Québec, le 10 janvier 2015
Comment avait-il pu oublier son rendez-vous chez le dentiste ? Il y avait pourtant pensé en se levant. Il savait qu’il avait rendez-vous à 15 h. Il était trop concentré sur la couleur du fleuve. Il n’arrivait pas à rendre le gris bleu plus lumineux ni la brume du matin aussi poétique qu’il le souhaitait. Les yeux de sa mère étaient de cette couleur empreinte de douceur. Et ceux de Loraine. Il n’avait jamais su s’il était tombé amoureux de Loraine à cause de son regard qui lui rappelait celui de sa mère. Mais il s’en souvenait parfaitement. Alors qu’il avait oublié bêtement son rendez-vous. Ça devait arriver à d’autres peintres ou à des écrivains d’oublier le temps, d’oublier un rendez-vous lorsqu’ils étaient trop pris par leur sujet. Toutes leurs pensées étaient tournées vers ce sujet, ils en étaient obsédés, oubliaient tout le reste. Et le temps. Entre midi et 15 h, le temps s’était évanoui dans le fleuve, dans l’impossible couleur du Saint-Laurent. Il n’arrivait pas à se concentrer, à faire abstraction du va-et-vient dans le corridor. Ludger lui avait promis qu’il s’habituerait à l’animation de la résidence, mais, dans l’immédiat, il n’en était pas persuadé. Il n’était pas certain d’avoir pris la bonne décision en cédant aux arguments de Ludger. Il n’aimait pas trop vivre en groupe. D’un autre côté, il n’avait à s’occuper de rien. Et pouvait prendre ses repas dans son studio. Personne ne l’obligeait à se joindre aux autres résidents. Ludger le lui proposait chaque soir, mais n’insistait pas s’il refusait. Il le respectait. Il devait avoir raison, il s’accoutumerait à sa nouvelle vie. Dormirait mieux. De bonnes nuits. Voilà le remède. C’est normal d’être distrait quand on manque de sommeil. Cela devait aussi arriver à Ludger.
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Sainte-Anne-des-Plaines, le 20 février 2015
Léonard Cardinale écoutait l’écho des claquements de porte derrière lui sans quitter des yeux le col de l’uniforme du gardien qui le raccompagnait dans son aile. Il devait se concentrer sur ce col pour ne pas laisser l’émotion le submerger. Il ne savait pas quelle sorte d’émotion il pouvait ressentir, mais il devait la brider jusqu’au souper, rester dans sa cellule, calmer les battements de son cœur. Il ferait des redressements assis. Au souper, il dirait qu’il était vraiment content d’avoir eu sa libération conditionnelle, quand on lui poserait la question. Puis il se tairait. Parce que c’était dans sa nature. Et parce qu’il ne voulait surtout pas susciter l’envie à quelques semaines de sa sortie. Il ferait profil bas jusqu’à la fin. Jusqu’à la dernière seconde de sa peine.
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Québec, le 27 février 2015
Karl Lemay fixait la clôture en fer forgé qui longeait les plaines d’Abraham : il avait toujours aimé le contraste du métal peint en noir sur la neige. À une certaine heure du jour, les ombres dessinaient des arabesques sur l’infinie blancheur et, à la fin du jour, lorsque le soleil se couchait, les plaines étaient teintées de ce rose nacré qu’il avait découvert à Florence, le rose d’un marbre précieux. Il tourna la tête vers le musée et ferma les yeux, ébloui par des reflets trop vifs dans les grandes vitres du restaurant. Il resta sans bouger durant quelques minutes, comme s’il hésitait entre bifurquer vers la côte Gilmour ou pénétrer dans le musée. Il sentit l’angoisse qui montait en lui comme un raz-de-marée, les pulsations à ses tempes, un goût amer dans sa bouche.
Qu’est-ce qu’il faisait là ? Quel était ce vieux bâtiment aux pierres magnifiques. Il avait déjà vu ces pierres. Il fallait qu’il s’en souvienne. Il avait toujours aimé ces portes vitrées. Depuis quand ? Il devait avancer, lire ce qui était écrit même s’il avait soudainement mal au cœur.
Il marcha vers les portes principales et demeura immobile à côté de la sculpture en fronçant les sourcils. Musée national des beaux-arts du Québec.
Qu’est-ce qu’il faisait au musée ? L’affiche annonçait l’exposition prochaine d’un peintre néerlandais. Il le connaissait de nom, mais il était sûr de ne l’avoir jamais rencontré.
Karl Lemay s’appuya contre le socle de la sculpture, cherchant un réconfort dans l’observation de l’œuvre. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer alors qu’il tentait désespérément de se rappeler pourquoi il se tenait devant ces portes de verre. Il devait bien y avoir une raison ! Il fit descendre la fermeture éclair de son manteau, il avait l’impression d’étouffer malgré le froid. Il était toujours appuyé contre la sculpture lorsqu’une femme sortit du musée et s’approcha de lui.
— Monsieur ? Vous allez bien ?
— Je… oui, c’est juste que…
L’employée du musée l’interrompit en le reconnaissant.
— Monsieur Lemay ? Vous avez rendez-vous avec Mme Morin ?
— Mme Morin ?
La jeune femme lui sourit tout en s’étonnant de lire un certain désarroi chez le célèbre peintre. Elle nota le visage congestionné, les mains tremblantes, lui redemanda s’il se sentait bien, puis se permit de le prendre par le bras en l’accompagnant vers l’entrée. À travers l’épaisseur du manteau, elle perçut la raideur des membres et ralentit aussitôt le pas. Elle avait vu Karl Lemay six mois plus tôt, lors d’une conférence au musée et il ne lui avait semblé ni vieux ni fragile. Avait-il été malade durant l’hiver ? Ou était-ce le décès subit de Marc Chevalier qui l’avait atteint ? Elle passa devant lui pour ouvrir la porte, puis l’emmena jusqu’au vestiaire où elle le débarrassa de son manteau, tout en téléphonant à France Morin pour la prévenir de l’arrivée de l’artiste.
— Mme Morin sera ici dans un instant.
