Le 2 août, le matin
— Il ne bougeait plus, dit Catherine à Marie-Louise Tanguay à qui elle avait téléphoné pour lui annoncer le décès de Ludger Sirois. Je sais bien qu’en principe vous êtes en vacances, mais comme vous êtes restée pour les funérailles de Lydia…
— Qu’est-ce qui est arrivé ?
— M. Sirois était en travers du lit, la bouche ouverte. C’était clair qu’il était mort durant la nuit. Je l’ai touché quand même et je n’ai pas trouvé de pouls. J’ai appelé le Dr Hébert pour qu’il vienne constater le décès. Ça ressemble à une crise cardiaque. C’est bizarre…
— À cet âge-là, c’est normal, la coupa Marie-Louise Tanguay. C’est peut-être mieux que de traîner à l’hôpital.
— Non, ce qui est bizarre, c’est que M. Sirois dormait dans la chambre de M. Lemay. Et M. Lemay est dans la chambre de M. Sirois, j’ai vérifié. Mais je ne l’ai pas réveillé.
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— On dirait qu’ils ont échangé leurs chambres.
— Bon, on éclaircira ça tout à l’heure. Tu m’attends avant d’apprendre la mort de M. Sirois à M. Lemay.
— C’est pour ça que je vous ai appelée si tôt. Et il faut prévenir M. Larocque.
— Je… je m’en occupe. Je ne peux pas croire qu’on a un autre décès cette semaine !
— Les planètes sont mal alignées dans le ciel, répondit Catherine.
— On reste discrètes vis-à-vis des résidents tant qu’on n’aura pas parlé à M. Larocque. Où est M. Sirois ?
— On a pu transporter son corps avant que tout le monde se réveille.
— Bon, c’est toujours ça de pris, soupira Marie-Louise Tanguay.
Elle reposa le téléphone et se dirigea d’un pas hésitant vers la cuisinette de son appartement. Elle devait boire un café avant de partir pour la résidence. Qu’elle arrive dix minutes plus tard ne changerait rien. Il fallait qu’elle assimile la nouvelle. Ludger Sirois ? Elle était persuadée que Mme Turmel ou M. Taschereau ou M. Tremblay partiraient avant lui. Elle songea qu’elle devrait probablement téléphoner à la fille de M. Sirois. Habituellement, c’était Lydia qui s’en chargeait. M. Larocque père lui avait confié cette tâche et son fils n’y avait rien changé. Mais Lydia… Mon Dieu, Lydia serait enterrée demain ! Marie-Louise Tanguay saisit une dosette de café, la coinça dans l’appareil qu’elle avait reçu en cadeau pour ses cinquante ans et se pencha pour respirer l’arôme réconfortant. Elle devait se concentrer sur ce moment privilégié, y puiser l’énergie dont elle aurait besoin pour la journée. Dire qu’elle aurait pu être au bord de la mer en Floride. Elle se souvint que Ludger Sirois lui avait raconté un voyage de pêche là-bas. Ludger Sirois ! La dernière gorgée de café lui sembla amère. Comment M. Lemay réagirait-il au départ de M. Sirois ?
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Serge Larocque était assis dans sa voiture sans se décider à la faire démarrer, comme s’il ignorait comment s’y prendre, comme si elle lui était étrangère, comme si cela n’avait aucun sens qu’il soit là. Plus rien n’avait de sens aujourd’hui ! Comment était-il possible que Ludger Sirois soit mort à la place de Karl Lemay ? Il avait fait répéter Marie-Louise Tanguay à trois reprises : était-elle certaine que M. Sirois était décédé ?
— Oui, c’est sûr qu’il avait l’air en forme malgré son début de Parkinson, mais bon, ce sont des choses qui…
— Qui arrivent dans une résidence pour personnes âgées, avait enchaîné Serge Larocque, subitement conscient d’avoir manifesté trop de surprise à l’annonce de la nouvelle.
— C’est sûr que nous n’avions pas besoin de ça cette semaine, avait continué Marie-Louise Tanguay. On a eu de la chance que le Dr Hébert puisse venir immédiatement. C’est son jour de congé, après tout. Mais Catherine a préféré l’appeler plutôt que de rejoindre le service de garde.
— Vous pensez à tout, avait dit Serge Larocque, en remerciant de nouveau Marie-Louise Tanguay d’avoir retardé son départ pour les États-Unis.
— J’ai même pensé à appeler la police.
— La police ?
Qu’est-ce qui avait pris à cette conne d’appeler la police ? Larocque s’était senti blêmir. La police !
— Les deux enquêtrices devaient revenir aujourd’hui pour jaser avec M. Lemay, avait expliqué Marie-Louise Tanguay. Je leur ai dit qu’il ne serait sûrement pas en état de faire la conversation quand il aurait appris la mort de M. Sirois, qu’elles feraient mieux de revenir un autre jour.
— C’est… c’est ce que je disais, vous pensez à tout, avait balbutié Larocque en portant la main à son front où perlait la sueur.
Malgré le soulagement qu’il éprouvait en songeant que Maud Graham ne les importunerait pas aujourd’hui, une vague nausée l’envahissait et il avait écourté l’appel en promettant d’arriver le plus rapidement possible à la résidence.
Il était pourtant là, devant son immeuble, toujours nauséeux. Il devait y avoir une erreur : ce n’était pas Sirois qui devait crever, mais ce damné peintre ! Il tripota le bouton qui réglait la climatisation de la voiture, dirigea les bouches d’aération vers lui, pesta en constatant le peu de fraîcheur qui s’en échappait.
