Le dernier écrivain
- Authors
- Millet Richard
- Date
- 2013-09-11T17:15:50+00:00
- Size
- 0.06 MB
- Lang
- fr
Ce qui nourrit mon désespoir (un désespoir proche de l’allégresse des renonçants, non des victimes) a la force de l’évidence : tout ce à quoi je crois, dans quoi on m’a élevé et dont on m’a fait le scrupuleux héritier en me donnant pour devoir de le transmettre, d’en maintenir haut la puissance spéculaire, tout ce qui prend la figure de l’éternité sans l’idée de laquelle il est impossible de s’attarder ici-bas, c’est-à-dire la nation, la langue, la grandeur, la pureté, l’élitisme, la permanence, le paysage, le christianisme, la faculté de juger, l’esprit critique, la méditation, même si j’ai conscience que l’écrivain doit se tenir à l’écart des illusions et des doxas nées de la tradition humaniste, tout cela se trouve aujourd’hui piétiné, jeté aux orties, désigné à l’opprobre universel non seulement comme obsolète mais comme l’expression même du Mal et pied à pied combattu, contredit, moqué, liquidé au nom d’un ordre nouveau, que d’aucuns appellent posthumaniste, et dont les points de convergence se situent entre un très ancien fantasme de transparence absolue, la gnose de l’hybridation généralisée et la vieille affaire de la servitude volontaire ; de quoi la langue française cristallise exemplairement les ambiguïtés, non pas en tant que telle, par ses vertus instrumentales, mais dans sa monumentalité littéraire, avec la mythologie qu’elle suscite – la question de la langue n’étant d’ailleurs pas une spécificité française : Nietzsche voyait dans « la rage actuelle de surproduction et de hâte excessive », et dans « la détérioration du langage », « les symptômes d’une « barbarie approchante », et Thomas Bernhard évoque, cent ans plus tard, ces apprentis musiciens germaniques si insensibles à leur langue qu’ils parlent un allemand « complètement détérioré ».