6

Le 29 juillet, 11 h 45

 

Serge Larocque hésitait. Devait-il quitter son bureau où il faisait semblant de travailler pour aller discuter avec Marie-Louise Tanguay des enquêteurs qui interrogeaient les résidents, pour savoir s’ils en avaient bientôt fini ? Ou devait-il, au contraire, rester devant son ordinateur pour signifier que la vie continuait malgré le drame, qu’il avait une résidence à administrer, qu’il donnait l’exemple en gardant son calme et en agissant comme à l’ordinaire ? Il s’étonnait d’avoir pu boire autant de café avec Marie-Louise, Gina et Catherine sans trahir son trouble. Depuis hier matin, il jouait son rôle de directeur attentionné avec assurance, répétait à tous les employés qu’ils ne devaient jamais hésiter à venir frapper à sa porte pour parler du drame s’ils en ressentaient le besoin. C’était valable pour tous les gens qui travaillaient à la résidence des Cèdres, du cuisinier à l’infirmière, de la préposée engagée pour les remplacements de l’été au responsable des activités. Ils étaient là les uns pour les autres, comme une famille. Pour se soutenir. Et pour veiller à ramener le calme auprès de leurs chers résidents que les questions des enquêteurs ne manqueraient pas de bouleverser.

Après avoir fait mine de s’inquiéter de ces interrogatoires, il avait bien évidemment laissé les enquêteurs discuter avec les résidents : tant qu’ils peineraient à en apprendre davantage sur Lydia, ils se détourneraient de lui. Ils n’avaient toujours pas rapporté l’ordinateur de Lydia, était-ce normal ? Quand, après être allé chez Lydia récupérer son ordinateur personnel, il s’était introduit dans la résidence pour vérifier s’il y avait des éléments compromettants dans l’ordinateur qu’elle utilisait au bureau, il n’avait rien décelé d’inquiétant. Mais dans l’état de stress où il était, avait-il pensé à tout ? Il n’avait vu aucun courriel un tant soit peu équivoque le concernant. Lydia semblait avoir utilisé l’ordinateur uniquement pour le travail, commandes, factures, comptabilité, tableaux comparatifs, gestion du personnel, horaires, organigrammes. Il avait néanmoins passé les dossiers en revue rapidement, peut-être trop, craignant à tout moment qu’une des préposées de nuit vienne par un malheureux hasard dans l’aile de l’administration. Ce n’était pas arrivé, heureusement. Il était rentré chez lui et s’était douché longuement, après avoir avalé d’un trait un verre de scotch. Il avait jeté des vêtements sur l’ordinateur personnel de Lydia caché au fond du garde-robe tout en se disant qu’il était ridicule.

Trente-six heures plus tard, il se répétait que personne n’irait récupérer l’ordinateur qu’il avait balancé dans la rivière Saint-Charles et que celui du bureau ne devait pas receler de mauvaises surprises, sinon les enquêteurs seraient revenus l’interroger ce matin au lieu de consacrer leur temps aux résidents. Ceux-ci ne représentaient aucun danger : Lydia n’avait certainement pas fait de confidences à ces vieillards sur leur liaison. Son seul et unique souci venait de sa bande d’amies. Si l’une d’entre elles évoquait leur relation, il dirait qu’effectivement ils avaient flirté, mais que cette histoire ne s’était pas prolongée. Si cette amie prétendait le contraire, il jouerait la surprise ; comment seraient-ils restés amants sans que personne s’en aperçoive à la résidence ? Durant des mois ? Il reparlerait de son désir d’enfant, de son refus catégorique, de leur rupture consensuelle. De l’amitié qu’ils avaient conservée l’un pour l’autre.

Il regarda l’écran de son ordinateur, 11 h 50. Les enquêteurs devraient bientôt cesser d’interroger les résidents pour leur permettre de dîner ; devait-il leur offrir de manger avec lui à la salle à manger comme il le faisait deux fois par semaine ou cette proposition leur paraîtrait-elle suspecte ? Il fixa ses mains durant quelques secondes, il avait coupé ses ongles après avoir rasé sa barbe, car un d’entre eux s’était brisé pendant qu’il essayait de faire taire Lydia. Ou quand il avait ramassé la pierre. Ou quand il avait ouvert la portière de sa voiture ? Ou quand il était rentré chez lui. Ou avant. Ou plus tard. Comment savoir quand cet ongle s’était cassé ?

Et si on l’avait retrouvé ?

Si des techniciens étaient en train de l’observer au microscope ? Il ne pouvait détacher son regard de ses mains, ces mains qui avaient serré trop fort le cou de Lydia Francœur. Elles lui semblaient étrangères, douées d’une vie propre. C’est probablement pour cette raison qu’elles n’avaient pas tremblé devant les enquêteurs. Ses mains n’avaient peur de rien. Ses mains savaient tuer. Découper un orignal sans frémir, tordre un cou. Ses mains lui étaient fidèles. Contrairement à Lydia qui s’était moquée de lui, qui avait dénigré ses projets pour la fondation. Alors que lui ne l’avait jamais humiliée avec son accent si rural. Elle faisait de gros efforts pour s’exprimer correctement, mais elle n’avait pas eu la même éducation que lui. Il lui manquerait toujours un certain vernis. Il ne le lui avait jamais fait remarquer.

