
— Je me souviens du visage de maman, mais pas de celui de mon frère. Je ne sais pas pourquoi. J’aimerais me rappeler.
— Ça fait longtemps.
Karl Lemay approuva d’un signe de la tête ; oui, le temps avait passé. Il fixa ses mains. Les os des jointures saillaient sous les veines apparentes et les taches de vieillesse. La main de Léonard était si jeune comparée aux siennes. Si forte.
— Des fleurs de cimetière, dit-il. C’est comme ça qu’on appelle ces taches-là. C’est Aline Poirier qui me l’a appris.
— Aline Poirier ?
— C’est… c’est une femme intelligente. Sage.
— Elle habite à la résidence des Cèdres ?
Karl Lemay dévisagea Léonard sans répondre, puis toucha de l’index une tache parme sur sa paume.
— C’est de la peinture ? Tu peins ?
— Oui.
— L’odeur me manque.
— Vous pourriez venir peindre à la maison. Vous vous souvenez ? Nous étions voisins.
— Je me suis trompé, j’ai broyé trop finement les pierres, avoua le peintre. Mon bleu était trop clair.
— C’est compliqué de tout maîtriser, dit Léonard en se demandant s’il devait l’interroger sur ce bleu. Que devait-il représenter ? Le ciel ? Le fleuve ?
— Je ne touche plus à l’huile.
— Mais au moins vous continuez à dessiner, dit Cardinale, peiné par la résignation qu’il entendait dans ce chuchotement. Est-ce que vous travaillez au crayon ou au fusain ?
— Les deux. Et au pastel. À l’aquarelle, parfois. Pour le fleuve. C’est logique.
— Je peux voir ? s’enquit Léonard Cardinale en montrant le cahier.
— Si ça te tente.
Il but une gorgée d’eau, ferma les yeux comme s’il goûtait la chaleur du soleil. Cardinale souleva le cahier et le posa sur ses genoux, l’ouvrit et regarda le bosquet qu’avait reproduit Karl Lemay. Puis des roses qui semblaient sur le point de s’épanouir. Il tournait lentement les pages, à la fois admiratif et jaloux. Jamais il ne parviendrait à imiter le peintre, jamais il ne saurait rendre la vivacité de ce chien qui surgissait sur cette feuille, un fox au poil hirsute. Il en voulut au vieil homme de le mettre en face de l’évidence, puis se força à respirer lentement. S’il devait se mettre en colère, s’il devait frapper quelqu’un, ce serait Serge Larocque qui le méritait. Il expira, tapota le dessin pour attirer l’attention de Lemay.
— À qui est ce chien ?
— C’est un bon chien, se contenta de répondre Lemay. Un bon chien. Tu en voulais un quand tu étais petit.
— Vous vous le rappelez ? s’étonna Cardinale.
De quoi d’autre se souvenait le peintre ? Pouvait-il l’interroger ? Tout en se disant qu’il devait appeler les enquêteurs pour leur dire qu’il avait retrouvé M. Lemay, il continuait à tourner lentement les pages. Sa rage s’était estompée, il n’était pas pressé de rompre ce moment d’intimité avec son ancien voisin. Après trois pastels consacrés à des pivoines, il découvrit le portrait d’une femme à l’épaisse chevelure brillante. Comment le peintre avait-il réussi à rendre ce lustre ? Et la brillance de son collier ? Le dessin était en noir et blanc, mais on devinait pourtant que le collier était en argent. Pas en or. Comment arrivait-on à rendre cette différence ? Il allait le demander au peintre quand il découvrit le portrait de Serge Larocque. Il déglutit. Serge Larocque. Il y avait des croix gammées sur ses épaules. Il jeta un coup d’œil au peintre qui avait toujours les yeux clos comme s’il s’était assoupi. Il tourna la page suivante qui était vierge, puis une autre, et encore une autre, toujours vierges. Il allait refermer le cahier quand il vit des ébauches sur la dernière feuille, il fronça les sourcils en voyant les mains d’un homme serrant le cou d’une femme. Son visage incliné vers l’arrière disparaissait, mais on distinguait les chaînes d’un collier sous les mains viriles et une chevalière à l’auriculaire gauche à demi dissimulée par les chairs qui débordaient dans l’effort.
Léonard Cardinale revint vers les premières pages, retrouva le portrait de la femme, scruta le collier. C’était la même chaîne. Il se tourna vers Karl Lemay, lui montra le dernier dessin. Le vieillard eut un mouvement de recul, échappa sa bouteille d’eau. Léonard referma aussitôt le cahier, ramassa la bouteille, fit un geste large vers le fleuve.
— Il n’est jamais de la même couleur.
— Mais le plus souvent, il est gris, affirma Karl Lemay. Toutes les nuances de gris. Pas aujourd’hui, il tire sur le cobalt. Autrefois, il y avait des traitements au cancer par le cobalt. Et avant, des moines se sont empoisonnés.
— Empoisonnés ?
— Avec les enluminures des livres d’heures. Les livres sacrés. Des métaux se mêlaient aux couleurs, du plomb, de l’or. Sur leurs doigts, leurs lèvres.
En pensant à ces hommes qui avaient orné les ouvrages saints, Karl Lemay passa sa langue sur ses lèvres. Cardinale lui tendit la bouteille d’eau, le laissa boire quelques gorgées, puis lui demanda s’il avait faim.
— Je suis fatigué.
— On devrait rentrer. Vous savez ce qu’on va faire ? On va téléphoner à une amie d’Aline Poirier qui viendra nous chercher. On pourrait retourner ensemble rue Chanoine-Morel. En voisins, comme dans le temps.
— Oui.
— On se rend à cette maison où il y a un balcon, expliqua Cardinale en montrant un couple qui venait d’y apparaître, qui déposait des bières sur une table ronde.
Pour la première fois depuis sa libération, il regrettait de ne pas avoir un téléphone intelligent. Mario Therrien lui avait dit que tout le monde en possédait un, mais Cardinale avait songé que ce serait une mesure supplémentaire pour le contrôler à distance.
— On leur demande de téléphoner, puis on attend. Ce ne sera pas très long.
Léonard Cardinale donna son bras au peintre qui parut soulagé de s’y appuyer. Il avait l’impression de le trahir, car il manquerait à sa promesse de le ramener rue Chanoine-Morel, mais il devait le mettre en sécurité. Ils marchèrent lentement jusqu’à la maison blanche et Léonard héla le couple qui trinquait, joyeux, à son nouveau logement. Cardinale fut un peu envieux, doutant de connaître un jour ce genre de bonheur. Il expliqua en quelques mots la situation. Le jeune homme descendit aussitôt pour les rejoindre, prêta son téléphone à Léonard Cardinale qui fut beaucoup plus soulagé qu’il ne l’aurait imaginé en entendant Graham lui répondre.
— M. Lemay est avec moi. Il va bien, mais il est fatigué.
— On vient vous chercher.
— Il ne faut surtout pas le ramener à la résidence.
— Ce n’est pas mon intention. Où êtes-vous ?
— Vous, où êtes-vous ? Dites-moi où vous rejoindre.
Graham eut un moment d’hésitation, se tourna vers Joubert. Ils étaient revenus à la résidence des Cèdres sous prétexte de rencontrer Eric Schmidt, alors qu’ils tenaient à surveiller Serge Larocque, qui avait appris par Marie-Louise Tanguay la disparition du peintre. Depuis son retour à la résidence, Graham avait pu observer que l’anxiété de Larocque n’était pas feinte, mais elle aurait parié qu’il était moins inquiet de la fugue de Karl Lemay que de leur présence à la résidence. Ce n’était pas non plus l’entretien qu’elle et Joubert avaient eu avec M. Schmidt qui angoissait Larocque. Il savait trop bien qu’Eric Schmidt ne pouvait s’exprimer d’une façon cohérente. De l’aveu même de Marie-Louise Tanguay, on attendait qu’une place se libère dans l’aile réservée aux résidents souffrant de troubles cognitifs avérés.
