Le 6 juillet
De la fenêtre de la cuisine, Maud Graham regardait Maxime qui tapotait le casque protecteur de sa demi-sœur avant d’enfourcher son vélo. Ils portaient tous deux les tee-shirts ocre qu’elle leur avait rapportés de Charlottetown en leur expliquant que la terre de l’Île-du-Prince-Édouard et le sable de la grève étaient rouges à cause de l’oxyde ferrique. Camilla et lui iraient sur les Plaines, tout près, afin de revenir à l’heure pour le traditionnel souper de homards. Le fait d’en avoir mangé trois fois tandis qu’elle était en vacances avec Alain dans les Maritimes n’avait pas émoussé le goût de Maud pour les crustacés et elle se réjouissait que tout le monde ait répondu à son invitation. Grégoire et Michel, Pierre-Ange et Laura, Coralie, la blonde de Maxime, Nicole et André Rouaix qu’elle n’avait pas vu depuis qu’il avait pris sa retraite. Ils s’étaient parlé plus d’une fois au téléphone, mais le déménagement de Mme Poirier, la mère de Nicole, dans une résidence pour personnes âgées, l’avait tenu bien plus occupé qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il s’était chargé de tout, Nicole travaillant encore à temps plein à l’hôpital. Quand Graham l’avait félicité pour sa patience, avouant qu’elle redoutait ces jours où elle devrait s’occuper de ses parents, il l’avait détrompée : il était content de remplir tous ces papiers, de se sentir utile en rassurant sa belle-mère, en l’accompagnant chez le médecin ou chez le dentiste, en lui faisant visiter son nouveau quartier. « Cela me permet de m’acclimater à la retraite. Je ne pourrais pas rester à la maison à ne rien faire. Et Aline est une belle-mère en or, tu la connais… » Graham se souvenait parfaitement de cette femme mince aux cheveux d’un blanc si franc qu’il auréolait son visage d’une lumière argentée. Elle avait appris à regret qu’elle devait maintenant se déplacer en fauteuil roulant, car l’ostéoporose dont elle était atteinte l’avait énormément fragilisée.
Maud Graham extirpa du fond de l’armoire l’énorme chaudron dans lequel Alain cuirait les décapodes. Elle l’entendait déjà se moquer d’elle avec affection au moment où il plongerait les homards dans l’eau bouillante, tandis qu’elle fuirait la cuisine pour éviter ce spectacle. Comment une femme qui avait vécu tant de scènes de crime pouvait-elle frémir à l’idée de cuire ces bestioles ? Grégoire et Maxime en rajouteraient sûrement. Mais il était possible que Camilla partage son point de vue ; c’était une fillette sensible, d’une douce gravité qui l’avait conquise dès qu’elle l’avait vue. C’était Maud qui avait proposé que Camilla vienne passer une semaine durant l’été. Et elle était là, timide mais joyeuse, et plus que tout heureuse de pouvoir flatter Églantine. Comme si elle avait deviné que Maud pensait à elle, la siamoise surgit dans la cuisine et se frotta contre ses mollets pour exiger des caresses. Graham la souleva, l’embrassa sur la tête, mais le bruit des pattes des homards glissant contre le plastique de la glacière intrigua la chatte qui cessa de ronronner en dressant les oreilles.
— C’est notre souper. Les invités devraient arriver d’ici…
Graham déposa Églantine en constatant qu’elle n’avait plus que quinze minutes pour se maquiller et enfiler la robe qu’Alain lui avait rapportée de Montréal. Elle la trouvait un peu courte et s’était demandé si son amoureux l’avait choisie avec l’idée qu’elle la rajeunirait. Elle s’approcha du miroir, scruta l’ovale de son visage : la peau de ses joues semblait s’affaisser, comme celle de son menton. Malgré les crèmes qu’elle appliquait. Pas aussi régulièrement qu’elle l’aurait dû, c’est vrai. Peut-être que ce serait plus efficace si elle suivait strictement les indications. Mais lorsqu’elle se couchait trop tard ou que l’insomnie l’empêchait de s’endormir, le réveil était difficile et elle le retardait le plus possible, gagnant de précieuses minutes de sommeil en faisant l’impasse sur les soins esthétiques. Et voilà, il y avait un prix à payer pour la négligence. Elle esquissa une grimace avant de saisir le fard à paupières tout en se disant qu’Alain mettait du temps à revenir du supermarché. Il n’avait qu’une botte de persil et un sac de glaçons à acheter, qu’est-ce qui le retenait là-bas ? Elle détestait les retards, ne pouvant dans l’attente s’empêcher d’imaginer le pire. Elle s’était un peu améliorée en vivant avec Maxime, l’insouciance de l’adolescent pour l’heure des repas l’avait obligée à une certaine résignation, mais elle avait hâte qu’Alain revienne, voulait qu’il soit à ses côtés lorsque leurs amis arriveraient. Elle était curieuse de rencontrer la nouvelle amie de Pierre-Ange, s’interrogeait : serait-ce enfin la bonne ? Depuis le décès de son épouse, quelques années plus tôt, il avait fréquenté trois femmes, mais ne s’était réellement attaché à aucune d’elles. Nicole lui avait dit que Laura était horticultrice ; celle-ci constaterait tout de suite que Graham n’avait pas beaucoup d’imagination en ce qui concernait l’aménagement du terrain. Heureusement qu’il y avait le lilas japonais et les généreux hostas pour lui conférer une certaine allure. Il ne fallait pas compter sur les hortensias qui n’avaient fleuri que la première année et qu’elle se promettait de remplacer par des plantes plus appropriées depuis cinq ans. Elle profiterait des conseils d’une experte ce soir. Contre sa cheville, elle sentit Églantine sursauter, la vit filer vers la porte d’entrée, l’avertissant qu’Alain revenait enfin.
