Si le XIXe siècle est celui où la société a confié au roman une partie de son entreprise de pensée et de constitution politique, au XXe siècle cette mission se disperse, en même temps que la question de sa légitimité et de sa possibilité devient plus vive, plus dramatique, plus inconfortable. C’est en effet le moment d’une interrogation pressante, et durable (car nous y sommes encore), sur les pouvoirs de la littérature, ses frontières, sa portée, son maintien. Sans doute le XXe siècle est-il celui où s’est posée avec le plus d’intensité, et parfois d’inquiétude, cette question : que peut la littérature ? Ou plutôt : que peut-elle « encore » ?, puisque tout cela s’est dit et pensé dans une forte conscience de l’histoire et de la présence du passé, pour des écrivains doués de mémoire.
La question est d’autant plus vive que ce sont les auteurs eux-mêmes qui la posent, et qui l’exposent. Les écrivains doutent du langage et de ses droits. Mais ils font de ce doute le foyer de leur écriture, et jusqu’à sa puissance. C’est un moment où s’inventent par conséquent de nouvelles « façons d’être écrivain », qui ont en commun de se montrer toutes plus ou moins en délicatesse avec l’exercice de la littérature, avec l’idée même de littérature. Voilà la nouveauté (qui ne fait pas la totalité mais au moins la singularité de la période) : on pourra désormais écrire en haine de la littérature – au nom de la vie (Breton), de l’émotion, de l’aventure (Malraux). On pourra écrire en se méfiant des mots, en ne croyant plus à leur capacité à transmettre une expérience, à donner la parole au peuple, ni à leur dignité devant l’Histoire ; on pourra aussi être écrivain-philosophe (Sartre), ou critique-écrivain (Barthes), sans qu’il ne soit plus très évident de savoir si l’on est l’un malgré l’autre ou l’un grâce à l’autre… Bien des auteurs échappent sans doute à ce différend des écrivains avec la littérature, mais il est suffisamment neuf, et trouble, pour que l’on s’y arrête, et pour que l’on comprenne qu’il est en grande partie définitoire de la situation littéraire moderne.
Gide avait ouvert un nouveau siècle littéraire en sommant le jeune héros des Nourritures terrestres (1897) de « s’émanciper » des modèles littéraires et des autorités culturelles : « Nathanaël, à présent, jette mon livre ! » Lointainement inspirée de Nietzsche, cette sommation révélait une nouvelle situation des sujets dans l’Histoire ; mieux, un nouveau plaisir, celui d’être quelqu’un à qui quelque chose arrive, quelqu’un sur qui, comme le dira Sartre après Gide, une possibilité neuve « s’apprête à bondir ». « Nous attendons un roman qui sera… » Cette formule de Jacques Rivière, qui scande l’article qu’il a consacré en 1913 au « Roman d’aventure18 », incarne une attitude à l’égard du temps qui a prévalu au sein de toute la génération. L’« aventure » y définit une certaine émotion, « ce délicieux déploiement de l’âme en face de l’avenir tout proche », laissant venir à elle « la vie comme elle est » : la vie contradictoire, aléatoire, inattendue. Le présent moderne a eu besoin de se nourrir de cette idée d’un futur que, pour ainsi dire, il pouvait toucher. Les années précédant la guerre ont été marquées par cet intérêt collectif et constant pour cette frange du présent qu’est sa part d’imminence, d’incertitude et d’événementialité ; c’est l’âge des -ismes, dont Koselleck19 a souligné la composante d’anticipation. On mesure le tragique de cette situation d’attente et de frémissement en 1913, dans une période qui s’apprêtait à voir bondir sur elle l’événement, celui qui « s’ajoute » comme dit Rivière, « ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer ». Et la littérature a dû prouver sa capacité à accompagner cette disposition, à la susciter même. Car, dans tous les esprits, ce « nouveau plaisir » s’oppose fermement à l’entretien de la mémoire littéraire ; il tourne le dos au symbolisme, et espère au fond la vie contre la littérature.
Le surréalisme a sans doute été l’incarnation la plus éclatante de ce conflit nouveau de la littérature avec elle-même, qui définit désormais sa situation dans la société et l’histoire. On lui doit une reconception totale des rapports de la littérature à la vie – et à vrai dire un sens et une intensité nouvelle du mot « vie ». La poésie est en effet désormais égalée au quotidien, exigée du quotidien. Le surréalisme doit être un mode d’existence, un enchantement, une place faite au hasard, une déambulation. Nadja prononce en 1928 le divorce du livre et de la vie ; le livre entend restituer sur le ton du « procès-verbal », et « sans aucune affabulation romanesque », la merveille même du réel, l’énigme de la vie, et délègue significativement aux documents et à la photographie (de Boiffard, de Man Ray) le rôle d’attestation muette auparavant dévolu aux descriptions. Breton n’a cessé de rechercher l’intensité du vivre dans un écart d’avec l’institution littéraire. Les surréalistes écriront en haine de la littérature si l’on veut, mais ils joueront bien sûr de cette haine pour en faire une formidable occasion d’inventions, de rénovations de valeurs et de désirs. C’est une histoire dont on pourrait suivre les ramifications jusqu’à Guy Debord, Andy Warhol, ou Henri Lefebvre.
Cette tentation d’humiliation de la littérature par la vie n’est bien sûr pas le monopole de la quête poétique de merveille des surréalistes ; elle est en partie définitoire de l’être-écrivain dans les années 1930, touchant tous ceux que Denis Hollier a nommés les « dépossédés20 », qui ont milité par leurs écrits pour l’avènement d’un monde qui ne leur ferait au fond plus aucune place.