— On devra aussi y songer pour M. Lemay, avait dit Serge Larocque. Il perd la tête, multiplie les fugues. Je me sens responsable de ce qui lui arrive aujourd’hui. Nous aurions dû réagir après sa première absence.
— Mais il y a eu le meurtre de Lydia, avait dit Maud Graham. Et vous avez été bouleversés dans vos priorités.
Serge Larocque avait pincé les lèvres et Graham l’avait vu battre des paupières, mais il avait poursuivi sur un ton doctoral que des mesures seraient prises pour protéger M. Lemay contre lui-même.
— S’il revient, si vous réussissez à nous le ramener sain et sauf…
Joubert avait répété que de nombreux patrouilleurs étaient à sa recherche, puis Graham l’avait interrompu : ne devait-il pas avoir reçu les résultats du laboratoire de sciences ? Peut-être avait-il oublié de lui en parler, avec tout cet émoi autour de la disparition du vieux peintre.
— Excuse-moi, oui, les résultats des tests sur les poils arriveront au plus tard demain matin, confirma Michel Joubert qui savait que Graham avait mentionné ces examens pour accentuer le stress de Serge Larocque.
— Garanti ?
— Garanti. Tu auras les résultats des analyses d’ADN du poil trouvé sur la scène de crime demain.
Graham avait senti vibrer son téléphone, l’avait ouvert, s’était légèrement éloignée, pour écouter Cardinale qui se demandait où il fallait emmener Karl Lemay. Elle ne pouvait dire à Cardinale de venir à son bureau, le poste de police intimiderait le vieil homme, le déstabiliserait. Elle fit signe à Joubert de la suivre à la voiture avant de s’adresser de nouveau à Léonard Cardinale. Est-ce que M. Lemay était très agité ? Non, il était fatigué.
— Je lui ai fait boire de l’eau. Je ne sais pas s’il prend des médicaments.
— Restez en ligne, je vous reviens tout de suite.
Elle s’assit dans la voiture, dit à Joubert qu’il fallait trouver un endroit où Karl Lemay se sentirait en sécurité.
— Sinon il plongera encore plus dans la confusion.
— Appelle Aline Poirier, suggéra Joubert. Nous savons qu’elle l’aime beaucoup. Elle est psy, elle devrait pouvoir le rassurer. Moi, j’avise les patrouilles que M. Lemay a été retrouvé.
— Non ! Pas tout de suite ! Personne ne doit savoir, pour l’instant. Je ne veux aucune fuite ! Dis à Larocque et à Marie-Louise Tanguay qu’on a reçu un appel, qu’on s’y rend, même si la description du vieil homme ne correspond pas à celle de M. Lemay. Et qu’on reviendra ensuite à la résidence pour les tenir au courant. Ou qu’on les appellera.
Joubert dévisagea Graham, mais lui obéit. Il alla prévenir Marie-Louise Tanguay, puis revint à la voiture.
— On vous rejoint où vous voulez, disait Graham à Léonard Cardinale en espérant qu’il accepte sa proposition malgré ses réticences.
Elle mesurait la difficulté qu’éprouvait Cardinale à lui faire confiance. Elle représentait trop fortement l’appareil judiciaire auquel il avait été confronté durant tant d’années. Malgré tout, il l’avait appelée.
— Ou si vous préférez, venez à cette adresse, dit Maud Graham en donnant celle de sa résidence après un court moment d’hésitation. Aline Poirier nous y retrouvera. C’est une amie de M. Lemay et…
— Il vient de me parler d’elle. C’est d’accord, on se rend là-bas.
— Vous serez là dans combien de temps ?
— Dix, quinze minutes. Le bazou de ma mère est vieux, mais il n’est pas usé. Je ne sais pas où vous êtes, mais ne prévenez pas Larocque que j’ai retrouvé M. Lemay.
— Larocque ?
— Je vous expliquerai. Promis ?
— Vous avez ma parole.
Cardinale coupa la communication et Graham se rappela les paroles de Vivien Joly à son propos : impulsif et rêveur, colérique mais pas foncièrement méchant. Elle espéra qu’il tiendrait parole et qu’il la rejoindrait comme prévu.
— Pourquoi changerait-il d’idée ? fit Joubert. Que veux-tu qu’il fasse avec ce vieux monsieur ?
— Il m’a fait promettre de ne rien dire à Larocque. Intéressant, non ?
— Oui. D’autant que Larocque a blêmi quand j’ai mentionné les tests d’ADN. Qu’ils soient positifs confirmera nos soupçons, mais Larocque pourra toujours prétendre que les techniciens ont pu récupérer un poil de sa barbe sur la robe de Lydia, parce qu’il avait pris un verre avec elle le soir de sa mort…
— On pourra lui dire que ce poil a été arraché, qu’il n’est pas tombé naturellement, sinon les techniciens n’auraient pu travailler sur la racine. Mais il nous faut plus que cela, soupira Graham. Tout converge vers lui sans qu’on ait quelque chose de vraiment solide. J’appelle Rouaix pour qu’il emmène Aline Poirier chez moi, même si ce n’est pas l’idéal, je le sais. Mais l’important, c’est que M. Lemay soit en sécurité. De toute manière, nous n’en parlerons pas à Gagné.
— Non, évidemment pas.
Ils savaient l’un comme l’autre que leur patron n’aurait pas approuvé l’initiative de Maud Graham. Inviter un ex-détenu à se rendre chez elle avec un témoin recherché par des dizaines de patrouilleurs était loin d’être conforme au règlement.
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— Finalement, c’était la meilleure idée, dit Graham à Rouaix en observant Aline Poirier, assise au fond de la cour avec Karl Lemay, mais je n’aurais pas imaginé qu’Églantine nous serait aussi utile.
Dès que Léonard Cardinale s’était présenté chez elle avec le peintre, Maud Graham leur avait fait traverser la cuisine pour les guider vers le jardin où Rouaix et sa belle-mère les attendaient. Elle avait senti une certaine réticence chez Lemay, mais il était trop las pour protester. Et s’il avait paru décontenancé en voyant Aline Poirier dans ces lieux qui lui étaient inconnus, celle-ci avait su rapidement l’apaiser en lui répétant qu’ils étaient tous deux en sécurité, qu’ils resteraient là ensemble durant un petit moment. Il hésitait toujours à s’asseoir, mais Églantine avait sauté sur la table, s’était approché de lui pour flairer ses mains. Il l’avait flattée, s’était laissé tomber sur la chaise pliante et la chatte avait sauté sur lui pour se lover sur ses genoux qu’elle avait boulangés avec ardeur.
— Vive la zoothérapie, dit Joubert.
— Et maintenant ? fit Graham en se tournant vers Léonard Cardinale qui était resté sans bouger sous l’olivier.
Il s’approcha d’elle et de Joubert, ouvrit le cahier de Karl Lemay, repéra le portrait de Lydia Francœur, puis celui de Serge Larocque et leur montra enfin les esquisses de l’étranglement. Graham saisit le cahier pour mieux voir les dessins.
— On dirait bien que c’est le même collier, dit Cardinale.
Graham mit ses lunettes de lecture comme si elle voulait vérifier ce qu’elle voyait, mais elle savait que Léonard Cardinale avait raison. C’était bien le collier de Lydia qui apparaissait sur les deux dessins. Elle sentit son pouls s’accélérer quand elle distingua une chevalière à l’auriculaire gauche des mains de l’inconnu.
Elle avait déjà vu cette bague.
