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Le 27 juillet, vers 23 h

 

Des années plus tard, lorsque Francis et Alice raconteraient leur première soirée en amoureux, il y aurait toujours un moment de stupéfaction après leur récit. On les écoutait relater leur souper au Café du Monde, le digestif dégusté au Château Frontenac en contemplant le fleuve, Francis qui avait suggéré d’aller marcher, Alice qui ne voulait surtout pas que la soirée se termine. Ils s’étaient baladés durant une bonne heure dans le parc du Bois-de-Coulonge. Alice y allait pour la première fois alors qu’elle avait toujours habité Québec. Ils avaient voulu s’embrasser, s’étaient éloignés du halo lumineux d’un lampadaire, rapprochés du kiosque si romantique qui dominait le fleuve et c’est à cet instant que Francis avait trébuché, était tombé en entraînant Alice dans sa chute. Ils s’étaient tus en découvrant le cadavre. Puis ils avaient crié. Alice avait reculé, Francis était resté à genoux à fixer le corps avant de se ressaisir et de chercher son pouls, se rappelant qu’il était infirmier. Il avait appuyé doucement son index et son majeur sur le poignet avant de secouer la tête. Il s’était relevé d’un bond, faisant signe à Alice de se taire. Et si le meurtrier était encore dans les parages ? Il avait tendu l’oreille durant quelques secondes, mais aucun bruit suspect ne lui était parvenu.

— Elle est vraiment morte ? avait chuchoté Alice.

— Oui. Il faut appeler la police, le 911.

Alice avait saisi son téléphone portable, mais elle l’avait échappé, avait dû le chercher dans l’herbe humide du soir. Toute sa vie, elle se souviendrait de l’odeur de la pelouse fraîchement coupée.

— Qu’est-ce qui s’est passé, madame ? avait demandé l’opératrice. Où êtes-vous ? Je n’ai pas bien compris ce que vous nous avez raconté.

— On est dans le parc. Il y a une femme qui est morte.

Francis avait serré Alice plus fort contre lui, avait désigné un banc. Ils allaient attendre ensemble l’arrivée des policiers.

— Ce n’est pas possible, avait dit Alice. Pas ici ! Es-tu certain qu’elle est morte ?

Le cri lancinant d’une sirène avait couvert sa voix et elle avait poussé un soupir de soulagement. Les policiers avaient fait vite. Francis les conduirait au corps, puis ils rentreraient chez elle, dans son nouveau condo. À deux rues du parc. Était-il possible qu’elle ait acheté un condo dans un mauvais quartier ? Francis et elle s’étaient levés pour aller à la rencontre des policiers, leur indiquer où ils devaient chercher le corps.

— Près de la statue. On vous a prévenus aussitôt.

— Qu’est-ce que vous avez vu ? s’était informé le patrouilleur François Labonté après avoir noté leurs noms.

— Rien. Juste le corps. J’ai vérifié si elle était morte, même si c’était évident. Je suis infirmier à Saint-François d’Assise. Puis Alice a appelé le 911. Je n’ai touché à rien d’autre. Ma blonde non plus. On s’est éloignés en surveillant les alentours pour que personne ne s’approche de… d’elle…

Alice se souviendrait aussi que, ce soir si étrange, alors qu’ils sortaient ensemble pour la première fois, Francis avait dit qu’elle était sa blonde, qu’il parlait aux policiers en la tenant contre lui pour la réconforter, qu’elle aimait sentir sa chaleur. Elle avait été ravie, car il lui plaisait vraiment. Puis elle s’était demandé si cette femme morte était la blonde de quelqu’un, quelqu’un qui vivrait la fin de son histoire d’amour, tandis que la leur en était à son tout début. Le policier dont elle avait déjà oublié le nom leur proposa de s’asseoir dans la voiture où on leur poserait encore quelques questions, au cas où un détail surgirait à leur esprit. Alice avait remarqué qu’il les détaillait des pieds à la tête tout en leur parlant. Pensait-il qu’ils pouvaient être mêlés d’une quelconque manière à ce meurtre ?

Elle avait senti monter la nausée, s’était efforcée de déglutir, de se concentrer sur la montre de Francis. Ne penser qu’à la montre. Comment pouvaient-ils être mêlés à une telle histoire ? À Québec ?

Un des patrouilleurs était déjà dans la voiture quand ils s’assirent à l’arrière. Il demandait qu’on envoie des renforts, des enquêteurs. Il fallait sécuriser la scène de crime. La nuit serait longue. Il s’était ensuite tourné vers eux, leur avait offert d’aller chercher des cafés.

— Vous devez être sous le choc. On essaiera de ne pas vous retenir trop longtemps.

Francis avait dit qu’il comprenait la situation, qu’ils étaient les seuls témoins.

— Vous en êtes certain ? avait questionné Labonté.

— Quand on l’a trouvée, on a crié, mais personne n’est venu. Après, on est restés silencieux, au cas où il y aurait quelqu’un… Mais on n’a rien vu, rien entendu.

— C’est sûr qu’à cette heure-là, le parc est plutôt désert.

Ils avaient reçu un appel radio et Labonté avait souri en échangeant un regard avec son collègue.

— C’est Graham qui s’en vient. Avec Joubert.

— Graham ? s’était réjoui Olivier Frémont. Je pensais qu’elle prendrait la place de Rouaix, qui remplaçait Gagné. Il est parti à la retraite.