— Maudit char pourri ! hurla-t-il en tapant des deux poings sur le tableau de bord.
C’est une Jaguar qu’il aurait dû conduire, pas cette Mazda qui fonctionnait à moitié. Il se décida enfin à démarrer, se répéta le discours qu’il tiendrait à Marie-Louise Tanguay, au Dr Hébert, aux infirmières, aux préposés. L’important, dirait-il, était de s’assurer du bien-être des résidents qui seraient sûrement émus par ce deuxième décès à survenir en si peu de temps. Il chargerait Lydia de… Lydia… Il divaguait, Lydia était morte, ce n’est pas elle qui préviendrait Claudine Sirois du départ de son père. Devait-il s’acquitter de cette tâche ou la confier à Marie-Louise Tanguay ? Il se rappelait que Claudine Sirois habitait à Montréal, elle n’arriverait pas à Québec avant quelques heures. Quelques heures durant lesquelles il essaierait de comprendre pourquoi Karl Lemay dormait dans la chambre de Ludger Sirois. Il ne pourrait évidemment pas l’interroger personnellement. Marie-Louise Tanguay devrait s’arranger pour obtenir des réponses. Qui ne changeraient rien au fait que Karl Lemay était toujours vivant. Tout ce qu’on pouvait espérer, c’est que Marie-Louise Tanguay ait raison et que la perte de son meilleur ami bouleverse le peintre au plus haut point. Qu’il perde ses repères, qu’il soit de plus en plus confus, qu’il délire et que son discours soit si décousu que les policiers renoncent à le prendre en considération.
Parce qu’il ne pouvait pas y avoir un autre décès par crise cardiaque dans les prochains jours. Ni celui de Karl Lemay, ni celui de la vieille Laprade. Quand donc serait-il débarrassé de ces deux-là ? Quand pourrait-il hériter ?
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Aline Poirier referma la porte de son studio dans un état de totale stupéfaction : une crise cardiaque avait emporté Ludger Sirois durant la nuit. Elle fit rouler son fauteuil jusqu’à la fenêtre, regarda les branches de l’orme agitées par un vent du nord et songea qu’il pleuvrait probablement dans la journée. Karl n’irait pas dessiner dans le jardin, aujourd’hui. Marie-Louise Tanguay avait dit que le décès de M. Sirois l’avait tellement choqué qu’il s’était effondré en entendant la nouvelle. Heureusement, le Dr Hébert qui l’accompagnait l’avait aidée à soutenir M. Lemay, à le coucher et il lui avait administré un anxiolytique.
— Je ne lui ai même pas demandé ce qu’il faisait dans la chambre de M. Sirois au lieu d’être dans la sienne, avait dit Marie-Louise Tanguay à Aline Poirier. Il était trop bouleversé pour répondre à quoi que ce soit. Je suis inquiète pour lui.
— Ce sera très difficile, avait dit Aline Poirier.
Elle se rappelait la peine, immense, qu’elle avait éprouvée en perdant son amie Ghislaine, dix ans plus tôt. Pas une journée ne s’était écoulée sans qu’elle ait une pensée pour sa « presque sœur ». Elle avait gardé le silence quelques secondes avant de poser la main sur celle de Marie-Louise Tanguay :
— Vous ne deviez pas vous imaginer faire de nouveau le tour de tous les résidents pour annoncer un décès. Et avec l’enterrement de Lydia demain…
— C’est une bien mauvaise surprise, ce matin. M. Larocque avait peine à me croire. C’est trop dans la même semaine !
— J’avais pourtant l’impression que Ludger Sirois était en forme, avait repris Aline Poirier. Son Parkinson le contrariait et sa jambe le faisait souffrir, même s’il ne se plaignait pas. Mais, à notre âge, la notion de forme est très relative…
Marie-Louise Tanguay s’était contentée de soupirer avant de prendre congé. Et maintenant Aline Poirier continuait à regarder l’orme sans le voir, incapable de se persuader de la mort de Ludger Sirois. Avait-il été troublé de revoir Léonard Cardinale au point de faire une crise cardiaque ? Des heures plus tard ? Il semblait bien plus en colère que bouleversé quand il lui avait parlé de ce criminel. Et surtout embêté de s’être disputé avec Karl Lemay. Elle eut un sourire triste en songeant qu’il s’était heureusement réconcilié avec le peintre avant de se coucher pour ne plus se relever. Aline Poirier n’avait pas été surprise outre mesure d’apprendre que Karl avait dormi dans la chambre de Ludger. Ce dernier lui avait confié que Karl l’avait réveillé plus fréquemment au cours des dernières semaines et qu’ils allaient échanger leurs studios quand sa fille Claudine pourrait leur donner un coup de main pour déménager leurs affaires.
Aline Poirier avait alors demandé à Ludger Sirois ce que pensait le Dr Hébert de ces visites nocturnes, mais il avait éludé la question en affirmant qu’ils ne dérangeraient personne en effectuant ce petit échange qui permettrait à Karl de contempler le boisé aussi souvent qu’il le désirerait. Elle avait expliqué à Ludger Sirois qu’elle comprenait le lien d’amitié qui l’unissait à Karl, mais que ce n’était pas son rôle de surprotéger le peintre et qu’il pouvait même être dangereux de dissimuler ses signes de confusion au médecin ou à l’infirmière.
