Le Roi Transparent

Le Roi Transparent
Authors
Montero, Rosa
Publisher
Editions Métailié
Tags
adventure , fantasy
ISBN
9782864249849
Date
2005-01-01T00:00:00+00:00
Size
1.23 MB
Lang
fr
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Extrait

Je suis femme et j'écris. Je suis plébéienne et je sais lire. Je suis née

serve et je suis libre. J'ai vu dans ma vie des choses merveilleuses. J'ai

fait dans ma vie des choses merveilleuses. Pendant un temps, le monde fut un

miracle. Puis l'obscurité est revenue. La plume tremble entre mes doigts

chaque fois que le bélier cogne contre la porte. Un solide portail de métal et

de bois qui ne tardera pas à voler en éclats. Des hommes de fer lourds et

sales s'entassent à l'entrée. Ils viennent nous chercher. Les Bonnes Femmes

prient. Moi, j'écris. C'est ma plus grande victoire, ma conquête, le don dont

je me sens le plus fière. Et même si les mots sont dévorés peu à peu par le

grand silence, ils constituent aujourd'hui ma seule arme. L'encre tremble dans

l'encrier au gré des coups, elle aussi apeurée. Sa surface se ride comme celle

d'un petit lac ténébreux. Mais voilà qu'elle se calme étrangement. Je lève la

tête dans l'attente d'un assaut qui ne vient pas. Le bélier s'est arrêté. Les

Parfaites aussi ont cessé le bourdonnement de leurs prières. Serait-ce que les

croisés ont pu entrer dans le château ? Je me croyais préparée à cet instant

mais je ne le suis pas : mon sang recule tout au fond de mes veines. Je pâlis,

tout entière transie par le froid de la peur. Mais non, ils ne sont pas entrés

: nous aurions entendu le fracas de la porte qui se brise, l'effondrement des

sacs de terre dont nous l'avons renforcée, les pas rapides des prédateurs

montant l'escalier. Les Bonnes Femmes écoutent. Moi aussi. Les hommes de fer

cliquettent sous les meurtrières de notre forteresse. Ils se retirent. Oui,

ils sont en train de se retirer. Le soleil est sur le point de disparaître et

ils préfèrent sans doute savourer leur victoire à la lumière du jour. Ils

n'ont pas besoin de se hâter : nous ne pouvons pas nous enfuir et il n'existe

plus personne qui puisse nous aider. Dieu nous a accordé une nuit de plus. Une

longue nuit. J'ai toutes les bougies de la réserve à ma disposition, puisque

nous n'allons plus en avoir besoin. J'en allume une, j'en allume trois, j'en

allume cinq. La pièce s'illumine d'une belle clarté de palais. Et dire que

nous avons passé tout l'hiver dans le noir pour ne pas les gaspiller ! Les

Bonnes Femmes recommencent à marmotter leur Notre-Père. Je trempe ma plume

dans l'encre paisible. Ma main tremble tant que j'y déchaîne des vagues. Je me

revois en train de labourer le champ avec mon père et mon frère, il y a si

longtemps qu'on dirait une autre vie. Le printemps nous talonne, l'été se rue

sur nous et nous sommes très en retard pour les semailles : cette année, non

seulement nous avons dû labourer en premier les champs du seigneur, comme

d'habitude, mais il a fallu aussi réparer les fossés de son château, faire

provision de vivres et d'eau dans les tours, étriller ses puissants chevaux de

bataille et débroussailler les prés autour de la forteresse afin d'éviter que

les archers ennemis puissent s'y embusquer. Nous sommes de nouveau en guerre

et le seigneur d'Aubenac, notre maître, vassal du comte du Gévaudan, qui est à

son tour un vassal du roi d'Aragon, lutte contre les troupes du roi de France.

Mon frère et moi, nous nous pressons contre le harnais et nous tirons la

charrue de toutes nos forces, pendant que père enfonce dans le sol rocailleux

notre précieux soc, cette lame de métal qui nous a coûté onze livres, plus que

ce que nous gagnons en cinq ans, et qui constitue notre plus grand trésor. Les

lanières de chanvre tressé s'enfoncent dans nos chairs malgré les plastrons de

feutre que nous avons mis pour nous protéger. Le soleil est déjà très haut sur

nos têtes, presque au zénith de la sixième heure. Pour tirer la charrue, je

dois rentrer ma tête entre mes épaules et je regarde le sol : des mottes de

terre jaune desséchées et une chaleur de marmite. Le sang bat dans mes tempes

et j'ai la tête qui tourne. Je tire et je tire, mais nous n'avançons pas. Nos

halètements sont étouffés par les hurlements et les cris d'agonie des

combattants : dans le champ d'à côté, tout près de nous, c'est la guerre.

Depuis trois jours, quatre cents chevaliers se battent les uns contre les

autres dans une lutte sans merci. Ils arrivent le matin au lever du jour,

avides de s'entretuer, et se blessent et se taillent en pièces toute la

journée avec leurs terribles épées pendant que le soleil traverse la voûte du

ciel. Puis, quand la nuit tombe, ils s'en vont en titubant manger et dormir,

prêts à revenir le lendemain.

Présentation de l'éditeur

Lorsque pour échapper au viol et à la mort la jeune Léola revêt l'armure d'un

chevalier tué, elle ne sait pas qu'elle va dorénavant devoir vivre comme un

homme et apprendre à se battre. Nynève la rousse, la guérisseuse, la sorcière,

devient son guide et l'aide à grandir et à faire sa route de femme

indépendante dans ce Moyen Âge réel et fantasmé qui permet au talent de

conteuse de Rosa Montera de nous montrer, en l'espace d'une vie, un siècle qui

marque l'ouverture du Moyen Âge vers la Renaissance. Léola va apprendre à

penser et à écrire, fréquenter la cour d'Aliénor d'Aquitaine, voir la

corruption de l'Église et le fanatisme de l'Inquisition, admirer la lutte des

Cathares, découvrir les pouvoirs de l'imagination et rêver du roi Arthur tout

en évitant soigneusement la malédiction du Roi Transparent. Le grand talent de

Rosa Montera est de savoir tenir le lecteur prisonnier de son histoire tout en

l'amenant à s'interroger sur un siècle turbulent et déroutant peut-être à

l'image du nôtre. Émouvant et épique, original et puissant, ce roman a la

force irrésistible des histoires que le lecteur a du mal à abandonner.

Rosa Montero est née à Madrid où elle vit. Après des études de journalisme et

de psychologie, elle devient journaliste puis chroni­queuse à El Pais. Elle

est l'auteur de nombreux romans traduits dans plusieurs langues, parmi

lesquels Le Territoire des Barbares, La Folle du logis et La Fille du

cannibale (Prix Primavera et best-seller en Espagne).