— Faut croire qu’elle n’a pas trop envie de rester dans les bureaux. De toute façon, Gagné est revenu.

— Pas pour longtemps, paria Frémont. Lui aussi va prendre sa retraite. Je suis content que ce soit Graham. Elle peut être coupante, mais on ne perd pas de temps avec elle. J’irai chercher des cafés quand elle arrivera avec Joubert.

— Ils seront ici dans une demi-heure.

— Peut-être moins. Ils sont rapides…

— Café glacé pour moi, avait précisé Labonté. On crève.

Alice qui avait besoin de sentir la chaleur de Francis contre elle s’était étonnée de cette remarque. Puis elle s’était souvenue que c’était l’été, une douce nuit d’été et que le mercure indiquait 27 degrés quand elle avait quitté son nouvel appartement.

Ce n’était pas possible qu’une femme ait été tuée dans son quartier. Tout ceci n’était qu’un rêve bizarre.

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Le 28 juillet, tôt le matin

 

— Thé glacé ? suggéra Michel Joubert en montrant un thermos. Je l’ai rempli avant de partir de la maison. À peine sucré.

— Toi, je t’adore, dit Graham. Il y aura au moins ça de bon dans notre journée. Sinon, on n’a rien.

— C’est trop tôt pour être pessimiste, protesta Joubert. Tu es tellement pressée. On ne peut pas avoir de résultats si vite. Réjouis-toi déjà que les techniciens aient trouvé des poils sur la robe de Lydia Francœur.

Maud soupira, son collègue avait raison. Elle n’avait pas le droit de plomber les débuts de leur enquête avec sa mauvaise foi. Le manque de sommeil, probablement. Est-ce que ce cycle de mauvaises nuits durerait encore longtemps ?

— Que penses-tu de nos tourtereaux ? demanda Joubert en ajustant les stores de la salle de réunion du poste de police pour ne pas être aveuglé par le soleil du matin.

— Je les crois, affirma Graham. Je pense qu’ils n’ont rien vu. Ils ont eu la malchance de découvrir le corps. Heureusement, ils n’ont pas trop altéré la scène de crime.

— J’espère qu’il y a quelque chose de valable dans ce qui a été ramassé près du corps, fit Joubert.

— Et espérons que Tiffany aura appris quelque chose d’intéressant, reprit Graham.

Elle regarda l’horloge murale durant quelques secondes, puis entendit Joubert déclarer qu’il avait faim.

— Tu lis dans mes pensées. Appelle McEwen. Dis-lui de nous acheter des sandwichs.

— Plutôt des croissants.

— Des croissants ?

Graham saliva en imaginant la pâte feuilletée, dorée, pur beurre. Se sentit coupable de répondre qu’il était effectivement l’heure du croissant. Un croissant bien calorique. Mais ce n’était pas de sa faute si elle n’avait pu s’offrir un petit déjeuner santé à la maison. Elle était restée debout toute la nuit, une entorse à sa routine n’était pas si grave. Et on ne pouvait toutes être minces. Elle pensa à Lydia Francœur, à ses rondeurs, aux photos qu’on avait trouvées dans son sac à main, des photos de vacances, Lydia en maillot, rayonnante, opulente. En tendant les clichés à Maud Graham, Nguyen qui aimait les femmes bien en chair avait déclaré que Lydia était une « belle plante ». Et Graham se dit que Lydia Francœur aurait sûrement été flattée par ce commentaire, car elle n’était pas franchement belle, ses traits manquaient de finesse, son nez était trop fort, mais elle dégageait une impression de bonne humeur, de santé réjouissante. Graham regarda les photos de Lydia entourée de ses amies, des palmiers derrière elles, une table avec un pichet de sangria et des verres devant elles. Toutes souriaient. Il faudrait retrouver ces femmes, les faire parler de Lydia, de sa vie, de son tempérament. Avait-elle pu, consciemment ou non, provoquer la colère de quelqu’un ?

Graham regarda ensuite les photos prises durant la nuit, le légiste avait confirmé que Lydia Francœur avait été étranglée. Parce que l’assassin n’avait pas d’arme à sa disposition ou parce que le meurtre n’était pas prémédité ? Ou parce qu’il avait eu besoin de cette proximité, besoin de sentir le corps de sa victime contre lui ? Il était possible que Lydia Francœur ait été à la mauvaise place au mauvais moment et qu’un prédateur s’en soit pris à elle pour la violer, qu’elle se soit débattue, qu’il ait tenté de l’assommer pour abuser d’elle et qu’il ait fini par l’étrangler. Mais Graham savait que, dans la plupart des cas, il existait un lien entre le meurtrier et sa victime, même ténu. Lydia n’avait pas été violée et son sac à main avait été retrouvé non loin du corps, contenant toujours son portefeuille. Elle n’avait pas été agressée sexuellement ni volée. Alors pourquoi avait-elle été tuée ?

— Par jalousie ? répondit Joubert. Un homme furieux qu’elle le quitte pour un autre ? Qui ne supportait pas cette idée ?

Graham hocha la tête, oui, c’était possible que cette femme ait suscité des désirs de possession.

— Ou étranglée par une rivale ? continua Joubert. Il faudrait que celle-ci soit forte physiquement. Lydia n’était pas frêle. Et elle s’est défendue. Ou c’était par vengeance. On ne sait rien d’elle. Peut-être qu’elle a des ennemis ?

— Ou qu’elle a été témoin de quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir, fit Graham.