Elle tendit le cahier à Joubert sans rien dire, évitant soigneusement de croiser le regard de Léonard Cardinale. Elle savait qu’il ne la quittait pas des yeux, qu’il attendait… quoi au juste ? Qu’elle lui dise que c’étaient bien les mains de Larocque sur ce dessin ?
Joubert examina à son tour les dessins et soupira, conscient que cette preuve de la culpabilité de Larocque était fragile. Et qu’elle leur avait été fournie par un ex-criminel.
— On a un problème.
— Si vous parlez de moi, commença Cardinale, je pense que j’ai fait preuve de bonne foi.
— Bien sûr, dit Graham. Et vous comprendrez que c’est dans l’intérêt de tous de ne pas parler de ce cahier. De ce que vous y avez vu.
— À qui j’en parlerais ?
— Je ne sais pas quoi faire avec vous, avoua-t-elle.
Elle marqua une pause avant de faire remarquer à Léonard Cardinale qu’il avait retrouvé étonnamment vite le peintre égaré.
— Je me suis souvenu qu’il aimait le chemin du Foulon. J’ai suivi mon intuition. J’ai été chanceux.
— Davantage que nous au parc des Braves, dit Graham pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas été dupe de sa manœuvre. Qu’est-ce que M. Lemay vous a dit quand vous l’avez retrouvé ?
— Rien de spécial. On a parlé du fleuve. Il n’a pas dit un mot sur Serge Larocque, si c’est ce que vous voulez savoir. Et je ne l’ai pas questionné sur ses dessins.
Graham soupira. Cardinale désigna la chaise longue à l’autre extrémité de la cour.
— Je vais m’asseoir au soleil en attendant que vous décidiez ce que vous voulez faire de moi. J’ai pris l’habitude de patienter.
Graham hocha la tête et, tandis que Cardinale s’éloignait vers le transat, elle faisait signe à Rouaix resté auprès de sa belle-mère et de Karl Lemay de les rejoindre.
— Il faut qu’on signale qu’on a retrouvé M. Lemay, fit Joubert.
— Oui, mais à l’interne. Et je veux que des patrouilleurs continuent à passer devant la résidence des Cèdres. Serge Larocque doit penser qu’on recherche toujours M. Lemay.
— Tu veux qu’il s’inquiète ?
— Je veux le déstabiliser, le pousser à réagir. Et maintenant, on interroge M. Lemay.
Elle récupéra son sac à main qu’elle avait déposé sur les marches de la cuisine, en sortit un sachet de plastique contenant le bâton de pastel rose et vint s’asseoir face à Karl Lemay. Elle aurait préféré qu’Aline Poirier ne soit pas mêlée à leur entretien, mais elle craignait que le peintre ne s’affole si elle s’éloignait de lui. Elle tira le bâton du sachet et le posa devant M. Lemay dont le visage s’éclaira aussitôt.
— Vous l’avez retrouvé !
Il prit le bâton, le huma, le fit passer sur ses lèvres dans un geste tendre avant de le coucher entre le pouce et l’index de sa main droite comme s’il s’apprêtait à l’utiliser. Graham saisit l’occasion, ouvrit le cahier à une page vierge et le lui tendit. Elle avait l’impression qu’il parlerait plus aisément s’il dessinait pendant qu’elle lui posait ses questions.
— Je tiens mes promesses, dit Graham. Est-ce que vous vous souvenez depuis quand vous avez perdu ce bâton ?
— Ça devait être dans le jardin. Je m’en suis servi pour les pétunias.
— Il n’était pas dans le jardin de la résidence. Il était dans le parc du Bois-de-Coulonge. Vous êtes allé dans ce parc.
— Souvent. Bien souvent.
Il se tut pour mieux se concentrer sur la silhouette d’Églantine.
— Elle a vraiment de grandes oreilles.
— C’est le propre des siamois, fit Graham, ébahie par la justesse du trait rose. On reconnaissait immédiatement la jeune chatte. Mon matou avait les oreilles plus rondes. Comme votre Turner. Vous êtes très doué pour les portraits. Qu’est-ce qui est le plus difficile à rendre ?
— Les yeux. Les mains. Certains maîtres s’appliquaient à faire des fonds très riches lorsque leur sujet n’était pas trop inspirant. Les femmes des mécènes n’étaient pas toutes des beautés radieuses.
— Mais j’ai lu qu’on vous a surnommé le « peintre des gens ordinaires ».
— Personne n’est ordinaire, la contredit Karl Lemay. C’est ça qui m’intéresse, trouver le détail.
— Et quel était-il pour Lydia ? demanda Aline Poirier qui avait deviné que Graham ne lui avait pas remis le cahier sans avoir un but.
— Sa peau. Sa peau accrochait la lumière comme si Lydia elle-même était une pêche qui mûrissait au soleil. C’était étonnant !
— Quand l’avez-vous dessinée pour la dernière fois ? s’enquit Graham.
— Avant les pivoines. Le pommier était en fleurs.
Graham tira le cahier vers elle et le feuilleta.
— Il s’agit de ce portrait-là ?
— Oui, l’autre est au pastel.
— Et ce portrait ? continua Graham en tournant les grandes feuilles.
Elle s’arrêta aux esquisses représentant Serge Larocque. Karl Lemay se mit immédiatement à froisser les pans de sa chemise et se tourna vers Aline, désemparé.
— Vous en souvenez-vous ? lui demanda doucement Graham. Ce n’est pas grave si vous ne savez pas…
— C’est le directeur. Je l’ai vu cet été avec Lydia.
— Cet été ?
— Elle avait une robe vermillon. Ils étaient en face des anciennes écuries au parc.
Graham échangea un regard avec Joubert : Lydia Francœur portait une robe bleue lorsqu’elle avait été assassinée. Est-ce que le peintre confondait les jours ? Lydia et Serge étaient-ils allés plusieurs fois au Bois-de-Coulonge ? Elle reprit le cahier, tourna les pages jusqu’au dessin représentant les mains de Serge Larocque. Aline Poirier eut un mouvement de recul en comprenant ce qu’elle voyait, posa une main sur l’avant-bras de Karl Lemay qui triturait de plus belle sa chemise.
— Vous rappelez-vous ce qui vous a inspiré ce dessin ? reprit Maud Graham.
Karl Lemay ferma les yeux. Il y eut un moment de silence, puis Aline Poirier approcha son index de la chevalière tout en prenant garde de ne pas toucher le dessin, comme s’il était sale, ou maléfique.
— C’est celle de Serge Larocque, affirma-t-elle.
— Vous en êtes certaine ?
— Elle lui vient de son père, je l’ai déjà questionné à ce sujet. Elle ressemble à celle que portait mon mari.
Elle eut un regard oblique vers Karl Lemay, interrogeant silencieusement Graham, Joubert et Rouaix : qu’allait-il se passer maintenant pour Karl ?
— Et si je vous ramenais à la maison ? proposa André Rouaix. Le temps que les choses se tassent.
Aline Poirier hocha la tête avant de s’adresser au peintre, lui expliquant que son gendre les invitait chez lui pour souper. Rouaix s’approcha d’elle pour déplacer son fauteuil roulant, tandis que Joubert s’assurait que Karl Lemay quitte la cour sans encombre. Il s’arrêta pour saluer Léonard Cardinale, prit la main de Maud Graham dans la sienne en la remerciant d’avoir trouvé son pastel rose. Puis il suivit Aline Poirier et André Rouaix jusqu’à la voiture.
— Et maintenant ? dit Joubert.
— On retourne mentir à Serge Larocque. Il faut qu’il pense que Karl Lemay est toujours introuvable.
— Je suppose qu’on lui reparlera aussi des résultats de l’ADN. Et Cardinale, qu’est-ce qu’on en fait ?