— On ne nuit à personne, avait répété Ludger Sirois.
— Vous m’avez dit que Karl était plutôt en forme quand il a emménagé à la résidence, mais la situation semble s’être récemment dégradée. Depuis sa fugue…
— Il n’a pas eu de diagnostic d’Alzheimer, s’était entêté Ludger Sirois.
— Mais si c’est le cas, il pourra probablement recevoir une médication plus appropriée.
— Les pilules n’ont pas donné grand-chose avec Arlette Vézina.
— L’état de Karl sera sûrement réévalué, l’avait prévenu Aline Poirier. À cause de sa fugue. C’est parce que c’est l’été et qu’il y a du mouvement à cause des vacances des employés que ça n’a pas encore été fait.
— On verra dans le temps comme dans le temps, avait répondu Ludger Sirois sur un ton qui avait dissuadé Aline Poirier de s’entêter à le convaincre d’être plus franc avec les autorités médicales.
Qui était-elle, au fond, pour juger de ce qui était bon ou non pour Karl Lemay ? Pour mesurer la progression des troubles cognitifs ? Elle ressemblait peut-être à Ludger Sirois qui refusait d’être un vrai retraité. « Psy un jour, psy toujours », la taquinait sa fille Nicole. Et elle avait raison, elle ne pouvait s’empêcher d’étudier ses semblables. Et d’essayer de les aider. Comment pourrait-elle y parvenir avec Karl Lemay qui serait anéanti par la perte de son meilleur ami ? Elle observa le vol d’une corneille en ruminant un sentiment d’impuissance. Après un long moment, elle finit par réagir en composant le numéro de téléphone de Maud Graham. N’avait-elle pas dit à Ludger Sirois qu’elle la mettrait au courant aujourd’hui de leur découverte au sujet d’Eric Schmidt ?
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Alain Gagnon interrogea Maud Graham du regard en la voyant poser le téléphone d’un geste nerveux, s’éloigner de la cuisine pour se diriger vers le salon et saisir son sac à main.
— Aline Poirier veut me voir. Ludger Sirois est décédé cette nuit. Et elle a quelque chose à me dire à propos du nazi.
— L’ex de la Sûreté ? s’étonna Alain. Celui qui t’avait parlé de Léonard Cardinale ?
— Exactement. Et il paraît que Cardinale s’est présenté hier soir à la résidence des Cèdres pour voir le vieux peintre.
— Pure coïncidence ?
Graham répondit par une moue avant d’ajouter que Ludger Sirois avait fait une crise cardiaque.
— C’est normal que des gens âgés décèdent, dit Alain Gagnon.
— Oui, mais si c’était une conséquence de la visite de Cardinale ?
— Vous ne pourrez pas le tenir responsable de cette mort.
— C’est tout de même une drôle de coïncidence, s’entêta Maud.
Alain eut un geste d’acquiescement.
— Et toi, tu es allergique aux coïncidences.
— Oui. J’appelle Joubert. Et McEwen, Nguyen. Je sais bien que c’est dimanche, mais…
— File voir Mme Poirier. Et le médecin. Et ton vieux peintre.
— Pour moi, un meurtre et une mort subite dans la même semaine entre gens qui se connaissent, ça appelle toute ma vigilance. Aline Poirier m’a dit que M. Lemay était content de voir Cardinale. Qu’il l’a reconnu immédiatement. J’ai cru comprendre qu’il ne l’avait pourtant pas revu depuis des années.
— Sa mémoire serait donc capricieuse ? supposa Alain. Il se souvient de Cardinale dont il n’a pas entendu parler depuis des lustres, mais pas du type qu’il aurait vu dans le parc la semaine dernière ?
— Je vais vérifier tout ça.
Elle téléphona à Michel Joubert, lui donna rendez-vous à la résidence des Cèdres, embrassa Alain et promit de l’appeler avant qu’il reparte pour Montréal. Elle sortit par la cour pour couper trois roses qu’elle emballa dans du papier de soie vert, puis s’assit dans sa voiture en songeant que Ludger Sirois n’était pas beaucoup plus âgé que son père.
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Tout brûlait, les champs, la maison des Marcus, la grange. Le feu dévorait même la rivière, les saules qui la bordaient, les quenouilles, les roches. Le feu avalait tout, mais la voix de Walter Spencer dominait le souffle des flammes, leur sinistre crépitement. Il répétait que les nègres comprendraient la leçon, qu’ils ne viendraient plus souiller leur contrée. Il riait, riait si fort que Karl avait l’impression que ses tympans allaient exploser même s’il pressait ses mains sur ses oreilles. Ses mains bleues comme le bleu des yeux de Ludger.
Karl Lemay se réveilla en gémissant, fixa ses mains marquées de taches de vieillesse, la table de chevet, le verre d’eau, le pilulier, son nouveau cahier, ses crayons. Deux étaient tombés sur le sol. Il sortit de son lit pour les ramasser, s’agenouilla et, alors qu’il en faisait rouler un vers lui, le souvenir de la mort de Ludger lui revint si violemment qu’il se recroquevilla comme si on le rouait de coups. Il pensa à son père qui le battait, à ses poings qui lui coupaient le souffle comme maintenant. Il essayait de respirer, mais n’y arrivait pas. Il était comme ces truites dans leur dernier sursaut, ces truites que Ludger décrochait de l’hameçon d’un geste preste avant de les jeter dans la glacière, avant de dire qu’ils étaient les meilleurs pêcheurs et qu’ils méritaient bien une bière.