— Tu es allé chercher la glace au pôle Nord ? s’enquit Maud Graham. J’avais peur que tu arrives après nos invités.
— Je dirais… en même temps. Grégoire et Michel me suivent.
Un joyeux brouhaha anima aussitôt la cuisine, car Grégoire n’entrait jamais par la porte principale. Il ouvrait déjà la porte du réfrigérateur quand Graham les rejoignit, Michel Joubert et lui. Michel eut un mouvement d’épaules hésitant : même si sa collègue lui répétait chaque fois de se sentir à l’aise chez elle, il aurait préféré sonner pour annoncer leur arrivée au lieu de s’introduire par la porte arrière.
— On est peut-être en avance…
— Non, c’est parfait, l’assura Maud. Les Rouaix seront là dans un instant.
— Je peux mettre le dessert au frigo ? demanda Grégoire qui eut une exclamation de plaisir en découvrant les boules de burrata.
— J’adore ce fromage ! Quand on y a goûté, on ne peut plus se contenter de la mozzarella… Avec une poêlée de champignons, c’est délicieux.
— Alain a préparé une salsa de fonds d’artichauts et de tomates séchées. Peux-tu sortir les bouchées de saumon fumé du frigo ?
Vingt minutes plus tard, tous les convives étaient assis autour de la grande table dans la cour et portaient un toast à la nouvelle retraite d’André Rouaix.
— Est-ce que tu t’habitues aux loisirs éternels ? le taquina Provencher.
— Ce n’est pas vraiment ce qu’il a vécu ces dernières semaines, dit Nicole. André n’a pas eu un moment de répit avec le déménagement de maman à la résidence. La maison à vider, toute la paperasse à remplir, tous ces endroits à visiter, ces téléphones pour avoir de l’information. Je ne sais pas ce que maman et moi aurions fait sans lui et… J’ai épousé un ange ! Qui n’a pas encore commencé à jouir de sa retraite.
— Aline est bien installée maintenant, c’est tout ce qui compte, l’interrompit Rouaix, qui se sentait rougir. J’ai la meilleure belle-mère qui soit, c’est normal de m’en occuper.
— J’espère qu’on a choisi la bonne résidence, fit Nicole. C’est tellement difficile de savoir si elle reçoit les soins adéquats. Elle ne se plaint jamais. J’espère aussi qu’il n’y aura pas trop de personnes souffrant de troubles cognitifs prononcés dans l’aile où elle est installée. On nous a dit qu’on essaie de grouper les gens atteints d’Alzheimer ensemble, mais que ce n’est pas toujours possible.
— Et tu es dans le milieu médical, souligna Graham. Imagine les gens qui ne connaissent rien au système, qui doivent placer un parent en catastrophe… Ça me fait peur.
— Mais tes parents sont en bonne santé, protesta Alain.
— À partir de soixante-quinze ans, tout peut arriver, dit Graham.
— Toi, tu as quel âge ? demanda Camilla, assise en face d’elle.
— Quel âge me donnes-tu ?
— Trente-neuf.
Maud Graham sourit en échangeant un regard avec Nicole : cette fillette était vraiment adorable, non ? Maxime sourit à son tour : sa demi-sœur avait-elle répondu spontanément ou était-elle plus futée qu’il ne l’imaginait en rajeunissant Biscuit de dix ans ? Quoi qu’il en soit, elle l’avait conquise : la veille, il avait vu Maud prendre des photos de Camilla flattant Églantine. Elle regretterait autant que lui qu’elle habite si loin.
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Le 22 juillet
Le soleil aveugla Léonard Cardinale quand il ouvrit la porte arrière de la maison familiale. Même s’il avait fait quotidiennement les cent pas dans la cour du pénitencier, il n’avait jamais eu ce sentiment d’être inondé de lumière. Comme si les rayons s’étiolaient à la vue des barbelés. Il resta dans cette aube incandescente durant un long moment, écoutant les bruits de la rue, les voitures qui roulaient lentement, le pépiement des oiseaux qui s’éveillaient avec le jour, le jappement lointain d’un chien. Un chien. Peut-être qu’il en adopterait un. Il ne savait pas encore comment il vivrait la solitude. Même s’il l’avait désirée durant des années, même s’il avait eu souvent envie de tuer ses compagnons de misère pour ne plus les entendre. Il avait cru qu’il dormirait enfin en paix, dans la maison de sa mère, mais le silence de la nuit était tellement étrange. Et la chambre si grande ! Il ne se souvenait pas que les pièces de la maison étaient si vastes. Il est vrai qu’il n’avait pas mis les pieds à Québec depuis plus de quinze ans. Il avait rêvé de grands voyages exotiques, mais finalement il n’avait pas tellement bougé. Il avait plutôt atterri à Sainte-Anne-des-Plaines pour vols à main armée avec effraction. Et meurtre au second degré. Son avocat avait réussi à semer le doute dans l’esprit des jurés : Léonard Cardinale n’avait pas voulu tuer Germain Boivin. Celui-ci s’était réveillé au moment où il cambriolait sa demeure et il avait voulu appeler les secours. Léonard avait entendu du bruit dans la cuisine, s’était rué pour empêcher le vieil homme de téléphoner, mais le vieillard n’avait pas voulu lâcher l’appareil, avait résisté lorsqu’il avait tenté de le lui enlever. Ils s’étaient battus. Boivin s’était frappé la tête contre le manteau de marbre de la cheminée du salon et s’était effondré. « C’était un accident. Léonard Cardinale est un criminel, oui, mais pas un assassin », avait martelé l’avocat. Certes, il était entré dans cette demeure pour voler, pas pour tuer qui que ce soit. En entendant son avocat plaider sa cause, Cardinale avait montré des signes de remords, mais il savait qu’il s’était enivré de sa puissance, qu’il avait joui d’être aussi insaisissable, d’avoir réussi à pénétrer dans une trentaine de maisons sans être arrêté. Il avait aimé lire les surnoms que lui avait donnés un journaliste après chaque casse. « L’homme invisible », « le mercure », « l’insaisissable ». Il avait l’impression d’être au-dessus des lois, de pouvoir faire ce qui lui tentait quand ça lui tentait sans que personne réussisse à le capturer. Son seul regret était que son père doive tout ignorer de ses entreprises. Il l’avait toujours traité de bon à rien. Il lui répétait régulièrement qu’il ne pourrait jamais lui confier son garage, qu’il n’arriverait pas à convaincre les clients d’acheter des voitures, qu’il ne saurait jamais faire de l’argent. De l’argent ? Ah oui ? Il en avait trouvé dans toutes ces maisons qui l’attiraient comme des aimants. Qui s’ouvraient pour lui. Il n’avait à flatter personne dans le sens du poil pour vendre une Audi ou une Passat. Il n’avait qu’à entrer dans une résidence et à se servir. Et c’est ce qu’il avait fait pendant des semaines.