— Et le vol ? dit Tiffany McEwen en déposant des sacs de papier et des serviettes de table devant Joubert et Graham. Je sais qu’on n’a pas pris son sac à main, mais peut-être qu’elle portait un collier de prix ? Sa robe est celle d’un designer hollandais, cette étoffe en soie bleue… Ce n’est pas donné. Ses sandales sont en cuir très souple, de qualité.

— Elle portait toujours son bracelet.

— On a pu vouloir lui arracher son collier, elle s’est défendue et tout a dégénéré. L’agresseur n’a pas eu le temps de s’emparer aussi du bracelet.

Graham, dubitative, esquissa une moue avant de remercier McEwen de s’être chargée des croissants. Elle tendit le sac à Joubert avant de se servir et l’odeur de beurre fondu mêlée à celle plus sucrée des chocolatines embauma la salle de réunion. Nguyen fit son apparition, sourit en voyant Graham mordre à belles dents dans un croissant.

— J’espère que j’arrive à temps, dit-il. Est-ce qu’il en reste ?

Graham hocha la tête, tout en l’interrogeant du regard : avait-il pu récupérer l’ordinateur de Lydia et commencé à chercher des pistes ?

— Il n’y avait pas d’ordinateur chez Mme Francœur, annonça Nguyen. Ou plutôt, il n’y en a plus. Les câbles sont restés là, mais l’ordinateur a disparu. Peut-être que c’est un portable qu’elle trimballait du bureau à la maison, peut-être qu’elle l’avait laissé au travail hier, mais…

— Si c’est un portable, c’est illogique, dit Joubert. Mais si elle avait une sortie après le boulot, elle n’avait peut-être pas envie de le traîner avec elle.

— Je suis certaine qu’elle est rentrée chez elle avant de ressortir, avança Tiffany. Rappelez-vous, on pouvait encore déceler son parfum quand on est arrivés sur la scène de crime. Un parfum ne reste pas toute une journée sur la peau à moins d’en abuser. Elle ne l’a pas mis le matin avant d’aller à la résidence. Elle s’est parfumée après être rentrée chez elle, s’être changée, maquillée, coiffée. Et sa robe était trop chic pour le travail. Ses talons trop hauts. Nous ne sommes pas encore allés interroger ses collègues de la résidence des Cèdres, mais nous savons que c’est un établissement pour les gens en perte d’autonomie. Lydia devait porter des vêtements moins élégants pour le boulot. Hier soir, elle était habillée pour sortir. Au resto, dans un bar, au théâtre ?

— Pour draguer ? supposa Joubert.

— Pourquoi pas ?

— Ou pour retrouver un amoureux, dit Graham. Elle était vraiment soignée. Regardez ses mains.

Elle montra un cliché où on voyait nettement une main aux ongles vernis. Deux s’étaient cassés tandis qu’elle luttait pour échapper à son meurtrier.

— J’espère qu’elle a griffé son agresseur et qu’on récupérera des résidus de peau sous les autres ongles.

— Je vais tâcher d’obtenir des informations en analysant les données de son téléphone, reprit Nguyen. Au moins, vous avez pu prévenir son frère.

— Oui, dit Joubert.

Il se rappelait le silence de Mathieu Francœur, puis ses dénégations. C’était impossible que sa sœur ait été tuée. Impossible ! Joubert avait pris tout le temps nécessaire pour persuader Mathieu Francœur qu’il n’y avait pas d’erreur. Lydia avait avec elle sa carte d’assurance maladie qui ne laissait aucun doute sur son identité. Il avait ajouté, sans trop savoir pourquoi, que Lydia était une belle femme. S’était félicité d’avoir dit cela lorsque Francœur avait renchéri : c’est sûr que sa sœur était belle. Elle avait toujours été belle. Puis il s’était mis à pleurer en sentant qu’il ne pouvait plus fuir la vérité, Lydia était morte. Joubert avait proposé de le rappeler un peu plus tard, afin de lui expliquer en détail le déroulement des prochaines heures.

— Je suis content qu’Alain soit au boulot.

— Il y a eu deux meurtres à Montréal, avant-hier, le prévint Graham. Je ne suis pas certaine qu’Alain pourra pratiquer immédiatement l’autopsie de Lydia Francœur. Qu’y avait-il d’autre à l’appartement de Mme Francœur ?

— Du désordre, répondit Nguyen.

— Comme si on avait cherché quelque chose à dérober à part le portable ?

— Aucune idée.

— Et on ne sait pas si le portable a été volé ou non, rappela Joubert. Il peut être dans sa voiture, au boulot. Elle peut l’avoir prêté. Il peut être quelque part en réparation.

— Je vous rappelle qu’il n’y avait pas d’effraction, dit Nguyen. Et que la porte de son appartement n’était pas verrouillée.

— C’est tout de même étrange qu’elle ait quitté son appartement sans verrouiller cette porte, objecta Tiffany. Précisément le soir où elle a été agressée.

— Il faut qu’on sache si c’était une personne distraite. Ou négligente, fit Graham.

Elle termina son croissant avant d’annoncer qu’elle irait dès maintenant rencontrer les collègues de Lydia Francœur.