Elle n’aurait pas dû le provoquer en se moquant de lui, en parlant d’Antoine. Elle n’était pas dans son état normal, ce soir-là. Si elle n’avait pas bu autant, rien de tout cela ne serait arrivé. Il avait peut-être manqué de contrôle, mais c’est elle qui avait perdu toute réserve en premier, qui s’était mise à dire n’importe quoi. C’est tellement vulgaire, une femme qui boit.

: :

Le 29 juillet, début d’après-midi

 

Après que Marie-Louise Tanguay l’eut présentée à Karl Lemay, Maud Graham constata qu’il ressemblait beaucoup à Ludger Sirois, même si les yeux de l’artiste étaient plus clairs. Et surtout très doux, contrairement à ceux de l’ex-capitaine de la Sûreté qui étaient perpétuellement à l’affût. Sa voix aussi était douce, alors que Sirois s’exprimait avec la fermeté d’un homme habitué à commander. Lemay l’observa un moment comme s’il la jaugeait en tant que modèle. Graham se redressa, rentra le ventre, s’en trouva parfaitement ridicule, tandis qu’il l’invitait à s’avancer dans la pièce. Elle eut une pensée pour Alain ; il aurait aimé voir cette table où s’amoncelaient des dessins qui dissimulaient à moitié les crayons de toutes tailles, le grand cahier à spirale, les petits carnets, le portrait d’une femme, un fusain, sur le chevalet dressé devant la fenêtre. Elle s’immobilisa quelques secondes devant le portrait, nota la précision des traits, la sûreté des lignes et se réjouit pour l’artiste qu’il ne soit pas atteint de la maladie de Parkinson comme Ludger Sirois. Alain lui avait dit qu’Auguste Renoir souffrait terriblement d’arthrite rhumatoïde : à la fin de sa vie, on devait attacher les pinceaux à ses mains à l’aide de bandelettes. Il avait eu la chance d’avoir une famille aimante, un entourage qui l’aidait, qui préparait ses couleurs, mélangeait les huiles, nettoyait les brosses ou les pinceaux. Karl Lemay semblait se débrouiller seul. Elle nota qu’il n’y avait aucun tube de couleur sur la table ni ailleurs. Avait-il renoncé à peindre ?

— C’est compliqué, depuis que je suis ici. Pas assez de place. L’odeur m’étourdirait. Je n’aurais sûrement pas le droit, de toute manière. Question de sécurité.

— De sécurité ? fit-elle en notant que Lemay froissait et défroissait constamment son mouchoir.

Un mouchoir en tissu, comme son père. Ils n’étaient plus très nombreux à en utiliser, aujourd’hui.

— Les produits inflammables comme la térébenthine, répondit Karl. J’ai toujours travaillé avec de la térébenthine. Ça me manque un peu. Mais je dessine, comme je le faisais avant. Dans ma jeunesse.

— Vous viviez où ? s’enquit Graham en remarquant cette fois que Lemay s’exprimait par phrases courtes, avec un débit un peu hachuré. Il avait un accent très léger, et elle n’arrivait pas à deviner d’où il était originaire.

— Loin d’ici. Les States. Mais j’habite au Québec depuis des années. Ma mère venait d’ici.

Il y eut un silence qui se prolongea, puis Graham regarda Karl Lemay.

— Vous savez que Mme Francœur est décédée ?

— Mme Francœur ?

— Lydia Francœur.

— Ah ? Lydia, murmura Karl Lemay. Oui, Lydia est morte. Ludger me l’a dit. C’est moi qui aurais dû mourir à sa place.

— Pourquoi ?

Lemay hésita un moment avant de répondre qu’elle était trop jeune. Il s’essuya les yeux. Maud Graham supposa que ces larmes étaient causées par l’émotion, mais elle n’en était pas certaine, se souvenant de sa grand-mère paternelle qui se tamponnait toujours les yeux, comme si elle était gênée en permanence par un corps étranger.

— Vous l’aimiez bien ?

— Elle était toujours en mouvement.

— Vous voulez dire qu’elle était active ?

— Comme une mésange. Elle se posait à la salle à manger, se relevait, s’assoyait. Puis elle repartait parler à quelqu’un. Puis elle se rassoyait. Buvait son café. Riait. Se relevait encore. Partait à l’autre étage. Toujours par les escaliers. Jamais l’ascenseur. Tout le contraire d’un chat.

Maud Graham sourit au peintre avant de citer Jules Renard : « L’idée du calme est dans un chat assis. » Karl Lemay se tamponna de nouveau les yeux tout en souriant. Il se dirigea vers le fond de la pièce, fouilla dans une série de toiles appuyées contre le mur, revint vers Graham et lui tendit un tableau représentant un gros chat gris. Elle eut un hoquet de surprise, le félin était le sosie parfait de son chat Léo qu’elle avait tant aimé.

— J’ai eu un chat gris, dit-elle. Il s’appelait Léo, pareil à celui-ci.

— C’est Turner. Il est mort à dix-neuf ans. Juste avant que je déménage ici. Sinon, je serais resté à la maison.

— Vous habitiez où ?

Karl Lemay hésita quelques secondes avant de répondre que Ludger Sirois vivait tout près de chez lui. Qu’ils se voyaient souvent.

Graham hocha la tête et lui dit qu’elle savait qu’ils étaient amis, tout en se demandant si Lemay avait oublié l’adresse de sa maison. Dans quelle mesure sa mémoire était-elle fiable ? Il se rappelait le nom de son chat, mais ignorait où il avait habité ? Devait-elle insister pour connaître l’adresse, au risque de l’importuner ?

— Vous habitiez la même rue ?