Graham se tourna à demi vers Léonard. Celui-ci se penchait vers Églantine qui se frottait contre ses mollets. Il la souleva doucement, l’installa sur son épaule sans cesser de la caresser.
— Ça va, il ne dira rien, assura-t-elle.
Elle continua à regarder Cardinale. Il se grattait la joue, chatouillé par la queue de la siamoise.
— Ou plutôt, il dira exactement ce qu’on voudra.
— Tu veux te servir de lui ? commença Joubert. Tu ne…
— Est-ce qu’on a le choix ? On n’a aucune preuve directe pour inculper Larocque.
— Mais ces dessins ?
— Sortis tout droit de l’imagination d’un vieil homme délirant, répondit Graham. C’est ce que clamera n’importe quel défenseur. Même avec le résultat d’ADN, on ne peut rien prouver. Larocque répétera qu’il a pris un verre avec Lydia, qu’il l’a embrassée gentiment avant de la quitter et voilà.
— Mais si on obtenait un mandat pour fouiller plus loin ?
— Avec quoi ?
— Le dessin est éloquent. Sa bague, le collier de Lydia. Puis le témoignage des deux gérants des restos où ils allaient bien plus souvent que ne l’a laissé entendre Serge Larocque.
— On a déjà trop traîné, le temps qu’on obtienne les autorisations…
— Gagné te dira que…
— Gagné veut des résultats. Considérons Cardinale comme une sorte d’informateur. Nos informateurs sont rarement des anges, mais ça ne nous empêche pas de passer certains marchés avec eux.
Elle s’avança d’un pas résolu vers Cardinale.
— Que pensez-vous des dessins ?
— Qu’un homme a étranglé une femme. Celle du portrait. Je suppose que c’est Lydia Francœur.
Graham acquiesça, mais garda le silence.
— Je ne pensais pas que Larocque pouvait tuer, continua Léonard Cardinale.
— Vous croyez qu’il a assassiné Lydia Francœur ? Pour quelle raison ?
Cardinale haussa les épaules avant de répondre qu’il avait appris au pénitencier que n’importe qui pouvait tuer.
— Pour n’importe quoi, précisa-t-il. Vous savez aussi bien que moi que tout est possible. Larocque a un bon profil.
— Un bon profil ? reprit Joubert.
— Il se pense supérieur à tout le monde. Au-dessus des lois. Il a toujours le même air arrogant. Je ne sais pas comment j’ai réussi à ne pas lui sauter dessus, hier…
— Hier ?
— Je l’ai croisé près de chez lui.
— Vous savez donc où il habite ? dit Graham.
— Je l’ai suivi quand il a quitté la résidence.
— Pourquoi ?
— Je suppose que je voulais l’avoir en face de moi.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il a été surpris, puis il m’a regardé comme si j’étais une merde.
— Vous vous attendiez à quoi ?
— À rien. Je ne m’attends plus à rien. Ce n’était pas une bonne idée. Je n’ai pas toujours de bonnes idées.
— Parfois oui, plaida Graham. Vous nous avez ramené M. Lemay.
— Qu’est-ce que vous allez faire pour Larocque ?
— Lui raconter une histoire pour gagner du temps, avoua Graham. On a besoin de temps pour…
— Pouvoir investiguer davantage, continua Michel Joubert.
— Et trouver d’autres preuves ? fit Cardinale. Vous ne devez pas avoir grand-chose, sinon vous l’auriez arrêté. C’est pourtant bien lui que M. Lemay a dessiné ! Il me semble que si vous lui montrez les dessins, il ne pourra plus…
Il s’interrompit, pensant à tous ces hommes qu’il avait côtoyés en prison, qui niaient toujours leur implication dans un crime. Pourquoi Larocque avouerait-il le meurtre si les enquêteurs n’avaient pas de preuves suffisantes contre lui ? Mais pourquoi n’avaient-ils pas de preuves ?
— Il faut qu’on pousse Serge Larocque à se découvrir, dit Graham. Vous pourriez nous aider.
La surprise fit place à l’intérêt dans le regard de Cardinale.
— Vous aider à piéger Larocque ? Vous vous moquez de moi.
— Je suis sérieuse.
— Moi aussi. Ça me retombera dessus.
— Faites-nous confiance.
— Pourquoi je vous croirais ?
— Et nous, est-ce qu’on peut croire que vous serez capable de vous contrôler ? demanda Joubert. Quand vous aurez Larocque en face de vous. On ne veut pas de dérapage.
— Je ne l’ai pas frappé, hier. Même si j’y pense depuis des années. J’ai appris à gérer ma colère. Vous devez savoir que j’ai suivi un atelier, c’est dans mon dossier.
— Alors on se rend au poste, dit Graham.
— Au poste ?
Cardinale soupira.
— Je retourne à la résidence, dit Joubert. Pour que tout le monde croie que M. Lemay se balade toujours dans la nature.
— Et nous, on rentre au bureau.
— Je vais vraiment servir d’appât ? fit Léonard Cardinale.
Il suivit Maud Graham à l’intérieur. Il allait déposer Églantine sur la table de la cuisine quand il interrompit son geste.
— Est-ce qu’elle a le droit de monter sur la table ?
— Églantine fait tout ce qu’elle veut ici, avoua Graham. Je suis seulement la concierge.
— Je pensais adopter un chien, mais j’aimerais peut-être avoir un siamois.
— Vous ne vous ennuierez jamais, fit Graham en flattant Églantine, je vous le garantis.
— Vous me garantissez aussi que je ne vais pas rester longtemps au poste ?
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Serge Larocque venait de se garer rue Saint-Paul et se demandait s’il avait bien fait de quitter la résidence. Même si c’était seulement pour une heure. Il avait promis à Marie-Louise Tanguay d’être rapidement de retour. Il passait chez lui en coup de vent pour mettre une chemise propre et revenait illico à la résidence. Pas question de la laisser seule avec toute cette agitation causée par la disparition de M. Lemay. Ils attendraient ensemble des nouvelles des patrouilleurs qui recherchaient le vieux peintre.
— Il faut bien que M. Lemay soit quelque part, avait-il dit à Marie-Louise Tanguay.
— Je suis contente que cela nous arrive en été. Il ne mourra pas de froid.
— Qui parle de mourir ? l’avait tancée Serge Larocque.
En fait, il espérait ardemment que Karl Lemay avait été victime d’un accident. Mais si c’était le cas, les policiers l’auraient su. Ils étaient en contact permanent avec les hôpitaux. Il rappela à la directrice des soins que l’enquêteur Joubert l’avait assuré qu’on maintenait le niveau d’alerte, que tous les patrouilleurs faisaient leur possible pour retrouver M. Lemay avant que la nuit tombe et complique les recherches.
— Il a promis de nous donner des nouvelles régulièrement, avait dit Marie-Louise Tanguay, qu’il ait ou non quelque chose à nous apprendre.
— M. Lemay ne peut pas être bien loin, avait répété Serge Larocque. Lorsqu’on nous le ramènera, il est fort possible que des journalistes soient intéressés par une histoire qui se termine bien. Je ne peux quand même pas les recevoir avec une chemise défraîchie.
— Vous avez raison.
Larocque éteignit le moteur de sa voiture en songeant qu’il décongèlerait une pizza en arrivant chez lui et qu’il boirait une vodka. Il aurait préféré un scotch, mais il avait peur qu’on s’en aperçoive quand il retournerait à la résidence. La vodka n’avait pas ce goût viril qu’il aimait tant, mais elle était inodore. Et tout ce dont il avait besoin, c’était un coup de fouet pour terminer cette maudite journée.
