La période couverte par ce chapitre représente l’une des époques les plus fertiles et créatives de l’histoire de l’art et, pour ainsi dire, de l’histoire des relations entre les arts visuels et le monde intellectuel. Les affirmations de nouveauté, l’une des idées phares autour desquelles tourne la critique d’art de l’époque, doivent cependant être appréciées attentivement, en conservant à l’esprit la distinction entre modernisme – constellation variable et changeante de stratégies artistiques exprimant la condition moderne – et avant-garde – un groupe qui se définit lui-même en relation (habituellement en opposition) aux normes et aux pressions sociales mais dont la définition de soi est sujette à des appropriations idéologiques variées. Les relations entre l’idée des arts – ce que les grands penseurs politiques et littéraires estimaient que les arts visuels devaient être et devaient faire – et l’art à idées – la façon dont les artistes ont intégré les idées dans leur œuvre tout en contribuant à des débats théoriques plus vastes – sont au cœur de ce chapitre.
Entre 1914 et 1962, la création artistique en France paraît plus sensible aux idées qu’elle ne l’était durant les périodes précédentes : les artistes ont davantage tendance à travailler au sein de mouvements structurés par des idées, dont ils infléchissent simultanément le cours. L’éventail d’idées auquel réagissent alors les artistes recouvre les concepts antagoniques de nation, de culture, de tradition, d’un côté, et de révolution, de politique, d’innovation, de l’autre, dans des débats portant sur leur responsabilité vis-à-vis de la nation – par opposition à une communauté internationale d’artistes – ainsi que sur le caractère spécifiquement français de la création artistique. La question de « l’Autre » – de ceux qui appartiennent à une race, à une ethnie ou à une culture considérées comme différentes, des sujets de l’empire colonial français et des objets d’un discours orientaliste et primitif – a également été déterminante dans la façon dont les artistes appréhendaient l’art et en concevaient la pratique. Enfin, le fait que la France, à l’exception partielle de l’entre-deux-guerres (marquée par les guerres coloniales comme la guerre du Rif ainsi que par les menaces constantes de conflit armé en Europe), ait été presque continûment en guerre durant cette période doit être pris en compte.
Si l’entrée dans la Première Guerre mondiale a marqué la fin d’une époque dans l’histoire européenne, le milieu artistique français voit s’intensifier un conflit idéologique qui avait débuté en 1912, année où les membres de la Chambre des députés participèrent à un débat houleux sur les mérites du cubisme. Bien que l’objet déclaré du débat portât sur la question d’utiliser ou non le Grand Palais, propriété de l’État, pour accueillir une exposition ouverte à des artistes étrangers, l’enjeu véritable des discussions était de savoir dans quelle mesure le mouvement le plus ouvertement avant-gardiste de l’époque pouvait être considéré comme étant véritablement français ou au contraire hostile à toute la tradition de la peinture nationale. Étant donné la violence de la polémique sur l’idée de la nation française durant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, à quoi s’ajoute l’origine étrangère de nombreuses personnalités impliquées dans l’avant-garde parisienne, de Pablo Picasso (même s’il n’exposa pas dans les Salons organisés au Grand Palais) à Sonia Delaunay-Terk, en passant par Jacques Lipchitz et Francis Picabia, la proposition de restreindre l’accès des étrangers au Salon d’automne (le plus ouvert aux nouvelles idées) n’était pas une menace en l’air.
Le principe républicain de liberté artistique était sans doute pour le cubisme une garantie d’expression dans la sphère publique, mais l’opinion selon laquelle ce mouvement était né d’idées hostiles à certains des principes sous-jacents de la République, et notamment au positivisme de Comte, n’était pas sans fondement. Grâce au salon de Gertrude et Leo Stein et, quelque temps plus tard, au cercle des cubistes de Puteaux réunis autour des frères Duchamp-Villon, plusieurs artistes cubistes de premier plan, dont Picasso, Jean Metzinger et Albert Gleizes, ainsi que leurs défenseurs dans le domaine de la critique, comme André Salmon et Guillaume Apollinaire, purent se familiariser avec les idées antipositivistes du mathématicien Henri Poincaré. Dans ses traités mathématiques, ainsi que dans son ouvrage de vulgarisation intitulé La Science et l’Hypothèse (1902), Poincaré décrivait la géométrie euclidienne, dont sont issues toutes les techniques de perspective dans l’art occidental depuis la Renaissance, comme une simple convention, une représentation contingente. Or cette conception s’opposait à l’idée kantienne selon laquelle l’espace tridimensionnel était une réalité a priori. Une autre idée chère aux artistes était celle de la quatrième dimension, entendue comme celle de l’espace lui-même. Même si celle-ci ne pouvait être perçue directement, elle pouvait en théorie s’exprimer au moyen de techniques plastiques innovantes. Les progrès scientifiques réalisés à la fin du XIXe siècle, comme la découverte des rayons X, donnèrent un élan supplémentaire à l’expérimentation de cette quatrième dimension.
Le cubisme non seulement bouleversait les représentations conventionnelles de l’espace, mais il remettait en cause l’idée que l’œuvre d’art devait figurer un instant précis dans le temps. Sur ce point, les artistes étaient inspirés par les idées alors extrêmement populaires d’Henri Bergson écrivant dans Matière et mémoire (1896) que l’homme a une expérience subjective du temps à travers le flux de la conscience, et que la mémoire à la fois consciente et inconsciente a une fonction essentielle dans la manière d’appréhender l’espace. Les artistes reprennent ces idées assez librement, de manière créative et subversive, en réaction au cadre existant du positivisme et à ce qui semblait être son corollaire, à savoir le carcan de l’ordre social bourgeois. Quand, dans leur texte de 1912, Du cubisme, Gleizes et Metzinger enjoignent à leurs amis d’abandonner la perspective traditionnelle et de faire appel à leur « intuition créative » pour construire l’espace pictural, leur dette envers Bergson est indiscutable, comme le sont les conseils prodigués par Apollinaire dans son ouvrage de 1913, Les Peintres cubistes. Bergson ne donna cependant jamais suite au projet d’écrire une préface au catalogue de l’exposition de la Section d’or de 1912, qu’il avait soumis à la condition d’adhérer aux positions esthétiques des cubistes, ce qui apparemment ne fut jamais tout à fait le cas.
Comme Mark Antliff l’a montré, pour les cubistes de Salon et leurs défenseurs critiques, comme Joseph Billiet, Roger Allard et Tancrède de Visan, le recours au bergsonisme était aussi une façon de contrer l’influence grandissante du classicisme de Charles Maurras1. La notion d’évolution créatrice était un défi au cartésianisme de l’Action française (synonyme de l’ordre naturel de la société) et à l’intellectualisme de Maurras, et permettait de se dissocier d’un nationalisme fondé sur la logique et non sur l’intuition. Les artistes et les écrivains étaient toutefois partagés sur la question de l’héritage gréco-romain de la France, autre idée chère à la droite nationaliste. Celle-ci est manifeste dans la relecture cubiste de l’œuvre de Paul Cézanne, figure que la droite cherchait à s’approprier en faisant de lui l’héritier de la tradition classique incarnée par Poussin. On peut par exemple interpréter L’Abondance (1910-1911) d’Henri Le Fauconnier comme une tentative de réconcilier le vocabulaire stylistique du cubisme avec le langage de l’allégorie classique et les grands formats de la peinture d’histoire traditionnelle. Dans La Cathédrale de Chartres (1912) et La Ville et le fleuve (1913), Gleizes adhère à une autre perception du passé français ; il y encense un gothique ancré dans un esprit celtique et dans une tradition de la création artisanale et collective qui a atteint son apogée au Moyen Âge. Selon cette conception, le style italianisant qui s’était répandu dans la France de la Renaissance était la marque de l’envahissement d’un individualisme étranger et corrupteur. Ces formes devaient par conséquent être rejetées, ce à quoi s’employa Fernand Léger dans la revue Montjoie ! en 1913, ainsi que dans son Contraste des formes de la même année, tableau dans lequel il tente de trouver un équivalent moderne à l’ornementation gothique et un traitement « pré-Renaissance » de la couleur.