— Ludger aime la pêche, déclara Lemay au lieu de répondre à la question. Il m’a emmené au lac.

— J’ai vu vos tableaux représentant des poissons chez lui. On a envie de les manger.

À l’air ahuri de Lemay, Graham craignait de l’avoir vexé, mais il leva un pouce en l’air en signe d’approbation avant de s’essuyer encore les yeux.

— Vous souvenez-vous quand vous avez vu Lydia pour la dernière fois ?

— Quand elle est partie. J’étais dehors pour dessiner. Elle portait un chemisier violet qui allait bien avec son teint.

Sans le savoir, Karl Lemay venait de lui confirmer ce que Tiffany McEwen avait avancé : Lydia Francœur était bien allée chez elle se changer en quittant la résidence.

— Lui avez-vous parlé ?

— Elle a regardé mon dessin et dit qu’elle le trouvait beau. C’était pour être gentille. Il est raté. Pas assez léger. J’ai pourtant utilisé mes pastels. Les pétales semblaient durs et…

— Des pastels ? l’interrompit Graham en revoyant mentalement les objets trouvés sur le scène de crime, le bâton rose, à la texture si sèche.

— Je voulais rendre l’aspect velouté des feuilles, les nuances de rose. C’est très difficile, le pastel. Imprévisible. Traître. Mais j’aime son intimité. Ses textures.

— Pouvez-vous me montrer vos pastels ? demanda Maud Graham.

Le vieil homme se dirigea vers la table, souleva les dessins, tira vers lui la boîte de pastels, sourcilla en l’ouvrant. Il manquait un bâton rose entre le fuchsia et le magenta. Il posa les dessins sur une chaise, regarda autour de lui. Où était ce satané bâton ?

— Vous cherchez quelque chose ?

— Le rose Kennedy. Il devrait être dans la boîte. J’ai remis les bâtons dans la boîte. Sinon, ils n’y seraient pas.

— Vous avez remis les bâtons ? fit Graham pour l’encourager à poursuivre.

Quand elle reprenait ainsi les phrases d’un témoin, elle pensait toujours aux psychanalystes ; était-ce vrai qu’ils relançaient ainsi leurs patients ? En répétant leur phrase sans donner leur opinion, en restant neutres ? Elle craignait surtout de brusquer Karl Lemay, devinant que la moindre pression pouvait créer une anxiété qui gâcherait tout. Elle était sûre qu’il avait perdu son bâton de pastel près du corps de Lydia. Comment s’était-il retrouvé là ? Quand ? Pourquoi était-elle sûre qu’il n’était pas le meurtrier ? Trop fragile ? Non, la colère décuplait les forces, on avait vu des choses étonnantes, l’adrénaline permettait de tout envisager. Elle n’imaginait cependant pas Lemay en assassin. Mais rien ne l’autorisait à l’écarter d’emblée d’une liste de suspects. Graham devait freiner l’excitation qu’elle ressentait, conserver un ton uni, calme, rassurant.

Karl Lemay avait cessé de fixer la boîte de pastels et déplaçait la pile de dessins pour la déposer sur une chaise, se penchait sur la table, saisissait les crayons, les remettait sur la table, s’immobilisait une seconde avant de s’accroupir sous la table pour chercher le bâton de pastel. Graham l’imita aussitôt, ils arpentèrent la pièce à genoux sans trouver le bâton. Elle se releva, tendit sa main à Karl Lemay pour l’aider à se redresser, sentit qu’il vacillait même s’il serrait ses doigts avec fermeté.

— Peut-être que vous avez perdu le pastel dehors ? suggéra-t-elle.

— Il doit être dans la cour. Près des bosquets de fleurs.

— On peut aller voir.

— Dehors ?

Karl Lemay saisit sa veste d’un mouvement preste qui surprit Maud Graham. Tout comme le fait qu’il ne verrouillait pas la porte après être sorti. Était-ce un oubli ? Il resta quelques secondes sans bouger avant que Graham lui demande s’il avait besoin de ses clés. Il cligna des yeux plusieurs fois, se renfrogna avant de déclarer que c’était inutile, il y avait certainement quelqu’un à l’entrée pour appuyer sur le bouton qui ouvrait la porte centrale.

— Il y a toujours des résidents qui s’installent dans le hall pour voir du monde.

— Vous n’y allez pas ?

— Non.

— lls ne seraient pas de bons sujets pour des portraits ? avança Maud Graham.

— Elles parlent trop.

— Qui ?

— Les sœurs Lalancette. Elles sont toujours postées dans le hall avec Constance Cloutier. Elles guettent…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’elles surveillent ?

— Comme des chouettes, prêtes à fondre sur une proie.

— Une proie ?

— Le moindre événement. Un nouveau résident. Le départ d’un résident. Des visiteurs. Le menu du jour. Les décorations.

Maud Graham et Karl Lemay durent attendre l’ascenseur durant quatre minutes, mais ni l’un ni l’autre ne rompit le silence qu’ils continuèrent d’observer dans la cabine. Ils traversèrent le hall où, comme Lemay l’avait dit, étaient assises deux dames qui se ressemblaient et qui les suivirent du regard jusqu’à ce qu’ils contournent le bâtiment principal pour se rendre dans la cour. Des fleurs se relevaient après avoir été couchées au sol par une averse. Le gazon encore humide brillait par endroits. Karl Lemay se dirigea vers les fleurs, scruta le sol, souleva les fleurs pour vérifier si le pastel était tombé sous les tiges feuillues avant de hausser les épaules.

