Esquisse D'Un Pendu

- Authors
- Jullien, Michel
- Publisher
- Verdier
- ISBN
- 9782864327097
- Date
- 2013-03-20T23:00:00+00:00
- Size
- 0.23 MB
- Lang
- fr
Rompant avec une tradition qui décrit l’atmosphère monacale des ateliers de
copistes du Moyen Âge, ce roman met en scène un scribe très laïque, Raoulet
d’Orléans – personnage réel, il fut l’un des copistes attitrés de Charles V –,
bon vivant, hâbleur, peu chatouilleux sur les mystères de la religion.
Animant un atelier familial au cœur de Paris, actuelle rue Boutebrie, il a
pourtant copié des bibles à tour de bras mais, incapable d’établir le silence
et de se concentrer très longtemps sur ses rectangles de parchemin, il a pour
habitude de fréquenter les tripots des barrières, ceux de Montfaucon
notamment, le grand gibet de Paris.
Au-delà de l’intrigue qui se noue autour d’un mystérieux faussaire venu
s’immiscer dans les commandes royales de Raoulet, ce roman en forme de
parabole médiévale, restitue l’ombre de l’imprimerie qui plane sur le siècle
et, au-delà, de l’avènement contemporain du numérique.
Au début des années 1370, Charles V passe commande à Raoulet d’Orléans de deux
livres assez peu ordinaires, des codex prestigieux, très nouveaux : la
première traduction en français des Politiques d’Aristote et les Grandes
Chroniques de France, œuvre d’histoire narrant la succession des règnes
jusqu’à celui de son commanditaire, Charles V le Sage en personne. (Et là
encore, ces commandes sont réelles). Contrairement aux apparences, ces deux
textes d’essence politique sont adverses. Ils ont 1 700 ans de différence, le
livre d’Aristote est un outil de pensée universelle et de réflexion
atemporelle tandis que les Chroniques constituent un écrit partial, frisant la
propagande du règne de Charles, « médiatique » à sa façon comme le seront
bientôt ceux des gazettes, des journaux, de la presse, un texte pré-moderne
voué à être dépassé sitôt écrit. Lequel des deux écrits est le plus moderne ?
Celui du nouvel Aristote ou celui du prince auteur de son règne ?
En cours de besogne, les manuscrits passent aux artisans enlumineurs et
Raoulet d’Orléans a tôt fait de s’apercevoir que l’un d’eux, faussaire,
contrefait son travail en sous-main, prépare une version pirate des Grandes
Chroniques, destinée à être revendue en contrebande, contre l’autorité royale,
sous le manteau. Alors Raoulet en vieux maître des lettres, bien qu’amuseur,
fidèle à Charles V, mène son enquête ; elle aboutira à une pendaison au gibet
de Montfaucon. De qui ? car il y a bien un pendu à la fin. Du faussaire, de
Raoulet lui-même dépassé par son époque ?
En plongeant le lecteur dans l’univers du Moyen Âge, ce roman en forme de
parabole met le doigt sur des notions on ne peut plus contemporaines :
– la préfiguration de la presse moderne, de l’accélération de l’information et
de sa circulation dans la mesure où Raoulet prend conscience que les
Chroniques de France, contrairement aux Politiques d’Aristote, sont capables
de relater une forme nouvelle de l’Histoire, perçue en direct, s’approchant au
plus près d’une narration du présent, d’une subite modernité, quitte à ce que
la véracité soit enjolivée ;
– la contrefaçon, le plagiat, l’emprunt de l’information aboutissant à la
déformation de ce qui est rendu public ;
Mais surtout :
– il restitue l’ombre de l’imprimerie planant sur le XIVe siècle finissant, la
mort du codex que personne n’imaginait, le basculement dans l’ère du livre en
papier produit par la machine plutôt que par la main. Que vaudra la pensée de
l’Histoire dès lors qu’elle s’apprête à être livrée sous une forme plus
démocratique, donnée en exemplaires illimités plutôt que figée dans un livre
unique, commandé, produit et lu par ceux seuls qui l’ont voulu ?
– en filigrane, pour notre époque, les révolutions se répétant, ce récit
évoque l’émergence du numérique et l’annonce de la disparition du livre de
papier, comme cela advint après le brevet de plomb de Gutenberg. L’invention
du livre de papier date de 600 ans, elle semble pendable de nos jours, le
numérique est là, profitable. Q’importent les procédés matériels (codex,
livre, numérique), le principal réside dans l’influence a priori secondaire
mais décisive qu’impriment ces ruptures, ces progrès, ce renouvellement des
moyens de lecture sur notre mode de pensée et sur la perception que l’on se
fait de notre monde.