L’entrée en guerre de la France mit provisoirement fin à ces querelles autour du cubisme. Tandis que de nombreuses personnalités du mouvement ont combattu sous les drapeaux, comme Apollinaire – qui, en affirmant ainsi son attachement à la France, obtint la citoyenneté française – mais aussi Braque, Léger et Duchamp-Villon, et que d’autres se réfugiaient en territoire neutre, les partisans de la tradition crurent, à court terme, avoir tiré leur épingle du jeu. Parallèlement à la grande ferveur nationaliste d’août 1914 et à la dichotomie opposant la civilisation française à la Kultur allemande, l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des Alliés en mai 1915 (exaltée par Jean Cocteau sur la couverture de la revue Le Mot) conforta l’argument en faveur de la primauté de l’héritage classique comme fondation de l’identité française. Mais malgré la prolifération des images traditionalistes dans la propagande populaire, les artistes d’avant-garde ne se sont pas immédiatement détournés de l’expérimentation. Dans ce contexte de réaffirmation du classicisme, la sculpture du Coq gaulois de Duchamp-Villon, qui revendique la simplification moderniste tout en évoquant un emblème typiquement français, apparaît clairement comme un geste de défiance même si elle ne fut fondue qu’après la mort de l’artiste en octobre 1918. Quant à Léger, sa mobilisation dans les sapeurs, l’une des plus longues parmi les artistes engagés, lui offrit un répit salutaire qui l’éloigna provisoirement du milieu de l’art. Dans une lettre célèbre, il se déclare ravi d’avoir été en contact avec une large frange de la population française et évoque la « révélation » artistique que lui ont apportée les armes modernes. Même si son chef-d’œuvre des années de guerre, La Partie de cartes (1917), se détourne de l’abstraction d’avant guerre, le cubisme y retrouve toute sa vitalité, à travers l’expression d’un aspect essentiel de la vie moderne : la mécanisation de la guerre. Comme l’ont observé Éric Michaud et d’autres, on voit que Léger, malgré les épreuves qu’il a traversées (dont une attaque au gaz qui le laissa invalide en 1917), a trouvé dans les machines une source d’optimisme et de foi dans le progrès humain, une idée qui continua de marquer l’après-guerre2.
Selon Philippe Dagen, la guerre a matériellement et viscéralement confronté les artistes à ce qui jusque-là s’était résumé à une contrainte théorique, à savoir la limite absolue du visible et du représentable3. Il en a résulté une forme d’art qui semble surtout préoccupée de ses règles internes et de ses procédés picturaux. Ce point de vue s’oppose à l’interprétation de l’historien d’art états-unien Kenneth Silver, pour qui le rappel à l’ordre dans le champ artistique est indissociable d’un discours nationaliste et belliqueux. Il est cependant difficile de faire abstraction de la dimension politique, présente à la fois dans des œuvres d’artistes qui avaient décidé de fuir le conflit – un bon exemple étant le tableau Au port de Gleizes (1917), qui célèbre l’atmosphère des villes portuaires neutres Barcelone et (à l’époque où il acheva le tableau) New York – et dans les débats sur le cubisme et ses représentants. Par exemple, La Montée du cubisme de Daniel-Henry Kahnweiler, ouvrage écrit lors de son exil en Suisse en 1915, mais qui ne fut publié que cinq ans plus tard, s’emploie à redéfinir le cubisme en termes kantiens : rompant avec les philosophies sur le temps et l’espace qui avaient initialement façonné le cubisme, ce texte cherche à donner au mouvement une dimension paneuropéenne. Même si la formule ne se généralisa qu’après 1918, le rappel à l’ordre, parfois appelé retour à l’ordre, se faisait déjà jour pendant les premières années de la guerre, dans les débats qui opposaient les partisans de l’avant-garde à ceux de la tradition. Dans la mesure où il renvoie autant à un discours qu’à une pratique, ce rappel/retour à l’ordre doit se comprendre dans le contexte d’une profonde controverse, dans l’après-guerre, sur le sens de l’art, de sa finalité et de ses potentialités.
Face au revirement ainsi diagnostiqué, l’anti-mouvement farouchement international connu sous le nom de Dada a toujours incarné des valeurs à la fois cosmopolites et contestataires ; l’histoire de l’art conventionnelle l’a aussi étroitement associé à une variante éminemment conceptuelle d’un art où les idées de l’artiste, aussi obscures et indéchiffrables soient-elles, sapent son rôle en tant que créateur. Mais les caractéristiques propres à la phase parisienne de Dada ont également beaucoup influé sur les rapports entre l’art et les idées qui se sont tissés après la guerre. Cette phase parisienne fut à la fois tardive et de courte durée : ses premières manifestations littéraires datent de la fin de l’année 1918, presque quatre ans après ses débuts à Zurich, et c’est la tentative avortée d’André Breton d’organiser un congrès réunissant toutes les avant-gardes au printemps 1922 qui signe son arrêt de mort. Malgré l’adoption du langage de la rupture – en particulier après que l’arrivée de Tristan Tzara à Paris en janvier 1920 eut inauguré sa première saison publique –, la phase parisienne de Dada résulte en réalité de plusieurs tendances avant-gardistes, issues à la fois de la littérature et des arts visuels. Il faut attendre que les cubistes, qui tentaient alors de ressusciter la Section d’or, se prononcent en février 1920 pour l’exclusion de quelques figures dadaïstes jugées gênantes – comme Picabia, dont ils ne supportaient pas les dessins mécanistes – pour voir le mouvement Dada s’imposer dans l’avant-garde, en tant que force hostile aux modes conventionnels de la création artistique. La nature moins ouvertement politique de la phase parisienne de Dada, par comparaison avec, disons, sa version berlinoise, ne doit pas faire oublier les attaques, fortement teintées de nationalisme et d’antisémitisme, dont il a été la cible, y compris de la part de l’écrivain André Gide. Quelles qu’aient été ses intentions, cette phase parisienne de Dada fut immanquablement politique.
L’alliance potentielle entre les cubistes et Dada à la fin de la guerre, aussi improbable qu’elle apparaisse avec le recul, a des origines multiples – relations personnelles, trajectoires artistiques, politiques et intellectuelles, notamment autour de la figure de Marcel Duchamp. Le Grand Verre de Duchamp (1915-1923) compte parmi les œuvres les plus marquantes du mouvement Dada, découlant directement des expériences de l’artiste avec la distorsion de l’espace cubiste et de son adhésion au conventionnalisme de Poincaré. Entre autres choses, Le Grand Verre remet en question les systèmes de mesure, et même si les nombreuses notes de Duchamp rattachent les divers mécanismes de cette œuvre à des lois scientifiques précises, ainsi qu’à une « histoire » humaine, elles ne concourent pas à la création d’un sens définitif. Alors que Duchamp se livrait à ces réflexions, époque qui coïncide d’ailleurs avec sa décision d’abandonner la peinture de chevalet en 1917, l’œuvre s’imposa comme un défi à la notion bergsonienne d’intuition comme moyen d’appréhender une réalité plus profonde. Le Grand Verre bloque littéralement cette possibilité : l’un de ses autres titres, Retard en verre, indique aussi qu’il occupe un temps et un espace autres que ceux de l’évolution créatrice.
Mais Duchamp joua également un rôle crucial dans ce que Leah Dickerman qualifie de « tactiques » dada de subversion et de déstabilisation4. Parmi celles-ci, on peut citer la fabrication et la dissimulation de la persona créatrice qui apparaissent notamment dans les photographies où Duchamp se représente sous les traits de Rrose Sélavy, fruit d’une collaboration avec Man Ray et Germaine Everling ; la profanation ludique de l’idée de chef-d’œuvre artistique à travers la manipulation de sa reproduction (L.H.O.O.Q., en collaboration avec Picabia) ; et bien sûr, l’absence totale d’intervention physique de l’artiste dans les ready-made. La dimension performative suggérée par les images de Rrose Sélavy trouve un équivalent dans les provocations diverses et variées de Picabia. Dans le climat d’oppression des années de l’immédiat après-guerre, ce type de provocations demandait autant d’humour que de courage ; au Salon des indépendants, en 1920, une version en bronze de Princesse X de Constantin Brancusi fut retirée à la demande de l’ancien anarchiste Paul Signac, alors président du Salon des indépendants, au motif qu’elle était un outrage aux bonnes mœurs.