Jusqu’à ce que ce vieillard lui tienne tête.
Jusqu’à ce qu’il meure, qu’il glisse à ses pieds dans un bruit sourd.
Combien de fois avait-il revécu cette scène dans ses cauchemars ? Tout ce sang sur son chandail. Il avait été tellement stupide de se pencher sur le vieux pour vérifier s’il était encore vivant. Il n’avait pas eu le temps de faire disparaître le pull. Les policiers l’avaient récupéré. Il se rappelait l’air satisfait de l’enquêteur qui venait de lui lire ses droits. À ce moment-là, Léonard avait crié qu’il tuerait Ludger Sirois quand il retrouverait sa liberté, mais il n’avait pas tardé à comprendre qu’il dirigeait sa haine vers la mauvaise cible. Les policiers ne seraient jamais arrivés si vite pour l’arrêter si on ne les avait pas guidés. S’il n’avait pas été trahi. C’est le visage de celui qui l’avait vendu qui apparaissait le plus souvent dans ses cauchemars. Et maintenant qu’il était revenu dans le quartier de leur enfance, il se demandait ce qu’il était devenu. Qui le renseignerait ?
Est-ce que les Pomerleau habitaient toujours leur maison ? Et les Boislard ? Lui adresseraient-ils la parole ? Il en doutait. Ils parleraient plutôt à tous leurs voisins pour les informer de l’emménagement d’un dangereux repris de justice dans leur quartier. Ils s’informeraient de leurs droits pour se protéger ou le faire expulser de cette maison. Ils invoqueraient la mémoire de sa mère, une vraie sainte qui avait supporté ce fils ingrat, indigne, qui avait bien mérité cette condamnation. Mais ils n’y pourraient rien. Personne ne pourrait le déloger ! Il resterait là en attendant. En attendant quoi ? Il l’ignorait. Il ne savait pas s’il devait vendre ou non cette demeure, refaire sa vie ailleurs ou demeurer dans ce quartier même si tout le monde le connaissait. Et où vivait peut-être encore celui qui l’avait dénoncé. Que ferait-il s’il se trouvait face à face avec Serge Larocque ? Qui l’avait sûrement vendu parce qu’il n’avait pas voulu faire équipe avec lui. Mais comment aurait-il pu souhaiter s’embarrasser d’un tel boulet ? Il se serait dégonflé sur place. Il aurait fait une connerie. Il aurait laissé des traces. Et il serait allé se vanter d’avoir participé à un cambriolage auprès de toutes ces filles qui le trouvaient si beau. Il se rappelait son expression quand il l’avait vu au coin de Salaberry et René-Lévesque, tandis qu’il revenait de cette terrible nuit. Serge avait fixé son pull durant quelques secondes avant de poursuivre son chemin. Alors qu’il avait vu le sang. Pourquoi ne l’avait-il pas interrogé ? Parce qu’il était pressé d’aller téléphoner au poste de police.
On l’avait cueilli quelques minutes plus tard, alors qu’il traversait le boulevard en courant.
Léonard Cardinale repoussa ces souvenirs, cela ne servait à rien de penser à tout ça. C’était loin. M. et Mme Larocque n’habitaient plus rue Chanoine-Morel. Il avait vu une famille avec des enfants sortir des sacs d’épicerie de leur voiture garée dans l’allée du garage.
Cardinale soupira : devait-il ou non garder la maison familiale ? Mais comment l’entretenir ? De quoi vivrait-il à long terme ? Heureusement, dans l’immédiat, il pouvait compter sur l’héritage de sa mère, car les sommes gagnées au pénitencier fondaient rapidement… Il n’avait pas imaginé que le coût de la vie avait tant augmenté, même si sa mère le lui avait souvent répété durant son incarcération. Tout était si cher ! De toute façon, il devait travailler pour rassurer son agent de probation. Et pour éviter d’être assailli par trop d’idées noires. Mais qui l’engagerait ? Mario Therrien lui avait bien remis une liste d’endroits où il pouvait se présenter pour du boulot, mais qui voudrait de lui même s’il avait un diplôme ? L’incarcération l’avait rendu plus lucide ; il avait ainsi voulu devenir architecte, mais s’était raisonné et avait choisi un métier plus accessible. Qui le mènerait où ? Il avait l’impression d’avoir étudié pour rien. Se répétait que non, que son intérêt pour les études avait rassuré les membres de la commission des libérations conditionnelles du changement qui s’était opéré en lui. De son sérieux. Peut-être même que sa passion pour le dessin les avait aussi influencés. Ils avaient su qu’il passait les heures de promenade dans un coin avec son carnet et un crayon. Qu’il dessinait aussi bien le champ derrière les grilles que le visage grêlé d’un codétenu. Les gardiens ne l’avaient jamais embêté à propos des dessins pornographiques qui lui avaient permis de faire du troc, d’améliorer son quotidien. Il ne dérangeait personne en restant tranquille dans son coin.