Les uns doutent de la littérature (mais en doutent dans leurs romans) au nom de l’aventure, de l’action, des gestes héroïques (auxquels l’écriture ne doit pas forcément se soumettre, mais dans lesquels il est exigé qu’elle s’accomplisse, faisant de ses mots, comme le dit Sartre, des « pistolets chargés ») : Malraux, Nizan, Cendrars, Drieu La Rochelle, comme ailleurs Hemingway… ; mais aussi au nom de la vérité du temps vécu, un temps d’incertitude et d’opacité, un temps de liberté ouverte opposable à l’artifice formel de la narration – une narration fatalement orientée, truquée, énoncée depuis sa fin : « Il faut choisir : vivre ou raconter », fait par exemple dire Sartre au héros de La Nausée (1938), une narration enfin tributaire de la mémoire et de la patrimonialisation caractéristiques du style du roman français – contre lequel Sartre joue d’ailleurs les récits américains. Voilà donc des écrivains engagés à se faire exclure comme écrivains. Ces romanciers, « entraînés par la surenchère de cet héroïsme paradoxal, ont vu dans la guerre le contexte qui leur garantissait une décontextualisation absolue : la littérature n’y sera jamais à sa place21 ».
Les autres le font au nom d’une plus métaphysique « expérience » ; L’Expérience intérieure de Bataille paraît en 1943, et avec elle la pensée de l’« hétérologie », le non-savoir, la dépense, l’extase, l’exigence d’une dissolution du sujet dans la « communication », une communication qui ne soit décidément pas verbale, mais « acéphale » (Bataille parle à ce sujet d’un « holocauste des mots », dans une nouvelle définition du sublime). Cette expérience est la marque d’un « sacré » encore atteignable (le sacré que Leiris cherche dans la vie quotidienne ou dans les survivances rituelles de la corrida – « Donc, je rêvais corne de taureau. Je me résignais mal à n’être qu’un littérateur » ; le sacré que cherche aussi Caillois dans les rigueurs de la violence, des paysages et des pierres, ou encore Blanchot dans la pensée de l’impossible, l’appel à la révolution poétique, le désir de la « communauté »).
Ce divorce du livre et de la vie a une autre dimension, tout aussi puissante, qui tient à l’interrogation de la langue elle-même, c’est-à-dire à un soupçon inédit touchant à la langue et à ses droits. Car la guerre, les guerres successives, ont précipité la crise du langage. On dit souvent que la Première Guerre mondiale a laissé intacte la situation de la littérature, et l’on se représente les guerres comme des parenthèses dans l’histoire littéraire, des périodes d’hétéronomie momentanée où la nation est occupée à autre chose. Certes, le conflit n’est pas aussi présent dans les romans d’après guerre que l’on pourrait s’y attendre, le jury du Goncourt, inspiré par Léon Daudet, a préféré en 1919 les Jeunes Filles en fleurs de Proust aux Croix de bois de Roland Dorgelès, et les destinées d’écrivains ouvertes avant guerre ont majoritairement poursuivi leur construction par-delà la période : Gide, Valéry, Proust, les œuvres majeures s’élaborent sans solution de continuité. Mais la guerre a bouleversé le rapport à la langue littéraire, ouvrant pour toujours la question de sa dignité, de sa force, faisant même de la littérature un espace privilégié d’accusation de son propre médium. On s’est interrogé dès le premier conflit mondial sur ce qu’on a appelé « le silence du permissionnaire », ce mutisme des soldats de 14 qui ne pouvaient pas rapporter de récits du front, comme s’ils n’avaient trouvé aucun mot, aucune ressource dans la langue partagée, pour dire leur expérience. Jean Paulhan a fait la subtile analyse de cette apparition d’une « maladie de l’expression », qui marquera à vrai dire tout le siècle, dans Les Fleurs de Tarbes (1936-1941), « comme si chaque homme se trouvait mystérieusement atteint d’un mal du langage. Du langage et de la littérature, car l’un ne va pas sans l’autre ». Sartre y a réfléchi dans un essai consacré à la pensée de Brice Parain en 1947. Artaud avait parlé continûment, et puissamment, de sa propre « absence de voix pour crier ». Et de cette aphasie, Walter Benjamin a conçu, dans « Le conteur » (1936), toute une méditation sur l’incapacité moderne au récit, au partage des récits, et sur le caractère désormais « intransmissible » (collectivement intransmissible) du vécu, ce qu’il appelle la « chute du cours de l’expérience » ; la culture moderne a rompu avec un monde où les individus et les générations pouvaient se communiquer les uns aux autres leurs expériences pratiques ou vécues, les partager, les reconnaître, les cumuler ; c’est une culture de l’inexemplarité, de l’événement ou de l’individu inintégrables.
Ce sentiment n’a pas faibli, et l’accusation de la littérature par ses penseurs mêmes a surtout dominé après la Seconde Guerre mondiale, brutalement rechargée. Adorno, qu’on cite si souvent, a écrit ces lignes en 1949, dans un essai intitulé « Critique de la culture et société » : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. » Ce n’était pourtant pas faire honte aux poètes, comme on l’a souvent dit ; c’était exiger d’eux qu’ils se confrontent à l’Histoire pour ne pas en redoubler la barbarie, et réclamer qu’on ne laisse pas absorber littérairement le choc de l’Histoire, qu’on ne tisse pas du texte autour de cette béance.
Ce n’est pas seulement, dira à son tour Blanchot dans La Part du feu (1949), que la littérature soit devenue « illégitime », c’est qu’elle « n’a peut-être pas le droit de se tenir pour illégitime » ; la question que pose Blanchot : « Comment la littérature est-elle possible ? », est d’ailleurs en train de supplanter définitivement, pour toute une génération, l’interrogation sartrienne (Qu’est-ce que la littérature ?), une interrogation qui continuait de supposer la littérature donnée (historique certes mais donnée), et surtout nécessaire – si Sartre militait pour l’engagement du roman en effet, c’est que « l’art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens : la démocratie ».