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Serge Larocque regardait son visage dans la glace ; il avait eu de la chance de porter une barbe. Sinon, il aurait eu la marque des ongles de Lydia sur sa joue. En se rasant, il pouvait modifier son apparence. Il expliquerait à ceux qui s’étonneraient de le voir glabre après tant d’années qu’il trouvait que sa barbe le vieillissait. Il avait peut-être tort de s’inquiéter d’être reconnu par cet homme surgi de nulle part alors qu’il était avec Lydia, tout s’était passé si vite ! Ce témoin qui avait essayé de le suivre n’avait pas dû bien voir son visage. Mais il n’en était pas certain. En se rasant, il s’éloignait d’un possible portrait-robot que ce témoin pourrait établir avec la police. Il fit mousser le savon, passa la lame du rasoir sous l’eau brûlante et l’appliqua contre les poils bruns. L’opération fut plus longue que prévu, mais le résultat n’était pas trop désastreux, même si son front était plus bronzé que le reste du visage. Il y remédierait avec un peu de crème autobronzante. Il sourit : son menton lui semblait moins fuyant qu’au moment où il avait décidé d’avoir une barbe, dix ans auparavant. Il prit une douche, puis choisit ses vêtements. En boutonnant le col de sa chemise rose pâle, Serge se souvint que Lydia aimait les hommes qui osaient porter du rose. Il secoua la tête : il ne devait pas penser ainsi à Lydia, il devait être en parfaite possession de ses moyens quand il pousserait la porte de la résidence des Cèdres. Car il ne se faisait pas d’illusions, des enquêteurs viendraient sûrement lui poser un tas de questions sur Lydia dès qu’ils sauraient qu’elle était sa secrétaire. Il fallait impérativement les convaincre qu’il regretterait cette femme efficace. Et personne ne devait connaître le lien qui les unissait. Il avait effacé au fur et à mesure qu’il les recevait les courriels plus intimes de Lydia et il avait eu la présence d’esprit d’aller récupérer son ordinateur personnel. Et il avait eu raison : Lydia avait conservé tous leurs échanges ! Les femmes seront toujours d’éternelles romantiques… Il avait de la chance malgré tout : Lydia avait égaré son téléphone la semaine précédente et avait dû en acheter un nouveau. Si les policiers scrutaient l’historique de son appareil, ils ne trouveraient rien qui le relierait à lui. Il ne lui avait envoyé qu’un seul message, lui demandant si elle pouvait rester plus tard le mardi soir au bureau. Aucun enquêteur ne pouvait deviner que c’était sa façon à lui de prévenir sa maîtresse qu’il la retiendrait après le travail pour des motifs qui n’avaient rien de professionnel. Quand il était rentré chez elle en pleine nuit, il avait fait le tour des pièces pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié de compromettant, même s’il était persuadé que ce n’était pas le cas. Il n’avait jamais laissé de biens personnels chez Lydia même si elle le lui avait souvent offert, ni brosse à dents, ni rasoir, ni vêtements de rechange. Pas question qu’elle s’imagine qu’il allait s’installer avec elle. Il avait pris l’ordinateur et s’en débarrasserait dès que possible. D’ici là, il resterait au fond du walk-in. Les enquêteurs n’allaient tout de même pas débarquer chez lui dans la journée pour tout fouiller. Ils l’interrogeraient à la résidence, où il avait aussi vérifié le contenu de l’ordinateur du bureau, et ils entendraient simplement un patron parler en termes élogieux de sa secrétaire, un patron qui démontrerait une réelle affliction, qui dirait qu’il leur arrivait de sortir ensemble à l’occasion. Il ne pourrait pas prétendre le contraire, car il ignorait si Lydia avait parlé de lui à des amis et en quels termes. Il admettrait qu’ils s’étaient vus de façon plus intime à trois ou quatre reprises quand elle avait commencé à travailler à la résidence, mais qu’ils avaient finalement décidé qu’il était préférable de ne pas poursuivre en ce sens. Il ajouterait qu’il était trop vieux pour elle, que la jeune femme voulait des enfants. Qu’il avait cependant cru comprendre qu’elle voyait maintenant un homme qui lui convenait mieux.

Mais pourquoi lui avait-elle fait tous ces reproches ? Quelle mouche l’avait piquée ? Il ne l’avait pas impliquée directement dans le montage de la fondation, ne lui avait demandé que quelques informations sans jamais donner de détails. Il avait fallu qu’elle fouille dans ses affaires pour connaître le nom de la fondation, cette fondation dont elle s’était moquée. Elle avait dit que cette histoire ne lui attirerait que des ennuis et qu’elle en avait marre d’un homme qui n’avait que des rêves minables. Que son frère avait raison à son sujet. Elle n’aurait jamais dû parler d’Antoine ! Jamais ! L’avait-elle vu ? Quand ? Que s’étaient-ils dit ? Qu’est-ce qu’elle fabriquait avec Antoine ?