Mais le principal terrain, à la fois intellectuel, esthétique et politique, sur lequel Dada s’est engagé contre les forces de l’« ordre » est celui de la machine. L’un des textes fondateurs du retour à l’ordre, publié à peine quelques jours après la fin de la guerre, porte le titre prémonitoire d’Après le cubisme. En lieu et place du cubisme, jugé romantique et ornemental, les auteurs du texte, Amédée Ozenfant et Charles-Édouard Jeanneret – bientôt mieux connu sous le nom de Le Corbusier –, se prononcent pour un art fondé sur des lois scientifiques et en phase avec la « pureté » créée par des machines toujours plus perfectionnées. Avec le soutien de la galerie de l’Effort moderne, Ozenfant et Le Corbusier fondent en 1920 la revue L’Esprit nouveau, qui leur donne l’occasion de développer les principes du purisme : un art fondé sur une géométrie rigoureuse, des éléments invariants et une hiérarchie des sujets en accord avec l’évolution humaine et la perfection de la machine. Composés de simples formes géométriques et inspirés par la « proportion d’or », les tableaux créés par Ozenfant et Jeanneret entre 1918 et 1922 évitent le pastiche classique de Picasso, dont la première exposition après la guerre à la galerie Rosenberg en 1919 avait déconcerté les visiteurs. Le purisme et L’Esprit nouveau se tournent aussi avec enthousiasme vers le passé classique comme source d’inspiration : dans leurs tableaux, l’« objet type » entend présenter un classicisme moderne. Arnauld Pierre a expliqué que les « portraits » mécanomorphiques de Picabia, réalisés à la même période – essentiellement des dessins techniques de machines dont les titres renvoient à des calembours –, ainsi que des œuvres encore plus manifestement parodiques de l’ingrisme d’après guerre, cherchaient à saper les prétentions de la création artistique traditionnelle. Dans M’amenez-y (1919-1920), où, comme Duchamp, Picabia combine mots et images, l’artiste se confronte aussi bien à la perfection illusionniste du dessin mécanique qu’à la mythologie du geste artistique5.
Si les puristes célébraient les machines dans leurs écrits, en particulier les avions et les paquebots, ils ne les représentaient pas dans leurs tableaux, les jugeant peut-être insuffisamment évoluées. Le rappel à l’ordre était, dans tous les cas, tout sauf monolithique. À la suite de la dévastation causée par la guerre, cet appel opérait sous le signe de la reconstruction. Par ailleurs, ce projet était suffisamment vaste pour accueillir une multiplicité de visions, depuis les grilles fonctionnelles des premières propositions d’aménagement urbain de Le Corbusier jusqu’à la célébration, dans les écrits critiques de Louis Vauxcelles, de la vie rurale traditionnelle et des vertus régionales. Une grande partie de la sculpture d’après guerre, que ce soit sous la forme de bas-reliefs néomédiévaux ou de monuments aux morts locaux, comme les peintures de Roger de La Fresnaye, de Dunoyer de Segonzac et d’Auguste Herbin, entre autres, trouvent leur place dans cette branche régionaliste du discours constructionniste.
En raison de ses convictions politiques et artistiques, mais aussi de ses talents de peintre, Fernand Léger réussit à naviguer entre les deux pôles du rappel à l’ordre. Même s’il collabora à L’Esprit nouveau, Léger résista pendant un temps à la tentation du purisme. Des œuvres comme Homme au chien (Paysage animé) de 1921 témoignent d’un désir de réconcilier la ville et la campagne, les vies rurale et industrielle, l’homme et la machine. Ses premières expériences picturales d’ordonnancements géométriques s’inspirent autant de l’abstraction de Mondrian que des doctrines du purisme. Face au discours classicisant du rappel à l’ordre, qu’il voyait comme la continuation d’une critique réactionnaire d’avant guerre – ce qu’il était –, Léger resta fidèle à ses instincts « primitivisants », trouvant l’inspiration dans l’idéal médiéval de l’artisanat collectif et anonyme et rejetant ce qu’il considérait comme le produit de l’individualisme malavisé de la Renaissance. Pourtant, comme le suggère sa collaboration au film Ballet mécanique (1924), Léger resta également fasciné par les potentialités de la machine. Il rencontra Ozenfant et Le Corbusier, concrètement et sur le plan théorique, au pavillon de l’Esprit nouveau lors de l’exposition des Arts décoratifs de 1925, où sa Balustre occupait une place de choix ; il partageait avec les puristes la conception utopique de l’artiste de génie guidant les artisans vers la maîtrise des techniques modernes. Ce pavillon, qui occupa durant l’exposition une place beaucoup plus marginale que celle qu’il eut par la suite dans l’histoire de l’architecture, représente toutefois une sorte d’apogée, en France, de l’idée d’un art fonctionnel au service d’une synthèse ordonnée de l’homme et de la machine.
Dans le premier Manifeste du surréalisme (1924), André Breton écrit : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. » Ce n’était pas le premier mouvement avant-gardiste à exprimer ce genre de préoccupation : plus de trois décennies auparavant, le symbolisme avait lui aussi renoncé au naturalisme pour se consacrer à l’expression d’un monde au-delà de l’apparence phénoménale, mettant tout particulièrement l’accent sur les rêves. Ces deux mouvements avaient d’autres points communs : tous deux avaient débuté avec des manifestes écrits par des poètes, et leurs préoccupations, même si elles n’étaient pas par nature visuelles, s’ouvrirent très vite à d’autres artistes partageant la même vision. Bien entendu, le surréalisme était en filiation directe avec Dada, à tel point que l’histoire culturelle les aborde souvent comme deux phases d’un même mouvement. Pourtant, Breton avait rompu avec Dada en 1922, et sa sympathie initiale pour les instincts destructeurs de Dada avait cédé la place à une exaspération devant l’absence d’un programme défini ; le nom de son mouvement était la seule dette qu’il reconnaissait à Apollinaire, qui l’avait inventé en 1917. Le surréalisme, du point de vue de ses impulsions systématisantes, mais aussi de l’étendue et de la forme de son engagement politique, inaugure une nouvelle ère dans les relations entre l’art et les idées.
La trajectoire politique de la branche du surréalisme dominée par Breton est suffisamment connue pour qu’on se contente de la retracer en quelques dates : 1925, opposition à la guerre du Rif et collaboration avec le groupe Clarté ; 1927, adhésion au Parti communiste français (PCF) ; 1929, purge de membres politiquement suspects ; 1932, Louis Aragon choisit le PCF et quitte le surréalisme ; 1933, Breton, Éluard et Crevel sont exclus du PCF ; 1935, rupture définitive avec le communisme international. Si chacun de ces moments a son importance particulière, il convient aussi de remarquer que la politique du surréalisme a toujours eu aussi une dimension interne ; Gérard Durozoi va jusqu’à affirmer que « le groupe surréaliste a ceci de particulier qu’il finit par faire de la succession de ses crises internes le plus sûr moyen de son propre renouvellement6 ». À l’époque de l’adhésion officielle du surréalisme au PCF, Breton et ses plus proches alliés avaient déjà procédé à leur première purge, expulsant Philippe Soupault (Antonin Artaud avait quitté le mouvement de son plein gré) au motif que celui-ci doutait de la nécessité d’un rapprochement entre le surréalisme et le communisme. Le pamphlet de Pierre Naville La Révolution et les intellectuels : que peuvent faire les surréalistes ? (1926) soulevait une question fondamentale, se demandant si la révolution interne proposée par les surréalistes – « l’automatisme psychique pur », pour reprendre les termes du manifeste de 1924 – précéderait ou suivrait la révolution politico-économique recherchée par les communistes.
Une histoire du surréalisme qui se concentre sur les débats au sujet de l’engagement politique est inévitablement incomplète ; en particulier durant les premières années de son existence, le groupe menait bien d’autres activités, notamment les expériences en écriture et dessin automatiques coordonnées par ce qu’on appelait le Bureau de recherches surréalistes. Ces activités forment l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie surréaliste, à savoir qu’en libérant l’esprit de toute contrainte rationnelle et en donnant les pleins pouvoirs à l’inconscient et à ses désirs, la société pourrait s’affranchir des contraintes imposées par la bourgeoisie dominante. Pourtant, dans ce domaine également, une contradiction apparaît : comment peut-on en même temps préserver la spontanéité de la pensée inconsciente et essayer de la consigner et d’en rendre compte scientifiquement ? La meilleure contribution que les arts plastiques pouvaient apporter au surréalisme se situe précisément à l’endroit de cette contradiction. Car même si la part de liberté à consentir au créateur, qu’elle soit littéraire (le principal vecteur du débat) ou artistique, a fait l’objet d’un litige pendant les époques formatrices et héroïques du surréalisme, les artistes ont de fait bénéficié de l’autonomie que leur a accordée le système même qu’ils remettaient en cause, à savoir l’ordre bourgeois. Les griffonnages et dessins automatiques d’André Masson et d’Yves Tanguy qui, avec Max Ernst, furent parmi les premiers artistes à prendre part aux activités surréalistes, ont autant, voire davantage, contribué à l’automatisme que les expériences documentées d’écriture automatique.