Toute la littérature du XXe siècle aura dû se confronter à cette mise en débat de sa légitimité. La « misologie » est cette méfiance, cette haine du langage qui repose sur une certitude nouvelle, celle qu’il y ait vraiment de l’indicible, de l’irreprésentable, et donc une indignité de la parole devant l’Histoire. Rares sont les écrivains qui ont voulu croire à la persistance d’un langage commun ; ce fut le combat d’une vie pour Paulhan, qui, plutôt que de souscrire à cette méfiance à l’égard des mots, y a vu le symptôme d’une rupture des modernes avec leur langage, d’une « terreur » même, qu’il s’est employé à réparer, en invitant chacun à « se fier aux mots admis, éprouvés, exercés », et à mettre en œuvre sa responsabilité vis-à-vis des formes littéraires et de la parole commune. Voix solitaire que celle d’une recherche méditée des « lieux communs ». Mais qui fut aussi en partie la conviction de Perec, de David Rousset ou de Robert Antelme – qui ont voulu souligner qu’il n’y a pas tant de l’indicible, que de l’inaudible : un risque de défection de l’écoute qui a par exemple fait croire que les témoignages immédiats de la guerre avaient été rares, alors qu’ils ont tenté, nombreux, de se faire entendre après la Libération et la sortie des camps.
Suivre ce fil d’un conflit des écrivains avec la langue et avec le statut ou la figure même de l’écrivain, ce fil d’une interrogation permanente de la littérature sur sa propre portée, est-ce épouser les valeurs du modernisme, concevoir une littérature penchée sur elle-même, réflexive, « autotélique » comme on dit, obsédée par ses formes et ses moyens ? Non, car la tentation d’humiliation de la littérature par les écrivains eux-mêmes a eu lieu au nom de la vie, au nom du monde, au nom de l’Histoire. La surprise est en effet que ce conflit des écrivains avec leur médium, qui ne se refermera plus, ne soit pas un problème de modernistes (ou plutôt : que la radicalité moderniste n’ait été qu’une façon de centrer le problème de la littérature sur son langage). C’est un problème plus commun, plus concret, plus politique.
Marielle Macé
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Voir aussi l’éclairage « Les limites d’un poncif d’après guerre : par-delà abstraction et figuration ».
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Ibid., p. 13.
Si la notion d’« avant-garde » doit concerner essentiellement les groupes auxquels l’expression littérale fut appliquée à leur époque, cette notion a une histoire, qui ne commence pas avant la fin du XIXe siècle. Certes, l’expression d’« avant-garde », associée aux artistes, apparut déjà après 1820, mais ce fut de manière épisodique. Empruntée au vocabulaire militaire, elle permit aux saint-simoniens, revenant sur leur mépris des artistes au profit des « savants positifs », de mettre l’accent sur la « partie sentimentale et religieuse » de la pensée de leur maître. Le saint-simonisme proposait ainsi aux artistes de marcher « en tête » du progrès social et politique. D’où l’idée d’une mission « d’avant-garde », « sacerdoce » des peintres, musiciens, poètes, littérateurs, etc., dans la perspective d’une conquête du pouvoir par la voie culturelle, grâce à la « force » de l’imagination. L’essai le plus cité pour étayer cette théorie est « L’artiste, le savant et l’industriel » (1824), où Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, mit en scène un artiste prêt à prendre la tête du mouvement utopiste, et à préparer les esprits à des changements radicaux. L’expression, revenant parfois dans la critique d’art des années 1880, perdit alors progressivement ses connotations politiques au profit d’une conception plus esthétique du progrès. Le terme d’« avant-garde » ne commença à se généraliser en France que dans les années 1910, et perdit alors réellement ses connotations politiques de type socialiste. Il devint synonyme de multiples appellations aux implications simultanément esthétiques, générationnelles et sociologiques : « jeunes », « indépendants », « novateurs »…
L’expression franchit les frontières à la même époque, sans traduction, pour s’imposer dans les années 1920 et surtout après 1945. De notion politique, l’expression d’« avant-garde » était devenue une valeur esthétique. De cette dépolitisation progressive on a trop peu fait l’histoire, d’autant plus que le canon historique du « modernisme » est gouverné aujourd’hui par la notion d’« avant-garde », devenue une étiquette valorisante qu’il est bon de savoir imposer sur l’artiste dont on est spécialiste, autant que sur celui que l’on vend. Tout le monde se prétend d’« avant-garde », parce que l’avant-garde c’est « le progrès » – et l’on finit par définir comme avant-garde les mouvements, les artistes ou les œuvres dont on estime qu’ils ont constitué une « avancée » majeure par rapport aux manières de peindre, d’écrire, de composer, de voir le monde qui dominaient à leur époque : romantisme, réalisme, impressionnisme, symbolisme, cubisme, futurisme, expressionnisme, dadaïsme, surréalisme, abstraction, expressionnisme abstrait, Nouveau Réalisme, pop art, minimalisme, land art, art conceptuel…
La posture pose problème dès le départ. Elle ne permet pas de rendre compte du caractère « historique » de l’apparition d’avant-gardes à certaines époques – et notamment de ces artistes groupés, virulents, théâtraux, résolument en rupture avec les pratiques et les représentations artistiques de leur époque, souvent en situation difficile sur le marché de l’art, haineux à l’égard des institutions et des esthétiques favorisées par les milieux officiels de leurs pays, et plus encore envers les publics auxquels ils devaient faire face. Les divergences d’appréhension du terme ont participé et participent encore de nombreuses querelles sur ce qu’est ou n’est pas, a été ou n’a pas été l’avant-garde, si elle existe encore ou si elle est morte, si tel pays a produit ou non des avant-gardes, si telle capitale a été ou non « en retard » ou « en avance », et si l’on peut ou non qualifier tel ou tel artiste ou mouvement d’« avant-garde », de « néo-avant-garde » ou simplement de « moderne ». Le champ académique de l’histoire de l’art ou des littératures, comme les milieux des critiques, des commissaires d’expositions et des conservateurs de musées, sont remplis de personnalités parfois tapageuses qui se sont attribué, ou auxquelles on a attribué le monopole de la définition de ce qu’est, n’est pas, ou doit être l’avant-garde. Des « théories de l’avant-garde » ont été produites dans la foulée, définissant comme « avant-gardes historiques » certains mouvements plus que d’autres, selon des critères jamais vraiment très clairs que les étudiants des universités les plus appliqués s’efforcent parfois d’apprendre par cœur, mais qui gouvernent à ce jour la reconstitution du passé, selon une histoire linéaire, progressive, où une avant-garde succède à une autre et la dépasse toujours, où l’avant-garde porte le projet d’une histoire positive, tient le rôle du bon contre le méchant académique, du cosmopolitisme contre l’internationalisme, du refus des compromissions marchandes contre le capitalisme, de l’indépendance contre l’hétéronomie, du génie créateur et déconstructeur contre l’incapacité à critiquer l’état des sociétés. Ce mode de pensée binaire ne résiste pas longtemps à l’analyse historique et sociale.