Serge repensait à cette soirée maudite sans arriver à comprendre à quel moment précis tout s’était délité. Lydia paraissait dans son état normal lorsqu’ils avaient bu un verre au Savini. Et elle semblait encore dans cet état normal quand il l’avait appelée dans la soirée pour savoir s’il pouvait la rejoindre bientôt chez elle, comme ils l’avaient évoqué à l’apéro. Elle avait dit qu’elle l’attendrait au kiosque du Bois-de-Coulonge. Il s’en était étonné, puis s’était dit qu’elle voulait le retrouver dans ce parc où ils s’étaient embrassés la première fois, que Lydia était comme toutes les femmes une incurable romantique. Il s’était aussi réjoui : si elle souhaitait qu’ils se rejoignent au parc, c’était qu’elle devait être dans des dispositions amoureuses. Comment aurait-il pu se douter que quelque chose n’allait pas ? Lydia avait dit qu’elle voulait marcher un peu, puis aller prendre un autre verre rue Cartier. Il avait répondu qu’elle avait déjà assez bu, qu’ils feraient mieux de se rendre à son appartement. Elle avait rétorqué qu’il n’avait pas à contrôler sa consommation d’alcool, s’était éloignée de lui, avait quitté le sentier pour s’enfoncer dans le boisé. Qu’avait-elle en tête ? ll n’aurait jamais dû la suivre, il aurait dû rentrer chez lui. Elle était ivre, alors qu’elle savait qu’il n’aimait pas qu’elle boive.

Oui, c’est ce qu’il aurait dû faire. Il aurait bien dormi et ne serait pas là, ce matin, à regarder son visage dans le miroir en peinant à se reconnaître. À hésiter si longtemps à choisir la pochette à pois qu’il glisserait dans la poche de son veston. À songer encore à Lydia qui s’était extasiée du nombre de costumes qu’il y avait dans le walk-in quand il l’avait emmenée chez lui pour la première fois. Il n’avait pas le choix d’être bien habillé, avait-il expliqué, on ne fait pas confiance à un pouilleux. Il avait toujours aimé les beaux vêtements, les coupes qui flattaient sa silhouette. Il pensa à son frère, trapu, qui portait ses éternels jeans et des polos sombres qui le vieillissaient. Évidemment, terré dans un laboratoire, il n’avait pas besoin de s’habiller, il enfilait un sarrau blanc pour se pencher sur les microscopes. Serge ne s’expliquait pas que, en se consacrant à la recherche sur les maladies dégénératives, son frère refuse de voir l’énorme potentiel des résidences pour personnes âgées. Il savait pourtant que la population vieillissait ! Mais probablement qu’il lui avait menti, qu’il n’avait pas placé l’argent de l’héritage. Il devait l’avoir investi dans le laboratoire, espérant être le prochain prix Nobel. Est-ce que Lydia le connaissait ou non ? Il s’était déjà plaint de lui devant elle, mais il ne se rappelait que très vaguement une possible rencontre à la résidence, des années auparavant.

Il entendit un bruit derrière lui, sursauta, puis comprit que c’était le mode rinçage de la machine à expresso qui s’était déclenché. Il devait se calmer, sinon les enquêteurs s’apercevraient de sa nervosité. Se questionneraient à ce sujet. Il se répéta que l’homme qui l’avait interpellé dans le parc n’avait pu distinguer ses traits, il n’était pas si près des lampadaires. Lui-même n’avait pu le voir, camouflé par l’ombre des grands arbres. De toute manière, il s’était rapidement échappé. Et heureusement, ce maudit témoin avait mis du temps à réagir, à s’élancer derrière lui. En pure perte. Il l’avait semé aisément. Il sourit à son image, lissa ses joues après avoir enduit ses mains d’une eau de Cologne à la bergamote. Très légère, raffinée, qui plaisait à beaucoup de femmes. Les plus âgées disaient qu’elle leur rappelait l’Eau sauvage de Dior. Lydia l’aimait aussi, y décelait du vétiver, affirmait que cette odeur tonique avait un petit quelque chose d’émoustillant. Mais pourquoi avait-elle donc tout gâché ?

Il repensa à ce témoin. Pourquoi ne s’était-il pas manifesté avant ? Qu’avait-il vu réellement ?

Et que faisait-il, lui, dans le parc, à cette heure-là ?

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La pelouse était maintenant sèche et Léonard Cardinale s’émerveillait de sentir la fraîcheur de la terre sous les brins d’herbe satinés. Il avait fait plusieurs fois le tour de la maison familiale, pieds nus, comptant les pas comme s’il était toujours dans la cour du pénitencier, s’arrêtant, s’efforçant de cesser de compter, y parvenait quelques secondes, reprenant son mantra jusqu’à ce que le cri d’une corneille le distraie. Ou n’importe quel mouvement dans un périmètre restreint. Il se raidissait alors, aux aguets, cherchant à identifier la menace. Puis il respirait, c’était le camelot qui déposait Le Soleil sur le pas de la porte des voisins. Lui-même avait livré ce journal lorsqu’il était gamin. Il se rappelait l’odeur différente de chacune des maisons quand il sonnait chez les abonnés le vendredi pour être payé. Chez les Martin, une odeur de lessive flottait en permanence, chez les Croteau, une appétissante odeur de café, la cigarette chez les Lantier et la térébenthine chez Karl Lemay quand il peignait. En prison, sa mère lui avait dit que son ancien voisin était devenu un artiste réputé dans le monde entier, que ses œuvres avaient été exposées à Tokyo, à Buenos Aires, New York, Londres. Il se demandait si le portrait que M. Lemay avait fait de lui quand il avait dix ans s’était baladé au-delà des océans. Il se rappelait la patience du peintre qui devait lui répéter fréquemment de ne pas bouger. À cette époque, il ne tenait pas en place. Il avait appris à mieux contrôler son impatience au pénitencier. Il se souvint qu’il y avait un renard dans ce tableau où il apparaissait. On voyait à peine dépasser son museau derrière un rocher et Léonard avait été étrangement fier de figurer près de cet animal tellement rusé qu’il fallait toute une meute de chiens pour l’attraper.