Léonard jeta un dernier coup d’œil à cette rue où il y avait maintenant de grands arbres, nota que la maison des Lapierre était fraîchement repeinte, tandis que celle de M. Lemay aurait eu bien besoin d’un coup de pinceau. Mais Karl Lemay vivait-il toujours là ? Il ne l’avait pas encore aperçu et ne se décidait pas à aller frapper à sa porte. Peut-être que ce serait mieux s’ils se revoyaient par hasard. Il se rappelait son demi-sourire un peu triste, sa manière de lui donner des conseils sans en avoir l’air. Il aurait dû l’écouter, bien sûr. Il aurait gagné du temps dans l’apprentissage de la peinture. Il se souvenait de l’avoir entendu affirmer à sa mère qu’il avait du talent, mais peut-être avait-il dit cela pour lui faire plaisir, parce qu’il voulait renforcer leur complicité ? Parce qu’il voulait qu’il garde leur secret ? Qu’il ne dise pas à son père qu’il l’avait vu embrasser sa mère ? Léonard n’avait jamais oublié la panique qu’il avait lue sur leurs visages quand il les avait découverts enlacés. Ni cette sensation de pouvoir qui l’avait envahi par la suite en détenant un tel secret. Il n’avait pourtant jamais eu envie de les dénoncer, il aurait eu l’impression de prendre parti pour son père.
Est-ce que M. Lemay se rappelait encore cet après-midi ?
Au moins, il était toujours vivant. S’il était mort avant sa mère, elle lui aurait sûrement appris ce décès lors d’une de ses visites au pénitencier. Elle lui avait parlé de lui épisodiquement au cours de toutes ces années, toujours au sujet de ses succès, comme si elle voulait lui prouver qu’elle était excusable d’avoir été séduite par un homme qui avait une telle renommée, qu’elle avait pressenti qu’il deviendrait célèbre. Il s’était toujours amusé du malaise qu’il devinait chez Loraine après tant de temps. Il lui avait une fois posé la question : venait-elle le voir en prison pour le remercier d’avoir gardé le silence sur son adultère ou parce qu’elle l’aimait ? Elle l’avait dévisagé sans répondre. Parce qu’il n’y avait rien à répondre, peut-être. Il n’avait jamais été près de Loraine. Encore moins de Tonio. Il s’était même demandé s’il avait été adopté, tant il ne se reconnaissait pas en eux. Tant leur petite vie tranquille l’exaspérait. Découvrir la liaison de sa mère avec Karl Lemay l’avait vraiment étonné. Loraine était donc capable de duplicité, mais plus vulnérable. Il avait cru qu’elle finirait pas se lasser de venir le visiter et sa constance était une autre surprise que Loraine lui avait faite. Il n’avait jamais compris pour quel motif elle s’imposait ce trajet et cette heure mensuelle au pénitencier, mais il l’avait néanmoins apprécié. Il avait probablement été plus près d’elle lorsqu’il était incarcéré que lorsqu’il était enfant. Il était toujours furieux qu’on lui ait refusé d’assister à son enterrement, même s’il avait su à cette époque dissimuler sa colère. Toutes les sorties accompagnées avaient été suspendues à la suite d’un incident au pénitencier et il était resté confiné entre les murs de sa cellule, alors que le cercueil de Loraine était confié à la terre. À peine quelques mois avant sa libération.
Léonard Cardinale jeta un dernier regard vers la maison de Karl Lemay : s’il était mort au cours des derniers mois, il l’aurait su par les médias. Il était possible qu’il habite encore dans cette rue trop calme. Il n’y avait aucune lumière, aucun signe de vie dans cette demeure. Mais il n’y en avait pas non plus chez les autres voisins. Il était trop tôt. Ces gens dormaient tous à poings fermés. Il ignorait s’il parviendrait à faire de même un jour, après tant d’années à s’éveiller en sursaut plusieurs fois par nuit. Il retourna se coucher en s’étonnant de la douceur des draps sur sa peau.
Peut-être que dans ce lit, dans cette maison, dans ce quartier, il ne ferait plus de cauchemars. Il ne verrait plus Frank donner un coup de crosse de revolver sur la tête de Jocelyne. Il n’entendrait plus les cris de Mathieu Dion quand il avait été violé dans les douches, ni les râles de Ben Tétreault qui avait été poignardé dans la cour, la mêlée générale, les coups qu’il avait reçus, ceux qu’il avait donnés et qui lui avaient valu d’allonger sa peine, les hurlements de folie de Luigi Donatti. Toutes les nuits. Il aurait souvent aimé être sourd. Mais être sourd aurait été beaucoup trop dangereux. Il n’aurait pas pu savoir si on s’approchait de lui par-derrière. Il ne devait penser qu’à la douceur des draps. Seulement aux draps. Tenter de se rendormir. De ne pas rêver qu’il se battait. Il avait beau avoir suivi en prison des ateliers pour gérer la colère, la tension qui montait trop vite en lui était toujours là. Il savait très bien que cette rage pouvait se réveiller. Il devait se maîtriser.