Pour sortir de ces querelles, il faut en faire l’histoire. Elle remonte à l’époque où les groupes dits modernes et d’avant-garde luttèrent pour s’imposer comme les plus novateurs de leur temps, puis furent l’objet de luttes d’appropriation par de prétendus successeurs qui avaient besoin de s’attacher à ces anciens consacrés par le marché de l’art et les institutions de leur époque. Dès les années 1900, le terme de « moderne » permit à une génération de critiques de la génération symboliste de s’imposer comme les premiers historiens de l’impressionnisme, et d’en raviver le côté subversif, alors qu’au contraire les œuvres de Monet, Renoir, Degas et leurs amis, Pissarro inclus, occupaient désormais les premières places des Expositions internationales, les vitrines des plus grandes galeries, et que les grands collectionneurs rivalisaient à l’échelle internationale pour en détenir les plus belles œuvres. Contestée sur sa « gauche » par de nouvelles générations moins dotées socialement, la haute société cosmopolite européenne, dont le goût pour l’impressionnisme était devenu un élément distinctif, avait tout intérêt à soutenir ceux qui en écrivaient l’hagiographie et démontraient l’indépendance. Ce n’est pas par hasard que les plus grands théoriciens de « l’évolution de l’art moderne », comme Ludwig Meier-Graefe, ne se mirent à écrire leur version progressiste de l’histoire que dix ans après en avoir été les acteurs (1904).
La génération fauve, expressionniste puis cubiste, exprimée sur la scène publique et marchande après 1905, s’inscrivit contre ce mouvement. Elle déploya, en concurrence avec les précédents, la légende des grands méprisés de la société bourgeoise rétrograde – Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Munch… –, ceux que les musées et les collectionneurs ouverts à la modernité avaient eu tort d’oublier, et que les nouveaux pygmalions de l’art d’avant-garde se mirent à couronner lors de grandes expositions dans les années 1910 – « Sonderbund » à Düsseldorf (1910) et Cologne (1912), « Post-Impressionist Exhibitions » en Angleterre (1910 et 1912), « Armory Show » à New York, Boston et Chicago (1913), premier « Salon d’automne allemand » à Berlin (1913)… –, en même temps qu’ils valorisaient aussi la génération fauve, cubiste, expressionniste et futuriste. Ainsi, l’époque dite des « avant-gardes historiques », inaugurée, dit-on souvent, par le futurisme (1909), rabat sur un modèle extrêmement schématique – celui du refus de tout antécédent à sa propre existence et de la référence à l’avenir – un modèle en fait très historiciste. Les futuristes, en prétendant rejeter l’histoire, se singularisaient de manière à être les plus isolés d’une scène artistique et culturelle internationale où tout le monde devait être unique, rejeté, et en même temps prophète, pour justement se faire reconnaître. On n’arrêtera pas cette histoire de la notion et des débats autour de l’avant-garde à la Première Guerre mondiale : l’histoire et les manières de l’écrire, surtout pour l’art moderne, sont faites d’entrecroisements de périodes, de concurrences entre groupes (artistes, critiques, historiens, conservateurs de musées, collectionneurs, théoriciens, philosophes…), qui se sont particulièrement accentués justement dans l’entre-deux-guerres, et plus encore après 1945.
Les publications relatives à l’histoire des grands « classiques » de l’avant-garde (fauvisme, cubisme et expressionnisme) se multiplient dans les années 1920, à la faveur de la forte croissance du marché de l’art après 1925. On voit apparaître alors des collections de luxe autant que des ouvrages illustrés destinés au grand public, financés autant par des galeries que par des éditeurs comme Gallimard et Crès à Paris. La lutte pour se dire plus d’avant-garde que les autres s’envenima avec l’apparition de Dada, du constructivisme et du surréalisme, à l’échelle internationale, chacun cherchant à prouver qu’il était au cœur brûlant de l’innovation, du progrès esthétique, philosophique autant que social. La notion d’avant-garde retrouva à cette époque une portée politique, dans l’écho des révolutions de 1917-1919 (Russie, Mexique, Allemagne et Europe centrale), par contraste avec le « retour à l’ordre » généralisé des générations d’avant-guerre désormais portées par le marché. Dans les années 1920 et 1930, le modèle théorique, rhétorique et comportemental déployé mais trahi finalement par les avant-gardes internationales des années 1910 se généralisa parmi les « jeunes », pour mieux rappeler aux contemporains qu’on suivait le mieux le modèle reconnu par tous – ainsi chez les surréalistes et les constructivistes.
Et c’est en comparant de manière logique les groupes d’avant-garde de l’entre-deux-guerres avec ceux de la période précédente qu’on en est venu à définir, dans les années 1950, la notion d’« avant-gardes historiques » : groupement et action collective, rejet du passé, prétention progressiste, référence révolutionnaire, visions utopiques, tels sont les critères les plus utilisés pour définir l’idéal-type de l’avant-garde historique, dont les milieux constructivistes et le groupe surréaliste auraient été les plus proches. La victoire symbolique du surréalisme dans le champ international des avant-gardes, après 1935, contribua à imposer ce modèle interprétatif et axiologique de l’avant-garde, focalisé sur l’indépendance absolue, le rejet des manières de vivre, de penser et de créer les plus répandues à son époque, qualifiées de « bourgeoises », « réactionnaires », voire « fascistes ». Après 1934, le surréalisme parvint à confisquer à son profit la position d’avant-garde, polarisation politique du champ littéraire et artistique parisien puis européen aidant – avant-gardes et antifascisme d’un côté, fascisme et conservatisme de l’autre. Le mythe de l’avant-garde s’imposait à l’histoire – et l’historiographie du surréalisme en bénéficie encore aujourd’hui : méconnaissance de son marché, de son lien aux grands milieux collectionneurs, de la capacité étonnante de ses artistes à échapper à la crise des années 1930, autant que de son lien avec l’économie du luxe et de la mode. Une armée d’historiens, de conservateurs et de marchands a contribué depuis cette époque à faire de la notion d’avant-garde une morale impérieuse, qu’il est extrêmement mal vu de contredire – puisque dire qu’un surréaliste fut au cœur du marché dès 1926, ou qu’André Breton fut un excellent marchand d’art dès 1921, c’est a priori lui refuser l’étiquette de l’avant-garde, donc l’intégrité morale à laquelle il prétendait.