Quant au portrait de Loraine que Lemay avait fait plus tard, il ignorait aussi ce qu’il était devenu.

Il jeta un coup d’œil vers la maison qu’avait habitée M. Lemay, se demandant qui y vivait maintenant. Qui était ce couple qu’il avait aperçu la veille ? Il aurait pu s’informer auprès des voisins qu’il connaissait, mais quand il avait croisé les Lantier chez Roset, il avait lu un tel mépris dans leur regard qu’il avait abandonné cette idée. Et puis, qu’est-ce que ça lui apporterait de savoir qui occupait cette demeure ? L’important était de savoir où lui habiterait… Il ignorait toujours s’il voulait rester dans ce quartier ou déménager à Montréal, à Baie-Saint-Paul, Trois-Rivières. Son agent de probation lui avait déconseillé de prendre des décisions trop hâtives. Il l’avait prévenu qu’il lui faudrait des mois pour s’accoutumer à sa nouvelle existence. Prévenu de la déception qui accompagnerait sa sortie de prison : les détenus en rêvaient durant des années, mais la réalité était très déstabilisante. Et plus longue avait été la peine, plus nombreux étaient les changements auxquels ils étaient confrontés en société. Heureusement, avait ajouté l’agent, Léonard avait suivi des cours durant son incarcération, il avait un diplôme, tout serait plus simple pour lui.

Peut-être qu’il lui avait menti. Probablement. On ne pouvait faire confiance à personne. Ainsi, rien n’était simple pour Léonard. Dormir, en premier lieu. Sortir à l’extérieur du quartier. S’acheter des vêtements. Se nourrir correctement. Il savait qu’il ne devait pas manger que des pizzas surgelées. Des années entre quatre murs avaient déglingué son estomac et il devait faire attention à son alimentation. Ce serait idiot de mourir d’un ulcère ou d’un cancer après avoir survécu au pénitencier.

Au moins, il avait cessé de fumer.

Il s’accroupit, effleura la pelouse de sa main droite, fixa la plate-bande où il ne restait qu’un chétif conifère. Du temps de sa mère, des fleurs poussaient en abondance. Il se redressa : c’est ce qu’il ferait aujourd’hui, il planterait des fleurs. Des fleurs blanches comme il en avait toujours vu chez M. Lemay. Il se souvenait de l’avoir interrogé à propos de cette couleur : comment arrivait-on à la peindre sur une toile blanche ?

Il était déçu qu’il ait déménagé. Où était-il allé ? Et s’il s’informait auprès du couple qui avait acheté la maison du peintre ?

Est-ce que Karl Lemay le reconnaîtrait quand ils se reverraient ? Il avait fait le portrait d’un enfant. Il avait tellement changé depuis… M. Lemay avait réalisé des dizaines de portraits dans sa carrière, mais il se souviendrait sûrement de lui. À cause de Loraine. Il voulait lui dire qu’il s’était mis au dessin durant son incarcération. Il ajouterait même que c’était ce qui l’avait sauvé de la noirceur du pénitencier qui menaçait à tout moment de l’engluer, de l’anéantir. Il lui répéterait que c’était en pensant à lui, en se rappelant le calme qui régnait dans son atelier, qu’il s’était surpris à griffonner sur des bouts de papier. Et qu’il espérait acquérir un certain style. Est-ce que le peintre accepterait de voir son travail ? Il lui dirait qu’il l’imitait, qu’il aimait marcher sur le boulevard Champlain, qu’il avait gravi la côte Gilmour en se rappelant qu’il l’avait un jour suivi. Il avait quoi ? Douze ans ? Il se prenait pour un espion, s’amusait à épier ses proches, espérant découvrir leurs secrets. Il avait vu Karl Lemay se planter au beau milieu de la côte pour contempler le fleuve durant un temps qui lui avait paru infini avant d’ouvrir son carnet et de se mettre à dessiner le Saint-Laurent. Léonard s’était demandé comment il parvenait à dessiner ces vagues qui ne s’immobilisaient jamais. Alors qu’il l’avait prié de ne pas bouger quand il faisait son portrait.

En regardant le camelot lancer le journal chez un autre voisin, Léonard décida de s’abonner au Soleil. Lire le quotidien en buvant son café sans entendre personne discuter, gémir, gueuler à côté de lui. Il aimait vraiment jouir de ce silence, même s’il l’effrayait encore un peu.

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André Rouaix avait décrit à Maud Graham la résidence des Cèdres où s’était installée la mère de Nicole, mais elle s’attendait à un établissement plus terne et fut heureusement surprise par un hall d’entrée lumineux où se déployait un magnifique hibiscus. Elle ne put s’empêcher de lire les menus de la journée inscrits sur un tableau noir et se surprit à saliver en constatant qu’il y aurait des vol-au-vent pour le souper. Depuis combien de temps n’en avait-elle pas mangé ? Pourquoi certains plats tombaient-ils dans l’oubli ?

— Faites-vous parfois des vol-au-vent ? demanda-t-elle à Joubert.

Il s’apprêtait à répondre quand une femme d’une cinquantaine d’années s’avança vers eux en souriant et tendit la main pour se présenter.

— Marie-Louise Tanguay. Je suis la directrice des soins. Bonjour, madame Lebel.

Maud Graham la corrigea aussitôt, présenta Michel Joubert, précisa leurs grades et demanda s’il y avait un endroit calme pour discuter.