Karl Lemay hocha la tête avant de la remercier. Il paraissait remis de son malaise, mais elle lui offrit d’aller chercher un verre d’eau. Il lui adressa un sourire de remerciement. Il n’avait besoin de rien. Les battements de son cœur étaient de nouveau réguliers, il respirait mieux. Que s’était-il passé ? Pendant un moment, il avait eu la sensation qu’il n’était nulle part, que tout lui était inconnu. Est-ce qu’il avait eu une légère attaque ? Est-ce qu’une attaque pouvait obscurcir son esprit ? Il devait revoir son médecin. Peut-être que ce passage à vide était dû à son nouveau médicament. Oui, probablement. C’était sûrement cela. Il balaya l’effroi qui l’avait tétanisé plus tôt et se réjouit de revoir France Morin qu’il avait toujours appréciée. Elle avait été l’une des premières personnes qu’il avait rencontrées lors de son arrivée à Québec. Elle étudiait alors à l’Université Laval, terminait son doctorat en histoire de l’art. Il avait été surpris qu’elle connaisse si bien son travail, même si sa thèse portait sur les peintres américains de l’après-guerre. Il venait tout juste de s’installer dans la capitale, après avoir vécu dans les White Mountains, puis à Toronto. Il n’avait pas aimé cette ville, sans avoir rien à lui reprocher en particulier. Il n’était tout simplement pas fait pour une existence à l’ombre des grands édifices. Il avait besoin de voir le ciel. D’entendre le vent, la neige crisser sous ses pas, le cri des corneilles. Les corneilles… Comme il s’était appliqué à traduire le noir brillant de leurs plumes. Y était-il parvenu ? Il l’ignorait. Il était mauvais juge de ses œuvres. Les articles dans les journaux, à chacune de ses expositions, parlaient de lui comme d’un artiste, mais il se voyait plutôt comme un artisan. Une sorte d’ébéniste qui polissait lentement une matière pour en faire sortir l’essence, le grain, la lumière.
— Karl, entendit-il derrière lui. Que je suis contente de vous voir !
— Vous avez toujours vos beaux cheveux d’or, dit-il à la femme qui s’approchait de lui pour l’embrasser.
— Il y a de plus en plus de gris qui s’y mêle.
— De l’argent, pas du gris. Comme le pelage des isatis lorsqu’ils sont bébés.
— Je me rappelle une de vos scènes d’hiver où il y avait un de ces renards tapi sous un arbuste.
— Un if. J’ai toujours aimé ces petites boules rouges. Mais mon ami Ludger m’a appris qu’elles sont toxiques.
— Crépuscule, 1982. Mon père m’avait emmenée à Toronto. C’était la première fois que j’entrais dans une galerie d’art. C’est votre tableau que j’ai préféré. À cause du renard. Il semblait tellement vivant, prêt à bondir hors de la toile. Voulez-vous me suivre dans mon bureau afin que je vous montre les premières épreuves du livre ? Je crois que vous serez content. On fera un beau lancement en septembre.
— Vous savez que…
— Vous ne serez pas obligé de prendre la parole, le rassura tout de suite France Morin, ne vous inquiétez pas pour ça.
— Vous me connaissez bien, dit-il en notant qu’elle portait une bague sertie d’une grosse émeraude.
— Vous n’avez pas besoin de mots, Karl, tout est dans votre œuvre.
— Je m’étonne encore que les gens aiment mes mises en scène. Nous sommes en… en… Je veux dire que…
France Morin attendit un moment que le vieux peintre s’explique, mais son regard subitement inquiet et la façon dont il triturait son chandail depuis son arrivée la poussa à intervenir.
— Les gens aiment votre œuvre parce qu’ils croient justement à vos histoires, à ces hommes et ces femmes qui les traversent, qui leur ressemblent. Ils ont envie de flatter vos chiens, d’apprivoiser vos chats. Vos paysages nous donnent envie de nous promener en forêt, de longer les rivières, d’observer le vol du héron ou des outardes. Et vos scènes du quotidien nous touchent par leur vérité.
Tout en parlant, elle regardait Karl Lemay qui semblait fixer un point derrière elle. Elle se demandait ce qu’il voyait quand il reprit la parole.
— Je voulais dire que je suis surpris qu’aujourd’hui on achète encore mes toiles.
— Vous dites cela depuis qu’on se connaît. Vous devriez pourtant être habitué au succès. Votre exposition au Japon, l’an dernier, a été un vrai couronnement.
— C’est la neige qui leur a plu. Ils ont de la neige au Japon, ils l’ont reconnue dans mes tableaux. Si je n’étais pas si vieux, je retournerais l’observer à Iqaluit.
— Vous n’êtes pas si vieux…
— Hélas, oui.
Karl Lemay sentait encore les griffes de l’angoisse qui avaient broyé son cœur, plus tôt, quand il avait eu cet épisode d’amnésie. Passage à blanc. Blanc, toutes les couleurs. Des étoiles avaient éclaté dans ses yeux, l’avaient aveuglé quand le sang pulsait frénétiquement à ses tempes. Il fallait qu’il en parle à Ludger.
Mais pas tout de suite. Cela ne lui arrivait pas si souvent. Et, à son âge, c’était naturel d’avoir des petits moments d’égarement. Ludger avait bien perdu ses lunettes. Il avait payé six cents dollars pour une nouvelle paire et avait ensuite retrouvé ses vieilles lunettes dans la poche du coupe-vent qu’il avait apporté à la pêche. Il n’allait pas gâcher le café du matin en évoquant ses problèmes. De toute manière, cela ne changerait rien.
Le mieux, c’était de ne rien dire. Et de faire attention pour que l’infirmière, Mme Tanguay ou les préposés ne s’aperçoivent pas de ses oublis. Leur répéter que tout allait très bien pour lui à la résidence.