L’historiographie hagiographique des avant-gardes s’est développée plus encore dans les années 1950, dans un contexte qu’il faut relier aux évolutions artistiques, géopolitiques et marchandes de cette période. Face à la marginalisation des avant-gardes de l’entre-deux-guerres et aux crises chroniques du milieu surréaliste, certains avaient besoin de réécrire l’histoire glorieuse des années 1920 et 1930, pour mieux régler leurs comptes avec d’anciens collègues, comme pour justifier que leur marginalité restait la preuve qu’on appartenait encore à l’avant-garde, une étiquette très valorisée sur un marché en pleine explosion. La consécration internationale de l’abstraction et sa dépolitisation, généralisées vers 1955, contribuèrent à justifier les prétentions des anciennes avant-gardes de l’entre-deux-guerres, portées aussi par de nouveaux thuriféraires, ainsi que celles de nouvelles générations qui, à la fin des années 1950, s’associèrent aux anciens surréalistes et dadaïstes. La course internationale à la modernité, avérée dans la plupart des institutions et des milieux politiques des pays démocratiques dès 1950, avait favorisé l’abstraction, esthétique la plus neutre et la plus adaptable selon les contextes politiques, culturels et sociaux. D’un côté, on vit les critiques agacés par cette consécration marchande refuser à l’abstraction l’étiquette d’avant-garde dont tout le monde voyait bien qu’elle était devenue tradition : ce phénomène de dénonciation s’observe dans de nombreux pays dès le début des années 1950, de l’Italie aux États-Unis, en passant par les milieux parisiens1. De l’autre, on vit apparaître une génération que les historiens qualifient aujourd’hui de « néo-avant-garde », qui prétendait reprendre le flambeau de cet esprit avant-gardiste trahi depuis 1945, perverti par le marché et la consécration institutionnelle. Cette génération était proche esthétiquement du dadaïsme et du surréalisme : collage, esthétique du rebut, références sexuelles, amitiés avec Breton, Duchamp, Huelsenbeck, etc. Mais elle était totalement dépolitisée, et même désenchantée, ce qui posa problème aux tenants d’une conception politique voire utopiste de l’avant-garde. La dépolitisation correspondait au contexte de la guerre froide : un art de type engagé risquait d’être soupçonné de dépendance soviétique, ce qui ne pouvait convenir aux collectionneurs d’origine principalement américaine, ouest-allemande et nord-européenne, eux-mêmes très impliqués dans le développement de l’économie de libre-échange capitaliste qui portait la croissance de l’époque. Mais cette dépolitisation contredisait les valeurs de l’avant-garde, tout autant mises à mal par la marchandisation et la consécration institutionnelle. Or, après 1955, il est bien clair que la définition d’une avant-garde passait nécessairement par le marché et les institutions, échappant complètement aux milieux critiques, et plus encore aux historiens. C’est autour de ces trois contradictions (marchandisation donc spéculation sur des individus, dépolitisation, institutionnalisation) que se sont axés les critiques et les historiens, définissant de manière de plus en plus catégorique et rigide ce que doit être l’avant-garde (rejet du marché, entreprise collective, portée politique et autonomie institutionnelle), et contribuant par là même à gommer, par une autocensure étonnante, les prodromes en fait très précoces de ces logiques de plus longue durée dans l’histoire de la plupart des artistes novateurs.
Béatrice Joyeux-Prunel
Peter BÜRGER, Théorie de l’avant-garde, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Questions théoriques, 2013 [1974].
David COTTINGTON, « The Formation of the Avant-Garde », Art History, vol. 35, n° 3, juin 2012, p. 596-621.
Nicos HADJINICOLAOU, « Sur l’idéologie de l’avant-gardisme », Histoire et critique des arts. Les avant-gardes, juillet 1978, p. 49-77.
Béatrice JOYEUX-PRUNEL, Les Avant-Gardes artistiques (1848-1918). Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2016 ; vol. 2 (1918-1945) et 3 (1945-1968), à paraître.
Les premières années de la Libération voient se reconstituer petit à petit les milieux artistiques parisiens et bruxellois. Se met alors en place une sorte de phase exploratoire dans laquelle reviennent ou surgissent de nombreux groupes et sensibilités artistiques longtemps occultés par le triomphe de la peinture américaine. Ces années voient ainsi le retour d’André Breton des États-Unis en 1946 et sa participation à l’aventure de la Compagnie de l’art brut, avec Jean Dubuffet, Henri-Pierre Roché et Jean Paulhan notamment, la naissance du surréalisme révolutionnaire (1948) animé par Christian Dotremont et Noël Arnaud, l’émergence du groupe CoBrA, tandis que le lettrisme est fondé à la même époque par Gabriel Pomerand et Isidore Isou en 1946. Malgré la présence de ces avant-gardes nouvelles ou renouvelées, durant plus d’une décennie les débats théoriques suivent à la lettre une dualité esthétique et formelle imposée par le nouvel ordre mondial : ils fortifient l’opposition entre abstraction et figuration, elle-même largement assujettie à une conception bipolaire du monde. Or ces deux pôles paradigmatiques de la critique d’art de l’époque laissent hors champ toutes les avant-gardes renaissantes pour lesquelles cette opposition n’a aucun sens. Tous les débats mobilisant les notions d’abstrait et de figuratif se font sans tenir compte d’un élément déterminant : les avant-gardes ne sont pas des écoles de styles.