— J’ai pu le perdre plus loin. En marchant. En revenant. On aurait dû regarder près de la porte d’entrée.

— Où êtes-vous allé ?

— Je suis revenu.

— À la résidence ?

Karl Lemay évita le regard de Graham en s’agenouillant pour scruter de nouveau les pieds des rosiers, soulevant des feuilles pour mieux chercher.

— Vous m’avez dit que Lydia vous avait complimenté sur vos fleurs avant de s’éloigner de la résidence. Est-ce que vous pourriez l’avoir suivie ?

— Pour quelle raison ?

— Peut-être qu’elle vous a offert de vous emmener quelque part ?

— Mais non, voyons, elle rentrait chez elle.

— Vous dites que vous êtes revenu. Revenu d’où ?

Karl Lemay ferma les yeux, tandis que Graham se retenait d’évoquer les Plaines avec lui. Elle ne voulait pas introduire cet élément tant que lui-même n’y ferait pas allusion. Elle revoyait le bâton rose vif dans le sac de plastique répertorié par les techniciens en scène de crime ; quand l’avait-il perdu ? Ludger Sirois affirmait que Lemay avait vu un homme battre une femme. Où ? À quelle heure ? Elle répéta la question doucement.

— Vous reveniez d’où ?

Les cheveux roux de Graham étaient très beaux, songeait Karl Lemay, elle ne devrait pas les attacher. C’est ce qu’il devait lui dire. Il ne pouvait pas lui raconter qu’il ne se souvenait pas où il était allé, elle le répéterait à Marie-Louise Tanguay et on penserait qu’il perdait la tête. La rousse ne le quittait pas des yeux, elle voulait tout savoir. Elle s’était sûrement présentée en arrivant au studio, mais il ne se souvenait pas de son nom. Il savait pourtant que c’était un nom étrange. Il espérait qu’elle ne reste pas trop longtemps avec lui.

— Qu’est-ce que vous avez vu lorsque vous êtes allé vous promener ?

Karl Lemay jeta un coup d’œil à sa droite, puis à sa gauche, épousseta son pantalon, fixa un moment les bosquets parfaitement entretenus comme s’il y cherchait une réponse. Puis il s’immobilisa dans l’allée, se revit dans cette allée, se revit s’en éloignant au plus vite. Il ferma les yeux, les images se succédaient trop vite dans son esprit. Les squelettes, le drapeau rouge, les croix gammées dans le livre que son père regardait si souvent.

— J’ai vu le signe des nazis.

Maud Graham fronça les sourcils : des nazis ? Qu’est-ce que Lemay racontait ?

— Des nazis ?

— Le tatouage d’identification.

— Quel tatouage ?

— En cas d’accident au combat. Pour donner la bonne transfusion. Les soldats étaient tatoués. Pas leurs supérieurs. Himmler, Mengele, Ribbentrop n’étaient pas tatoués. Parce qu’ils n’allaient pas au front.

Que signifiait ce charabia ?

— À l’aisselle, répondit Lemay d’une voix mal assurée.

Il s’était rapproché d’elle comme s’il souhaitait sa protection.

— Qui ?

Le peintre regarda de nouveau autour de lui, Graham nota qu’il triturait un pan de sa chemise dans un rythme de plus en plus frénétique. Il ouvrit la bouche, puis la referma.

— Je ne me rappelle plus, soupira-t-il, vaincu.

— Est-ce que cet homme portait une barbe ? demanda Graham. Avez-vous vu un barbu ?

Lemay secoua aussitôt la tête ; c’était rigoureusement impossible.

— Les nazis étaient toujours rasés de près, les cheveux très courts, sanglés dans leurs uniformes.

Il revit ces tenues d’un brun indéfinissable qui avait parfois des nuances de vert. Le vert des algues séchées au soleil, mortes, décomposées. Il grimaça comme s’il avait goûté cette pourriture.

— Ça ne va pas ?

— Si, finit par dire Karl Lemay. Mais je n’ai pas retrouvé mon bâton. C’est embêtant, je voulais finir le pastel aujourd’hui.

— Je vous rapporterai votre pastel, promit Maud Graham.

Elle voulait discuter avec Joubert de la meilleure stratégie à employer avec Lemay : devait-on l’emmener au poste, lui montrer le bâton, insister pour qu’il dise quand il l’avait perdu ? Il n’avait pas répondu à sa question au sujet du barbu. Parce qu’il ne se souvenait pas d’en avoir parlé à Ludger Sirois ? Parce qu’il ne se rappelait pas l’avoir vu ? Parce qu’il ne voulait pas se remémorer ce moment ? Parce qu’il ne voulait pas en parler ? Pour quel motif ? Pour protéger quelqu’un ? Qui ? Maud Graham était habituée à interroger des témoins ou des suspects qui omettaient volontairement certains éléments ou mentaient carrément. Mais dans le cas d’une personne atteinte de sénilité, comment trier le vrai du faux ? L’intention de la défaillance ? Aline Poirier avait dit que bien des résidents modifiaient la réalité, l’embellissaient ou l’inventaient. Pour avoir lu des articles sur la maladie d’Alzheimer, elle savait que certaines de ses victimes souffraient d’hallucinations ou de paranoïa. Un nazi ? Incarnation suprême du mal ? Les peurs de M. Lemay s’étaient-elles cristallisées sur quelqu’un ? Quelles peurs ? Comment rassurer le vieil homme ? Se taisait-il par crainte ? Quels souvenirs refoulait-il ?