— Ludger ! Ce n’était pas possible qu’il soit mort. C’est Lydia qui était morte, pas Ludger !
Karl Lemay sentit le sang recommencer à circuler plus lentement vers son cœur, mais oui ! Il s’était trompé ! C’était Lydia ! Il était certain que Lydia était morte. Il se souvenait même qu’elle serait enterrée demain. Pour la première fois depuis des mois, Karl Lemay se réjouit d’avoir fait une erreur. Il prit une longue inspiration, déposa les crayons sur la table avant de se relever lentement, tremblant encore d’avoir imaginé que Ludger était mort. C’était la faute de ses maudites pilules. Il dirait au médecin qu’elles ne l’aidaient pas du tout, bien au contraire. Le docteur… le docteur… Qu’est-ce que c’est déjà, son nom ? Le docteur…
Karl s’assit sur son lit, se dit que ce n’était pas important de ne pas se rappeler le nom du médecin. Il s’en souviendrait plus tard. Il irait boire un café avec Ludger et le nom du médecin lui reviendrait. Ou Ludger le lui dirait. Il vacilla en se dirigeant vers la fenêtre pour repousser les rideaux, s’appuya contre la table de chevet, la fit tomber, tenta d’empêcher sa chute et tomba lui aussi. Il resta quelques secondes sans bouger, se demandant ce qu’il faisait au sol, puis il entendit quelqu’un l’appeler, reconnut Catherine qui le dévisageait avec inquiétude tout en l’aidant à se redresser.
— Il fallait m’appeler, M. Lemay. Je serais venue vous aider.
— Il… il… je… Ludger… je dois…
Catherine fit asseoir le peintre sur son lit, prit ses mains dans les siennes et lui dit doucement qu’il ne pourrait pas voir son ami aujourd’hui. Qu’il devait se reposer.
— Ludger est malade ?
Catherine secoua la tête avant de lui rappeler que Ludger Sirois était décédé. Elle vit blêmir Karl Lemay, crut un instant qu’il s’évanouirait, fut surprise de la force avec laquelle il la repoussa en criant qu’elle se trompait. C’était Lydia qui était morte. Pas Ludger ! C’était impossible.
C’était Lydia. Personne d’autre ! Elle avait été tuée ! Il le savait !
Ses cris se muèrent en couinements si douloureux que Catherine prit le vieil homme dans ses bras pour le bercer, espérant lui apporter un certain réconfort. Tout en le serrant contre elle, elle regardait autour d’elle, s’étonnait qu’il n’y ait qu’un seul dessin sur les murs du studio, une aquarelle représentant un gros chat gris.
— J’ai une minette toute blanche, confia-t-elle à Karl Lemay.
Puis elle se tut, ne sachant plus quoi dire. Elle aurait pu parler de Ludger Sirois, affirmer qu’il lui manquerait aussi, qu’elle aimait sa politesse, mais elle n’osait pas prononcer son nom de peur que le vieux peintre s’agite à nouveau.
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— Je ne connaissais pas M. Sirois depuis longtemps, expliqua Aline Poirier à Maud Graham et Michel Joubert, mais sa mort me surprend et m’attriste. Surtout pour M. Lemay, ce sera terrible pour lui.
— On espérait l’interroger aujourd’hui, commença Graham.
— Oublie ça. Il est sûrement sous calmants. C’était son meilleur ami. Son presque frère. Ils avaient même fini par se ressembler physiquement avec leurs belles tignasses. Je crois que M. Lemay se moque de son apparence, mais Ludger Sirois était fier d’avoir encore autant de cheveux. J’ai peur que le choc de son décès accélère l’apparition des troubles cognitifs chez M. Lemay.
Graham soupira : si Karl Lemay était trop troublé, elle n’arriverait pas à démêler le vrai du faux dans les réponses qu’il lui donnerait. Déjà, cette étrange histoire de nazi…
— Elle est vraie, l’interrompit Aline Poirier. Je voulais t’en parler.
— Vraie ? s’écria Joubert.
— J’ai vu le tatouage à l’aisselle d’Eric Schmidt. J’ai appris qu’on tatouait le groupe sanguin des soldats qui partaient à la boucherie, afin de pouvoir les transfuser plus facilement s’ils étaient blessés. Schmidt devait avoir seize ou dix-sept ans quand on l’a envoyé au front. Cela ne veut pas dire qu’il adhérait à l’idéologie nazie ni qu’il faisait partie de la Gestapo. Ludger a… avait tendance à voir le pire, mais on ne sait rien de M. Schmidt. En revanche, cela prouve que Karl Lemay a dit la vérité. Même s’il n’a pas du tout réagi en voyant Schmidt à la salle à manger. Je crois qu’il a été bouleversé quand il a vu le tatouage, mais qu’il a ensuite oublié où il l’avait vu.
— C’est possible que ses souvenirs soient ainsi morcelés ?
— Tout est possible. Il était vraiment choqué.
Aline Poirier précisa dans quel contexte Karl Lemay avait identifié le tatouage, sa fuite, sa fugue.