Il fallait qu’il s’achète du matériel de peinture, qu’il se change les idées. En prison, tout en suivant des cours en administration par correspondance, il s’était mis à réaliser des esquisses représentant des créatures mythiques, des animaux étranges, toujours au crayon. Sa mère lui avait procuré des livres sur l’art, dont un consacré à l’œuvre de Karl Lemay et il s’était amusé à reproduire certains de ses dessins. Il n’avait jamais pu travailler à l’huile, mais il avait étudié les techniques dans des manuels, scruté les toiles des maîtres dans les livres d’art que sa mère lui achetait. Il devait maintenant passer à la pratique, apprivoiser l’huile, les pigments, les vernis. Parvenir à réaliser des toiles à la manière de Karl Lemay. Mais lui, quand il ferait des portraits, il choisirait de beaux modèles. Il se souvenait d’avoir été surpris de constater, quand il était adolescent, que les personnages des toiles du peintre étaient la plupart du temps des gens bien ordinaires, avec des nez trop longs, des doubles mentons ou de l’embonpoint. Ou des vieux. Ou des jeunes comme lui avec les oreilles décollées. Sa mère faisait exception à la règle, sa mère était belle. Même à la fin de sa vie, elle avait toujours ce regard qui pouvait tout obtenir des hommes. Ce regard qui pouvait berner n’importe qui. Dont lui. Elle lui avait caché à quel point elle était malade. Il n’avait pu lui demander, avant qu’elle disparaisse, si Tonio était bien son père. N’avait-il pas répété constamment qu’ils ne se ressemblaient pas ? Qu’il n’en revenait pas d’avoir engendré un fils aussi paresseux que lui ? Aussi menteur ? Aussi stupide ?
Les cris rageurs de deux matous arrachèrent Cardinale à ses pensées si déprimantes. À quoi bon songer au passé, à ce père qui ne l’avait jamais aimé ?
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Le 23 juillet
— C’est un bel homme, dit Constance Cloutier à Aline Poirier et à Catherine, la préposée qui poussait son fauteuil roulant vers l’ascenseur.
— Vraiment ?
— Il ressemble à mon défunt.
Aline Poirier sourit poliment ; il y avait peu de temps qu’elle habitait à la résidence des Cèdres, mais elle avait vite compris que Constance Cloutier cherchait avec obstination un compagnon, qu’elle avait besoin de la présence d’un homme pour s’animer. Devait-elle l’en plaindre ou lui envier ce persistant désir de plaire ? Elle avait vu ses vains efforts pour attirer l’attention de Ludger Sirois et de Marcel Lapointe. Peut-être aurait-elle plus de chance avec le nouveau venu ?
— Il doit être américain ou anglais. Il s’appelle Schmidt, si j’ai bien entendu. Mais il doit parler français, sinon il s’installerait ailleurs qu’ici.
— Il y a plus d’Anglais qu’on ne le croit à Québec, dit Aline Poirier. Et il y a des Schmidt depuis longtemps au pays. Songez à l’actrice Gisèle Schmidt…
— Les Anglais sont élégants, décréta Constance Cloutier avant de sortir de l’ascenseur.
Quand elle se fut éloignée, Aline échangea un regard avec Catherine et Gina qui pouffèrent de rire.
— Mme Cloutier est déterminée. Je plains notre nouveau. Elle va l’accaparer un bon bout de temps avant de comprendre qu’il n’est pas intéressé.
— Pourquoi ?
— La chambre d’Eric Schmidt est remplie de photos de son épouse. J’ai cru comprendre qu’elle est morte depuis dix ans, mais leur fils a dit à Mme Tanguay qu’il tenait plus que tout à ses photos. Ils avaient une bonne différence d’âge, d’après ce que j’ai vu. Je crois qu’il s’est marié tard et qu’il a eu son fils après cinquante ans.
— Vous avez beaucoup d’informations sur lui, Catherine, nota Aline Poirier.
La préposée haussa les épaules ; il n’était même pas nécessaire de poser des questions pour apprendre quoi que ce soit. Paul Schmidt était plutôt bavard. Il voulait qu’on sache que son père avait eu une carrière remarquable dans les affaires, qu’il avait voyagé partout dans le monde, qu’il avait tutoyé des présidents.
— À nos âges, c’est plus important de pouvoir manger et digérer que d’être intime avec le pouvoir, dit Aline dans un demi-sourire. Et d’être capable de se déplacer. Je déteste ce fauteuil !
— Vous êtes pourtant de plus en plus habile pour manier les roues.
— Quand on ne fait pas comme on veut, on fait comme on peut. Ma mère disait cela souvent.
— Vous êtes sage.
— Ce n’est pas par choix. Mais je ne me plains pas, j’ai eu une bonne vie.
Elle lut le menu du jour écrit au tableau noir à côté des grandes portes de la salle à manger et se réjouit : elle avait toujours aimé le pâté au saumon. Elle en faisait tous les vendredis et sa fille Nicole poursuivait la tradition. Elle avait eu l’air contente qu’elle lui donne son livre de recettes. Elle ne cuisinerait plus maintenant. Même si elle avait pu rester debout plus longtemps, elle n’en avait plus envie. Combien de repas prépare une mère de famille dans son existence ? Catherine glissa son fauteuil roulant jusqu’à la table qu’on lui avait attribuée et elle salua les sœurs Lalancette et Ludger Sirois qui lui sourit avant de l’informer qu’une navette partait pour le supermarché à quinze heures précises.
— Je n’ai pas besoin de quoi que ce soit. Mon gendre s’est occupé de tout.
— Vous avez de la chance.
— Surtout ma fille… même si être l’épouse d’un policier n’a pas toujours été facile.
— Vous ne m’aviez pas dit ça ! s’étonna Ludger Sirois. Vous savez que j’étais capitaine à la SQ ? Travaille-t-il à Québec ?
— Il vient de prendre sa retraite. Il a toujours vécu ici.
— J’ai trouvé cela difficile, la retraite. Je pensais que j’aimerais ça, mais l’équipe me manquait. J’ai mis du temps à m’accoutumer à une vie plus tranquille.
— Votre ami ne vient pas souper ? s’enquit Aline Poirier.
— Karl ? Il rencontre le directeur d’une galerie. Vous saviez que c’est un peintre très connu ? Il ne se vante jamais, mais ses toiles ont été exposées au Japon.