Et quel était le lien entre un nazi et la présence de Lemay sur les Plaines ? Graham devait gagner sa confiance en lui rendant le bâton rose : peut-être se sentirait-il assez rassuré pour cesser de verrouiller sa mémoire…

— Je vais retrouver votre bâton, promit-elle au vieil homme qui lui adressa un sourire d’une douceur bouleversante.

— Je vous fais confiance. Vous devriez laisser vos cheveux sur vos épaules. C’est rare un aussi beau roux. J’ai peint un renard qui avait le même pelage.

— Il faudra me montrer ça, dit Graham en détachant sa chevelure.

Elle crut un instant que le peintre effleurerait sa tête, mais il se contenta d’observer le mouvement des cheveux qui coulaient sur ses épaules.

— C’est mieux ainsi, décréta-t-il.

: :

— On dîne ! dit Michel Joubert à Maud Graham alors qu’ils s’assoyaient sur un banc face aux Plaines. Je meurs de faim ! J’ai pris jambon et manchego. Toi ?

— Poivrons grillés, prosciutto, roquette, tomates séchées. On partage ? fit-elle en lui tendant la moitié de son panini.

Ils dévorèrent leurs sandwichs sans dire un mot et Graham apprécia ce moment de calme. Elle aimait cette complicité silencieuse avec Joubert. Elle savait qu’il goûtait autant qu’elle ces instants où toutes les paroles qu’ils avaient entendues durant les interrogatoires restaient en suspens dans leur esprit, flottaient jusqu’à ce qu’ils décident de les ordonner. Elle avait toujours détesté le bavardage et mesurait sa chance d’avoir travaillé avec Rouaix et maintenant avec Joubert. Elle finit tout de même par rompre le silence.

— Je trouve toujours étrange qu’un endroit bucolique serve de cadre à un assassinat.

— Les meurtriers devraient se restreindre à des lieux sordides ? la taquina Joubert. Il y a sûrement des êtres raffinés, des esthètes parmi les tueurs.

— Je ne suis pas certaine que notre assassin a choisi ce décor.

— Pas assez isolé. Il a tué parce qu’il s’est emporté. Ou parce que l’occasion s’est présentée.

— J’ai peut-être un témoin, lâcha-t-elle avant d’avaler la dernière bouchée du panini.

— Un témoin digne de confiance ?

— C’est là que le bât blesse…

Elle relata son entretien avec Karl Lemay, avoua son incapacité à isoler la vérité des mensonges.

— Je ne sais pas si le dixième de ce qu’il m’a raconté est vrai. Mais il a vraiment l’air de croire qu’il a vu un nazi.

— Comment a-t-il pu savoir que c’est un nazi ? Personne ne se baladerait en ville en portant un uniforme nazi. Même pour l’Halloween, c’est vraiment de trop mauvais goût.

— À moins que M. Lemay ait croisé un néonazi ? Il m’a parlé d’un tatouage.

— C’est l’été, les skinheads, les néonazis portent des camisoles ou des tee-shirts comme tout le monde. Lemay a pu voir un type avec une croix gammée tatouée sur l’épaule.

— Pas sur l’épaule. À l’aisselle.

— À l’aisselle ? Drôle d’endroit, nota Joubert.

— En effet, convint Graham. Mais c’est justement parce que c’est étrange que je serais portée à croire que M. Lemay n’a pas inventé ce détail.

— Tu viens de me dire que tu ne savais pas quoi penser de tout ce qu’il t’a rapporté…

— Toi ? Tu as cru tout ce qu’on t’a raconté à la résidence ?

Michel Joubert poussa un long soupir avant d’admettre qu’il avait entendu deux ou trois histoires très rocambolesques.

— Et interminables. Certains étaient tellement contents d’avoir un nouvel interlocuteur qu’ils ne me lâchaient pas. Les sœurs Lalancette sont redoutables ! Elles prétendent que Lydia Francœur sortait avec un producteur de disques qui allait relancer leur carrière.

— Leur carrière ?

— Elles m’ont même montré une affiche datant de 1981 où on annonce leur soirée musicale, fit Joubert. Mais quand j’ai posé des questions précises sur l’ami de Lydia, elles n’avaient rien à me dire de plus que les autres.

Il tira un calepin de la poche de son veston abandonné sur le banc, relut les déclarations d’une vingtaine de résidents et secoua la tête.

— Je n’ai vraiment pas grand-chose. Tout le monde l’aimait. Je suppose que les vingt prochaines personnes que j’interrogerai feront les mêmes commentaires.

— Il faut trouver ce type que voyait Lydia. Retourner chez elle pour tout examiner à nouveau. Et récupérer son ordinateur.

— Pour l’instant, Nguyen a appelé plusieurs centres de réparation sans avoir de réponse positive. C’est bizarre qu’elle n’ait pas apporté directement son ordinateur chez le détaillant.

— Elle a peut-être un ami qui est doué en informatique, suggéra Graham.

— Pourquoi n’est-il pas plutôt allé chez elle pour réparer son ordinateur ? Nguyen n’a rien trouvé non plus dans celui du bureau. Elle s’en servait uniquement à des fins administratives. Elle n’avait pas de tablette électronique, peut-être que Lydia Francœur n’était pas trop fan de ces outils. Elle préférait peut-être communiquer par téléphone. Elle avait bien un portable, mais Nguyen nous a confirmé qu’elle n’écrivait pas de textos. Elle a reçu peu de courriels, mais sa liste de contacts téléphoniques est étoffée. Pour la plupart, elle ne s’est pas donné la peine d’entrer l’adresse courriel.