Même si les ambitions initiales de Breton débordaient largement le cadre artistique, les surréalistes ont toujours accordé une place de choix aux arts visuels et plastiques dans leurs activités et documentation. Contrairement à des revues communistes beaucoup plus conventionnelles comme Clarté (1919-1928), les publications surréalistes comme La Révolution surréaliste (1924-1929) et Le Surréalisme au service de la Révolution (SSDLR, 1930-1933) proposèrent dans leurs colonnes un choix beaucoup plus large et audacieux d’artistes avant-gardistes7. Ainsi, la controverse publique qui déboucha sur la rupture d’Aragon avec le surréalisme était en grande partie liée au refus de Breton de censurer les œuvres du jeune Salvador Dalí, par exemple Le Grand Masturbateur, dont une reproduction avait paru dans le numéro de novembre 1931 du SSDLR, et que les communistes avaient condamné pour obscénité. Bien entendu, les artistes n’étaient pas exempts de condamnation et d’exclusion : Ernst dut faire pénitence pour avoir collaboré avec les Ballets russes de Diaghilev, jugés trop bourgeois, un épisode qu’il représenta dans l’œuvre sacrilège intitulée La Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins (1926). Masson fut exclu pendant la purge de 1929, puis ce fut au tour de Dalí, à qui l’on reprochait ses ambitions mercantiles. Mais la diversité des œuvres publiées dans les revues surréalistes, soigneusement associées et intégrées à leurs textes, donnait aux yeux du public une sorte de visage ludique, joyeux et expansif à un mouvement qui, en coulisses, était souvent engagé dans des querelles dogmatiques qui divisèrent ses membres sur des points assez mineurs.
Trois aspects de l’engagement du surréalisme vis-à-vis de la dimension visuelle requièrent une attention spécifique : le rôle de la photographie, l’invention de l’objet surréaliste et l’investissement (à différents niveaux) dans l’art non occidental qui, via l’opposition au colonialisme, nous ramène au champ politique. Rosalind Krauss explique que, en dehors du fait qu’elle a produit certaines des plus « grandes » images du surréalisme, la photographie a réussi à incarner pleinement l’esthétique du mouvement en surmontant la dualité complexe du mot et de l’image. Ainsi, chez Man Ray, Brassaï et Claude Cahun, les photomontages et les collages fonctionnent à la fois comme une forme d’écriture et comme un redoublement significatif de son signifiant. Cependant, même si les périodiques surréalistes ont adopté un format plus sobre que la presse dada, le rapport texte-image pouvait aussi s’agencer selon plusieurs modes pour diffuser les idées surréalistes. Dans une veine ludique, la présence de la photographie Notre collaborateur Benjamin Péret injuriant un prêtre (parue en décembre 1926 dans La Révolution surréaliste) visait clairement à illustrer le poème blasphématoire de Péret publié dans les pages suivantes. Paru dans le douzième numéro de la même revue en 1929, le collage Je ne vois pas la __ cachée dans la forêt de Magritte, constituée de photomatons de seize membres du groupe surréaliste posant les yeux fermés autour d’une reproduction d’un tableau de Magritte représentant une femme nue, traduit bien le rapport entre le désir et ses états oniriques. Les photographies de Jacques-André Boiffard de statues monumentales, parues dans la revue surréaliste dissidente Documents en 1930, illustrent très bien le mystère et l’étrangeté de ces objets, ce que l’article de Robert Desnos qui accompagnait ces photos n’aurait pas su faire seul8.
Le fondateur de la revue Documents, Georges Bataille, avait rompu avec Breton en 1929 pour deux motifs : Breton était plus attaché à l’action collective qu’individuelle et Bataille désirait examiner de près certains phénomènes du monde matériel, et non pas simplement leurs dimensions spectrales ou visionnaires. Mais, dans ces deux écoles, les photographies invitaient les lecteurs de revues et de livres surréalistes à établir un lien avec les dimensions matérielles de l’existence, ce qui était communément considéré comme le « réel », tout en préservant une vision spécifique et souvent perverse. SSDLR, une revue que Breton avait fondée après le départ de Bataille, porte une attention réelle aux objets, comme si le recours à ces derniers permettait de démontrer une possible convergence des contraires grâce au pouvoir de l’imagination et au jeu entre l’objectif et le subjectif. Un objet comme la Boule suspendue d’Alberto Giacometti, que Breton découvrit à la galerie Pierre Loeb en 1930, se distingue de la sculpture par sa réalisation : si l’on suit la procédure initiale de l’artiste, la conception de l’objet, qui s’était présenté à lui en rêve ou pendant une sorte de transe, devait déboucher sur un dessin, mais celle-ci était dissociée de sa production en trois dimensions, la fabrication étant confiée à un ébéniste. Ainsi l’œuvre invite-t-elle le spectateur à la contemplation subjective des forces qu’elle manifeste ou qu’elle arrête, en particulier celles du fétichisme ou du désir. On peut parvenir à un effet similaire avec la photographie, que ce soit dans les Sculptures involontaires de Brassaï – photographies parues dans SSDLR d’objets trouvés du quotidien – ou dans les cadrages étranges de Lee Miller, réalisés pourtant sans trucages, d’une roche égyptienne portant le titre évocateur de Cock Rock. Ma gouvernante de Meret Oppenheim associe une paire d’escarpins aux souvenirs d’une vision érotique refoulée, tout en évoquant, avec ses fils, ses manchons de papier et son plateau d’argent, une volaille rôtie.
Plusieurs de ces objets furent réunis en 1936 dans l’Exposition surréaliste d’objets à la galerie Charles Ratton qui, sans en être le point d’aboutissement, fut un aperçu éloquent d’œuvres surréalistes. Proche du groupe, Ratton fut aussi l’un des premiers marchands d’art dit primitif. Outre des objets créés par des artistes, l’exposition comportait des poupées kachina et des masques océaniens. La coprésence de pièces issues de cultures dites « primitives » et d’œuvres d’artistes surréalistes compose un nouveau chapitre dans la longue histoire de leur fascination pour l’Autre, fascination aussi bien esthétique que politique. En 1925, l’opposition à la guerre du Rif au Maroc offrit au groupe une première occasion de manifester son engagement politique. Son rapprochement avec les intellectuels de Clarté déboucha sur un engagement dans la sphère sociale sous la forme d’une action révolutionnaire, qui tranchait avec le projet initial de Breton, appelant à une révolution purement psychique. En 1931, les surréalistes protestèrent contre l’Exposition coloniale à la porte Dorée. Ils publièrent deux manifestes contre l’Exposition et, en collaboration avec des associations anti-impérialistes, organisèrent une « contre-exposition », « La Vérité sur les colonies », dans un ancien pavillon d’exposition soviétique situé dans le XIXe arrondissement, près du siège du PCF. Cette contre-exposition incluait deux sections documentaires, l’une sur les crimes du colonialisme et l’autre sur l’Union soviétique, ainsi qu’une troisième, organisée par Aragon et conçue par Yves Tanguy, qui faisait contraster une impressionnante collection d’objets indigènes d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique avec des objets religieux chrétiens qualifiés de « fétiches européens ».
« La Vérité sur les colonies », ainsi que d’autres réactions à l’Exposition coloniale, reflètent la profonde antipathie que les surréalistes éprouvaient à l’égard du colonialisme, mais sans rendre entièrement justice à leur engagement vis-à-vis des cultures des peuples colonisés, engagement qui révèle aussi des contradictions. Ainsi la contre-exposition recourait-elle, pour présenter l’Autre, à des techniques de spectacle similaires à celles employées pour l’exposition officielle, incluant des films et des musiques indigènes. Depuis la parution d’un essai fondateur de James Clifford sur le « surréalisme ethnographique » dans Malaise dans la culture (1988), les spécialistes ont toutefois reconnu que les surréalistes avaient franchi une nouvelle étape dans le primitivisme occidental, en entrant en dialogue avec l’ethnographie. Avec ses articles documentés sur l’ethnographie, ainsi que les nombreux essais de Michel Leiris et de l’influent critique Carl Einstein, Documents s’impose comme l’un des modèles de cette nouvelle sensibilité. Quoique dans un autre registre, il en va de même des travaux réalisés par Max Ernst à cette période qui, à l’instar de bien d’autres artistes, non seulement s’inspire des formes et des environnements de l’art africain, océanien et américain, mais va aussi jusqu’à inventer un mythe personnel totémique, construit autour d’un oiseau appelé Loplop. Dans les œuvres des principaux membres du groupe surréaliste, dont Ernst, Joan Miró, Victor Brauner, et Breton lui-même, dans des textes comme L’Amour fou (1937), il existe une multitude de références ethnographiques aux arts et aux cultures de l’Océanie et des Amériques, notamment le Pacifique du Nord-Ouest. C’est sur ce point que « La Vérité sur les colonies » ne rend pas complètement justice à la conception particulière que les surréalistes se faisaient du primitivisme. Dans la carte « Le monde au temps des surréalistes », parue en 1929 dans la revue belge Variétés, où l’échelle des différents continents reflète l’intérêt des surréalistes pour ces parties du monde, la place relativement modeste accordée à l’Afrique met en évidence un malaise, lié à la façon dont les Parisiens s’étaient si facilement approprié l’art d’Afrique noire, l’ayant assimilé à une tendance culturelle. En comparaison, l’Alaska et certaines îles du Pacifique occupaient une grande place, illustrant autant un choix « politiquement correct » qu’une affinité esthétique.