Et aussi beaucoup de chance. Pourvu que quelque chose de grave soit arrivé à Karl Lemay. Quand en aurait-il la certitude ? Il ne pouvait pas compter sur l’hypothermie en plein été. Sauf si Karl Lemay avait eu la bonne idée d’aller se balader près du fleuve. Mais pourquoi se serait-il aventuré sur les berges ? En plein jour, quelqu’un l’aurait vu. Peut-être pas, car les voitures qui défilaient sur le boulevard Champlain roulaient si vite. Il y avait bien tous ces cyclistes…
Il sortit de sa voiture en se disant que la fugue de Karl Lemay convaincrait au moins les enquêteurs qu’il n’avait pas toute sa tête. En repensant aux derniers jours, il avait presque envie de se moquer de ses craintes qui lui semblaient maintenant irrationnelles : comment avait-il pu croire que le seul témoignage du vieillard pouvait le faire condamner ? Les policiers n’avaient pas de preuves, sinon ils l’auraient arrêté. Et si l’analyse des poils confirmait que c’étaient les siens, quel était le problème ? Il n’avait jamais nié être sorti avec Lydia ce soir-là. Il avait succombé à la panique à cause de l’accumulation de problèmes, à cause de la fatigue ; il n’avait pas pris de vraies vacances depuis longtemps. Quand tout serait rentré dans l’ordre, il irait en Grèce. Ce pays en faillite devait sûrement bien accueillir les touristes. Ce serait mieux qu’un séjour dans les Adirondacks comme l’avait suggéré Lydia. Les Adirondacks ! Avait-il l’air d’un campeur, d’un randonneur ? Au fond, elle le connaissait bien mal. Ils n’avaient jamais été assortis, il s’était laissé mener par une attirance pour son corps, mais il méritait mieux que cette secrétaire. Il plongea sa main dans la poche de son pantalon à la recherche des clés de son loft et c’est alors qu’il aperçut Léonard Cardinale qui se tenait devant son immeuble.
— Tu me suis ?
— Il faut qu’on se parle.
— Je n’ai pas beaucoup de temps.
— Ce ne sera pas long, promit Cardinale en souriant.
Pourquoi souriait-il ? Que lui voulait-il ?
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Hier, puis ce soir…
— J’ai quelque chose à te montrer, fit Cardinale en tapotant l’enveloppe qu’il avait coincée sous son bras. On monte chez toi ?
— C’est-à-dire que…
— Si tu as peur de moi, on va rester dans l’entrée. Il y a assez de lumière pour que tu puisses voir ce que je t’ai apporté.
Cardinale passa devant Larocque sans attendre sa réponse. Il s’immobilisa sous le lampadaire qui éclairait l’entrée de l’immeuble et ouvrit l’enveloppe, en tira trois photocopies qu’il tendit à Serge Larocque.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des dessins de Karl Lemay, répondit Cardinale en attrapant d’un geste preste la main de Serge Larocque, l’approchant de son visage.
— Oui, c’est bien ta bague qui est sur le dessin. Tes mains sur le cou de Lydia Francœur. J’ai vu sa photo dans le journal. C’est bien elle.
— Tais-toi, fit Larocque en se libérant de l’emprise de Cardinale. Tu n’as pas le droit de…
— De quoi ? D’apporter tout ça aux enquêteurs ? J’ai le numéro de Maud Graham. Elle est venue plus d’une fois m’emmerder. Je n’avais rien à lui dire, mais là je serai un peu plus jasant.
Les photocopies tremblaient dans les mains de Larocque qui s’efforçait de comprendre ce qui se passait. Il devait bien y avoir moyen de…
— Tu ne me demandes pas comment j’ai eu ces images ? continua Cardinale. Tu étais plus curieux quand on était jeunes, plus fouineur. C’est Karl Lemay qui m’a donné son cahier. J’ai trouvé ces dessins-là vraiment intéressants et j’ai…
— Karl Lemay a disparu, le coupa Larocque.
En voyant le visage de Cardinale s’éclairer, il comprit que celui-ci savait où était le peintre.
— Il n’a pas disparu pour tout le monde, confirma Cardinale.
— C’est toi qui es venu le chercher à la résidence ! Ça pourrait être considéré comme un enlèvement. La police…
— La police ? Elle le cherche, mais elle ne le trouvera pas. C’est aussi bien pour toi, car il a un paquet de choses à raconter. Il est vieux, mais il a une bonne mémoire. Tu sais qu’il m’a reconnu tout de suite ?
— Il… où est-il ?
— On va parler business avant. On ne serait pas mieux chez toi ? Tu dois avoir une belle vue sur Québec. La ville m’a manqué quand j’étais au pénitencier. J’étais content de revoir le Château Frontenac, le fleuve, les canons de la rue des Remparts. Mais le port a changé et Saint-Roch s’est vraiment amélioré.
Ils montèrent en silence dans l’ascenseur, Cardinale se répétant que tout se déroulait comme prévu, alors que Larocque se disait qu’il ferait semblant, du moins dans l’immédiat, d’accepter le marché que lui proposerait Cardinale. Il avait besoin de gagner du temps, de trouver une solution. Il était néanmoins assuré d’une chose, Cardinale lui quêterait de l’argent. Son pantalon était usé, tout comme ses chaussures, et le col de sa chemise était effiloché. C’est sûr qu’il n’avait pas dû gagner des fortunes en prison. Il déverrouilla la porte du loft en se disant qu’il était peut-être imprudent de ramener un ex-détenu chez lui et qu’il devait régler cette histoire au plus vite.
Il s’assit dans un des fauteuils, invita Cardinale à l’imiter.
— Tu ne m’offres même pas un verre ?
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Karl Lemay t’a vu étrangler Lydia Francœur. Ensuite, il a fait ces dessins pour ne rien oublier. Et il n’a rien oublié finalement, sauf son chemin, cet après-midi, pour retourner à la résidence. Figure-toi donc qu’il est revenu chez lui. Enfin, dans son ancien chez lui. Et j’étais là, moi, comme avant, quand on était voisins. Je l’ai fait rentrer chez nous, on a jasé. Il m’a montré son cahier. Il m’a parlé de toi. Il dit que tu es un mauvais homme. Je suis plutôt d’accord avec lui. Mais je n’avais pas imaginé que tu irais jusqu’au meurtre.
— Il a tout imaginé. Il est sénile.
— Ta bague ? Le collier de Lydia ? Il aurait inventé ces détails ? J’ai l’impression que les policiers vont le croire. Il vous a vus au Bois-de-Coulonge, il m’a parlé de la robe bleue de Lydia.
— C’était dans les journaux, bluffa Larocque.
— Peut-être. Peut-être pas. On verra qui les enquêteurs auront envie de croire.
— Lemay nous a aussi parlé d’un criminel nazi. Il perd la boule, tout le monde le sait.
Cardinale mima l’étonnement, puis la contrariété.
— Il n’a pas tout son jugement, répéta Larocque.
Léonard Cardinale s’était approché de la terrasse, s’obligeant à contempler la ville, craignant de trahir sa jubilation, de forcer le trait et que Larocque n’embarque pas dans son jeu.
— C’est beau, chez vous. Tapis, fauteuils de cuir, belle terrasse. Quand on a de l’argent, tout est plus facile.
— C’est ce que tu veux ?
— C’est un bon début de discussion.
— Je n’ai pas confiance.
— Moi non plus, ricana Cardinale. Mais est-ce qu’on a le choix ? J’ai quelque chose que tu veux et, moi, je veux quelque chose que tu as.
— Quoi ?
— De beaux meubles, du beau linge, la grosse vie.
— Tu as la maison de ta mère, commença Larocque.
— J’ai neutralisé Lemay pour un petit bout de temps, l’interrompit Cardinale. Il faudrait que tu te décides. Cinq mille tout de suite. Quinze mille quand je t’aurai débarrassé définitivement du vieux.
— Tu as pu faire d’autres photocopies.