— Une femme paradoxale, déclara Maud Graham. Il paraît que c’était une secrétaire très compétente et on sait qu’elle utilisait sans problème l’ordinateur de la résidence. Mais dans sa vie personnelle, elle était plutôt rétro. Elle privilégiait le bon vieux téléphone et Mme Poirier m’a appris qu’elle faisait du crochet.

— Tu te souviens qu’on a vu des microsillons chez elle, peu de disques compacts.

— Et Tiffany a relevé son goût pour les designers, mais la robe qu’elle portait la nuit du meurtre était de coupe classique. Tout comme ce que nous avons vu chez elle. Ses bijoux sont très sobres. Il n’y a que ses sous-vêtements qui étaient plus fantaisistes. Et chers. Elle voulait vraiment plaire à un homme. Il faut le trouver !

— Peut-être que l’amie avec qui elle soupait aura livré des informations utilisables à McEwen ?

— Et qu’on retrouvera le bijoutier qui a vendu le bracelet de Lydia Francœur ? On y va ?

Graham tenait à retourner sur la scène de crime, espérant la revoir avec un œil neuf.

Elle repensait au bâton rose, voulait savoir à quelle distance exacte du corps il avait été trouvé. Elle plia le sac de papier des sandwichs, chercha des yeux une poubelle, se rappela une enquête à ses débuts où elle avait dû fouiller dans toutes les poubelles des Plaines à la recherche d’un téléphone cellulaire. À l’époque, peu de gens en possédaient. Elle-même n’en aurait pas acheté un sans la présence de Maxime dans sa vie. Elle s’était tant inquiétée pour lui. Et maintenant, il étudiait pour devenir policier. Elle continuerait donc à ne pas dormir la nuit en pensant à tout ce qui pouvait lui arriver. Mais elle était très fière qu’il ait choisi de pratiquer le même métier qu’elle. La veille, il lui avait répété les motifs qui poussent au meurtre : la colère, la jalousie, la peur, l’argent, la vengeance. L’assassin de Lydia Francœur avait été motivé par une ou plusieurs de ces raisons.

— On a vérifié ses comptes bancaires, avait dit Graham à Maxime, je ne pense pas que l’argent soit en cause. Elle était propriétaire de son appartement, oui, mais elle n’était pas si riche. C’est son frère qui hérite. Il était à Montréal au moment du meurtre.

— La jalousie alors, ce grand classique… Son chum pensait qu’elle le trompait ?

— Son chum ressemble à un courant d’air. Il n’y avait même pas une brosse à dents à lui chez elle. Il ne dormait pas chez Lydia.

— On dirait qu’il ne voulait rien savoir d’elle. Il n’est pas libre, avait aussitôt décrété Maxime.

— C’est aussi ce que je pense.

Elle semblait pourtant avoir tort de croire à l’amant marié, si Aline Poirier avait raison. Elle se tourna brusquement vers Joubert.

— Aline doit se tromper quand elle dit que ce n’était pas un homme marié. Il reste caché. Sinon il entrerait en contact avec nous, ne serait-ce que pour prouver sa bonne foi, ne pas être soupçonné.

— Pas si c’est lui l’assassin ? Marié ou pas, il n’a pas envie de nous rencontrer.

— Il faut trouver ce type ! martela Maud Graham. On doit revoir tous les numéros identifiés par Nguyen. Parler à tous les amis de Lydia Francœur. Elle doit bien s’être confiée à quelqu’un.

— Je n’ai jamais raconté mes histoires personnelles, laissa tomber Joubert. J’étais discret. As-tu pensé qu’elle pouvait être amoureuse d’une femme ? Mais ne pas pouvoir ou vouloir le dire.

— En 2015 ? s’étonna Graham.

— Les choses n’ont pas tant changé, fit Joubert.

— Aline Poirier semble bien certaine qu’il s’agit d’un homme.

— Mais Lydia n’a jamais prononcé son nom. Les femmes sont si secrètes ?

— J’ai toujours parlé avec Léa, confia Maud Graham. Même si je n’avais pas grand-chose à raconter. Mon histoire avec Yves, puis sans Yves, puis Alain. Je suis une fille simple.

Joubert haussa les sourcils avant de pouffer de rire. Biscuit ? Simple ?

— On retourne là-bas, fit Graham légèrement vexée, passant devant Joubert, traversant la pelouse pour gagner le bout du parc, atteindre le premier palier où se trouvait un joli kiosque qui devait avoir abrité bien des couples au cours des décennies. Elle-même y était allée avec Yves. Avait refusé d’y retourner avec Alain. Bien séparer les choses.

On avait tendu un cordon de sécurité tout autour de la scène de crime et le jaune criard qui cernait la partie sud du parc jurait avec le classicisme des bosquets de fleurs mauves et roses qui poussaient à côté des fauteuils Adirondack bleus. Quand on s’approchait des grilles, on pouvait distinguer le Saint-Laurent en bas du précipice, on voyait la marina, les bateaux qui flânaient derrière la piscine. Le soleil faisait pâlir le fleuve qui semblait presque blanc, un blanc aveuglant, moucheté çà et là d’embarcations. Tandis que Graham arpentait le sol les yeux baissés, à la recherche d’un indice qui aurait échappé à la vigilance des techniciens, il y avait des gens qui voguaient en toute insouciance vers l’île d’Orléans. Elle les enviait un peu, elle savait bien qu’elle n’arriverait jamais à éprouver de l’insouciance, il aurait fallu pour cela qu’elle renonce à maîtriser sa vie, à s’inquiéter pour les siens.