— C’est amusant que vous soyez ami avec quelqu’un qui vous ressemble autant, fit remarquer Aline Poirier.
— Oui, on a la même taille, la même chevelure, les yeux clairs, mais pas le même caractère. Karl est plus réservé que moi.
— C’est certain qu’il est très discret, fit Aline avec un sourire complice.
Ludger Sirois émit un petit rire avant de jeter un coup d’œil à l’assiette qu’on venait de déposer devant lui. Il mangeait tout de même mieux depuis qu’il vivait à la résidence des Cèdres.
— Ça sent bon, mais ça n’a rien à voir avec du saumon frais pêché.
— Mon mari aussi aimait la pêche.
Ludger Sirois sourit, mesurant sa chance d’avoir enfin une voisine de table avec qui il pouvait discuter de sujets intéressants. C’était une bénédiction qu’Arlette Vézina ait quitté leur aile. D’un autre côté, il s’inquiétait pour Karl Lemay : il suivrait le même chemin qu’Arlette Vézina s’il devenait trop confus. Ludger s’efforçait de se convaincre que, hormis les épisodes nocturnes et une sorte d’angoisse qui étreignait Karl subitement, le faisait douter de tout et le poussait à se méfier des gens, il n’avait pas tant changé. Il y avait certes ses erreurs de langage, mais sa main était assurée lorsqu’il dessinait en l’écoutant raconter ses aventures au sein de la Sûreté ou ses voyages de pêche. Il lui avait offert récemment un fusain représentant un brochet. Il avait parfaitement rendu la gueule épouvantable du poisson, si laid qu’on oubliait que sa chair était délicieuse.
Comme il y avait longtemps qu’il en avait mangé. Il avait de la veine de ne pas être allergique aux poissons, alors qu’il l’était aux fruits de mer. Dans sa jeunesse, pourtant, il avait dégusté crevettes et pétoncles sans subir de fâcheuses conséquences. Mais comme avait dit le Dr Hébert, les allergies peuvent survenir à n’importe quel moment. Si Dieu existait, il ferait en sorte qu’il puisse manger du saumon jusqu’à la fin de ses jours.
Il demanderait à Karl de lui dessiner aussi un saumon. Il y avait de belles photos dans un de ses ouvrages sur la pêche à la mouche. La pêche lui avait permis d’oublier toutes les saloperies qu’il voyait dans son travail. Dès qu’il arrivait près d’un lac, il respirait mieux et on aurait dit que, en levant le bras pour lancer sa ligne, il rejetait derrière lui les images des crimes sordides, des corps brûlés dans les incendies, brisés dans les collisions, des regards épouvantés des parents à qui on annonçait le pire.
Mais pourquoi ces moments difficiles lui manquaient-ils aujourd’hui ? L’impression de ne plus servir à rien ? Heureusement qu’il veillait sur Karl, cela atténuait un peu ce sentiment d’inutilité. Si encore sa fille était restée à Québec, il aurait pu s’occuper de son petit-fils. Mais peut-être que non, qu’elle n’aurait pas osé lui confier Félix et n’aurait pas su comment le lui dire. Il avait bien vu qu’elle observait ses mains quand elle était venue le voir en mai. Ses maudites mains qui tremblaient. Comme si toutes les peurs qui l’avaient secoué durant ses enquêtes revenaient prendre possession de son corps, le faisaient vibrer malgré sa volonté. Qu’est-ce qui était le pire ? Perdre la maîtrise de son corps ou perdre la tête comme Karl Lemay ?
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Le 23 juillet
Est-ce que c’était bien lui ou commençait-il à s’imaginer des choses comme certains résidents ? se demandait Ludger Sirois en pestant contre sa lenteur. Il ne réussirait pas à se rendre assez vite au bout de l’allée du supermarché pour gagner les caisses où il avait cru apercevoir Léonard Cardinale. Avait-il vraiment reconnu le criminel qu’il avait arrêté des années auparavant ? Se pouvait-il qu’il ait été libéré ? Il se souvenait de la haine qui faisait trembler Cardinale quand il avait eu la satisfaction de lui passer les menottes, ses yeux noirs de fauve qui le fixaient sans ciller, son faux sourire de bravache, ses menaces de mort. Léonard Cardinale ! Il s’était étonné d’entendre parler de lui quand il avait emménagé dans le quartier où le criminel avait habité. Les Pommerleau lui avaient raconté l’enfance du délinquant quand ils avaient appris que Ludger avait autrefois travaillé pour la SQ. Ils avaient évoqué l’angoisse que Léonard avait causée à ses parents avec ses fugues, la drogue, les vols. Des nuits blanches qui les avaient vieillis prématurément. C’était sa faute s’ils étaient tous les deux décédés.
Était-il possible qu’il soit revenu vivre dans son quartier ? Ludger Sirois se dirigea vers les caisses, mais Léonard Cardinale avait disparu. Il contourna les clients qui faisaient la file pour payer leurs achats, s’avança vers la sortie, s’appuyant sur le panier roulant pour accélérer le pas, l’abandonnant avec toutes ses provisions pour se rendre au stationnement. Il balaya le terrain d’un coup d’œil, ne vit personne qui correspondait à l’allure de Cardinale.
Était-ce lui ou non ? À l’époque, il portait une moustache. L’homme qu’il avait vu était barbu. Mais ce regard…
Il trouverait bien quelqu’un à la SQ pour le renseigner.
Quand il raconterait cela à Karl… Peut-être qu’il avait connu Cardinale puisqu’il avait emménagé dans ce quartier bien avant lui ? Avaient-ils été voisins ?