— Mais M. Lemay est rentré. Tout est beau. On ne vous l’a pas dit au poste de police ?

— M. Lemay ?

— Il est revenu tard, mais il est revenu. Deux jeunes filles très responsables l’ont raccompagné. On ne sait toujours pas où il a traîné toute la soirée, mais il est chez lui, on lui a rendu son carnet à dessin et il doit dormir, maintenant.

— Nous ne sommes pas ici pour parler de ce monsieur, mais de votre collègue, Lydia Francœur.

— Lydia ?

Marie-Louise Tanguay porta une main à sa bouche, comme si elle savait déjà qu’elle devrait retenir ses cris. Elle les fit entrer dans un bureau et referma la porte.

— Elle a eu un accident, c’est ça ? J’ai essayé de la joindre sans…

— Elle est malheureusement décédée, lui apprit Graham d’une voix douce.

— Décédée ? Voyons ! Elle est trop jeune !

— Il y a eu un incident, dans un parc, tard hier soir, et Lydia a été agressée.

— Agressée ? répéta Marie-Louise Tanguay.

Elle recula légèrement, comme pour échapper à la suite de cette conversation. Elle refusait de croire à ce qu’on lui disait !

— On ne sait pas encore ce qui lui est arrivé, ajouta Joubert, mais on a besoin du maximum d’informations pour mieux connaître sa personnalité.

Le regard de Marie-Louise Tanguay papillonnait de Graham à Joubert.

— C’est un choc, nous en sommes conscients, dit Graham, mais plus tôt vous nous parlerez de Mme Francœur, mieux ce sera.

On frappa à la porte du bureau et Marie-Louise Tanguay se leva aussitôt, mue par l’habitude. Elle se força à prendre une longue inspiration avant d’ouvrir à l’infirmière qui devait lui faire un compte-rendu de sa visite à Karl Lemay.

— On en parlera tantôt, Gina, si tu veux bien. Je dois discuter de… Entre, j’ai une mauvaise nouvelle. Lydia…

Gina qui avait jeté un coup d’œil à Graham et Joubert porta une main à sa poitrine en fixant Marie-Louise Tanguay.

— Quoi ? Lydia ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Il paraît que Lydia est morte.

Gina Larochelle s’appuya contre le grand bureau, secoua la tête, ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Joubert qui s’était levé pour lui céder sa chaise lui toucha l’épaule, la fit asseoir.

— C’est un choc, répéta Graham. Mais nous avons besoin de votre aide pour trouver le responsable de sa mort.

Michel Joubert écoutait Maud. Elle évitait de prononcer les mots « meurtre », « assassinat », trop brutaux, se contentant du terme « agression » qui était suffisamment chargé de violence. Elle devait rassurer les collègues de Lydia pour obtenir une bonne collaboration.

— Voyez-vous quelqu’un qui aurait pu en vouloir à votre collègue ? questionna Graham.

— Personne ! s’écrièrent en même temps Marie-Louise et Gina. Personne ! Tout le monde l’aimait.

— Elle travaillait ici depuis longtemps ?

— Six ans, répondit Marie-Louise Tanguay. C’est la secrétaire de direction. Elle est très efficace, on peut tout lui demander. M. Larocque père l’aimait beaucoup.

— C’est sûrement une erreur, fit Gina en affrontant pour la première fois le regard de Graham. Vous devez vous tromper.

Graham secoua la tête en expliquant à la jeune préposée qu’on avait trouvé des cartes d’identité sur la scène de crime qui leur avaient permis d’identifier la victime.

— Il n’y a aucun doute, compléta Michel Joubert.

Il échangea un coup d’œil avec Graham qui l’encouragea à poursuivre : Lydia avait été tuée, on avait découvert son corps au début de la nuit, l’enquête était en cours.

— Dans ce genre d’événement, tout peut nous être utile, le moindre détail…

Marie-Louise Tanguay interrompit Joubert : avait-il prévenu Serge Larocque, le directeur de la résidence ?

— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle devant l’air dubitatif de Joubert. Il doit arriver à neuf heures trente. Je vais essayer de le joindre ! J’espère que son cellulaire fonctionne, ce matin.

— Il ne fonctionnait pas hier ?

— Je l’ai appelé sans succès quand je me suis aperçue que M. Lemay n’était pas rentré. Au début, je pensais que M. Lemay était dans la cour, il y passe tout son temps à dessiner. Je ne l’avais pas vu à la salle à manger pour le souper. Il n’y vient pas régulièrement, mais son ami Ludger Sirois avait aussi l’air de se demander où il était… On a commencé à le chercher… et je… je ne sais pas pourquoi je vous parle de M. Lemay. Il est revenu sain et sauf. Quoi qu’il en soit, j’ai rappelé M. Larocque, mais la pile de son téléphone devait être à plat.

— Les entrées et les sorties sont très contrôlées ? s’enquit Graham.

— Cela dépend des étages où vivent les résidents. On a toutes sortes de personnes ici, avec des besoins différents. Il faut avoir un passe pour circuler.

Marie-Louise Tanguay ouvrit le premier tiroir de son bureau et tendit une clé attachée à une capsule bleue.

— C’est le sésame pour ouvrir ou fermer les portes. Pour les résidents qui ne souffrent pas de problèmes cognitifs. Comme vous avez pu le constater, il y a un interphone. On n’entre pas ici comme dans un moulin, c’est sûr. M. Larocque tient à la sécurité des résidents. Qu’est-ce qu’il va faire maintenant ?