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Mars
Avait-il vraiment marché jusqu’aux immondes silos qui défiguraient le port de Québec ? Karl Lemay regardait les énormes sphères blanches de l’anse au Foulon avec stupéfaction. Il les avait déjà vues en compagnie de Ludger, mais ces monstres de quarante-cinq mètres de hauteur lui paraissaient encore irréels. Il avait toujours cette même impression qu’un dinosaure avait pondu ces deux gigantesques œufs sur le boulevard Champlain, qu’ils écloraient, que des créatures hallucinantes en sortiraient pour plonger dans le Saint-Laurent et que, par miracle, toute trace de l’existence de ces boules démesurées disparaîtrait. Mais elles étaient toujours là, ces boules qui semblaient narguer les passants qui déambulaient sur la terrasse Dufferin pour contempler le fleuve et Karl Lemay tenta de se consoler de leur existence en se disant qu’il avait heureusement peint le fleuve des dizaines de fois, qu’il avait de belles photographies prises du traversier du Cap Diamant et de ses environs intacts. Il s’assit sur un banc, se tourna vers la droite afin de ne plus voir ces espèces de verrues et sortit un calepin de la poche de son Kanuk, l’ouvrit, le feuilleta sans que les dessins qu’il y voyait trouvent un écho dans son esprit. C’était pourtant lui qui avait fait ces croquis. Il perçut les battements de son cœur qui s’affolait, les veines qui palpitaient à ses tempes et il se concentra immédiatement sur les plaques de glace qui mouchetaient le fleuve. Il les fixa avec tant d’intensité qu’il sentit ses yeux brûler, des larmes couler sur ses joues. Il continua à regarder les îlots de neige flottants jusqu’à ce qu’il retrouve son calme. Et subitement, il se souvint : c’était justement ces glaces qui dérivaient sur le Saint-Laurent qu’il voulait dessiner. Il les compara au dos des baleines qu’il avait vues avec Ludger lorsqu’ils étaient allés à Tadoussac. Elles étaient d’un gris clair qui s’accordait au mois de mars, à la fois hivernal et lumineux. Mais auparavant, il terminerait la nature morte commencée en février. Il sourit en songeant qu’il peignait depuis plus de cinquante ans et qu’il n’admettait toujours pas qu’on accole l’adjectif « morte » à la nature. C’était tout le contraire ! Les poires qu’il avait peintes étaient gorgées de jus, de goût, de vie. Ce n’était pas ça, la mort.
Il resta sur le banc à dessiner les glaces jusqu’à ce que ses vieux doigts soient gelés. En se retournant, il revit les damnés silos, décida néanmoins de marcher jusqu’à la rue Sous-le-Fort. De là, il emprunterait le funiculaire, irait prendre un taxi en face de la rue du Trésor. Il se souvenait parfaitement qu’il y avait toujours des taxis à la place d’Armes.
Il marcha le long du boulevard Champlain, gagna la rue Sous-le-Fort, s’attarda à la Place Royale avant d’admirer le trompe-l’œil qui retraçait l’histoire de Québec. Les artistes avaient vraiment fait un travail remarquable, soigné les moindres détails. Il gravit ensuite les escaliers qui menaient à la côte d’Abraham, fit une pause en face du Vendôme, reprit son ascension et bifurqua sur la rue des Remparts. Il s’appuya sur un des canons qui pointaient leur gueule noire vers le bassin Louise et il se demanda ce qu’il faisait là. Il eut envie de pleurer.
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Le 7 mai
Il avait fouillé dans tous les tiroirs de la commode et de la table de chevet. Son calepin n’était nulle part. Il le rangeait pourtant toujours dans le premier tiroir du meuble. Ou il le laissait sur la table de chevet. Il ne pouvait pas être ailleurs ! Il détestait chercher un objet, il avait l’impression qu’il se moquait de lui. Maudit calepin !
Karl avait aussi regardé derrière la table de chevet et le lit ; le calepin n’avait pas glissé contre le mur. Karl ferma les yeux, tentant de se rappeler quand il l’avait utilisé, ce qu’il avait dessiné, mais les seules images qui lui venaient à l’esprit étaient des paysages de neige. Les neiges de son enfance qui drapaient la ferme d’un linceul, l’emprisonnaient dans le silence. Il secoua la tête pour chasser ces souvenirs oppressants : même s’il se rendait chaque jour à l’école du village, l’hiver à la ferme accentuait le sentiment d’isolement qu’il éprouvait depuis la mort de sa mère et de son frère. Il se sentait plus que jamais abandonné de tous. Livré à Walter Spencer. Il n’avait aucun doute sur la cruauté de son père, mais la mort de la famille Marcus, brûlée dans l’incendie de sa ferme, avait révélé toute sa puissance : si lui et ses amis avaient pu impunément tuer les Marcus sans qu’aucun policier vienne à la maison pour poser des questions, tout pouvait lui arriver. Son père ne devait jamais apprendre qu’il l’avait entendu parler de la grande croix et de l’incendie, sinon il le ferait disparaître aussi. Il devait garder le silence et il s’y appliquait, même si Walter lui reprochait sa face de carême, son laconisme. Mais, même sans la terreur que son père lui inspirait, de quoi auraient-ils bien pu parler aux repas ? Il ne se souvenait d’aucune discussion avec lui avant les décès familiaux. Walter s’adressait toujours à son frère. C’est à peine s’il le regardait. Karl pensait qu’il ne l’aimait pas, car il ressemblait à sa mère que Walter méprisait, à qui il reprochait de ne pas lui donner d’autres garçons. Deux filles mort-nées. Puis plus rien. Karl songeait que ces fantômes avaient eu de la chance de retourner dans les limbes. À l’école, on décrivait ce lieu entre le ciel et l’enfer comme un néant absolu. Il aurait bien voulu vivre dans ce néant, n’être rien, flotter dans cette zone indéfinie. Il s’approcha de la fenêtre, nota le changement de lumière. Moins franche, moins dure qu’en hiver. Pourquoi pensait-il à l’hiver maintenant ?
Il se laissa tomber sur le bout de son lit, sentit quelque chose de dur sous sa cuisse, souleva la couverture, découvrit son calepin. D’abord soulagé de le retrouver, il le regarda ensuite avec inquiétude : que faisait-il là ? Il ne se souvenait pas de s’être couché avec son calepin. Mais c’était possible, après tout : ce devait être le repas de la veille trop riche qui l’avait plongé dans une sorte de torpeur. Oui, c’était sûrement cela, tout le monde sait qu’on dort mal si on mange trop le soir. Il n’aurait pas dû manger de la glace au chocolat. Mais la glace au chocolat lui rappelait cet après-midi avec sa mère, alors qu’elle avait désobéi à Walter et s’était arrêtée chez M. Bouvier, ce Français qui s’était installé dans leur village et qui fabriquait la meilleure glace au monde. Il se souvenait de sa surprise en léchant la boule marron, l’étonnante sensation de fraîcheur sucrée, le rire de sa mère, si rare, tandis qu’elle lui essuyait les lèvres. La promesse qu’il lui avait faite de ne pas en parler à son père. Ni à son frère. « Ce sera notre petit secret », avait-elle murmuré.
Il n’y en avait pas eu beaucoup d’autres.