— Et après ? Penses-tu que je vais me mettre dans le trouble en les envoyant aux bœufs ? Pour qu’ils reviennent encore chez nous ? Ils sont passés cet après-midi pour voir si Lemay était là. Ce que je veux, c’est du cash. Puis crisser mon camp.
— Je pensais que tu étais content d’être revenu à Québec ?
— J’ai envie de voyager. Passer autant de temps entre quatre murs, ça crée des envies d’exotisme. Tu peux en faire l’expérience, si ça te tente. Ou on trouve un arrangement. Un vieux, c’est fragile. Je te donnerai ses dessins, tu en feras ce que tu veux.
Larocque essayait de jauger Cardinale. Il semblait sûr de ce qu’il racontait, tout en étant aussi nerveux que lui.
— Si tu as de si gros besoins d’argent, tu pourrais vendre la maison de ta mère.
— Je te l’ai dit, je ne veux pas attendre pour voyager.
— Ou te pousser d’ici ?
Cardinale fit semblant d’être embarrassé, secoua la tête, mais il voyait bien que Larocque redressait les épaules, reprenait une certaine assurance.
— Peut-être que tu dois de l’argent à quelqu’un ?
— Ce n’est pas ton problème, marmonna Cardinale en évitant sciemment le regard de Larocque. Ton problème, c’est le témoignage du vieux.
— Je pense que tu as des dettes. Que tu es dans le trouble.
— Qu’est-ce que tu décides ? répondit Cardinale.
— Je ne suis pas certain que le vieux soit si gênant. Je te le répète, il est confus. Il souffre d’Alzheimer.
— Comme tu veux. Mais j’ai quand même l’impression que les enquêteurs aimeront ses dessins. Moins précis que le premier, mais tout aussi intéressants.
— Le premier ? Quel premier ?
Cardinale avait une fable toute prête à servir à Larocque.
— Les enquêteurs m’ont dit qu’ils avaient un portrait-robot d’un homme qui te ressemble…
Larocque sourit pour la première fois de la soirée : Cardinale faisait allusion au portrait-robot réalisé d’après les déclarations du bijoutier.
— Mais ça ne prouve qu’une chose : j’ai acheté des bijoux à Lydia.
— Maud Graham m’a dit que M. Lemay le lui avait donné. Elle me l’a montré sans savoir qu’on se connaît. Tu as bien fait de raser ta barbe, ça ne t’allait pas. Je ne leur ai pas dit qu’on était des amis d’enfance. On a le droit à nos petits secrets, pas vrai ?
— M. Lemay présente des troubles cognitifs, s’entêta Larocque, ébranlé par les propos de Cardinale.
— Raison de plus pour prendre une décision. Je ne vais pas le garder durant des jours. Je n’ai pas juste ça à faire, m’occuper d’un vieux.
— Il est chez vous ?
— Je n’ai pas dit ça. Bon ! Qu’est-ce que tu décides ?
— Je n’ai pas cinq mille dollars ici, allégua Larocque.
— Tu pourrais aller à la résidence, vous devez avoir un cash flow.
— Qu’est-ce qui me garantit que tu ne partiras pas avec les cinq mille dollars sans t’occuper de Lemay ? Tu peux m’avoir monté un bateau.
Léonard Cardinale poussa un long soupir, lui rappela les photocopies. Où les aurait-il dénichées ?
— M. Lemay a confiance en moi. Je fais ce que je veux avec lui.
— O.K. Je vais aller à la résidence. Je peux sortir deux mille, pas plus, sinon ça paraîtra. Tu auras le trois mille demain matin en me remettant le cahier. Et le reste quand j’aurai des nouvelles de Lemay.
— Tu sais où j’habite. Donne-moi ton numéro. S’il y a encore des agents dans le coin pour chercher Lemay, on se retrouvera ailleurs. Sinon, je t’attends chez moi dans deux heures. Je n’ai pas de temps à perdre.
— On dirait que tu es vraiment dans le trouble, mon Léo, fit Larocque sans cacher sa satisfaction. Qui te court après ?
— Pas de tes affaires. Arrange-toi pour avoir mon cash.
En entrant dans l’ascenseur, Léonard Cardinale éprouva une sorte de vertige. Avait-il réussi à piéger Larocque ? Même si Maud Graham avait insisté pour qu’il porte un micro, il avait refusé, redoutant la méfiance de Larocque. Joubert avait alors suggéré d’envoyer des techniciens installer un système d’écoute chez lui.
— Il devra se rendre chez vous pour récupérer le cahier, avait assuré Joubert.
— Je ferai ce que je pourrai.
— On récapitule, avait dit Maud Graham. Dans un premier temps, vous lui proposez le marché. Puis vous rentrez chez vous. Et vous attendez de voir si le poisson mord à l’hameçon. Entre-temps, nous l’aurons intoxiqué avec de fausses infos. Il sera plus sûr de lui quand il se présentera chez vous, mais anxieux. Ne l’oubliez pas.
— J’ai pris l’habitude de surveiller mes arrières.
Cardinale respira à fond quand il sortit de l’immeuble, espérant avoir persuadé Larocque qu’il était aussi vénal qu’il l’imaginait. Il l’avait regardé avec un tel mépris qu’il avait peut-être réussi à le convaincre qu’il pouvait commettre un meurtre pour vingt mille dollars.
Vingt mille dollars ! S’il y avait une chose dont Léonard Cardinale était sûr, c’est que Larocque n’avait certainement pas l’intention de lui donner cet argent. Sinon, il aurait marchandé… Il avait décelé une lueur satisfaite dans son regard lorsqu’il avait parlé de ses soucis d’argent : Larocque avait déjà décidé qu’il se débarrasserait de lui après la mort de Karl Lemay.
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Maud Graham fixait les aiguilles de sa montre, posa sa bouteille d’eau contre son front moite. La tombée du jour ne lui avait pas apporté la fraîcheur qu’elle espérait. Elle était lasse de cette chaleur qui l’empêchait de dormir et la rendait irritable. Elle était jalouse de Tiffany McEwen qui, visiblement, n’en souffrait pas. Elle n’avait même pas remonté ses cheveux ! Mais pourquoi la climatisation de la voiture était-elle tombée en panne aujourd’hui ? Elle faillit frapper le tableau de bord, mais suspendit son geste en voyant trois voitures de patrouille sagement garées devant la résidence des Cèdres comme elle l’avait ordonné.
— Larocque devrait nous croire, dit McEwen. Ces voitures donnent un air officiel à notre visite.
— Il va penser qu’on vient l’arrêter, fit Graham.
— Ça te fait plaisir.
Maud Graham s’essuya le front, but une gorgée d’eau avant de sortir de sa voiture. Tiffany et elle s’avancèrent vers le hall d’entrée de la résidence. Marie-Louise Tanguay et Serge Larocque s’y tenaient immobiles, les regardant s’approcher d’eux.
Graham dévisagea Larocque durant quelques secondes avant de déclarer qu’elle était porteuse d’une mauvaise nouvelle.
— M. Lemay a fait une mauvaise chute.
— Oh non ! s’écria Marie-Louise. Où est-il ? Il doit s’être cassé la hanche. Ils se cassent tous la hanche, à cet âge-là.
— C’est plus grave, malheureusement.
Graham observa quelques secondes de silence avant d’annoncer que Karl Lemay était décédé.
— Comme nous devons enquêter sur cette mort, expliqua Tiffany McEwen, nous vous demandons expressément de n’en parler à personne, dans les prochaines heures. Même pas aux employés. Les proches n’ont pas été prévenus.
— Il n’a pas de famille, dit Marie-Louise Tanguay. Je pense que…
— Mais… quand est-ce arrivé, la coupa Serge Larocque. Où ?