En rentrant dans le supermarché pour récupérer le panier roulant et compléter ses achats, Ludger Sirois n’était plus aussi sûr d’évoquer Léonard Cardinale avec Karl. Peut-être qu’il serait bouleversé, apeuré, et ce n’était vraiment pas le moment d’attiser ses angoisses. Il avait lu sur l’Alzheimer et les troubles de démence sénile. Le stress pouvait augmenter les symptômes de ces maladies. Il se tairait.
De toute manière, il n’avait pas peur de Cardinale : comment aurait-il pu savoir où il habitait ? Et des menaces, dans sa carrière, il en avait reçu un bon paquet. Elles ne l’avaient jamais empêché de dormir.
Il était cependant curieux : qu’allait faire Cardinale, maintenant ? Pour Sirois, un criminel restait un criminel, il ne croyait pas à la réhabilitation. Il tâcherait de se renseigner auprès d’un de ses anciens collègues. Il valait toujours mieux avoir le maximum d’informations sur une menace potentielle.
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Le 27 juillet
Karl Lemay marchait en regardant souvent derrière lui pour être certain que le monstre ne l’avait pas suivi. Il avait vu le signe tatoué sous l’aisselle d’Eric Schmidt quand celui-ci, trébuchant, s’était agrippé à la structure de bois d’une des balançoires de la cour. Sa chemise s’était déchirée, laissant voir le tatouage. Les soldats nazis étaient tatoués afin qu’on puisse les transfuser rapidement s’ils étaient blessés au combat. C’était ce qu’avait dit son père. Eric Schmidt était un officier nazi qui se cachait au pays. Qui le tuerait s’il savait qu’il connaissait son secret. Peut-être qu’il était là pour cette raison, exterminer ses ennemis. Walter Spencer le lui avait souvent répété, les buts des nazis n’avaient pas été bien compris et leurs ennemis étaient ses ennemis. Foi de Walter Spencer. Est-ce que Karl avait quelque chose à redire à ce sujet ? Est-ce que Karl voulait une bonne correction ? La ceinture n’était pas loin. S’il le revoyait traîner en ville avec le fils Galdwell, un sale communiste, il le battrait encore plus fort. Les nazis. Tatoués. Combat. Il devait partir, fuir loin. Les nazis. Qui…
Les… Qui… Quoi ?
Karl avait repéré un banc dans toute cette étendue verte. Un banc tout simple. Comme tous les autres bancs. Rassurant. Il s’était assis et avait caressé le bois, noté la peinture qui s’écaillait. Il n’aimait pas trop ce brun indécis, même s’il l’avait déjà utilisé pour rendre les loupes d’un orme centenaire. Il regarda autour de lui, se demandant où il était. Il savait qu’il faisait beau et chaud, et toute cette chaleur l’accablait. Il se leva, cherchant un point de repère qui lui indiquerait dans quelle direction avancer. Et s’il longeait la grille ? Elle menait sûrement quelque part. Une grille sert toujours à quelque chose. Il pourrait s’y appuyer s’il était fatigué. Du boisé émanaient des odeurs rassurantes qui l’encouragèrent à marcher droit devant lui. Puis à s’asseoir dans l’ombre bienvenue. Il fouilla dans ses poches, sortit le petit sac d’amandes qu’il avait toujours sur lui, en grignota quelques-unes, vit apparaître un écureuil avec qui il partagea volontiers son casse-croûte. Son cœur battait toujours un peu vite, mais il se sentait plus calme, toute cette fraîcheur du sous-bois l’avait apaisé. Quand il avait quitté la ferme, il ne savait pas du tout où il devait se rendre et il était néanmoins arrivé dans une ville, puis une autre, et encore une autre. Et ni son père ni aucun autre homme du clan ne l’avaient empêché de traverser la frontière. Personne ne l’avait arrêté. Il retrouverait son chemin, cela ne pouvait pas être si compliqué. Mais avant, il s’allongerait sur ce banc, se reposerait un peu en écoutant le ramage des oiseaux. S’il reconnut le ricanement d’une mésange avant de fermer les yeux, c’est le coassement furieux d’une corneille qui le tira de sa somnolence. Il se redressa et regarda autour de lui. Que faisait-il là, tout seul, dans le parc du Bois-de-Coulonge ? Il y venait toujours avec Ludger. Où était Ludger ? Il devait le retrouver. Il observa les alentours, se dirigea vers la grille du parc.