Il déposa le calepin sur la table de chevet et sourit en constatant que ses crayons étaient bien rangés dans le premier tiroir. Il retourna vers la fenêtre, songea qu’il irait s’installer dans la cour arrière pour dessiner les crocus. La modestie de ces fleurs qui produisaient le luxueux safran lui avait toujours plu. Il ne prisait pas le goût de ces précieux pistils, mais il aimait la puissance de leur teinture : quelques filaments de safran parvenaient à ocrer tout un risotto. Il avait mangé le meilleur risotto de sa vie à Barcelone, au restaurant 7 portes, sur la Rambla. Tout près de l’aquarium où il avait pu caresser une raie. Il en avait ensuite dessiné des dizaines pour parvenir à rendre la texture de velours mouillé du gigantesque poisson. Et son dos ardoisé. Non, fumé. Gris fumé. Le gris lui avait toujours posé des problèmes, trop abstrait. Né de l’absence et de la totalité des couleurs du spectre. Alors qu’il était si agréable de jouer avec tous les verts. Forêt, vert tendre, pomme, sauge, céladon, printemps, lime. Et le vert de cette pierre précieuse qui ornait la bague de France Morin. Il y avait de petits diamants tout autour de la pierre verte. Un vert intense, riche. Il fronça les sourcils, ce n’était ni saphir, ni rubis, ni topaze, ni aigue-marine. Ni diamant. Les diamants ne sont que brillance. Pas verts. Il connaissait pourtant ce maudit vert de la même intensité que celui de l’impatiente de jardin. Il soupira, il détestait chercher un mot ! C’était normal à son âge, se répétait-il, mais c’était humiliant de savoir… sans savoir. De se sentir impuissant à retrouver ses mots.
Il se secoua : l’important était d’avoir mis la main sur son calepin. Il faisait beau. Avec un bon chandail, il pourrait s’asseoir dehors pour dessiner. Pour rendre la teinte violacée des crocus, il privilégierait le pastel, mais veillerait à ne pas insuffler une texture trop veloutée aux pétales qui étaient plutôt satinés, lisses avec de très fines nervures, mais le safran des pistils devrait être poudré, prêt à s’évanouir dans l’air. En allant aux toilettes, il jeta un coup d’œil au calendrier, sourit : on était bien jeudi comme il le pensait. La dame viendrait avec son chien. Il pourrait le dessiner. Il ressemblait à son vieux Ranger. Il se rappelait leurs balades au bord de la rivière. Ils se baignaient ensemble dans l’eau glacée. Karl avait toujours aimé l’eau. Antithèse du feu. L’eau qui l’engourdissait tout en le tonifiant. Son insaisissable couleur. Son odeur à la fin du jour. Il aimait toujours la mer, même si elle lui avait ravi sa mère et son frère. Leur bateau avait coulé parce que le capitaine, ivre, n’avait pu éviter les écueils. Ce n’était pas la mer qui était responsable.
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Le 8 mai
Maud Graham fixait la table de la salle de réunion en se demandant si elle devait ou non s’asseoir à la place d’André Rouaix. Si elle ne le faisait pas, la chaise resterait peut-être vide et elle imaginerait son ancien partenaire installé en face d’elle. Alors que si elle prenait la place qu’il avait occupée durant des années, c’était sa chaise qu’elle verrait. Mais probablement que Bouthillier s’y installerait. Ou Tiffany, qui ne choisissait jamais le même siège. Elle était si peu attachée aux rituels ! Elle avait sûrement raison ; à quoi lui servaient toutes ces manies qui compliquaient son quotidien ? Le thé Kukicha à six heures, la pomme déposée sur son bureau dès son arrivée pour lui éviter de succomber plus tard au sac de chips d’une distributrice, la lecture des nouveaux développements dans chacune des enquêtes menées sur le territoire de Québec avant le briefing, un autre thé vert à neuf heures, puis l’appel à ses parents, nouvel élément dans son rituel. Depuis que son père avait déboulé l’escalier du sous-sol et s’était fracturé les deux poignets, elle se sentait obligée, même si son père avait été libéré récemment de ses plâtres, de téléphoner quotidiennement à la maison pour vérifier si tout allait bien. Avec sa sœur, au souper pascal, elles avaient évoqué les maisons de retraite, mais un non catégorique avait rapidement clos le sujet. Ni son père ni sa mère ne voulaient déménager.
« Ton père a eu un accident, avait dit cette dernière. On ne va pas en faire toute une histoire. Il peut se servir de nouveau de ses deux mains. Où est le problème ? »
Le problème, c’est que Maud avait remarqué que les pas de sa mère étaient moins assurés, que ses gestes étaient plus lents, qu’elle avait grimacé lorsqu’elle avait tenté de saisir un chaudron dans une des armoires basses de la cuisine et qu’elle avait mis un temps infini à se redresser. Arthrose sévère, avait diagnostiqué le médecin l’année précédente. Si elle était de moins en moins mobile, toutes les tâches échoueraient à son père. Qui n’avait plus l’énergie pour veiller à l’entretien intérieur et extérieur d’une maison, Maud et Nancy l’avaient bien vu lorsqu’elles avaient dû aider leurs parents, emmener leur mère à l’épicerie, à la pharmacie, à la banque, leur père chez le médecin. Un médecin qui avait prévenu John Graham qu’il ne pouvait se soustraire à un examen de la vue. « Vous ne voudriez pas être un danger public dans les rues ? » avait-il ajouté. John Graham n’avait pas répondu, mais Maud l’entendait penser, l’entendait se dire qu’il allait changer de médecin, celui-là était trop jeune, ne pouvait pas comprendre sa situation. Le priver de sa voiture ? Autant l’enfermer chez lui, cadenasser la maison et jeter la clé dans le Saint-Laurent ! Plus tard, Maud avait tenté d’aborder le sujet avec tout le tact que cela supposait, mais son père l’avait rabrouée. Il était assez vieux pour savoir ce qu’il avait à faire.