— Lydia Francœur semble s’être rendue indispensable, commenta Graham.

— Absolument. Elle est arrivée ici avant le décès de M. Larocque. Elle a été très précieuse pour aider Serge lorsqu’il a décidé de remplacer son père. Et ensuite, quand on a commencé les travaux. Tellement de choses à gérer ! L’entrepreneur, la banque, les résidents…

— Et en plus, elle est toujours de bonne humeur, dit Gina Lamirande. Elle a une excellente mémoire…

— Elle se souvient du nom de tous vos résidents ?

— Ça, c’est normal, fit Gina en haussant les épaules. Mais Lydia se souvient des noms de leurs enfants, de leurs petits-enfants. Ce qu’ils faisaient dans la vie, où ils demeuraient avant de s’installer ici. Elle-même habite tout près de la résidence.

Alors que Gina et Marie-Louise évoquaient leur collègue, Joubert et Graham étaient de plus en plus persuadés que les relations entre ces femmes étaient harmonieuses. On ne décelait aucune envie dans le ton de leurs voix, plutôt une sincère admiration pour le professionnalisme de Lydia.

— Vous voyiez-vous en dehors de la résidence ?

— On a toujours une sortie à Noël, tout le personnel, dit Marie-Louise. Mais je n’habite pas tout près et Gina a de jeunes enfants, ce qui fait qu’on rentre directement chez nous après le travail.

— Elle n’a pas d’enfant, fit Graham. Un conjoint ?

— Non. Elle s’est mariée à vingt ans, mais elle a divorcé deux ans plus tard.

— Un amoureux ? suggéra Joubert.

— C’était une femme souriante, ajouta Graham. Elle devait plaire…

Marie-Louise et Gina eurent un bref éclat de rire : Lydia avait en effet du succès. Combien de fils accompagnant un parent âgé avaient été séduits par elle ?

— Façon de parler, évidemment, se reprit Marie-Louise. Il n’y a rien eu de déplacé.

— Mais elle a pu rencontrer quelqu’un dans ce genre d’occasion ? Le revoir ?

Gina secoua la tête, M. Larocque n’aurait pas approuvé : pas question de mêler travail et sentiments.

— Il est très strict là-dessus.

— On n’a pas vraiment le temps de parler de nos vies privées, précisa Gina. Ici, ça vous semble calme, mais si vous montez aux étages, vous verrez qu’on est occupées. Et avec l’été, c’est encore plus compliqué.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a les congés, les vacances du personnel, intervint Marie-Louise Tanguay. On doit engager des remplaçants, ce qui augmente la confusion ou l’anxiété de certains résidents. Ils ne reconnaissent pas les préposés, paniquent. Je dois justement voir tout le monde aujourd’hui avec Sophie. C’est elle qui prendra ma place durant mes vacances. J’expliquerai qu’elle jouera mon rôle, mais il y en a qui s’inquiéteront quand même. Et là… avec ce qui vient d’arriver…

— Et Lydia ? la coupa Graham. Quand devait-elle prendre ses vacances ?

— En août. Il me semble qu’elle m’a parlé de New York. Ou de Boston.

— Elle devait partir avec des amis ? s’informa Joubert.

Marie-Louise Tanguay haussa les épaules : les projets de Lydia n’étaient pas vraiment établis.

— Je lui ai dit qu’elle devait tout de même penser à ses réservations d’hôtel, si elle voulait du confort, mais elle m’a répondu que ça ne dépendait pas que d’elle. Vous devez avoir raison, elle ne partait pas seule…

— Que pouvez-vous nous dire sur Lydia ? insista Graham. Quels étaient ses loisirs ?

— Ses loisirs ?

— Oui. Qu’aimait-elle faire ? Suivait-elle des cours ? Avait-elle une passion ? Tout peut nous être utile.

Marie-Louise Tanguay triturait le coquillage qui pendait à son cou au bout d’une chaîne en argent et ne semblait plus écouter Maud Graham. Elle finit par déclarer qu’elle devait appeler Serge Larocque.

— Il ne me croira pas, murmura-t-elle. Il me semble que…

— Je sais, l’assura Graham. Tout ça est bouleversant.

Elle observait Marie-Louise, devinait qu’elle se demandait ce qui était arrivé à Lydia tout en refusant de poser la question, d’avoir une réponse. Mais s’y sentant obligée, ignorant comment agir dans une telle situation, décidant de reporter encore le moment où elle prendrait la mesure de la vérité dans toute son horrible réalité. Ensuite, il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Elle imaginerait la fin de Lydia, y penserait chaque jour en voyant son bureau inoccupé, se sentirait coupable quand elle sympathiserait avec la secrétaire qui la remplacerait. Son visage se tendit quand elle entendit la voix de Serge Larocque. Elle se tut quelques secondes, ne sachant plus ce qu’elle voulait lui dire, secoua la tête pour se ressaisir.

— Il faudrait que vous arriviez tout de suite. Lydia a eu un accident.

— Un accident ?

Larocque s’était exclamé assez fort pour que Graham et Joubert l’entendent.

— Venez ici, les policiers vont vous expliquer. Oui, c’est épouvantable. J’ai de la peine à y croire, mais il paraît qu’elle avait ses cartes d’identité.

Elle reposa le téléphone en annonçant aux enquêteurs que le directeur était déjà en route.