— Cela fait quelques heures, répondit McEwen. Il s’est aventuré dans le boisé, près de la côte Gilmour, il s’est frappé le crâne sur une pierre. D’après les premières constatations, il s’est foulé une cheville, a perdu l’équilibre et est tombé à la renverse sur une grosse roche.
— Nous sommes vraiment désolées, fit Maud Graham. On aurait besoin de son dossier, pour l’autopsie. Ce sera utile au légiste.
— Ce n’est pas possible, gémit Marie-Louise. On vient d’enterrer Lydia. Et M. Sirois vient de mourir… Mon Dieu ! Non ! Est-ce qu’il se serait suicidé ?
Serge Larocque lui tapota l’épaule. On venait de leur dire qu’il était tombé, que c’était un accident.
— Pourquoi évoquez-vous un suicide ? s’enquit Graham.
— À cause du décès de Ludger Sirois, c’était son meilleur ami. Il devait avoir trop de chagrin.
Tiffany McEwen prit ses mains entre les siennes et l’assura que c’était vraiment un regrettable accident. Graham répéta qu’elle comptait sur leur discrétion.
— On n’a vraiment pas le temps de répondre aux questions des journalistes. Et c’est mieux pour la réputation de la résidence, non ?
Serge Larocque acquiesça d’un air grave, encore étonné d’avoir autant de chance. Karl Lemay était mort. Avant que Léonard Cardinale tente de le faire chanter. Maud Graham était devant lui et n’avait pas reparlé de Lydia Francœur. C’était bien ce qu’il croyait : les enquêteurs n’avaient aucune preuve contre lui !
Il restait quand même les trois photocopies et le maudit cahier. Il allait régler tout ça. Ce n’était certainement pas un petit loser comme Cardinale qui l’emmerderait avec un chantage minable. Il se prenait pour un king ! C’était un imbécile. Il lui apporterait les deux mille dollars. Et les lui reprendrait. Puis il se débarrasserait de lui, sinon Cardinale tenterait de le faire chanter de nouveau.
— Je vais chercher le dossier de M. Lemay, fit Marie-Louise Tanguay en se dirigeant vers le bureau. Je ne peux pas croire qu’il nous a quittés…
— M. Lemay n’a vraiment aucune famille ? s’informa Graham. Personne ne l’a accompagné quand il est venu s’installer ici ?
— C’est Ludger Sirois qui l’avait emmené à la résidence.
— Celui qui est décédé d’une crise cardiaque ? fit McEwen. Il n’était pas si vieux.
— Il n’était pas très en forme, affirma Larocque après quelques secondes de silence. C’est une mauvaise semaine. Deux funérailles en si peu de jours.
Maud Graham, qui se rappelait les propos d’Aline Poirier au sujet de Ludger Sirois, nota la vitesse à laquelle Larocque avait répondu à McEwen. Elle secoua la tête d’un air ennuyé.
— Les funérailles de Ludger Sirois n’auront pas lieu avant une bonne semaine.
— Mais pourquoi ? s’étonna Larocque.
— Il paraît que sa fille Claudine a exigé une autopsie. Elle ne vous en a pas parlé au téléphone ?
— Une… une autopsie ?
— Cela arrive à l’occasion, dit McEwen.
— Ah ! Voilà Mme Tanguay qui revient avec le dossier, dit Graham.
Elle remarqua la sueur qui faisait subitement luire le visage de Larocque sous la lumière crue de l’entrée. Jusqu’ici, il n’avait pas semblé incommodé par la chaleur.
— On ne vous dérange pas plus longtemps, dit McEwen en regardant Graham qui s’éloignait déjà d’un pas pressé vers la voiture. La journée a été longue. On espérait vraiment retrouver M. Lemay sain et sauf. On a pourtant envoyé des patrouilleurs rapidement, mais…
— C’est un accident, vous l’avez dit, fit Serge Larocque. On n’y peut rien.
— On vous appellera demain, précisa McEwen, après avoir fait les démarches nécessaires pour confirmer que M. Lemay n’avait aucune famille. C’est vraiment triste.
— Au moins, il avait un ami, fit Marie-Louise Tanguay. Je suis presque contente qu’il soit parti en même temps que lui. Ils sont ensemble, maintenant.
Tiffany McEwen lui sourit avant de tendre la main à Serge Larocque tout en répétant que cet accident était regrettable, mais qu’il avait raison, c’était un accident. Bête, comme tout accident. Elle eut l’impression que Larocque serrait sa main quelques secondes de trop et elle continua à lui sourire jusqu’à l’instant où elle lui tourna le dos pour rejoindre Maud Graham à la voiture.
— Même dans un moment pareil, il ne doute pas de sa séduction, persifla-t-elle. Mais il a réagi quand tu as parlé de l’autopsie.
— Le corps de Ludger Sirois est en route pour le laboratoire des sciences. On aura peut-être un élément de plus si…
— Ton plan va fonctionner, assura McEwen.
— Tu sais ce que je pense ? C’est Karl Lemay qui était visé. Sirois est mort à sa place.
: :
Le 4 août
Maud Graham inspirait lentement en foulant la pelouse mouillée de la cour. Il lui semblait qu’elle n’avait pas ressenti une telle fraîcheur depuis des jours, des semaines. Elle sursauta lorsque Églantine, tapie sous un bosquet, bondit vers l’olivier pour y grimper. Graham l’arracha prestement à l’arbre, il n’était pas question qu’elle monte jusqu’en haut pour se mettre à hurler et à ameuter tout le voisinage à quatre heures du matin. La siamoise miaula pour protester, Graham lui caressa aussitôt les oreilles.
— Tais-toi, c’est encore la nuit. Tout le monde dort.
La chatte colla son museau sur le nez de sa maîtresse, puis baissa les oreilles comme si elle doutait de ses paroles. Graham admit qu’elle avait raison. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit et elle était persuadée que Léonard Cardinale était assis dans sa cour à se remémorer les derniers événements. Peut-être qu’il regrettait de ne pas avoir tué Serge Larocque. Peut-être qu’il était soulagé de ne pas l’avoir fait. Peut-être qu’il n’en savait rien. Peut-être qu’il aurait réussi à se contrôler même si Joubert et Bouthillier n’étaient pas intervenus. Ils s’étaient installés dans la chambre de Léonard Cardinale pendant que, à la résidence, Graham et McEwen s’entretenaient avec Serge Larocque. Celui-ci n’avait pas attendu plus de cinq minutes après leur départ pour joindre Léonard Cardinale. L’appel, dûment enregistré, n’avait duré qu’une minute trente, mais c’était suffisant pour réjouir les enquêteurs. Si Cardinale parvenait à jouer son rôle correctement, le piège se refermerait sur Larocque.
Graham aurait aimé suivre Larocque, mais il ne pouvait évidemment pas en être question. Il y avait une chance sur mille qu’il remarque qu’une voiture le suivait, mais ni Graham ni McEwen ne pouvaient être au volant. Nguyen avait filé Larocque dès qu’il avait quitté la résidence, avertissant l’équipe en place de son arrivée imminente chez Cardinale. Celui-ci avait suggéré de faire semblant d’avoir bu pour jouer son personnage d’épave sans scrupules, prêt à tout pour un peu d’argent. Dès que Larocque était entré chez lui, il lui avait demandé s’il avait les cinq mille dollars.
— Tu es donc bien pressé, mon Léo, avait répondu Larocque en détaillant la pièce.
Ce regard circulaire n’avait pas échappé à Cardinale ; Larocque repérait les lieux, il avait une idée derrière la tête. Il le vit détourner les yeux après avoir noté les haltères posés près du sofa.
— Bon, tu te décides ? Je ne suis pas censé recevoir des visites tard le soir. Si mon agent…
— Chaque chose en son temps, avait dit Larocque. Je suis venu récupérer le cahier.