Une autre contradiction, que peu de primitivistes européens ont réussi à dépasser, apparaît dans la diffusion des multiples discours sur l’Autre, ainsi que dans les pratiques consistant à collecter et à exposer leur équivalent visuel et matériel. Publié après qu’un incendie eut détruit le pavillon néerlandais de l’Exposition coloniale en juin 1931, le second tract des surréalistes sur l’Exposition, intitulé Premier bilan de l’Exposition coloniale, insiste sur la destruction de milliers d’objets originaires des colonies hollandaises dans les Antilles. Les auteurs du tract remarquent que ces objets, coupés de leur contexte d’origine, avaient servi de justification au colonialisme hollandais, soulignant l’ironie de les voir détruits avec la même violence et avec la même soudaineté que le colonialisme détruit les sociétés indigènes9. Les surréalistes pensaient que leur propre capacité à apprécier ces objets et à les interpréter dans leur contexte d’origine, rituel ou pratique, suivant les cadres d’analyse proposés par Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss et leurs étudiants, différenciait leurs pratiques de collectionneurs du pillage impérialiste qu’ils dénonçaient. Certes, les masques, les danses et les états de transe de ces peuples dits primitifs les attiraient parce qu’ils dépassaient les contraintes de la raison et des identités conventionnelles. Toutefois, il est difficile de critiquer la rapacité du capitalisme tout en profitant de ses mécanismes les plus élémentaires. Dans l’histoire de l’affinité des surréalistes pour l’Autre, il est rarement question de la vente à l’hôtel Drouot de la quasi-totalité de la collection d’art primitif de Breton et d’Éluard, vente qui eut lieu au mois de juillet 1931, peu après l’incendie du pavillon hollandais et deux mois avant l’inauguration de la contre-exposition.
L’un des facteurs de la remarquable capacité du surréalisme à se renouveler réside néanmoins dans l’intérêt et l’attirance pour l’art dit primitif. Wifredo Lam entra dans le cercle de Breton peu de temps avant le départ de certaines figures du groupe pour le continent américain en 1941, grâce à ses liens d’amitié avec Picasso ; les deux hommes partageaient non seulement les mêmes convictions politiques – Lam s’était engagé aux côtés des Républicains pendant la guerre civile espagnole – mais aussi une affinité avec l’art africain. Même si Lam réalisa ses œuvres primitivistes les plus remarquables après son retour dans son Cuba natal en 1942, il était familier des rituels et des mythes afro-cubains depuis l’enfance. Dans un article écrit en 1941, Breton décrivait déjà Lam comme un artiste combinant une « vision » primitive à une conscience sociale et une technique maîtrisée. Le Chilien Roberto Matta, arrivé à Paris en 1933 pour travailler dans l’agence de Le Corbusier comme dessinateur, avant de rejoindre les surréalistes en 1937, attira également l’attention de Breton. Ce dernier fut séduit par ses foisonnantes explorations formelles de paysages intérieurs, que Matta appelait des « morphologies psychologiques », et par son intérêt pour l’automatisme. Mais Matta était aussi un grand collectionneur d’art tribal et ses toiles de la fin des années 1940 trahissent de fortes ressemblances avec les sculptures malagan de Nouvelle-Irlande. Les tensions entre plusieurs pratiques de collection, rendues possibles par le colonialisme et l’anticolonialisme surréaliste, ressortent clairement dans un texte de Breton de 1955, dans lequel il déplore l’échec de l’ethnographie à susciter un contact plus organique avec les créateurs de l’art qui les fascinait tant, lui et ses amis10. Cependant, Breton ne renia jamais la dynamique fondamentale du primitivisme, où la synthèse de l’art et des idées passe par le filtre des conceptions que l’Occident se fait de l’Autre, au service d’une exploration plus profonde du moi occidental.
Malgré ses nombreuses connexions avec le monde politique et intellectuel, le surréalisme ne fut pas au centre de la controverse sur l’art qui occupa la France de l’entre-deux-guerres. C’est plutôt à droite que les débats sur la modernité et la tradition étaient le plus conflictuels, même si les lignes étaient souvent loin d’être claires.
La querelle entourant l’école de Paris, principalement constituée d’artistes étrangers dont un certain nombre d’immigrés juifs, comme Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine et Marc Chagall, en est un bon indice. Les membres de cette école manifestaient un attachement à un art représentationnel et figuratif ainsi qu’une absence d’intérêt pour l’abstraction. Leurs œuvres, explicitement « modernes » en raison des vestiges de la couleur fauviste, des traits de pinceau expressionnistes et d’une simplification primitiviste, proposaient un style de modernisme éminemment commercial. Pourtant, cela n’empêcha pas l’école de Paris d’être la cible d’antimodernistes qui cherchaient à rétablir la primauté d’une certaine idée de l’art français. Signe de la complexité des rapports entre l’art et l’idéologie politique à cette période, le défenseur le plus acharné de l’« école française » par opposition à l’« école de Paris », le critique d’art Waldemar George, était lui-même un émigré d’origine juive polonaise, un vétéran français de la Grande Guerre et un sympathisant fasciste. Dans sa revue Formes (1930-1933), George militait pour un « nouvel humanisme » apte à remplacer ce qu’il considérait comme des courants frelatés du cubisme et du primitivisme. Plaidant pour un retour à une tradition française réconciliant le gothique et le classique, il puisait son inspiration dans les derniers tableaux ouvertement classicisants de De Chirico. Si George reprochait aux artistes de l’école de Paris de ne pas avoir réussi à s’intégrer en France, il affirmait aussi, contre les attaques antisémites de critiques issus de l’extrême droite, que l’origine étrangère de ces artistes ne leur interdisait pas pour autant d’adopter un style clairement français. Parmi ses artistes de prédilection, on trouvait notamment les artistes dits néoromantiques, comme Eugène Berman et Pavel Tchelitchev, Russes exilés en France ; d’autres critiques ayant adopté une position similaire citaient le Polonais Moïse Kisling, dont les toiles étaient un pastiche de Cézanne et du dernier Renoir11.
On aurait toutefois tort de croire que tous les artistes et critiques attirés par l’extrême droite rejetaient la modernité et le modernisme ; de même, toutes les formes d’adhésion à ce qu’on appelait la « tradition » dans les années 1930 ne venaient pas uniquement de la droite. Depuis l’ouverture des archives de Le Corbusier dans les années 1970, les historiens ont mis en évidence les liens étroits que l’architecte avait tissés avec plusieurs figures de l’extrême droite, en particulier le fondateur du Faisceau, Georges Valois. Ces associations peuvent certes s’expliquer comme une forme d’opportunisme qui conduisit par exemple l’architecte à accepter l’appui financier du constructeur automobile Gabriel Voisin pour son nouveau plan de Paris, exposé en 1925 au pavillon de l’Esprit nouveau. Mais la collaboration de Le Corbusier à des publications d’extrême droite entre 1927 et le début des années 1930 coïncide avec une évolution de sa pensée quant à la meilleure façon de concevoir la ville du futur et à la forme qu’elle devait prendre. L’incapacité du capitalisme français à financer le « plan Voisin » éloigna Le Corbusier du taylorisme. Il lui préféra une version du syndicalisme inspirée de Georges Sorel, différente mais proche de celle défendue par Valois et par l’avocat et journaliste Philippe Lamour, coéditeur avec l’architecte de la revue Plans, fondée en 1931. Ce type de syndicalisme était un mélange particulier associant une planification pyramidale, idée à laquelle Le Corbusier avait toujours adhéré avec enthousiasme, des structures corporatistes pour organiser la main-d’œuvre et la production, et un système politique autoritaire. Plans (qu’il quitta en 1932 pour Prélude, une revue tout aussi éphémère) permit à Le Corbusier de réaliser son premier projet de « cité radieuse », variante autour de sa précédente « ville contemporaine » mais avec une plus forte intégration des zones industrielles, administratives et résidentielles, et une vision plus aboutie de l’importance de la sphère domestique comme lieu de loisir et d’épanouissement de l’individu. Le Corbusier ne renonça jamais complètement à sa quête d’une figure d’autorité apolitique pour l’aider à réaliser ses projets : malgré les dix-huit mois qu’il passa à Vichy (1941-1942), où il se vit confier un vague poste de commissaire à la reconstruction des zones dévastées, il n’obtint jamais le soutien politique dont il avait besoin pour développer ses projets12.