— Mais quel est le lien entre ce nazi et la mort de Lydia ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua Aline Poirier. Mais Ludger était persuadé que Karl avait relié ce nazi au meurtre. Il avait peur de ce qu’il avait vu. Sauf que M. Schmidt n’a certainement pas tué Lydia. J’ignore quelle était la théorie de M. Sirois. Il prétendait avoir établi des liens.
— Une théorie ? Des liens ? fit Joubert.
— Il n’a pas eu envie de nous en parler ? maugréa Graham.
— Ludger Sirois devait tout me raconter aujourd’hui, déplora Aline Poirier. J’aurais dû insister pour en savoir plus. On voulait vous voir au sujet de M. Schmidt. Ludger Sirois allait vous exposer ses hypothèses.
— Karl Lemay m’a parlé d’un barbu qu’il aurait vu au Bois-de-Coulonge, dit Graham. Est-ce que cela évoque quelque chose pour vous ? Ludger Sirois aurait-il aussi fait allusion à un barbu ?
— Ni l’un ni l’autre n’ont mentionné ce barbu devant moi.
— Est-ce qu’un homme dans l’entourage de Lydia était barbu ? tenta Michel Joubert.
— J’aimais bien Lydia, mais nous n’étions pas intimes. Je ne connaissais pas ses amis. Ni ses ennemis.
— M. Sirois vous a vraiment dit que Karl Lemay avait pu voir le criminel ?
— Oui.
— Il faut qu’il nous parle, répéta Graham.
— Vous devrez revenir pour ça.
— Vous avez dit tantôt que la mort de M. Sirois vous avait surprise, reprit Joubert. Pour quel motif ?
— Il m’a déjà dit qu’il avait le cœur solide, expliqua Aline Poirier, qu’il avait fait des marathons, qu’il n’aurait pas la chance de mourir rapidement d’une crise cardiaque. D’un autre côté, il s’est mis dans tous ses états en voyant Léonard Cardinale. Il s’est disputé à son sujet avec M. Lemay. Il m’a raconté plus tard qu’il s’inquiétait pour lui, qu’il était naïf face à ce Cardinale…
— Vous avez l’air d’avoir des doutes.
Aline se frictionna les mains, son arthrite la faisait souffrir.
— Tout est possible, finit-elle par répondre. J’espère que ce type n’a pas de mauvaises intentions en ce qui concerne M. Lemay. M. Sirois ne sera plus là pour le protéger.
— Vous êtes attachée à cet homme ? devina Joubert.
— C’est peut-être l’artiste qui m’émeut, réfléchit Aline Poirier. Il cherche la vérité.
— La vérité ? releva aussitôt Graham. À propos de…
— Pas de votre enquête. À propos de l’existence, de l’essence des êtres. C’est la quête de toute sa vie. Il a tenté de traduire ce qu’il percevait du monde et des pauvres humains que nous sommes. J’aime vraiment ce qu’il fait. Ses personnages sont des gens qui nous ressemblent. Ses femmes ne sont pas des beautés de magazine, elles sont naturelles. Il m’a déjà dit que c’était la différence qui créait la vérité, le détail qui fait qu’une personne n’est à nulle autre pareille. Le charme de l’imperfection. Il ne maquille pas ses modèles, il nous les offre avec authenticité. Et il se met ainsi à nu, lui aussi. C’est pourquoi il est si vulnérable. Si secret.
Un silence empreint de respect flotta durant quelques secondes, puis Graham dit à la vieille dame d’une voix douce que M. Lemay serait sûrement heureux de savoir ce qu’elle pensait de lui. Celle-ci se contenta de sourire.
— J’aimerais que vous m’appeliez quand M. Lemay sera en mesure de nous parler.
Aline Poirier protesta : elle n’était pas assez proche du peintre pour oser frapper chez lui. Et il ne quitterait probablement pas son studio de la journée.
— Déjà qu’il ne vient pas toujours souper avec nous… Il faut… il fallait que Ludger Sirois insiste pour qu’il descende à la salle à manger. C’est Marie-Louise Tanguay qui pourrait vous informer de son état.
— Mais elle sera débordée, avec l’enterrement de Lydia Francœur, rétorqua Joubert. Elle pourrait nous oublier. Je suppose que vous irez aux funérailles ?
— Oui, comme la plupart d’entre nous, sauf les cas trop lourds. Je ne sais pas si M. Lemay nous accompagnera…
— Pensez-vous que M. Sirois a parlé à quelqu’un d’autre de ses soupçons ? demanda Maud Graham.
Aline Poirier haussa les épaules.
— J’en doute. Il avait failli tout me dire, puis il s’est ravisé. Je pense qu’il voulait vérifier quelque chose auprès de Karl. Mais nous étions troublés en pensant à M. Schmidt. Cette histoire est tout de même incroyable. Qu’allez-vous faire ?
— Nous ferons des recherches sur M. Schmidt, dit Joubert. Si c’est un criminel de guerre…
— Je me demande si son fils le sait, reprit Aline Poirier. Paul Schmidt semble très fier de son père. Il paraît qu’il a réussi dans les affaires…
— Nous… nous rencontrerons son fils. Vous m’appelez si vous voyez M. Lemay, si vous pensez qu’il est assez bien pour nous parler ? insista Graham.
— Si le choc du décès de Ludger n’a pas augmenté sa confusion, rappela Aline Poirier. Ne t’attends pas à un miracle. Et rappelle à ma fille qu’elle doit prendre des vacances, je l’ai trouvée amaigrie quand elle est venue me voir avant-hier. Je sais pourtant qu’André mitonne de bons petits plats. Elle travaille trop à l’hôpital.