Quand les choses avaient-elles commencé à se détériorer ? s’était demandé Graham en apportant le classique jambon pascal à la salle à manger. Aurait-elle dû s’en apercevoir vraiment plus tôt ? Avait-elle adopté une stratégie d’évitement, souhaité que ses parents ne deviennent pas des vieillards fragiles comme elle en avait tant rencontré au cours de sa carrière ? Des personnes vulnérables dont on pouvait facilement abuser ? Sa sœur n’avait rien remarqué non plus. Ce devait être l’accident et le séjour à l’hôpital, même court, qui avaient hâté ce changement, qui avaient précipité les siens dans la vieillesse. Comme dans un crime, il y avait un élément déclencheur pour le passage à l’acte. Est-ce que l’implacable érosion des corps, des esprits était « un acte » ? Une agression, très certainement. Le dos courbé, la démarche hésitante de sa mère qui cherchait le dossier d’un fauteuil, un mur, un meuble pour s’appuyer quand elle traversait une pièce, les nouveaux entêtements de son père et cette histoire incroyable qu’il lui avait racontée lors de sa dernière visite. Il avait voulu vivre au Brésil quand il était jeune marié, mais le gouvernement l’en avait empêché, car on manquait d’hommes ayant ses qualifications au Québec. Au Brésil ? Pourquoi n’en avait-elle jamais entendu parler avant ? Elle en avait discuté avec sa mère qui avait haussé les épaules. Au Brésil ? Pourquoi son père inventait-il pareille histoire ? Est-ce que cette décrépitude allait tellement s’accélérer qu’il faudrait qu’elle et Nancy prennent des décisions pour leurs parents ? En auraient-elles le droit ? Qu’est-ce qui les attendait ?
Graham avait repensé à tout ça durant ses nuits d’insomnie sans trouver de réponse. Que des questions. Était-ce seulement la ménopause qui la tenait éveillée à trois heures du matin ou l’idée de devoir discuter plus souvent avec Nancy ? Les relations avec sa sœur s’étaient un peu améliorées au cours des dernières années, mais elles n’avaient jamais été près l’une de l’autre, poursuivant des buts trop différents et ne manifestant pas le désir d’une meilleure compréhension. Graham avait admis qu’elles ne seraient jamais des amies comme Joubert et son frère, Tiffany et sa benjamine. Ce n’était pas leur cas, ça ne le serait jamais. Mais elles devraient s’entendre pour trouver la meilleure stratégie pour leurs parents. Passer du temps avec eux ensemble. Oui. Mais quand ? Elle imaginait un énorme sablier dont les grains s’écoulaient de plus en plus rapidement, elle n’arrivait pas à faire la moitié de ce qu’elle voulait dans une journée. Et on était déjà en mai.
Elle soupira, puis sourit en constatant qu’il ne restait plus que dix jours avant la libération conditionnelle de Vivien Joly. Comment vivrait-il ce retour à une semi-liberté, la routine d’une maison de transition ?
Il avait vendu sa demeure de Sillery, redoutant de revoir celle de ses voisins où il avait tué une femme dans le seul moment de folie de son existence. Il ne savait pas s’il allait rester à Québec ou retourner à Montréal où il avait déjà vécu. Graham espérait qu’il choisirait sa ville. Elle était consciente qu’une amitié entre un criminel et une représentante de la justice était étrange, mais elle n’était pas formellement interdite. Elle avait sincèrement envie de revoir l’ancien professeur d’histoire.
Elle jeta un coup d’œil à la grille qu’elle devait remplir pour les vacances : un casse-tête qui revenait chaque année, qu’elle n’avait jamais réussi à simplifier. Les voix de McEwen et Joubert lui firent repousser la corvée à plus tard. Elle se découvrait une tendance à la procrastination et s’en culpabilisait.
Elle regarda ses collègues entrer dans la salle de réunion et songea que Tiffany était vraiment au sommet de sa forme, de sa beauté. Elle lui dirait d’en profiter.
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Le 13 mai
Il était trois heures trente-sept quand Ludger Sirois s’éveilla et sursauta en entendant frapper à la porte de son studio. Karl Lemay était debout, habillé pour sortir, tenant un parapluie à la main. Il le fit entrer aussitôt, en espérant qu’il s’agisse d’une crise de somnambulisme. Karl lui avait raconté divers épisodes qu’il avait vécus, plus jeune. Il fallait qu’il soit somnambule ! Il le fallait, sinon cela signifiait que la confusion minait de plus en plus son esprit. Non. Pas déjà. Pas si vite ! Il allait le ramener gentiment chez lui, l’apaiser en parlant des animaux, de Whisky qui venait à la résidence tous les jeudis. Le chien que la bénévole emmenait pour distraire les pensionnaires plaisait beaucoup à Karl. Il avait réalisé plusieurs esquisses du colley. Ludger savait qu’il devrait parler de la visite nocturne de Karl à l’infirmière ou à Marie-Louise Tanguay, la directrice des soins, mais il aurait l’impression de trahir son ami, d’être un délateur. Il attendrait encore un peu. Si ce n’était qu’une petite crise ? Karl était debout devant la fenêtre, immobile, les yeux fixés vers la forêt. C’est lui qui aurait dû avoir la chambre qui donnait sur le boisé. Il contemplait les arbres chaque fois qu’il le rejoignait dans cette pièce. Peut-être qu’il serait mieux s’il habitait là ? S’il s’endormait en regardant au loin ? Lui-même aimait cette vue sur la forêt, mais il aimait aussi la vue du studio de Karl, l’agitation de la rue. À deux reprises, Karl s’était endormi dans sa chambre et Ludger avait déménagé pour la nuit dans la sienne. En s’éveillant, il avait aimé observer le va-et-vient des gens qui partaient travailler. Il devrait proposer à Karl d’échanger leurs studios. La vue sur le petit boisé était bien jolie, mais Ludger ne passait pas ses journées enfermé. Il préférait se promener dehors ou rejoindre d’autres résidents dans les aires communes, profiter du cinéma maison. Il oubliait alors sa jambe douloureuse, ses mains qui tremblaient de plus en plus, qui le trahissaient.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— La couleur du ciel. Bleu de Prusse. Un des plus beaux bleus. Une nuance de noir qui le distingue du bleu nuit.
— Il y a tant de sortes de bleu ?
— Une infinité.
— Tu devrais me montrer les différences. On pourrait regarder tout ça avec ta boîte de pastels.
— Ma mère avait les yeux bleus. Bleu myosotis. Comme les miens. J’avais aussi ses cheveux blonds. Mon père m’a rasé la tête quand maman est morte. Il disait que je ressemblais à une fille, que je lui faisais honte.