Quant à Lamour, le fascisme était pour lui le signe d’une adhésion sans faille à la modernité – le nouvel ordre. Dans plusieurs périodiques éphémères, en particulier Grand’route, qui ne parut que quelques mois en 1930, Lamour célèbre les techniques du montage, utilisées notamment dans le film surréaliste Un chien andalou et dans les photographies de paysages industriels de Germaine Krull, qui sont pour lui paradigmatiques d’un art ancré dans les technologies de la modernité. À partir du début des années 1930, Le Corbusier commença à avoir des doutes sur les effets de l’industrialisation. Que ce soit dans la Cité radieuse ou dans sa peinture, son approche se fit plus organique, tendant vers une synthèse de la nature et du bâti. Dans des œuvres comme Le Bûcheron (1931), il identifie clairement sa propre pratique à celle de l’artisan traditionnel ; sans complètement renoncer à la grille puriste, il la complexifie par des formes plus arrondies et bulbeuses. Dans Modernity and Nostalgia : Art and Politics in France between the Wars (1995), Romy Golan établit un lien entre ces œuvres, ainsi que le tournant planiste dans l’aménagement urbain, et une plus grande prise en compte du rural et de l’organique chez des artistes auparavant attirés par les images de l’époque mécanique. C’est le cas des tableaux que Léger peint à cette période, où les figures de la décennie précédente quittent leur mobilier épuré pour réapparaître dans un environnement naturel, avec des fleurs à foison et, ici ou là (comme dans Adam et Ève, 1935-1939), des tatouages floraux. On assiste à une évolution similaire dans les arts décoratifs, où des designers de meubles comme Eugène Printz délaissent les motifs géométriques pour des formes plus organiques et des bois plus rustiques.
Bien entendu, le thème de la ville ne fut jamais complètement abandonné, mais à l’époque du Front populaire l’art se mit à aborder d’autres sujets. On trouve des scènes d’ouvriers et de pauvreté urbaine dans les toiles explicitement réalistes de peintres qui exposèrent avec le groupe de gauche des Indélicats, fondé en 1932, actif pendant toute la période du Front populaire. Soucieux d’illustrer les problèmes sociaux de leur temps, comme le chômage et les grèves, des artistes comme Édouard Pignon, André Fougeron et Boris Taslitzky, tous membres du PCF, reprennent divers styles du courant moderniste, travaillant à rendre leur travail plus lisible et plus accessible pour le grand public. En 1936, les Indélicats exposèrent des albums en linogravure, une technique alors très populaire. Marcel Gromaire, quoique moins engagé politiquement dans les années 1930 qu’il ne l’avait été, poussa encore plus loin cette volonté de créer un art « populaire ».
Tout sauf avant-gardiste, la politique culturelle du Front populaire ne défendit pas un choix stylistique clair. S’appuyant toujours sur des initiatives déjà en cours, elle a surtout œuvré pour l’institutionnalisation de la culture, concentrant une grande partie de ses efforts sur la pédagogie. L’intérêt soutenu pour les traditions rurales et régionales comme une source fondamentale de l’identité française, qui, dans sa version officielle, était conçu comme parfaitement compatible avec la modernité, était alimenté par les grands courants intellectuels et artistiques de l’époque. Ainsi, l’Exposition internationale de 1937 s’était dotée d’un grand Centre régional regroupant des pavillons qui présentaient des objets et des motifs typiques de leur région et des expositions consacrées à la production artisanale. D’autres pavillons, comme ceux du Lyonnais et du Languedoc, avaient été construits avec des matériaux modernes plus agressifs, comme le béton et le verre. Le Centre rural, autre particularité de l’Exposition, représentait un effort sans précédent – les expositions célébraient d’ordinaire les réalisations de l’industrie française – pour porter aux nues une France rurale, source inépuisable des valeurs de la nation. Intégré au Centre rural, un musée consacré au village de Romenay-en-Bresse avait été édifié. Or celui-ci visait à donner, grâce aux protocoles de l’ethnologie scientifique, une image exhaustive d’une communauté rurale en voie de modernisation13. Œuvre de Georges Henri Rivière, ancien collaborateur à la revue Documents, le « musée du Terroir » servit de terrain d’essai pour son nouveau musée des Arts et Traditions populaires (ATP), consacré à l’étude scientifique de la France rurale traditionnelle et qui ouvrirait ses portes au terme de l’Exposition. Empruntant les méthodes utilisées pour étudier les peuples « primitifs » des colonies françaises, l’ATP prouvait l’utilité et la flexibilité d’un type scientifique de primitivisme. L’adhésion de Rivière aux « chantiers intellectuels » mis en place sous Vichy – comme un moyen de développer et de financer les recherches ethnographiques de son nouveau musée – a jeté une ombre sur ses intentions initiales, même si celles-ci étaient pleinement compatibles avec la conception que le Front populaire se faisait de la nature et de l’importance de l’art « populaire ».
L’idée que la nation française s’incarnait avant tout dans son art s’est traduite dans trois lieux différents, en marge de l’Exposition de 1937. Ajout tardif à l’Exposition imposée par Léon Blum, l’exposition des « Chefs-d’œuvre de l’art français » au palais de Tokyo présentait, toutes techniques confondues, plus de 1 300 œuvres, allant de la période gallo-romaine jusqu’à la fin du XIXe siècle. En dehors du fait qu’elle achevait d’asseoir la réputation de Cézanne – point d’aboutissement de l’exposition – comme le grand maître français, cette exposition n’essayait pas vraiment d’apporter de réponse à la question de ce qui, en dehors du critère géographique, faisait la spécificité de la France, sa chronologie s’étendant bien au-delà de la naissance de la nation française moderne. Initialement conçue comme contrepoint contemporain aux « Chefs-d’œuvre », l’exposition au Petit Palais des « Maîtres de l’art indépendant, 1900-1937 » présentait un nombre encore plus important d’œuvres, regroupées par artiste. Parmi les peintres sélectionnés, l’exposition faisait la part belle à Matisse et à Picasso ; les fauves, Léger, les derniers nabis, Rouault et les représentants de l’école de Paris étant eux aussi bien représentés. Les critiques ont fait peu de cas du message que l’exposition voulait faire passer – privilégier les valeurs de l’avant-garde par rapport à celles de l’académie –, notant que l’accent sur des maîtres en particulier évacuait les questions relatives à la nature et au développement de l’art moderne. Ces questions sont ostensiblement au cœur de la troisième grande exposition d’art de l’année, intitulée « Origines et développement de l’art international indépendant », qui fut organisée au Jeu de Paume par un groupe aux sensibilités de gauche, dont le commissaire Jean Cassou ainsi que Paul Éluard et Christian Zervos. Cézanne était cette fois le point de départ de l’exposition, suivi par les fauves, le cubisme (une catégorie dans laquelle Matisse accepta d’être représenté), l’abstraction et le surréalisme. Même si l’exposition était véritablement internationale, la plupart des artistes exposés avaient de fait travaillé en France (Paul Klee étant une exception notable) ; tout en étant cosmopolite, l’histoire retracée par l’exposition restait dominée par la France, sans que la compatibilité entre le caractère français, la modernité et la tradition y soit problématique. Tandis qu’avait lieu l’exposition d’art dégénéré en Allemagne, le message était plutôt rassurant et à certains égards courageux. Malgré cela, les clivages que ces expositions essayaient de dissimuler n’étaient pas près de disparaître.