Il suffit de relire les textes critiques qui émaillent alors les revues Combat et Art d’aujourd’hui, sous les plumes de Charles Estienne et de Léon Degand notamment, pour s’apercevoir combien la vision binaire est dominante. « On ne saurait, écrit par exemple Degand dans Art d’aujourd’hui en juin 1949, conclure à la supériorité ou à l’infériorité de l’Abstraction à l’égard de la Figuration. Il ne s’agit, en réalité, que de deux modes d’expression, séparés uniquement par des différences de langage. Il appartient aux artistes de doter ces langages de force expressive et, au public, de s’en assimiler intimement les particularités afin de ne rien perdre de ce qu’elles expriment1. » L’art abstrait est-il un académisme ?2, d’Estienne, et l’article intitulé « L’épouvante de l’académisme abstrait3 », de Degand, participent du même débat autour du paradigme abstrait-figuratif tel qu’il est posé après 1945. La guerre froide favorisait sans doute ce partage imaginaire entre un « bloc de l’Est » avec ses réalismes et le « bloc de l’Ouest » avec ses abstractions. Il entérinait une partition qui éliminait toute possibilité d’existence en dehors de deux pôles géopolitiques et idéologiques de la période. Mais ces conceptions formalistes semblent aujourd’hui étranges car la peinture se ventile toujours, au fond, entre des figures « non mimétiques » et des formes plus réalistes, et seulement avec des différences de degré et d’aspect. L’histoire de l’art actuelle continue pourtant à consolider largement ce qu’il faudrait appeler le « modèle Estienne-Degand » de représentation de l’art d’après guerre. C’est là un moyen facile de neutralisation de la dimension politique des avant-gardes.
À l’opposé de Charles Estienne et de Léon Degand pourtant, Sartre (lorsqu’il écrit sur Wols, par exemple), Tapié, Dubuffet, Isou ou Breton démontraient, par leurs choix et par leurs textes, que toute la création de l’après-guerre et du siècle en cours ne tombait pas dans le partage abstrait-figuratif et que les enjeux de l’art étaient situés ailleurs4. Si les peintres réputés abstraits sont nombreux en 1945, ils ne donnent le la de la création que pour quelques années seulement. Charles Estienne lui-même devait d’ailleurs observer que l’immense production de tableaux et d’expositions autour de l’abstraction, qu’elle soit lyrique ou géométrique, n’était au fond que le bouquet final d’un feu d’artifice commencé au début du XXe siècle. Le titre de l’un de ses articles, « Le drame de la peinture présente : est-elle une fin ou un recommencement ?5 », est de ce point de vue annonciateur d’une transformation inéluctable des pratiques artistiques. Dans ses Prolégomènes à une esthétique autre, le peintre Michel Tapié pose encore plus directement le problème : « La situation chaotique dans laquelle beaucoup de gens croient voir l’art contemporain n’est rien d’autre qu’une conséquence du naufrage de l’esthétique classique. La confusion est arrivée à un point inextricable, et pour en sortir il n’y a peut-être d’autre chemin que créer un nouveau langage esthétique et oublier l’ancien6. »
Les archives inédites de Michel Tapié renseignent plus largement sur la nécessité qu’il ressentait de placer les peintres et les sculpteurs dans des ensembles cohérents pour retrouver leur communauté d’esprit, à l’instar de ce qu’il projetait dans l’existence des avant-gardes historiques qui avaient précédé la guerre. Pour Tapié, l’esthétique s’est nettement dégradée dans les années 1950 au point de devenir comme une herméneutique « mathématique » où domine toutefois la confusion. L’artiste fait dès lors œuvre esthétique lui-même7. Dans un texte rédigé pour l’exposition « Véhémences confrontées », qui eut lieu à la galerie parisienne Nina Dausset en mars 1951, il reprend à son compte la même position que celle développée à la même époque par les surréalistes et les lettristes :
Étant entendu que la valeur d’une œuvre n’a rien à voir avec son degré de figuration ou de non-figuration, écrit Tapié, et qu’une présentation d’œuvres sur le seul plan qualitatif se réduirait à la juxtaposition de quelques unités tant figuratives que non figuratives, il n’en reste pas moins vrai que la plus grande confusion règne partout, surtout si, a priori, on distingue un art figuratif et un art non figuratif […]. Pour l’art figuratif les querelles durent depuis si longtemps et dans tant de directions qu’on a bien été petit à petit amené à ne pas les prendre trop au sérieux ; et cependant, que de stupidités ont été dites ou écrites […]. En ce qui concerne l’art non figuratif, ce n’est pas mieux, […] bien que ça n’ait timidement commencé qu’il y a quelque quarante ans, et, en toute imposture et impudeur, depuis six ou sept ans. Et d’abord presque autour des mêmes termes, […] les exégètes de cette mode considéraient comme le fin du fin de justifier historiquement l’art non figuratif par les mêmes arguments que ceux habituellement liés à l’art traditionnel8.
La surenchère des écrits théoriques après 1945 montrait que la radicalité picturale de l’abstraction avait laissé place à des écrits d’homologation qui ne sortaient plus de cette dualité.
Michel Tapié et sa théorisation d’« un art autre9 » trouvent ensuite un écho chez André Breton et les continuateurs du surréalisme, dans le rapport de Dubuffet à l’art brut ainsi que chez Isou10. Tous ces artistes théoriciens pensent l’art indépendamment des considérations nationales et surtout formelles. Ils construisent d’autres regroupements théoriques de pratiques artistiques en essayant de formuler en même temps une nouvelle conception ontologique de l’art qui échappe à la partition critique dominante de la période. Aussi, lorsqu’en 1957 Guy Debord fait à son tour le constat d’une inutilité des théories de l’abstraction, il n’y a là rien d’étonnant puisque cette opinion est déjà partagée par certains11. L’Internationale situationniste, le mouvement qu’il fonde alors avec d’autres, reprend d’une certaine manière ce credo des avant-gardes mais en visant à en écrire un ultime chapitre où il sera question d’abandonner la forme plastique elle-même et plus seulement les mauvaises grilles de lecture ou de pratique de l’art12.