Une heure plus tard, il était toujours près de la grille. Et de plus en plus las. Mais le kiosque blanc lui semblait soudainement familier. Et les fauteuils Adirondack, invitants ; il décida de s’y reposer quelques minutes. Ensuite, il réfléchirait à sa situation. Il faisait sombre. Il devait trouver quelqu’un qui lui indiquerait la route à suivre. Il s’immobilisa, tentant de percevoir des voix par-dessus les battements en furie de son cœur. Oui, il y avait des gens plus loin, près de ce kiosque qu’il avait déjà peint. Ils parlaient. Ils ne l’avaient pas vu. Il les rejoindrait et tout irait bien. En tendant l’oreille, il lui semblait reconnaître ces voix. Ce qui aurait dû être rassurant. Mais il devinait tant de colère dans la voix de l’homme qu’il s’arrêta, à demi dissimulé par un vieux tilleul. Le parfum de ses fleurs le rasséréna momentanément, mais la dispute reprit. La femme protestait, l’homme criait qu’elle n’aurait jamais dû fouiller dans ses affaires, elle riait. Même si ce n’était pas drôle. Karl devinait aussi qu’elle ne riait pas de bon cœur ; c’était un rire trop aigu, grinçant, comme sa spatule quand elle dérapait sur du métal. Il ne les distinguait pas très bien, ne voyait que leurs silhouettes et parfois, comme des éclairs, les cheveux blonds de la femme qui volaient dans la nuit, et des fulgurances à son poignet. Devait-il s’interposer dans cette dispute ? Il s’avança lentement, s’arrêta, resta derrière le cotinus dont il aimait tant les inflorescences mousseuses. La femme disait qu’il était un raté, un loser. Qu’elle en avait assez de lui, de ses rêves de grandeur qui n’aboutissaient jamais. Il y eut un court silence, puis des gémissements de protestation. Et un cri strident. Le barbu la frappait ! Il fallait qu’il… Comment… La femme hurla, l’homme tenta de la faire taire avec sa main, elle le mordit, puis elle commença à courir. Il la rattrapa, essaya de la tenir contre lui, mais elle se débattait en répétant qu’il était un minable qui ne pouvait qu’inventer des magouilles aussi moches que lui. Il la saisit à la gorge, Karl voulut s’avancer, il devait faire quelque chose, crier, trouver une pierre pour frapper l’homme, mais son corps ne lui obéissait plus. Il avait l’impression que son cerveau habitait un épouvantail de paille, pareil à celui que son père plantait au beau milieu des champs. Un épouvantail noir dont son père se moquait, disant qu’il ressemblait à Marcus, le nègre à l’autre bout du village. L’homme serrait maintenant la femme contre lui, la faisait tomber par terre sur les genoux, l’écrasait. Elle se débattait. Puis elle cessait de s’agiter. Comme les poules que son père étranglait à la ferme. Karl se rappelait les mains de Walter quand il tordait le cou des volatiles. Ou des lapins. Il sentit tout à coup son sang pulser à toute vitesse dans ses veines. Il fallait qu’il agisse, mais il ouvrait la bouche sans qu’aucun cri franchisse ses lèvres ! Il frappa alors dans ses mains. Il y eut un court instant de silence, puis il vit l’homme, de face, qui tentait de distinguer d’où venait ce bruit. Il le détailla, sa barbe, ses sourcils en accent circonflexe. Il avait déjà vu cet homme, que faisait-il ici ? Tout à coup, il se mit à courir et Karl s’élança derrière lui, mais l’homme le distança très rapidement. Karl s’entêta à le suivre jusqu’à ce qu’il le perde de vue. Il s’arrêta près d’un des panneaux indicateurs, reconnut les bancs un peu plus loin, entendit des voix, se tourna vers ces voix qui se rapprochaient. Deux femmes riaient et ralentirent légèrement à sa hauteur. Elles étaient jeunes et belles et très différentes l’une de l’autre ; la brune évoquait un Modigliani tandis que la rousse ressemblait à un modèle de Renoir, ronde, satinée. Comme Joan, à Toronto, qu’il avait peinte à plusieurs reprises, dont il aimait tant la peau, une peau qui aspirait la lumière, du même rose que le cœur des coquillages. Les jeunes femmes lui sourirent en passant devant lui. Il les dévisagea, se demandant s’il les connaissait. Il ne le pensait pas. Mais la plus âgée s’arrêta de marcher, fit un mouvement vers lui, nota les tressaillements qui l’agitait.
— Vous allez bien, monsieur ?
— Je suis fatigué.
— C’est vrai qu’il est tard.
— Il faut que je rentre chez moi, dit Karl. Mais…
— Est-ce que vous habitez loin ?
— Je ne crois pas, non. À la résidence des Cèdres. Je… je viens de déménager, je ne connais pas bien le quartier… Je… Il faut que je rentre…
Les deux femmes échangèrent un regard. Les propos du vieil homme étaient hésitants. S’était-il perdu ? Il haussa les épaules, mais parut soulagé quand l’une d’elles proposa son aide.
— Voulez-vous qu’on appelle quelqu’un à la résidence des Cèdres ?
— On peut le reconduire, dit la rousse à la brune. On se rendait justement à notre voiture. Il est tard. Tu ne trouves pas qu’il ressemble à ton grand-père ?
— C’est bien là que vous voulez aller, monsieur ? reprit la brune. À la résidence des Cèdres ? Venez avec nous, vous serez là dans cinq minutes.
Quand elles déposèrent Karl Lemay devant la résidence des Cèdres, elles hésitèrent, puis la plus âgée se décida à accompagner Karl jusqu’à la porte d’entrée. Si elle était verrouillée pour la nuit ? Tandis que le peintre cherchait ses clés, la porte s’ouvrit.
— Monsieur Lemay ! s’écria Marie-Louise Tanguay. Vous nous avez fait peur ! Où étiez-vous passé ? Mon Dieu ! Il faut que je rappelle la police. On vous cherchait partout.
— Je suis allé me promener.
— Vous ne pouvez pas… Enfin, bon, vous êtes là, c’est le principal.
Marie-Louise Tanguay salua la jeune femme qui se tenait derrière Karl Lemay, se présenta, la remercia de l’avoir raccompagné avant d’ajouter qu’elle aurait aimé savoir qu’il passait la soirée avec des amies.
— On s’inquiétait pour lui !
— Mais nous ne le connaissons pas, protesta Stéphanie. Il était dans le parc du Bois-de-Coulonge, il avait l’air un peu désorienté. J’ai un grand-père qui lui ressemble…
— Excusez-moi ! C’est la première fois qu’il disparaît comme ça. Je ne sais pas ce qui lui a pris. On était si inquiets ! En tout cas, merci mille fois !
— Occupez-vous bien de lui, dit Stéphanie en faisant un petit signe de la main à Karl Lemay qui lui sourit avant de se diriger vers l’ascenseur.
Marie-Louise Tanguay le rejoignit et l’accompagna jusqu’à sa chambre avant de rappeler au poste de police. Et tenter de joindre à nouveau Serge Larocque. Elle lui avait laissé un premier message en constatant que Karl Lemay n’était plus à la résidence, puis un deuxième pour lui signaler qu’elle prévenait les policiers, mais il ne l’avait pas encore rappelée. Que faisait-il donc ?