— Je ferai le message, promit Maud Graham.
— Encore merci pour les roses, ce n’était pas nécessaire. Mais cela me fait plaisir.
Maud Graham lui effleura la main doucement avant de refermer la porte du studio et de se tourner vers Joubert.
— Nicole a de la chance de lui ressembler.
— À quoi pensais-tu quand tu lui as dit qu’on verrait le fils de M. Schmidt ? Je t’ai senti hésiter…
— J’élaborais une hypothèse. Si Schmidt est vraiment un nazi, je suppose qu’il l’a toujours caché. Si Karl Lemay a tout découvert, il a pu en parler à Lydia. Lydia qui a dû poser des questions. Qui ont pu gêner considérablement le fils d’Eric Schmidt.
— Il aurait voulu se débarrasser d’elle ?
Graham grimaça.
— C’est tiré par les cheveux. Je suis ridicule. Et la scène de crime ne colle pas. Le kiosque du Bois-de-Coulonge est un lieu trop romantique. C’est l’amant.
— On n’en a aucune nouvelle, se lamenta Joubert. C’est à se demander s’il existe vraiment.
Il s’effaça pour laisser le passage à un résident en fauteuil roulant avant de faire remarquer à Graham que les amies de Lydia Francœur n’avaient jamais vu ce fameux amant, qu’elles ignoraient jusqu’à son nom.
— On est tous persuadés que c’est sûrement un homme marié, mais si Lydia avait tout inventé ?
— Dans quel but ? s’étonna Graham.
— Pour montrer qu’elle plaisait autant que ses amies qui sont toutes en couple ? Souviens-toi des photos que nous avons vues chez elle dans son album. Elle était grosse quand elle était plus jeune, s’habillait pour gommer ses formes. Je l’imagine bien en fille à qui toutes les copines racontent leurs histoires d’amour, la meilleure amie de tout le monde, mais personne pour l’emmener au bal. Elle a changé, mis beaucoup de soin et d’argent pour ses vêtements, s’est obligée à s’entraîner, s’est fait épiler, s’est verni les ongles, s’est acheté tout un tas de trucs pour se coiffer, mais au fond elle restait la gamine mal dans sa peau. Tout le monde nous a vanté son extrême gentillesse, son travail impeccable. Elle voulait être aimée à tout prix.
— Mais si l’amant n’existe pas, qui l’a tuée ?
Graham allait dire qu’elle commençait à en avoir vraiment marre de cette enquête lorsqu’elle vit le directeur sortir de son bureau. Il parut surpris de la reconnaître, mais lissa aussitôt ses cheveux, passa une main sur son menton en affichant un sourire qui se voulait chaleureux, et Graham repensa à la description de Laura qui l’avait comparé à un paon. Il semblait soucieux de son image en permanence. Elle était certaine qu’il utilisait de la crème à bronzer, qu’il allait dans un salon l’hiver pour conserver ce teint doré.
— J’ignorais que vous étiez revenus, dit-il. Mme Tanguay m’a pourtant assuré qu’elle vous avait avertis que ce serait difficile aujourd’hui de discuter avec nos résidents. On a eu un décès, comme vous le savez.
Maud Graham hocha la tête avant d’annoncer à Serge Larocque qu’elle était venue rencontrer le Dr Hébert.
— Cette histoire de nazi que m’a racontée M. Lemay me paraît vraiment extravagante, mais nous devons vérifier tout ce qu’on nous dit. Cependant, si le Dr Hébert qui connaît l’état mental de M. Lemay nous confirme qu’il a tendance à fabuler, nous ne serons peut-être pas obligés de l’importuner avec nos questions. On pourra s’arrêter là.
Graham perçut un soulagement chez Larocque, un relâchement de ses épaules.
— Le Dr Hébert est absent jusqu’à midi. Mais je peux communiquer avec lui et le prier de vous appeler pour vous éviter de vous déplacer.
— On l’apprécierait vraiment, fit Joubert.
— Il faudra aussi qu’on lui parle de M. Sirois, ajouta Maud Graham.
— M. Sirois ?
— On se demande si c’est le choc d’avoir vu Cardinale qui l’a emporté, répondit Graham en notant que Larocque se crispait de nouveau. Il a été si bouleversé…
— C’est… c’est certain.
— C’est toujours comme ça, dans une enquête, affirma Graham. Des tas de choses à vérifier même si elles semblent évidentes. Mais, cette fois-ci, j’avoue que c’est plus compliqué.
— Vraiment ?
— C’est difficile pour nous de savoir ce qu’il faut retenir dans tout ce que nous ont raconté vos résidents à propos de Lydia, avoua Joubert. On nous a même dit qu’elle était une espionne…
Serge Larocque leva les sourcils avant d’émettre un petit rire. Qu’aurait donc pu espionner Lydia Francœur dans une résidence pour personnes âgées ?
— En effet, c’est peu crédible, convint Joubert. Mais on doit continuer à chercher des informations sur Mme Francœur.
— Je vais demander au Dr Hébert de vous téléphoner, promit Serge Larocque. On peut faire autre chose pour vous ?
— Oui, on doit s’entretenir avec M. Schmidt.
— M. Schmidt ? dit Marie-Louise Tanguay qui venait de les rejoindre.
L’étonnement se lisait sur son visage, comme sur celui de Serge Larocque.
