L'aviateur et autres écrits
- Authors
- Saint-Exupéry, Antoine de
- Publisher
- Bibliothèque numérique romande
- Tags
- nouvelle;articles;préfaces
- Date
- 2015-06-24T00:00:00+00:00
- Size
- 0.15 MB
- Lang
- fr
Les roues puissantes écrasent les cales.
Battue par le vent de l’hélice, l’herbe jusqu’à vingt mètres en arrière semble couler. Le pilote, d’un mouvement de son poignet, déchaîne ou retient l’orage.
Le bruit s’enfle maintenant dans les reprises répétées jusqu’à devenir un milieu dense, presque solide, où le corps se trouve enfermé. Quand le pilote le sent combler en lui tout ce qu’il y a d’inassouvi, il pense : « C’est bien » puis, du revers des doigts, frôle la carlingue : rien ne vibre. Il jouit de cette énergie si condensée.
Il se penche : « Adieu mes amis… » Pour cet adieu dans l’aube ils traînent des ombres immenses. Mais au seuil de ce bond de plus de trois mille kilomètres, le pilote est déjà loin d’eux… Il regarde le capot noir appuyé sur le ciel, à contre-jour, en obusier. Derrière l’hélice un paysage de gaze tremble.
Le moteur tourne maintenant au ralenti. On dénoue les poignées de main comme des amarres, les dernières. Le silence est étrange quand on agrafe sa ceinture et les deux courroies du parachute, puis quand d’un mouvement des épaules, du buste on ajuste à son corps la carlingue. C’est le départ même : dès lors on est d’un autre monde.
Un dernier coup d’œil au tablier, horizon de cadrans, étroit mais expressif – on ramène, soigneux, l’altimètre au zéro – un dernier coup d’œil aux ailes épaisses et courtes, un signe de la tête : « Ça va… », Le voilà libre.
Ayant roulé lentement vent debout il tire à lui la manette des gaz, le moteur, décharge de poudre, s’embrase, l’avion, happé par l’hélice, fonce. Les premiers bonds sur l’air élastique s’amortissent et le pilote, qui mesure sa vitesse aux résilions des commandes, se propage en elles, se sent grandir.
Le sol maintenant paraît se tendre, filer sous les roues comme une courroie. Ayant enfin jugé l’air d’abord impalpable puis fluide, devenu maintenant solide, le pilote s’y appuie et monte.
Les hangars qui bordent la piste, les arbres puis les collines livrent l’horizon et se dérobent. À deux cents mètres on se penche encore sur une bergerie d’enfant aux arbres posés droits, aux maisons peintes, les forêts sont encore épaisses comme une fourrure. Puis le sol se dénude.
L’atmosphère est houleuse, faite de vagues courtes et dures sur lesquelles l’avion bute et cabre, les remous le frappent aux ailes et tout entier il résonne. Mais le pilote le tient dans la main comme par le centre un balancier.
À trois mille il gagne le calme. Le soleil se prend dans la mâture, aucun remous ne l’y agite. La terre, si loin, se fige, immobile. Le pilote règle les volets, le correcteur d’air et le cap sur Paris calcule sa dérive. Puis, se laissant engourdir pour dix heures, il ne se meut plus que dans le temps.