Dans L’Art de la défaite (1993), Laurence Bertrand Dorléac met en garde le lecteur contre le piège des « fausses continuités » entre la période de l’entre-deux-guerres et celle de Vichy et de l’Occupation. La première conséquence de la défaite sur le monde artistique, remarque-t-elle, est de l’avoir privé d’un climat propice à la libre expression, à une critique vigoureuse et à un échange d’idées. Même la continuité la plus évidente, la tentative vichyssoise de créer un concept artificiellement unifié d’« art français », a masqué les procédés, parfois simplement bureaucratiques, mais souvent violents et brutaux, qui l’ont rendu possible, à savoir : l’internement et la déportation de plusieurs artistes d’avant-garde – comme Hans Bellmer et Otto Freundlich –, l’obligation pour certains, comme Picasso ou Matisse, de vivre reclus dans leur atelier ou de fuir Paris, et l’exil pour les chefs de file du surréalisme. L’exemple qui suit est éloquent : plusieurs artistes que Waldemar George avait soutenus dans les années 1930, comme des exemples de « nouvel humanisme », dont Aristide Maillol – l’artiste qui occupait le plus d’espace dans « Maîtres de l’art indépendant » en 1937 –, sont ceux qui ont le plus profité des faveurs du nouveau régime (Berman et Tchelitchev s’étaient enfuis à New York). Quant à Waldemar George, qui reprit le nom de Jerzy Waldemar Jarocinski à cause des lois discriminatoires, il dut s’enfuir de Paris en 1940 et passer la plus grande partie de la guerre dans la clandestinité14.
La diversité des motivations et des positions qui animaient à la fois les partisans de la collaboration et ses opposants, ainsi que ceux qui essayaient de rester à l’écart des querelles, interdit toute corrélation claire entre les idées politiques et les choix esthétiques qui se sont exprimés durant ces sombres années. Le rapport entre modernité et tradition dans l’art demeure une question controversée, ses termes se trouvant durablement altérés par les vicissitudes de la guerre et les pressions politiques. Quand Maurice de Vlaminck lança une attaque violente contre Picasso dans l’hebdomadaire Comœdia (sous contrôle indirect allemand) en juin 1942, associant le peintre à la décadence morale responsable entre autres de la destruction de la tradition artistique, André Lhote répliqua en défendant un style de cubisme plus modéré, pleinement compatible avec la tradition française. Bernard Dorival, commissaire de l’exposition au musée national d’Art moderne, qui fut inauguré en août 1942, est de ceux qui virent dans la guerre une occasion de restaurer les racines de l’art français, un acte patriotique par lequel l’opposition aux Allemands pouvait silencieusement s’exprimer. L’État poursuivit ses achats d’art aux expositions, privilégiant les artistes qui exposaient dans la catégorie des « jeunes artistes de tradition française ». Malgré les sous-entendus ethniques de cette appellation, la « tradition » à laquelle la plupart de ces jeunes artistes – comme Jean Bazaine ou Alfred Manessier – semblaient le plus attachés était celle des maîtres modernistes dont ils retravaillaient le vocabulaire stylistique dans leurs sujets, comme la Jeanne d’Arc traversant la Loire de Charles Lapicque qui était aussi un hommage à l’héritage médiéval.
Si certains sujets étaient tabous, la critique et l’innovation artistique restaient possibles, malgré de fortes contraintes. Dans les pages de la NRF, Bazaine n’hésite pas à critiquer l’idée d’une « corporation des artistes » organisée par Vichy ou, quelques mois plus tard, l’inclusion de nombreuses croûtes au musée d’Art moderne. Après avoir accueilli dans sa galerie la protestation politique d’Otto Freundlich en 1938, Jeanne Bucher continua à exposer des œuvres d’artistes jugés dégénérés par les nazis, notamment Kandinsky et Klee. Elle veilla également sur les œuvres d’artistes exilés en trouvant de jeunes peintres inconnus pour occuper leur atelier en leur absence. Bucher fait aussi partie de ces premiers marchands français à porter de l’intérêt aux dernières œuvres abstraites créées aux États-Unis. Que ce soit avec les « jeunes artistes français », ou avec ceux dont les tourmentes de l’exil ou de la clandestinité avaient créé les conditions de nouvelles expériences formelles, ou encore avec Picasso, dont la présence à Paris fut une constante source d’inspiration, Bucher réussit à maintenir pendant la guerre une forme de cosmopolitisme, ne serait-ce que comme idéal, anticipant sur un nouvel épanouissement après la Libération.
Durant les années qui suivirent la Libération, les profonds et irréversibles changements que la guerre avait fait subir à la fois aux idées sur l’art et aux rapports entre l’art et les idées se ressentirent à de multiples endroits. L’adhésion publique de Picasso au PCF en octobre 1944 donna un sens nouveau à ses tableaux, ainsi qu’à l’espace qui lui était dévolu au Salon d’automne, inauguré quelques jours après et suscitant une vaste polémique autour des œuvres et des opinions politiques de l’artiste. De même, l’exposition de la série des Otages de Jean Fautrier à la galerie René Drouin en 1945 donna à voir au public un puissant témoignage du traumatisme de la guerre et, à un niveau plus formel, le cas d’un artiste déjà accompli (Fautrier avait quarante-sept ans) que l’expérience de la guerre éloigna définitivement de la figuration. Une série d’expositions organisées durant l’hiver et le printemps 1946 indiquait clairement que le cap vers l’abstraction de Fautrier n’était pas un cas isolé. Parmi ceux qui choisirent l’abstraction, on trouve des artistes plus âgés – César Domela, Jean Arp, Alberto Magnelli –, plusieurs anciens « jeunes artistes », ainsi qu’une nouvelle génération qui fit irruption sur la scène artistique : Nicolas de Staël, Olivier Debré, Hans Hartung, Serge Poliakoff. Ils n’avaient pas tous la même approche, et les critiques ne saisirent pas immédiatement le sens de ce qui s’apparentait surtout à des stratégies individuelles en prise avec un monde artistique qui, comme la France en général, semblait mûr pour la purge mais aussi pour la reconstruction15. Mais la disparition pendant la guerre de nombreux grands peintres abstraits – Taueber-Arp, Kandinsky, Mondrian, Freundlich – et le désir de leur rendre hommage furent aussi une occasion de reconsidérer les voies du modernisme et de proposer l’abstraction comme une source de renouveau16.
Au milieu des années 1940, l’individualisme dans l’art revêt une grande importance, tant du point de vue politique que philosophique : à l’image des textes existentialistes qui furent publiés à la Libération et après, les artistes qui exploraient des formes et des méthodes nouvelles se déclaraient libérés du passé, voulant traduire des visions singulières et s’engager dans une création indépendante qui était pour eux une forme d’action. Pris dans ce sens, l’existentialisme validait une nouvelle forme d’individualisme, l’affranchissant des débats qui l’avaient associé à une tendance Renaissance, que celle-ci soit considérée comme fondamentale pour la tradition française ou bien étrangère à elle. Mais l’existentialisme connut aussi un développement cosmopolite, signe que les idées de Sartre, de Camus et de Merleau-Ponty sur la condition humaine se diffusaient bien au-delà des frontières de la France. C’est à des Américains établis à Paris – comme Jean-Paul Riopelle, un Québécois très engagé à gauche, ou Robert Motherwell – qu’on doit certaines des interventions les plus exubérantes de cette période ; en même temps, c’est grâce à leur fréquentation des surréalistes en exil à New York pendant la guerre et, par conséquent, à leur manière d’associer l’automatisme à une nouvelle abstraction gestuelle que leur œuvre éclaire d’un sens nouveau l’idée de cosmopolitisme et d’abstraction internationale. Une autre dimension de l’existentialisme, en lien avec le sens de l’absurde, transparaît dans l’œuvre de Wols ; cet artiste allemand, qui fut interné en France pendant la guerre, crée une œuvre dont les enchevêtrements de lettres et de formes inachevées lancent un vrai défi à la tradition humaniste occidentale.
L’opposition la plus radicale à cette tradition au lendemain de la guerre nous vient d’un artiste que même l’existentialisme irritait – au même titre que toutes les idées qui lui semblaient abstraites, dont celles sur l’abstraction. Il s’agit de Jean Dubuffet, dont les œuvres viscérales, physiquement connectées aux fragments les plus banals du monde, sont exposées pour la première fois à la galerie Drouin, quelques semaines à peine après le « Salon de la Libération ». Dans « Mirobolus, Macadam, et Cie », sa seconde exposition à la galerie Drouin au début de l’année 1946, l’innovation reposait moins sur les sujets – les graffitis sur les murs avaient déjà été photographiés par Brassaï – ou les techniques – Fautrier utilisait lui aussi la haute pâte, et le recours à un style « enfantin » avait de nombreux précédents – que dans la manière dont l’artiste les combinait en un rejet global des notions conventionnelles de beauté. Au cours des années suivantes, Dubuffet poursuivit son expérimentation : avec les matériaux bruts représentant leurs sujets mêmes, comme le charbon et le gravier ; avec des techniques agressives, comme l’entaille, laissant des traces visibles sur des surfaces volontairement grossières comme l’aggloméré ; ou encore avec des sujets traditionnellement « nobles » comme le nu féminin, traité de manière délibérément répulsive. Mais le mépris de Dubuffet pour l’ordre établi s’arrêtait là. Il sut entretenir des liens solides avec des marchands et des critiques influents et lui-même se révéla un polémiste vif et percutant.