— M. Schmidt n’est pas vraiment avec nous, expliqua-t-il. Il ne parle quasiment pas. Il est en bonne forme physique, mais son esprit…
— N’est plus ce qu’il était, dit Marie-Louise Tanguay. Et il a très peu connu Lydia, il vient d’arriver à la résidence.
— Est-il de Québec ?
— Il a vécu longtemps à Ottawa. Mais son fils s’est installé à l’île d’Orléans et voilà… Avez-vous du nouveau ?
Graham et Joubert s’immobilisèrent durant quelques secondes, puis celui-ci répondit que l’enquête suivait son cours.
— Mais nous vous informerons dès que nous le pourrons, ajouta Maud Graham.
— Ce sont les funérailles de Lydia demain, déclara Marie-Louise Tanguay sur un ton de reproche, et son assassin court toujours. Ce n’est pas normal !
— Voyons, Marie-Louise, la reprit Larocque, ces policiers font leur travail.
Il passa de nouveau sa main sur son menton avant d’adresser un sourire d’excuse aux enquêteurs.
Maud Graham le rassura ; elle comprenait l’impatience des proches de la victime.
— On fait tout ce qu’on peut pour découvrir ce qui s’est passé. Nous reviendrons après la cérémonie pour discuter avec M. Schmidt.
— Vous perdrez votre temps, les prévint Marie-Louise Tanguay.
En sortant de la résidence, Graham prit une longue inspiration, fixa le bosquet d’hydrangées bleues, celles qu’elle n’avait jamais réussi à faire fleurir dans sa cour, songea qu’elle manquait d’efficacité en tout. Comment parviendrait-elle à tenir les promesses qu’elle venait de faire ?
— Je n’ai pas les idées plus claires que les résidents, commença-t-elle.
Joubert, qui l’écoutait tout en prenant les messages de son portable, leva la main pour l’interrompre :
— Bouthillier ! Bouthillier a retracé la bijouterie où a été acheté le bracelet de Lydia.
Tout en voyant le visage de Graham s’éclairer, il composa le numéro de son collègue qui avait enfin trouvé où avait été acheté le bijou. Bouthillier avait montré les photos du bracelet et le vendeur était formel : un homme barbu dans la quarantaine avait fait l’acquisition d’un collier et d’un bracelet en argent, sertis de turquoise au début de l’année. Il avait écrit à la main le reçu de la transaction, le client avait payé en liquide. Il avait une copie du reçu dans ses dossiers, mais le nom du client n’était pas inscrit.
— Quoi ?
— C’est une bijouterie plutôt modeste, dit Bouthillier. Deux personnes y travaillent, le propriétaire et son épouse. Des Mexicains. On aurait eu la trace de la transaction si l’homme avait payé avec une carte de crédit. En revanche, M. Morelos est certain qu’il était barbu. Et qu’il pourrait le reconnaître s’il le revoyait.
— Vraiment ? Après des mois ? Il avait un signe particulier ? espéra Michel Joubert.
— Non, il ressemblait à son cousin.
— Il faut qu’il rencontre notre dessinateur.
— Jean-Luc Émond est en vacances, rappela Bouthillier. Mais il rentre dans deux jours. Il pourrait voir M. Morelos pour établir un portrait-robot.
Après que Michel Joubert lui eut répété cet échange, Maud Graham sourit : l’amant secret était bien réel. Et on saurait bientôt à quoi il ressemblait.
— Ce serait idéal s’il était dans nos fichiers, mais je ne rêve pas en couleurs. On va devoir montrer son portrait à tous ceux qu’on a déjà interrogés. Les voisins de Lydia, ses amies, les résidents, les employés du Savini. Peut-être que quelqu’un l’aura vue en compagnie de l’homme invisible. Où est Jean-Luc Émond ?
— À la pêche, en plein bois. Oublie-le, tu ne peux pas le faire revenir plus tôt.
Maud Graham se renfrogna, marmonna qu’on avait perdu suffisamment de temps.
— Arrête de chialer, on a enfin une piste, dit Joubert. Tu dois avoir faim. Tu es grognon quand tu as faim.
— Tu n’es pas gêné de me dire ça !
— C’est Grégoire qui me l’a fait remarquer, continua Joubert avec malice. Où veux-tu qu’on s’arrête ?
Elle haussa les épaules, avant de proposer de se rendre jusqu’au marché.
— J’achèterai des fruits pour toute l’équipe. C’est mérité, personne ne s’est plaint que je gâche un dimanche…
— Seulement des fruits ? la taquina Joubert.
— On verra sur place.
Alors que Joubert empruntait le boulevard Charest pour gagner le Vieux-Port, Graham pensait à Émile. L’amoureux de Tiffany McEwen, n’était-il pas un artiste ? Ne pourrait-il pas rencontrer le bijoutier pour réaliser le portrait-robot ?
Dès qu’elle eut déposé les paniers de framboises et de bleuets sur la table de la salle de réunion, ainsi qu’une tarte aux pêches, elle soumit son idée à Tiffany.
— Émile est photographe, pas peintre.
— Mais il dessine aussi. Ou peut-être un de ses amis peintres ?
— C’est dommage que M. Lemay soit trop éprouvé, nota McEwen en envoyant un texto à son amoureux, on aurait pu le lui demander. Il a fait de sublimes portraits.
— On ne pourra pas lui parler aujourd’hui, en tout cas, se plaignit Graham. C’est son meilleur ami qui est décédé cette nuit à la résidence des Cèdres.