— C’est certain que Lydia Francœur était ici avec cet homme, affirma-t-elle. Le lieu est trop romantique. On ne vient pas seule à la tombée de la nuit dans ce kiosque. Je rejette l’idée d’un crime gratuit.

— D’autant plus qu’on ne sait pas si on lui a volé quelque chose, dit Joubert.

— Elle avait toujours son bracelet et son argent. Elle a retrouvé l’homme au kiosque, ils ont marché. On a ramassé le pastel près des fauteuils. Peut-être que M. Lemay s’est assis là. S’il ne bougeait pas, s’il était dans la pénombre, le couple ne l’a pas vu. Il faut qu’il se souvienne s’il était là !

— L’ennui, c’est qu’il t’a parlé d’un nazi. Imagines-tu Lydia Francœur, plutôt sophistiquée, rejoindre un genre de skin ?

— Il y a des femmes qui aiment les bad boys, répondit Maud sans conviction. Mais je vais reparler avec M. Sirois. Il pourra me dire si c’est une lubie, une obsession chez Karl Lemay.

— Je préfère nos bons vieux interrogatoires avec des criminels, soupira Joubert. On sait qu’ils nous mentent, ils savent qu’on le sait, le jeu est clair.

— J’ai lu sur la maladie d’Alzheimer. Ses victimes essaient de dissimuler leurs pertes cognitives, elles ont honte de se tromper. Alors qu’il faudrait consulter un médecin dès les premiers symptômes, elles ont souvent tendance à se replier sur elles-mêmes pour qu’on ne découvre pas leur état.

— Et comme leur jugement est altéré…

— J’ai peur que mon père en souffre, murmura Graham.

Joubert l’interrogea d’un regard compatissant.

— Il m’a dit qu’il avait voulu s’installer au Brésil, précisa Graham. On n’a jamais entendu parler de ça ! Au Brésil. Il déteste la chaleur.

— On ne sait pas tout de nos parents, argua Joubert. Autre chose t’inquiète ?

— Il y a de l’Alzheimer dans sa famille. C’est possible qu’il…

— Est-ce qu’il présente d’autres signes de confusion ?

Elle haussa les épaules, peut-être qu’elle s’inquiétait pour rien.

— Peut-être, oui, tu es plutôt douée pour ça, répondit Joubert d’un ton à la fois tendre et narquois. Ce ne sont pas tous les vieillards qui deviennent séniles.

— C’est certain que la mère de Nicole a toute sa tête ! J’aimerais bien lui ressembler à son âge.

Elle se rappela ses yeux vifs si attentifs quand elle était retournée saluer Aline Poirier avant de quitter la résidence des Cèdres, désireuse de lui poser une dernière question.

— Pensez-vous que Lydia aurait pu avoir un penchant pour un bad boy ?

— Un bad boy ?

— Genre skinhead, néonazi… chaînes et croix gammées…

— Jamais ! avait déclaré Aline Poirier avec véhémence. Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Lydia aimait les hommes bien mis.

— Vous en êtes certaine ? avait insisté Graham.

— Elle me parlait parfois des gens qui venaient visiter la résidence pour leurs parents. Elle faisait des commentaires sur les fils. Elle s’attardait toujours à leurs vêtements et s’en trouvait même un peu superficielle, mais elle aimait les beaux tissus, les matières nobles. Elle aurait voulu être designer. Elle m’a déjà dit que si elle avait eu le talent de Karl Lemay pour le dessin, elle n’aurait pas hésité une seconde à se lancer. As-tu vu le portrait qu’il a fait d’elle ?

— Non, s’était étonnée Graham. Il ne m’en a pas parlé. Ni personne d’autre. Mme Tanguay semblait dire qu’il s’était rarement entretenu avec elle.

— C’est vrai, avait admis Aline Poirier, Karl Lemay n’aime pas bavarder. Selon Ludger, il l’aurait fait d’après une photo prise à Pâques. Au tout début de l’été, Karl dessinait déjà dans le jardin, il faisait encore froid, personne n’était sorti, sauf lui et moi. Je suis passée derrière lui sans le déranger, mais j’ai eu le temps de reconnaître Lydia. Elle en a été flattée quand je le lui ai dit. Je crois qu’elle aimait beaucoup ce portrait. Tout comme Ludger avec le portrait de son petit-fils. Il l’a confié à l’encadreur de la rue Maguire. Je ne sais pas où il le mettra dans son studio, il n’y a plus beaucoup de place sur les murs. Il a une belle collection d’œuvres de Karl Lemay. Qui doit valoir assez cher.

— Il continue à faire des portraits ?

— Ces temps-ci, ce sont plutôt des fleurs. Il s’installe dans la cour. C’est logique.

— Logique ?

— Avoir quelqu’un qui pose en face de soi suppose d’échanger avec lui. Au moins un peu. Karl est de plus en plus réservé. Il a dit lui-même qu’il n’aurait plus la patience nécessaire pour un portrait à l’huile.

— Il doit vraiment aimer Ludger Sirois pour avoir dessiné son petit-fils. Un enfant, c’est remuant…

Aline Poirier avait interrompu Graham : Karl avait certes vu le gamin, mais il avait ensuite travaillé d’après des photographies. Il aimait moins travailler de cette façon, mais il voulait faire plaisir à Ludger Sirois.