L’espoir d’une crise de somnambulisme s’évanouissait au fur et à mesure que Ludger écoutait Karl parler des couleurs et de ses souvenirs. Tout était trop précis, il n’aurait pas pu tenir cette conversation s’il était inconscient. Mais il semblait plus calme la nuit que le jour, il ne triturait pas la manche de son imperméable comme il en avait pris l’habitude depuis quelques semaines. Cette nouvelle manie inquiétait Ludger qui craignait qu’on la remarque, qu’on s’interroge sur l’état mental de Karl.
— On pourrait jeter un coup d’œil à tes crayons. Tu me montrerais les nuances de bleu. Ou on pourrait rester ici.
— Si tu veux, fit Karl avant d’étouffer un bâillement.
— Tu sembles un peu fatigué. Veux-tu te reposer avant qu’on y aille ? fit Ludger en l’emmenant vers le lit, en s’y posant pour l’inciter à l’imiter.
Il soupira de soulagement quand il vit Karl déposer le parapluie et s’asseoir près de lui. Il l’aida à s’allonger, alla lui chercher un verre d’eau, puis s’assit lui-même dans le fauteuil et fixa le croissant de lune comme s’il espérait que le ciel répondrait à ses prières. Pourrait-il aider Karl encore longtemps à dissimuler ses erreurs ? Est-ce que Marie-Louise Tanguay, Gina, Catherine le trouvaient de plus en plus confus ? En discutaient-elles ensemble ? Comment savoir ce qu’elles pensaient de Karl ?
Plus il réfléchissait, moins il était décidé à leur parler de la visite nocturne de Karl. L’important était de s’assurer qu’il prenait bien ses pilules. Et comme c’était lui qui gérait son pilulier, il savait parfaitement si les comprimés avaient été pris ou non. Il était fier de ne pas avoir eu à convaincre le pharmacien qu’il avait toute sa tête. Celui-ci avait compris qu’il refuse qu’on prépare pour lui ses médicaments, qu’on lui livre chaque semaine une boîte scellée où il trouverait ses comprimés. Il n’était pas sénile ! Comme il était allé avec Karl à la pharmacie, celui-ci avait affirmé qu’il l’imiterait, qu’il voulait aussi s’organiser lui-même. Dans les faits, Ludger vérifiait qu’aucune erreur n’était commise. De toute manière, c’était lui qui l’avait convaincu d’accepter de prendre l’antidépresseur prescrit par le médecin.
Il ne voulait pas qu’il quitte leur étage ! Ils avaient encore du bon temps à passer ensemble. Ludger continua à regarder dehors, prisant la quiétude de la nuit.
Il avait toujours aimé la nuit, les filatures dans l’obscurité. Il s’allongea sur le lit sans savoir s’il souhaitait ou non se rendormir, se demandant subitement s’il n’irait pas jeter un coup d’œil dans les affaires de Karl tandis qu’il dormait. Pas par malice, mais pour en savoir davantage sur lui afin de mieux l’aider. Karl Lemay se livrait si peu. Et lorsqu’il le faisait, ses propos étaient étranges. Ludger peinait à démêler le vrai du faux. Il avait récemment parlé d’une petite sœur. C’était la première fois qu’il l’évoquait, alors qu’il avait déjà mentionné son frère et sa mère morts noyés. Et cette histoire de trafic d’armes ? Ludger n’avait rien trouvé pour étayer ce récit. Karl semblait plus souvent inquiet. De quoi ? Il s’apaisait lorsqu’il parlait de la campagne, des animaux de la ferme ou de la forêt, des montagnes, des cours d’eau. Il avait toujours aimé la terre. Tout le contraire de lui qui avait toujours été résolument urbain. La vie rurale, les bestioles, le lever à l’heure des poules, très peu pour lui. L’asphalte, les voitures, les rues sombres, le silence troublé par le hurlement d’une sirène, les reflets des lampadaires. C’était cent fois mieux. Et l’odeur de l’essence, de l’huile à moteur au garage, de la boucane, de la bière à la brasserie. On avait le droit de fumer partout, autrefois. Avec Karl, ils s’éloignaient de la résidence pour s’allumer une cigarette deux ou trois fois par semaine. Même si le médecin le lui avait interdit. Mais qui cela pouvait-il déranger, maudit baptême ? Il s’était rendu aux arguments de sa fille, avait vendu la maison pour gagner cette résidence.
Sa fille dormait peut-être sur ses deux oreilles maintenant, mais lui ne dormait qu’à moitié. S’il avait été parfaitement honnête, il aurait admis que sa nouvelle existence était plus distrayante. Il y avait un va-et-vient constant, de nouveaux visages à chaque départ de l’un d’entre eux pour l’hôpital et les repas, même s’ils étaient servis trop tôt, étaient bien meilleurs que ceux qu’il s’était préparés depuis le décès de sa femme. Il s’endormit en salivant à l’idée des vol-au-vent inscrits au menu du lendemain. Et au plaisir de partager la table avec la nouvelle arrivée, Aline Poirier, une femme qui savait écouter, contrairement aux deux sœurs Lalancette qui ne semblaient pas comprendre ce qu’il leur racontait. Elles n’étaient pas atteintes de démence sénile, comme Arlette Vézina qui avait dû déménager dans l’autre aile, mais elles ne manifestaient d’intérêt que pour ce qu’il y avait dans leur assiette. Elles commentaient la texture des boulettes de viande, la sauce, la densité du gâteau au fromage. Et elles mangeaient tellement lentement ! C’était exaspérant. Aline, heureusement, était différente. Et observatrice. Elle trouvait que Lemay et lui se ressemblaient. « Comme si vous étiez des frères », avait-elle ajouté. Ludger s’étonnait qu’il n’y ait qu’elle et Émilie, une nouvelle préposée, à lui avoir fait cette remarque : est-ce qu’on les regardait vraiment ou ne voyait-on plus en eux que deux vieilles carcasses à nourrir, à laver, à asseoir dans un fauteuil ? Il se réprimanda intérieurement ; il avait de la chance de ne pas être condamné à vivre dans l’autre aile de la résidence. Il était certain que les repas y étaient bien moins élaborés, que les purées régnaient dans les assiettes et que ceux qui ne savaient plus se servir d’un couteau ou d’une fourchette avaient probablement droit à une bouteille d’Ensure. Ludger ne se résignait pas à imaginer Karl de l’autre côté de l’établissement. Que son ami appelle Whisky du nom de son vieux chien Ranger, quelle importance ? Lui aussi mêlait parfois des noms. À leur âge, ils avaient connu tant de monde. Et il y avait tous ces médicaments qu’ils devaient prendre et leurs effets secondaires qui devaient jouer sur la mémoire.