Fabrice Flahutez
Léon Degand, « Exposition d’art abstrait à São Paulo », Art d’aujourd’hui, n° 1, juin 1949, p. 8.
Charles Estienne, L’art abstrait est-il un académisme ?, Paris, Éd. de Beaune, 1950.
Léon Degand, « L’épouvante de l’académisme abstrait », Art d’aujourd’hui, n° 4, série 2, mars 1951, p. 32.
Michèle Pichon, Esthétique et épistémologie du naturalisme abstrait. Avec Bachelard, rêver et peindre les éléments, Paris/Budapest/Turin, L’Harmattan, 2005, p. 97-127.
Charles Estienne, « Le drame de la peinture présente : est-elle une fin ou un recommencement ? », Combat, lundi 28 février 1949, p. 4.
Francesc Vicens, Prolégomènes à une esthétique autre de Michel Tapié, Barcelone, Centre international de recherche esthétique, 1960, p. 19.
Voir notamment Michel Tapié, Esthétique, Turin, International Center of Aesthetic Research, 1969.
Michel Tapié, « Véhémences confrontées », du 8 mars au 31 mars 1951, Galerie Nina Dausset, Paris, 1951.
Les échanges entre Michel Tapié et Charles Estienne sont célèbres sur cette question de dénomination. Voir notamment le dossier « Le tachisme est-il un uniforme ? », Combat-Art, 5 avril 1954, et Michel Tapié, « Le tachisme est un académisme », Combat, Paris, 19 avril 1954, p. 7.
Isidore Isou revient largement sur les concepts d’art abstrait et figuratif dans Quelques anciens manifestes lettristes et esthapeïristes (1960-1963), Paris, Centre de créativité, 1967.
Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale » (1957), in Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 315.
Voir Fabien Danesi, Le Mythe brisé de l’Internationale situationniste, Dijon, Les Presses du Réel, 2008.
Les utopies sociales et politiques sont une donnée essentielle de l’histoire des avant-gardes artistiques. Au dernier siècle, elles font souvent écho à la multiplication des projets de cités utopiques du XIXe siècle développés dans le sillage des idées de Saint-Simon, Karl Marx et Charles Fourier. Même si les artistes assument à des degrés différents les implications politiques de leurs projets et adoptent une attitude mitigée vis-à-vis de l’engagement concret, de nombreuses productions artistiques avant-gardistes de la première moitié du dernier siècle en France esquissent une société alternative et une vie communautaire meilleure.
Tel est d’abord le cas au sein de Dada. Même s’il est coutume d’affirmer que la branche parisienne du mouvement, dont font partie à un moment Tristan Tzara, Marcel Duchamp ou Francis Picabia, est moins politique que le groupe berlinois, ce collectif suit un modèle anarchiste de regroupement, sans institution de référence, sans chef unique, sans style homogène ; la direction du groupe y est éclatée et spontanée, les textes fondateurs multiples, les individualités s’ajustent selon des agencements précaires. L’utopie dadaïste s’oppose au modèle du collectif bourgeois et à sa fixité jugée morbide tenue responsable de l’éclatement de la Première Guerre mondiale qui marque le point de départ du « dégoût dadaïste ». Quoique brève, l’expérience du groupe Dada à Paris incarne donc ce que peut être l’utopie sociale dadaïste. Symboles d’une nouvelle vitalité, les actions communes, comme la conférence tenue au Grand Palais à grand renfort de fausses nouvelles (l’adhésion et la venue de Charlie Chaplin étaient annoncées…) ou la soirée du théâtre de l’Œuvre en 1920, désacralisent la notion d’auteur pour affirmer une approche communautaire, faire valoir le hasard contre l’élaboration rationnelle ainsi que l’humour contre l’ennui sérieux et l’élévation spirituelle. Le tableau L’Œil cacodylate de Picabia, peint au début de 1921, est par exemple constitué de brèves interventions signées par différentes personnes ayant visité l’artiste à un moment où celui-ci souffrait de zona oculaire, qu’il traitait avec du cacodylate de sodium. L’œuvre redéfinit la création mettant en avant l’action commune et la multiplicité au détriment de la signature et de l’inspiration du génie solitaire. En même temps, elle montre les limites de l’utopie Dada car l’absence de certains noms reflète les dissensions et les luttes d’ego au sein du mouvement. L’Œil cacodylate est produit au moment où Picabia, élément moteur de Dada Paris, s’offense de la place que lui ravit peu à peu le poète André Breton : sa signature, logiquement, n’y figure pas1.
Or ce dernier a une conception plus structurée de l’utopie sociale. Il voudrait introduire une plus grande régularité dans l’action et dans les réunions, ce qui détonne avec l’esprit anarchiste de Dada. Sa fermeté et son exigence contribuent donc à la désagrégation du groupe dadaïste et à la formation du surréalisme à Paris. Breton, dans Les Pas perdus (1924), rend cependant hommage à la « négation insolente, [à] l’égalitarisme vexant, [au] caractère anarchique » de Dada, d’où germe l’utopie surréaliste. Les surréalistes aussi cherchent à transformer la société par la poésie et par l’art, mais leur action, tout en tenant compte de l’absurde inhérent au monde, est plus élaborée, plus systématique, plus morale. Ils veulent concrétiser et rendre durable l’utopie. Ils cherchent tout autant à éradiquer la morbidité bourgeoise grâce à la « révolte absolue », à l’« insoumission totale », au « sabotage des règles », à la « violence » (André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1929). Ayant en mémoire la Première Guerre mondiale, ils ne reconnaissent pas les institutions qui ont mené à la catastrophe et envisagent leur remplacement par des esprits créateurs libres capables de rendre compte de la multiplicité de la perception, de l’importance du hasard et du désir, bref de la « surréalité », que Breton définit dans le Premier manifeste (1924) comme une réalité supérieure incluant l’insaisissable et l’improuvable. Une attention particulière est portée également à la sexualité qui doit être libérée de sa simple fonction reproductrice. Considéré comme une arme contre l’ennui bourgeois, inspiré de la psychanalyse freudienne, l’érotisme occupe une place importante dans l’utopie surréaliste.