— Mais il a aussi fait le portrait de Lydia d’après photo, non ?

Aline Poirier s’était humecté les lèvres avec une gorgée de thé en faisant observer que Karl n’avait sûrement pas voulu embarrasser Lydia en lui proposant de poser pour lui.

— Est-ce qu’il aurait pu être secrètement amoureux de Lydia ?

Aline Poirier avait secoué la tête, catégorique.

— Il la regardait comme il regarde tout. Il appréhende le monde en formes, en volumes, en couleurs. À la limite, Karl pourrait voir le vent, le dessiner. Ou des sons. Il a consacré son existence à observer la vie autour de lui. Tout l’intéresse, une mouche ou ma vieille main, un sentier en forêt ou une gamine qui joue au ballon. Je pense aussi que dessiner le protège des conversations. Il est si concentré qu’on n’ose pas l’interrompre dans son travail. J’ai déjà vu une de ses expos et je comprends qu’il ait eu du succès. Il y a une douceur dans ses toiles qui fait du bien à l’âme. Mon Dieu, l’âge me rend sentimentale…

Elle avait fait une moue résignée avant de dire à Maud que le portrait de Lydia lui donnerait probablement une meilleure impression de la victime que toutes les photos qu’elle avait vues d’elle.

— Il rend tout extrêmement vivant.

— J’ai des clichés de Lydia avec ses amies sur une plage. McEwen a rencontré l’une d’entre elles.

— La belle Tiffany ?

— Vous vous souvenez de toute l’équipe ?

— Mon gendre parle souvent de vous. Même s’il est à la retraite.

— Est-ce qu’il s’ennuie ?

— Tu le lui demanderas vendredi. Tu ne dois pas aller souper chez eux ?

— Vous savez tout.

— Non, avait regretté Aline Poirier, j’aurais voulu t’aider davantage. Je vais continuer à chercher le nom de son amoureux. Peut-être qu’un détail me reviendra… Je suis âgée, mais je peux être tes yeux et tes oreilles ici.

: :

— Alors ? On rentre au bureau ? dit Joubert en tirant Graham de ses réflexions. Tiffany pourra nous rapporter son entretien avec l’amie de Lydia. Espérons qu’elle a appris quelque chose.

: :

Le 29 juillet, fin d’après-midi

 

De la fenêtre de son bureau, Marie-Louise Tanguay observait Karl Lemay tandis qu’il ouvrait son cahier à dessin et le posait sur ses genoux. Elle espérait que ce geste rituel le calmerait, mais il fixait le parterre d’impatientes devant lui sans se décider à saisir son crayon. Il regarda les fleurs si longtemps que la directrice des soins se demanda si elle devait lui parler. Peut-être n’arrivait-il pas à se concentrer parce qu’il pensait comme elle à Lydia ? Elle avait hâte que cette épuisante journée se termine, hâte de rentrer chez elle, de retrouver ses perruches, de visionner un épisode de sa série télé préférée. Elle espérait oublier un moment la mort de Lydia. Elle n’arrivait toujours pas à y croire, alors que ce drame avait été au cœur de toutes les conversations depuis tant d’heures. Elle n’était pas la seule à vivre avec ce sentiment d’irréalité, Catherine et Gina ressentaient la même chose. Et sûrement Serge Larocque aussi ; il s’enfermait dans son bureau pour travailler, mais en sortait régulièrement pour s’informer du travail des policiers. Comme si les enquêteurs allaient se confier à elle ! « Vous me donnez trop de crédit », avait-elle dit à Serge qui lui avait répété que les policiers comprendraient vite qu’elle était l’âme de la résidence. Elle avait reconnu qu’elle les avait effectivement aidés en leur donnant des informations sur les résidents, mais elle n’était pas allée jusqu’à s’imaginer qu’ils la tiendraient au courant de leurs progrès. Maud Graham lui avait reparlé avant de quitter la résidence, et elle n’avait pas eu l’impression que leurs entretiens avaient été très instructifs. La détective s’était montrée évasive quand elle lui avait demandé si ses rencontres avec les résidents n’avaient pas été trop décevantes. Maud Graham s’était contentée de hausser les épaules avant de dire qu’elle allait saluer Aline Poirier puis s’éclipser.

Est-ce qu’elle devait discuter avec celle-ci pour en apprendre davantage sur les questions que posait la détective ? Qu’est-ce que ça changerait ?

Ce qui pouvait en revanche changer des choses était de savoir si ce qu’elle avait entendu était vrai : un criminel s’était installé près de la rue Maguire. Elle avait saisi quelques bribes de la conversation entre Maud Graham et Ludger Sirois. Sans faire exprès, bien sûr, elle était devant son studio, la porte n’était pas complètement fermée. Ludger la laissait souvent entrouverte, il avait toujours chaud, ne fermait sa fenêtre qu’en plein hiver quand le thermomètre chutait dangereusement. Elle se demandait maintenant comment aborder le sujet sans avoir l’air d’avoir écouté leur entretien… Elle hésita un moment et décida de jouer franc jeu avec Ludger Sirois. Il avait mené des enquêtes durant des années ; si elle inventait un prétexte, il s’en apercevrait. Elle se dirigea d’un pas ferme vers son studio. La porte n’était pas fermée, elle frappa trois petits coups contre le chambranle.

Ludger Sirois n’eut pas l’air surpris de la revoir.