Il fallait trouver un moyen pour stimuler Karl. Était-ce envisageable de l’emmener au chalet, quand sa fille et son gendre viendraient à Québec ? Karl avait déjà eu un chalet en Mauricie, il aimerait se retrouver en forêt au bord du lac. Ils pêcheraient ensemble au bout du quai. Et avant, ils pourraient aller ensemble au Musée. Karl parlait souvent de France Morin avec affection. Ou France pourrait venir le voir ici pour lui faire une petite surprise. Ils pourraient discuter du livre sur l’œuvre de Karl qui paraîtrait en septembre, cela le réconforterait sûrement.
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Le 15 mai
Serge Larocque regardait les colonnes de chiffres sagement alignées, les relevés bancaires de sa compagnie et avait envie de tout balayer. Il n’avait pas atteint son objectif. Alors qu’il s’était tant démené pour plaire à tous ces gens venus visiter la résidence des Cèdres, tous ces grands enfants qui cherchaient le meilleur endroit pour leurs parents, qui posaient un million de questions auxquelles il répondait sans jamais perdre patience, tous ces hommes et toutes ces femmes à qui il donnait une poignée de main ferme, rassurante, à qui il remettait ces documents qui lui avaient coûté si cher à l’imprimerie, mais qui véhiculaient une image nette, moderne, respectable de la résidence. Ils promettaient un nid douillet pour les aînés, une sécurité de tous les instants, un lieu où il faisait si bon vivre, où lui-même aurait souhaité terminer son existence. L’année précédente, il avait souvent confié à Lydia le soin de faire visiter la résidence, mais il s’en était chargé depuis janvier pour s’assurer que rien n’était omis pour séduire les clients. Il avait hérité de cette affaire, mais, contrairement à son père — ironiquement décédé à la maison —, il n’entendait pas conserver la résidence telle qu’elle était. On pouvait faire beaucoup mieux, être à la fine pointe de la modernité en matière d’équipement. Il avait expliqué tout ceci à son banquier qui lui avait rappelé que la résidence était déjà lourdement hypothéquée. Les travaux de réfection de la salle à manger, le changement de toutes les fenêtres, l’installation de la salle de cinéma maison et de la pièce de recueillement avaient coûté cher. Il fallait attendre un peu avant d’injecter de nouveaux capitaux dans l’entreprise.
Attendre ? Attendre que Michael Todd préfère s’associer à une autre résidence à Québec ? Il ne manquerait jamais de clients, avait-il répété au directeur de la banque, le marché était en pleine expansion. Une chambre ou un appartement libéré à la résidence des Cèdres restait vide à peine quelques jours : avec le vieillissement de la population, la liste d’attente pour une place dans son établissement s’allongeait chaque semaine. Mais il devait se maintenir au sommet, pouvoir démontrer que les prix exigés à la résidence des Cèdres étaient justifiés par une gamme d’appareils hautement sophistiqués et un personnel important. De ce côté-là, Serge Larocque ne pouvait se plaindre : alors qu’il y avait beaucoup de changement de personnel dans certaines résidences ou dans les CHSLD, les employés qui avaient travaillé pour son père étaient restés aux Cèdres. En partie grâce à Lydia, il devait l’admettre : elle avait su convaincre tout le monde des bonnes intentions du nouveau patron, répété qu’il saurait les apprécier comme le faisait feu Hector Larocque. Et en partie grâce à lui qui multipliait les compliments aux employés. Ça ne coûtait rien et pouvait être utile.
Serge soupira, il n’avait pas du tout envie de relancer son frère pour lui demander d’investir dans l’affaire paternelle. Antoine lui avait dit clairement à leur dernière rencontre qu’il pouvait faire ce qui lui chantait avec sa part d’héritage, mais que lui préférait conserver son argent en lieu sûr. En lieu sûr ? Mais les résidences pour les aînés étaient l’avenir ! C’était garanti ! Antoine lui avait rappelé ses échecs précédents, ses études interrompues en médecine, puis en pharmacie, son commerce fermé à Toronto au bout de deux ans d’exercice. Il lui avait répété qu’il n’avait pas le sens des affaires de leur père : il valait mieux se contenter d’administrer la résidence des Cèdres telle qu’elle était, ne rien changer à une formule gagnante. Après tout, il avait réussi à finir son cours d’infirmier avant de rejoindre son père à la résidence, cela pouvait encore servir. Même s’il s’était fait renvoyer de l’hôpital où il travaillait. Il fallait toujours qu’Antoine le rabaisse ! Qu’il ramène cet incident sur le tapis. Son aîné se serait peut-être écrasé si un collègue l’avait insulté, comme cela avait été son cas, mais lui n’était pas du genre à se laisser faire. Il s’était défendu, avait cassé le nez de Pierre Savard. Des témoins avaient dit qu’il s’était rué sur Savard pour le battre, alors que celui-ci ne l’avait que taquiné. Antoine lui avait fait la morale : il devait apprendre à se contrôler, suivre une thérapie pour cesser de s’attirer toujours des ennuis. « Tes conneries commencent à m’embêter sérieusement. » Ah oui ? La vérité, c’est qu’Antoine était jaloux de lui depuis leur adolescence. Était-ce sa faute s’il avait un physique avantageux et si son frère n’avait rien d’un apollon ? Antoine qui ne faisait aucun effort pour corriger la situation, tandis que lui s’entraînait, prenait soin de ses cheveux, de sa peau, de son habillement. Il était en constante représentation, il devait être impeccable pour plaire aux futurs clients. Antoine se contentait d’une vie pépère, de ses recherches sur les maladies dégénératives, de sa femme si ordinaire.
Il devait pourtant réussir à convaincre Antoine de s’intéresser à la résidence des Cèdres.
Il ne pouvait pas se permettre un nouvel échec. Il lui fallait des capitaux. La nuit précédente, il avait rêvé que son frère était mort dans l’explosion d’un laboratoire au moment où il lui répétait que la résidence des Cèdres péricliterait sûrement sous sa direction. Mais comment avait-il osé penser ça ?
