Les demoiselles La Mortagne

Les demoiselles La Mortagne
Authors
Toulet, Paul-Jean
Date
2014-06-15T00:00:00+00:00
Size
0.10 MB
Lang
fr
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Ce livre comporte une table des matières dynamique, a été relu et corrigé.

Extrait: Un ménage parisien

Le crépuscule tombait sur Paris, comme de la cendre ; comme la cendre du jour consumé. Depuis le matin, sous le cruel soleil, les hommes avaient couru çà et là, aimé, haï et fait leur besogne. Puis le couchant était devenu rougeâtre, le reste du ciel gris-de-perle ; et l’heure équivoque avait tinté où les cœurs se sentent battre plus tendres et plus lourds.

Par la fenêtre ouverte, Marie-Louise La Mortagne regardait sans les voir, de l’autre côté de la place, les inégales tours de Saint-Sulpice, dressées contre le ciel comme une sombre découpure. Marie-Louise ne bougeait pas de la chaise basse où elle se tenait assise, sagement, sa jupe courte à carreaux roses rabattue sur les genoux. Car sa mère lui défendait de se tenir sur le balcon en son absence ; et Mme La Mortagne était rigoureuse envers ses filles, à qui elle enseignait durement la vertu. Certes, elle n’y apportait ni abandon, ni bonne grâce ; et la morale, dans sa bouche, avait l’air d’une de ces méthodes nouvelles qu’on a « pour apprendre l’anglais en vingt et une leçons ».

C’est qu’elle connaissait par elle-même la vanité du vice, et combien il est malaisé qu’on en tire un honnête profit. Étant de ces personnes qui font le mal, ne s’en peuvent empêcher, mais se méprisent, et que l’assurance de la rechute lasse à la longue du repentir, Mme La Mortagne gardait, par devers elle, un sens moral qui, pour avoir été violé, en mille rencontres, n’en restait pas moins aussi subtil que l’oreille d’un amateur de concerts, ou le palais d’un amateur de vins. Pour faire bref, cette mère de famille faisait un peu à travers le siècle, et toutes proportions gardées, la figure d’un janséniste, qui aurait renoncé le ciel, sans même y gagner les vaines délices de ce monde.

Parfois, quand elle avait connu une fois encore que cette dernière victoire qu’elle venait de remporter sur ses scrupules n’avait pas plus rapporté que les autres, elle disait à son mari avec une espèce de cynisme douloureux :

– Nous aurions aussi bien fait de rester honnêtes.

Mais M. La Mortagne, qui avait de la dignité naturelle, peu de chatouilles à la conscience, et, par-dessus tout, le souci du décorum, répondait, avec cet air de sévérité qu’il apportait à toute chose, comme si le métier d’aigrefin fût d’obligation le plus mélancolique des métiers, – M. La Mortagne répondait :

– Mais nous sommes honnêtes, ma chère amie. Nous sommes comme tout le monde.

En quoi il exagérait. Aussi bien l’honnêteté stricte, il ne s’y était jamais beaucoup intéressé, n’étant point de cette sorte de gens que l’infini tourmente. Il la confondait aisément avec cette chose moderne et mal définie qu’on nomme la correction, espèce de vertu à tout faire qui tient lieu tour à tour de politesse, de bonté, de savoir, etc... Au contraire, M. La Mortagne n’aimait pas beaucoup les examens de conscience de sa femme, ni cette façon un peu bien brusque et sauvage qu’elle avait parfois de dévisager la vie.