— Montre-moi l’argent.
Serge Larocque avait tendu une enveloppe à Léonard Cardinale en prenant soin d’éviter d’effleurer sa main comme s’il était un pestiféré. Cardinale avait inspiré profondément pour juguler la colère qui montait en lui face à tant de mépris, puis il s’était concentré pour compter les billets.
— Il en manque, avait-il crié, heureux d’avoir un motif pour se libérer de sa rage. Tu veux me fourrer !
— Non, mais je pense que le cahier ne vaut pas plus que deux mille.
— Qu’est-ce que tu fais de Lemay ? On s’était entendus pour bien plus !
— Si tu t’occupais de Karl Lemay. Mais ce n’est plus nécessaire.
— Comment ça ?
— Lemay est mort cet après-midi. Bien avant que tu m’offres de m’en débarrasser. Je suis déjà bon de t’offrir deux mille dollars.
Cardinale avait rugi : Larocque se moquait de lui.
— C’est toi qui as voulu rire de moi ! J’ai failli te payer pour rien ! Tu m’as menti, tu ne sais même pas où était passé Lemay.
— Oui, je le sais !
— Dans ce cas-là, ça veut dire que c’est toi qui l’as tué ? Je m’en sacre que tu lui aies cassé le cou. Mais je veux voir le cahier, les dessins originaux.
— Tu as les photocopies, tu as pu les examiner comme il faut. Je remarque que tu as enlevé ta bague depuis qu’on s’est vus. Elle devait te serrer un peu quand tu étranglais la fille. Qu’est-ce que ça t’a fait de la sentir partir ?
— Donne-moi le cahier. On a assez perdu de temps.
Léonard Cardinale avait recompté les billets, comme s’il hésitait à accepter la proposition de Larocque, puis qu’il finissait par s’y résigner. Il lui avait tourné le dos pour s’approcher du vieux canapé, avait soulevé un coussin et s’apprêtait à extirper le cahier jaune du canapé quand il avait perçu un mouvement derrière lui. Il avait esquivé Larocque qui se ruait sur lui avec un haltère tel qu’il l’avait prévu. Il lui avait donné un coup de coude au plexus. Larocque avait lâché l’haltère pour l’écraser de tout son poids. Cardinale avait mollement tenté de lui échapper. Il fallait qu’il tienne quelques secondes, qu’il lui laisse prendre le dessus, qu’il le laisse en faire sa victime comme les enquêteurs l’avaient décidé. Il leur avait juré qu’il saurait se défendre juste assez pour que Larocque doive se battre pour le dominer, qu’il doive lutter pour l’étrangler.
Joubert et Bouthillier avaient surgi dans le salon si brusquement que Larocque avait relâché sa prise durant quelques secondes. Cardinale lui avait donné un coup de poing au visage et Larocque avait été projeté sur le mur.
Peut-être que Cardinale avait nettoyé le sang qui avait giclé contre ce mur tout de suite après le départ des enquêteurs. Ou peut-être que non et qu’il regardait ce matin avec plaisir le sang de cet homme qu’il détestait tant. Graham, arrivée sur les lieux au moment où Joubert et Bouthillier traînaient Larocque vers leur véhicule, avait noté les taches sur sa chemise, la serviette de coton que Bouthillier appuyait sur la tête de Larocque. Elle avait ralenti à sa hauteur, l’avait dévisagé et lui avait dit que l’autopsie de Ludger Sirois aurait lieu, avant de pousser la porte entrouverte.
Cardinale n’avait pas bougé du salon, assis sur le canapé, tenant le cahier jaune contre lui. On aurait dit qu’il le berçait.
— J’aimerais bien vous dire que vous pouvez le rendre vous-même à M. Lemay, mais il servira de pièce à conviction.
— Qu’est-ce qui arrivera à M. Lemay ?
— Je l’ignore. Il y aura sûrement de gros changements à la résidence. Pour l’instant, il demeure avec Aline Poirier chez sa belle-fille.
— Il pourrait venir ici pour un petit moment, avait murmuré Léonard Cardinale. C’est grand. Je suis tout seul. Lui aussi.
— Ce n’est pas si simple.
— Je sais, avait répondu Cardinale. Rien n’est simple quand on sort de prison.
— On verra plus tard. Mais on a sauvé M. Lemay, non ?
Maud Graham était repartie après avoir juré à Cardinale qu’elle parlerait en sa faveur à son agent de probation. En refermant la porte derrière elle et McEwen, elle mesurait à quel point cette promesse était dérisoire, mais elle avait voulu lui dire un mot d’encouragement, chasser le spectre effrayant de sa solitude.
— Il faudrait qu’il ait un animal, avait-elle dit à Tiffany McEwen.
— Et qu’il continue à dessiner. J’ai vu un très beau nu dans la salle de bain.
— Tu peux rentrer. Je vais passer à la résidence pour tout expliquer à Marie-Louise Tanguay.
La directrice des soins avait écouté Maud Graham avec un effarement grandissant, ne pouvant croire que Serge Larocque avait été arrêté.
— Il a abusé de votre confiance, avait dit Graham. De celle de Lydia…
— Et de celle des résidents. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ?
— Je pense que vous devriez appeler son frère demain matin. Nous l’aurons prévenu des événements.
— Je n’ai rien deviné, rien vu. Je suis une idiote…
Graham s’était empressée de contredire Marie-Louise Tanguay : Larocque était un grand manipulateur.
— Nous-mêmes avons mis du temps pour le coincer, avait-elle ajouté avant de prendre congé de la directrice. Mais, au moins, Karl Lemay est en sécurité. Vous avez eu une grosse soirée, essayez de dormir un peu.
La directrice des soins avait haussé les épaules. Elle doutait d’arriver à trouver le sommeil.
Elle n’était pas la seule. Une fois rentrée chez elle, Maud Graham était allée se coucher après s’être dévêtue, mais elle s’était relevée une heure plus tard, avait enfilé son vieux chandail et son legging, et elle était sortie dans la cour où le jour se levait. Elle était rentrée dans la cuisine pour se préparer un thé Matcha. L’aube accentuait la couleur jade si riche du thé moulu.
— Tu viens de rentrer ou tu te prépares à partir ? demanda Maxime en se frottant les yeux.
— Ni l’un ni l’autre. Je me contente d’être là.
— Ça s’est bien passé ?
— Je pense que oui.
— Et le vieux peintre ?
— Il est chez Rouaix pour le moment, mais il devrait retourner à la résidence demain. Je crois que Léonard Cardinale va continuer à le visiter là-bas. Pendant qu’il est encore conscient. Et après, j’espère…
Elle savait que nombre de ceux qui tombent dans l’oubli disparaissaient aussi pour leurs proches, bien avant d’être morts. Elle pensa à ses parents, se demanda quel genre d’aidante elle serait pour eux.
Maxime tendit les bras pour prendre Églantine à son tour.
— As-tu entendu ça, Églantine ? Biscuit qui parle comme un sage.
Il observa Maud Graham, lui sourit tout en remarquant qu’elle frissonnait.
— Je vais te chercher une couverture ?
— Non, j’aime avoir froid.
— Je vais quand même aller chercher de l’eau chaude.
— Je me disais bien que tu finirais par aimer le thé, dit-elle tandis que Maxime s’éloignait vers la cuisine.
Elle savait qu’il reviendrait avec la bouilloire pour elle, mais un café pour lui. Elle se rappela la première fois où il avait bu du café au Temporel avec Alain et elle. Un café viennois dégoulinant de crème. Maxime prenait maintenant son café avec juste un peu de sucre. Il avait vieilli.
— On a tous vieilli, dit-elle à Églantine qui précédait Maxime revenant de la cuisine avec un plateau. Mais nous sommes ensemble.