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Le 19 mai
Il était midi quand Léonard Cardinale descendit de l’autobus à la gare du Palais et il pénétra par les portes latérales pour se rendre au hall principal afin de boire un café, même s’il savait qu’il souffrirait ensuite de brûlures d’estomac. Le va-et-vient des voyageurs dans tout cet espace l’étourdit quelques secondes. Il leva les yeux vers le dôme, s’obligea à le fixer jusqu’à ce qu’il se sente mieux. Il se souvenait de ce plafond si haut, de l’emménagement de la gare d’autobus, jadis boulevard Charest, à la gare ferroviaire nouvellement rénovée. Au pénitencier, un des prisonniers lui avait dit qu’il avait eu envie de mettre une bombe dans la gare le jour de l’inauguration. Heureusement qu’il ne l’avait pas fait, la gare centenaire était très belle. Et si vaste. Combien de cellules auraient pu tenir dans la gare ? Il grimaça, refusant cette image de cellules, il ne devait pas penser au pénitencier. Il en était sorti et il avait fait son temps en maison de transition. Il était monté dans un autobus, il avait vu des dizaines de villages défiler sur la 20, le pont Pierre-Laporte, l’espèce de citerne à Sainte-Foy toujours aussi moche, puis les autoroutes, le quartier Saint-Sauveur, Saint-Roch dont on lui avait dit qu’il avait beaucoup changé en son absence. La rue Saint-Joseph était maintenant très à la mode avec ses nouveaux restos, ses commerces branchés.
Et lui, avait-il changé autant que la ville ? Avait-il eu raison de sauter dans le premier bus pour Québec ?
Mais où serait-il allé, sinon ? Dans une ville où il n’avait tué personne ? Il sortit de la gare, marcha jusqu’à la fontaine, écouta son clapotis en espérant qu’il apaiserait son anxiété. Il s’étira en se promettant de continuer à faire de l’exercice. Son corps avait changé au cours de ses années au pénitencier, il s’était endurci, ses muscles se muant en carapace, en armure, dissuadant certaines agressions. Il était sportif avant d’être arrêté, mais n’avait jamais pensé qu’il s’astreindrait à un tel entraînement. C’était pourtant ce qu’il avait fait. Parce que façonner son corps lui donnait l’impression de reprendre un peu le contrôle de sa vie. Son corps lui appartenait, c’était bien l’unique chose qui lui restait en prison. Il se demanda combien pouvait peser tout l’acier qui composait la fontaine, comment sa structure avait été choisie, si l’hiver représentait une menace à long terme pour le matériau. Il supposait que non, qu’on avait dû y penser avant de tout installer.
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Le 20 mai
« Est-ce que tout semblait en règle ? » se demandait Serge Larocque en relisant pour la dixième fois les documents concernant la fondation Toujours avec vous. Avait-il oublié quelque chose dans la rédaction des statuts ? Est-ce que cette fondation lui garantirait l’anonymat dont il avait besoin pour toucher l’héritage de Suzanne Laprade ? Allait-elle tenir ses promesses ou changer son testament à la dernière minute ? Élaborait-il ces plans pour rien ? En tant que directeur de la résidence des Cèdres, il ne pouvait hériter de la doyenne des pensionnaires sans qu’un notaire s’en étonne, mais depuis que Mme Laprade lui avait dit qu’elle voulait tout lui léguer, il avait cherché un moyen de récupérer l’argent et imaginé cette fondation à but non lucratif. Une fondation qui offrirait un répit aux aidants naturels, une fondation qui paierait des gens pour accompagner les personnes seules dans leurs démarches pour se loger ou se rendre chez le médecin, chez le notaire, à la banque, une fondation dont il gérerait tous les dons. Il n’avait pas informé Lydia de l’existence de cette fondation. Il préférait l’épater quand il disposerait des capitaux dont il avait besoin. Elle s’était permis une allusion au désintérêt de Michael Todd pour la résidence, puis elle avait dit sur un ton sucré qu’il repenserait sûrement plus tard à la possibilité d’une association. Lydia ne le croyait pas capable de trouver des fonds. Tout comme Antoine. Ils le connaissaient bien mal !
Heureusement, Lydia lui avait aussi dit que Constance Cloutier, une des résidentes, avait discuté avec Suzanne Laprade qui lui avait confié que le médecin s’inquiétait de son mauvais cœur. Il l’avait vue deux fois en l’espace d’une semaine, avait répété que son cœur était usé. Il fallait que le Dr Hébert ait raison et que ce vieux cœur s’arrête de battre ! Maintenant ! Il ne s’illusionnait pas, il devrait attendre ensuite des semaines, voire des mois pour toucher l’héritage de Mme Laprade. Régler une succession prenait toujours du temps. Mais, au moins, il n’y avait aucun héritier dans le décor pour contester le legs. C’était toujours ça de pris, même si cela ne résolvait pas son manque actuel de trésorerie. Où trouver des capitaux rapidement ?
Devrait-il vraiment se résigner à reparler à Antoine qui aurait tant de plaisir à l’humilier ?
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Le 29 mai
Il n’allait pas en parler à Ludger, c’était trop embarrassant. Il frotterait le mur avec une éponge jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune trace de son esquisse. Il avait utilisé la gomme à effacer pour faire disparaître l’ovale du visage de sa mère, l’idée de sa chevelure, de son épaule droite. Il avait voulu la représenter de trois quarts. Mais pourquoi diable avait-il dessiné sur le mur ? Parce qu’il était blanc, oui, de la parfaite couleur d’une perle. Il avait mal dormi et il n’avait pas réfléchi. Il avait vu cette surface immaculée pareille à ses toiles et il avait saisi son crayon. Obéissant à son inspiration, il ne s’était plus rappelé qu’il ne peignait plus, qu’il avait renoncé à l’huile. C’est lorsqu’il s’était reculé pour mieux saisir les dimensions qu’il s’était dit qu’il aurait dû commencer par le fond. Il voulait reproduire les vallons de la Beauce derrière sa mère. Sa Beauce natale. Pourquoi l’avait-elle quittée ? Pourquoi avait-elle suivi Walter jusqu’aux États-Unis ? Comment n’avait-elle pas perçu sa violence ? Il voulait lui rendre sa Beauce, les vallons qui ressemblaient à des vagues.
Il était toujours distrait quand il pensait à sa mère, c’était pour cette raison qu’il avait confondu le mur avec une toile vierge. C’était idiot. Mais il ne resterait aucune trace quand il aurait fini de frotter avec l’éponge. Son cœur qui s’était emballé avait repris un rythme presque normal. Karl s’efforça de continuer à respirer lentement. Lentement. Très lentement. Ne plus penser à cette méprise. Ne plus penser à rien.