Son invention d’un nouveau terme pour décrire ce qui était à ses yeux le seul art vraiment inspirant, à savoir un art produit en dehors des systèmes établis du milieu de l’art par des aliénés, des criminels ou des autodidactes, est aussi importante que son œuvre et ses écrits. Le concept d’art brut se développa de pair avec la collection entreprise par Dubuffet, aidé par des amis partageant la même vision que lui. Craignant que la surexposition de ces œuvres n’abîme la création spontanée qu’est l’art brut, Dubuffet commença par présenter cette collection avec un minimum de publicité, dans des environnements marginaux ou protégés comme, à partir de novembre 1947, le sous-sol de la galerie Drouin. L’une des principales caractéristiques de cette collection d’art brut était de se constituer en dehors de toute transaction commerciale ; les œuvres qui y figuraient ne seraient jamais à vendre. Très vite, Dubuffet chercha à assurer la pérennité de sa collection par des publications, par des conférences et même par une association éphémère, la Compagnie de l’art brut, qui comptait parmi ses cotisants Breton, Lévi-Strauss, Rivière et Ratton. La présence de ces membres suggère qu’il existait, malgré les protestations de Dubuffet qui ont trop longtemps dissimulé ce lien, un primitivisme latent dans l’art brut. Dans deux essais publiés en 1951, « Positions anticulturelles » et « Honneur aux valeurs sauvages », Dubuffet compare avantageusement l’« homme primitif » à l’homme moderne « occidental » ; il déclare que c’est l’art brut et non la tradition gréco-romaine qui constitue le véritable fondement d’un art européen vivant. Dubuffet séjourna aussi à plusieurs reprises dans le Sahara algérien, où il expérimenta des matériaux indigènes, mais cette expérience ne le satisfit pas totalement : l’art brut offrait un moyen de revivifier non seulement la culture européenne mais aussi ce qu’il appelait « la race européenne ».
En 1951, suite à différents désaccords et rivalités, sa rupture publique avec Breton est consommée, entraînant la dissolution de la Compagnie. Si les revirements de Dubuffet sont moins nombreux et moins spectaculaires que ceux de Breton deux décennies plus tôt, l’exclusion de l’artiste et écrivain Gaston Chaissac, jugé trop « connaisseur » pour figurer dans la catégorie des artistes « bruts », révèle les limites de la pensée de Dubuffet. Le vocabulaire stylistique de Chaissac, majoritairement abstrait, mais contenant des références figurales fantasques, s’était développé au contact d’artistes comme Freundlich avant la Seconde Guerre mondiale et Lhote après le début de la guerre. Ses œuvres avaient séduit Dubuffet pour leur côté atypique mais aussi pour l’orthographe fantaisiste et l’argot fleuri auxquels l’artiste recourait. Chaissac, aussi primitiviste que Dubuffet, mais d’une façon plus modeste et plus joueuse, avait toutefois ses propres contacts et soutiens dans le monde de l’art, ce qui, pour Dubuffet, le disqualifia comme « artiste brut ».
Le rêve de fonder une coopérative d’artistes capable de contourner le système critique et marchand, que Chaissac décrit dans sa correspondance de guerre avec André Bloc, fondateur d’Art d’aujourd’hui et l’un des représentants de l’abstraction géométrique, fut un objectif repris par le mouvement CoBrA. Nommé d’après les capitales des pays dont étaient originaires ses fondateurs, Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, CoBrA est cependant le fruit de discussions parisiennes. Ce mouvement entendait proposer une structure alternative à la production artistique, tout en ressuscitant l’esprit révolutionnaire du surréalisme ainsi que certaines pratiques de l’automatisme. Des stratégies plus radicales pour établir un lien entre les transformations artistiques et sociales furent proposées par le mouvement lettriste, avec Isidore Isou et ses efforts pour subvertir le langage, puis avec l’Internationale situationniste de Guy Debord, fondée en 1957, qui appelait les artistes et les intellectuels à s’attaquer directement aux effets de la consommation de masse et du consumérisme sur la société contemporaine. Plusieurs artistes, dont Asger Jorn, un des fondateurs de CoBrA, étaient séduits par l’idée situationniste de détournement, qui consiste à réutiliser des objets et des emblèmes de la culture à des fins subversives. Mais l’une des nouvelles formes qu’on associe parfois au lettrisme et au situationnisme, le décollage de Raymond Hains, où plusieurs strates d’affiches sont soigneusement prélevées de leurs panneaux publicitaires pour être transférées et exposées dans une galerie d’art, a précédé ces deux mouvements de quelques années. Dans son analyse de la célèbre exposition de décollages, « La France déchirée », à la galerie de Pierre Restany en juin 1961, Hannah Feldman explique que la prédominance des affiches politiques, qui n’étaient pas à vendre, témoigne clairement d’un désir de la part de Hains et de son collaborateur Jacques Villeglé de faire entendre au public une voix déformée par la violence et la politique plébiscitaire des premières années de la Cinquième République17.
« La France déchirée », la seconde exposition organisée par Restany, entendait intégrer Hains au mouvement qu’il avait baptisé « Nouveau Réalisme ». La première exposition était un hommage explicite à Dada. L’objectif de Restany, qu’il énonça en même temps que la fin de la peinture de chevalet, était d’interroger les codes et les pratiques de la société de consommation. Les accumulations de Daniel Spoerri, d’Arman et de Martial Raysse, les assemblages de Jean Tinguely et les performances autour du corps d’Yves Klein évoquent certainement des préoccupations typiquement dadaïstes : le banal, le corporel, l’éphémère qu’une idée investit de sens. Parfois, comme lorsque Arman remplit la galerie d’Iris Clert de détritus, l’« investissement » était réussi. Si l’on peut en un sens les considérer comme des formes de détournement, ces œuvres ont plus de rapport avec la démystification de Roland Barthes, dont l’ouvrage Mythologies avait également été publié en 1957, qu’avec Debord, plus sérieux, qui au début des années 1960 prenait ses distances avec l’art en tant que stratégie politique viable.
Pourtant, pendant les dernières années traumatisantes et amères de la guerre d’Algérie, les stratégies artistiques de subversion n’ont pas toutes été ludiques ou indirectes. Des œuvres comme Le Grand Tableau antifasciste, une action collective réalisée en Italie en 1961 par un groupe d’artistes en colère mené par Enrico Baj et Erró, ou les tableaux abstraits de jeunes artistes algériens inspirés par Jean-Michel Atlan, ainsi que les collages de Jean-Jacques Lebel, témoignent, chacune à leur manière, d’une conviction que l’art peut avoir une efficacité politique. Deux œuvres, cependant, résument peut-être encore mieux la complexité des relations décrites dans cet essai. Dans sa série des Tirs (1961), Niki de Saint Phalle invitait le public à participer à la « création artistique » en tirant avec des pistolets, puis avec des fusils de chasse, sur des sacs de pigments accrochés derrière des toiles puis recouverts de plâtre. Ces performances, dont témoigna la galerie J sous forme de photographies l’année suivante dans une exposition intitulée « Feu à volonté », laissent percer un courant souterrain et violent de la société française de l’époque, remettant en question l’acte même de création. Au mois de juin 1962, dans la même galerie, à peine quelques semaines avant l’indépendance de l’Algérie, Christo exposa plusieurs projets subversifs sous la forme de photocollages, dont le Projet du mur provisoire de tonneaux métalliques (rue Visconti, Paris 6). Le soir du vernissage de l’exposition, le « projet » fut littéralement réalisé, avec l’érection d’une barricade de barils de pétrole dans la rue Visconti. L’espace de quelques heures, l’art à idées et l’idée de l’art fusionnèrent, sur un mode à la fois contestataire et ludique. Les relations récurrentes et finalement ambiguës entre l’art et les idées ne pouvaient trouver meilleure expression, ni mieux annoncer leur avenir incertain, que pendant ce bref moment, dans une rue de Paris.
(traduit de l’anglais par Sophie Renaut)
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