— Il était malade ? s’enquit Nguyen qui s’était barbouillé le menton de framboises.
— Comme tous les résidents, il avait ses problèmes de santé, répondit Michel Joubert, il souffrait du Parkinson et il boitait, conséquence d’une balle reçue lors d’une opération. C’est un ex-capitaine de la SQ.
— Mais il avait dit à Aline Poirier qu’il avait un cœur de jeune homme, précisa Graham tout en fixant Nguyen qui s’en aperçut.
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
Graham secoua la tête. Une idée avait germé dans son esprit en voyant son collègue s’essuyer le menton, mais elle s’était évanouie. Comme une étoile filante, brillante et fantomatique. Agaçante. Elle chercherait à s’en souvenir avec la même obstination que celle qui l’habitait lorsqu’elle tentait de se rappeler le nom d’une personne. Elle avait ainsi cherché vainement celui d’un acteur durant tout un après-midi avant de se résigner à consulter Internet pour chasser cette obsession. Elle avait l’impression que cela lui arrivait plus fréquemment depuis le début de l’année et elle détestait avoir la sensation que les choses lui échappaient. Et ce sentiment d’être prise en faute. Elle pensa à son père qui perdait peut-être ses repères et elle frémit pour lui. Et pour elle. Lui ressemblerait-elle ? Elle dévisagea de nouveau Nguyen, puis se détourna.
— Peut-être qu’Aline Poirier voulait dire que M. Sirois était jeune de cœur, comme on dit jeune d’esprit, suggéra Bouthillier.
— Non, le contredit Graham, M. Sirois lui avait dit que, sans sa mauvaise jambe, il aurait pu continuer à courir quotidiennement, que ça lui manquait encore après des années.
— Mais selon Mme Poirier, poursuivit Joubert, la visite imprévue de Léonard Cardinale à la résidence l’a mis dans tous ses états. Il a failli se battre avec lui et…
— L’ex-détenu ? le coupa Bouthillier. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Qu’est-ce qu’il lui voulait ?
— Voir M. Lemay. Il l’a connu quand il était enfant et…
— Mais c’est Ludger Sirois qui l’a arrêté, non ? s’écria Bouthillier. Il peut bien avoir eu tout un choc en le revoyant. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— M. Sirois s’est emporté, dit Graham. Il a voulu chasser Cardinale, mais M. Lemay s’y est opposé. Léonard Cardinale a fini par s’en aller. Mais ils étaient bouleversés, tous les deux. Cardinale avait menacé de mort le capitaine Sirois au moment de son arrestation. Peut-être que celui-ci a eu peur en croyant que Cardinale venait pour lui régler son compte. Je ne sais pas comment je réagirais si Robert Fortier surgissait devant moi sans crier gare.
Aurait-elle peur ? Ou aurait-elle encore envie de vomir sur le pédophile qui avait abusé de sa confiance ? Elle ne pouvait penser à lui sans un pincement au cœur ; son arrestation n’avait pas diminué le sentiment d’humiliation qu’elle avait ressenti en comprenant que cet homme s’était joué d’elle durant des mois.
— T’avait-il semblé fragile ? s’enquit McEwen.
— Non, au contraire, alerte et très curieux, malgré ses tremblements dus à la maladie de Parkinson. Il était même désireux de participer à l’enquête. De revivre le bon vieux temps.
— C’est étonnant qu’il ait été aussi choqué. On s’habitue à encaisser dans notre travail, fit Nguyen.
— D’après Aline Poirier, dit Joubert, il avait échafaudé des hypothèses et avait des révélations à nous faire.
— Vraiment ?
— On ne le saura jamais, se désola Graham. Peut-être a-t-il voulu se donner de l’importance, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander de quoi il s’agissait, s’il avait vraiment découvert quelque chose concernant Lydia. Si c’est le cas et s’il est mort justement la veille de ses révélations, la coïncidence est encore plus grande…
Un silence se fit dans la salle de réunion, puis Graham rappela que Sirois était intime avec Lemay. Lemay qui avait perdu ce fameux bâton de pastel sur les lieux du meurtre.
— Aline Poirier voulait aussi nous parler d’un résident, Eric Schmidt. Il serait le fameux nazi de Karl Lemay. Il aurait un tatouage distinctif. Qui se charge de vérifier ?
Nguyen notait déjà ce nom tout en interrogeant Joubert : que savait-il sur ce tatouage ?
— Sous l’aisselle, le groupe sanguin.
— L’information est juste, confirma immédiatement Nguyen qui avait une connaissance encyclopédique des tatouages, ayant mis un temps infini à décider du motif qu’il s’était fait tatouer sur l’épaule gauche. Qu’est-ce qu’un vieux nazi fait à Québec ?
— Il termine sa vie dans une résidence, répondit Graham. Mais il paraît qu’il ne s’en rend pas vraiment compte, qu’il oublie où il est.
Elle fit une pause avant de formuler un souhait : si la mémoire immédiate faisait défaut à Eric Schmidt, il était néanmoins possible que la mémoire rétrograde soit moins abîmée. Qu’il ait conservé ses souvenirs, que le passé refasse surface et, surtout, que la sénilité ait effacé son système de censure.
— Je me mets tout de suite à la recherche, promit Nguyen.
— Et nous, on retourne voir Léonard Cardinale, fit Graham.