La Dottoressa

Dans son épilogue à ces « Mémoires d'une femme

impossible », Graham Greene a glissé une petite phrase indiquant que la

Dottoressa Elisabeth Moor lui a inspiré pour une grande part sa célèbre

tante Augusta. de Voyages avec ma tante. Et il faut bien avouer que,

lisant l'extraordinaire « confession » du modèle, on conçoit la

fascination qu'il dut exercer sur l'observateur et le romancier.

Elisabeth Moor était, comme on disait autrefois, « une nature », un être

doté d'une richesse de tempérament qui emportait tout sur son passage -

mélange d'égocentrisme tempétueux faisant fi de toutes les morales si

le caprice de la passion le voulait, et de générosité, se dépensant, par

exemple, sans compter pour les pauvres. Née dans la Vienne encore

impériale du vieux François-joseph et des valses, elle fut une des

premières femmes docteur en médecine au début de ce siècle. Mais, plus

que la médecine, l'amour et, en amour, les beaux hommes, surtout les

Italiens, allaient conduire sa vie. Ce qui fit que, dès 1926, elle est à

Capri et. y passera presque sa vie, malgré les deux « grandes guerres »

et les tribulations amoureuses, d'abord un peu jalousée et mal

comprise, mais très vite adorée des paysans et des pêcheurs de l'île.

Et, en même temps, rouée de coups par le destin. Car plus encore que ses

hommes, c'est son fils (né de quel père ? elle ne le sait plus très

bien ; mais beau comme un dieu) qui devient sa grande passion. Et ce

fils, la mort le lui prend tragiquement. Puis ce sera son petit-fils. Sa

vitalité terrifiante qui survit à tout ne semble plus être là que pour

mieux l'enfermer dans une solitude analogue à celle des héroïnes des

tragédies antiques. Et c'est assurément la raison profonde quia poussé

Graham Greene à s'écarter un instant du chemin de son aeuvre pour mettre

son immense talent - et avec quelle modestie ! - au service de cette

destinée.