Les œuvres surréalistes ludiques et hétérogènes – textes automatiques à plusieurs mains, cadavres exquis, jeux de cartes, collages, objets à fonctionnement symbolique – sont censées exprimer cette surréalité et véhiculer l’utopie surréaliste. Dans les romans-collages du peintre Max Ernst, des planches à la fois cohérentes et décousues se succèdent, en tissant une histoire que chacun peut réinventer et qui suggère la richesse et la multiplicité des perceptions, la latitude de toute interprétation. Libérer les esprits grâce à de telles œuvres constitue en effet le fondement de l’utopie surréaliste – l’individu autonome étant, dans cette utopie, la base du bonheur communautaire. D’autres œuvres sont plus explicitement engagées. La série des tableaux représentant des « hordes » menaçantes, qu’Ernst peint de manière récurrente entre 1927 et 1937, répond à la montée du nazisme en Allemagne, pays natal de l’artiste, et présage le nouveau massacre dans lequel va sombrer l’Europe2. Cette approche politico-poétique inhérente au surréalisme ne s’inscrit pas pour autant dans une tour d’ivoire pour esprits contemplatifs. Grâce à l’action sociale concrète, les surréalistes veulent au contraire la rendre accessible au prolétariat, comptant débarrasser ainsi les ouvriers du désir de confort bourgeois et du conditionnement de classe. Dans ce but, ils adhèrent au PCF en 1927 mais cette association se solde par un échec au début des années 1930 en entraînant au passage de nombreuses querelles internes. En juillet 1938, Breton se lie de nouveau avec l’une des figures politiques majeures du communisme international, Léon Trotski. Les deux hommes cosignent alors le manifeste intitulé Pour un art révolutionnaire indépendant qui plaide aussi pour une intégrité intellectuelle et morale totale face aux totalitarismes.
Comme dans le cas de Dada, le projet utopique surréaliste a des limites. La ligne morale de Breton est jugée trop dogmatique par certains, et même contraire à la liberté individuelle. Des utopies alternatives issues du surréalisme se développent alors, menées par des personnalités exclues du mouvement « officiel ». Animateurs assidus des revues Documents et Acéphale, Georges Bataille et André Masson participent ainsi à la fondation du Collège de sociologie. Cette société discrète cherche à renouer avec la puissance des rites qui forgent toute communauté. Inspirés de Nietzsche, ses membres n’excluent pas la violence, y compris les sacrifices humains (qui n’ont jamais réellement eu lieu), exorcisant la soif de sang inhérente à l’homme, laquelle, refoulée par la civilisation occidentale humaniste, aurait abouti à la Grande Guerre. Le Collège de sociologie propose donc une redéfinition du sacré, donnée essentielle de l’utopie, en tenant compte de la totalité paradoxale et contradictoire de l’être humain.
Subversives, les utopies dadaïstes et surréalistes le sont dans la mesure où elles prêchent la fin de la civilisation occidentale et un changement social profond qui repose sur une remise en question radicale des valeurs. D’autres avant-gardes modernistes appellent plutôt à la restauration des valeurs « universelles » qui seraient à l’origine de cette même civilisation. Reposant par exemple sur le postulat que l’homme est originellement bon, leurs projets utopiques font implicitement appel au mythe antique de l’âge d’or. La mission de l’artiste et des arts est alors de révéler et d’enseigner l’harmonie, de réconcilier la nature éternelle avec la modernité et de restaurer une essence perdue de l’homme. Confiant dans le progrès, dans les machines et dans l’humanité perfectionnée de demain, l’architecte Le Corbusier appartient à ce camp. Son « plan Voisin » (1925), qui ferait de Paris une cité idéale et rationnelle dont la trame serait constituée de modules répétés à l’infini, comme ses unités d’habitation, qui suivent le même principe à l’échelle plus modeste de l’immeuble, et enfin ses maisons privées, tous ces projets expriment l’utopie d’un monde meilleur.
Un des chapitres de son ouvrage Précisions (1930) – « L’architecture en tout. Urbanisme en tout » – affirme la possibilité d’harmoniser le monde sous la direction de l’architecte-ingénieur. La maison y apparaît à la fois comme la maquette et l’unité standard de l’utopie. Par sa blancheur et ses proportions parfaites, la villa Savoye de Poissy, une des maisons les plus abouties de Le Corbusier, incarne cette harmonie dont il rêve. Héritière de projets antérieurs – la structure simplifiée des maisons Dom-Ino (1914) et Citrohan (1922) – et, plus largement, de principes platoniciens et humanistes, elle exprime la conviction qu’un bel habitat, fonctionnel et rationnel, améliore et élève spirituellement celui qui l’habite. Située à l’époque dans un site idyllique peuplé d’arbres à côté d’une rivière, la maison invite naturellement à l’harmonie entre l’homme et la nature. Ses formes épurées, ses pilotis fins, ses fenêtres-rideaux lumineuses, les formes arrondies de son toit incarnent en principe la liberté permise par le béton armé et, par analogie, la légèreté de l’humanité future lorsqu’elle sera débarrassée du superflu. Toutefois, la vie de la famille Savoye dans cette villa fut loin d’être idyllique. Elle faillit poursuivre l’architecte en justice à cause des fuites et de la mauvaise isolation de la maison. Le Corbusier ne prêta pas attention à leur protestation, persuadé que ces problèmes quotidiens étaient insignifiants par rapport à la portée spirituelle de son projet. Dans l’ensemble, la doctrine utopique de Le Corbusier est un échec3. Elle surestime les bénéfices d’un agencement simplifié reposant sur l’industrialisation à outrance ainsi que le rôle des besoins biologiques et le sens inné de l’harmonie de l’homme. En outre, quoiqu’il en appelle à une architecture démocratique à laquelle contribueraient tous les citoyens, son discours est en réalité technocratique : il donne le pouvoir absolu à l’architecte, seule autorité capable de réaliser l’utopie.
C’est aussi à ce monde issu de l’esthétique moderniste, où fusionnent en principe vertu humaniste, règle classique et bonheur communautaire, que fait référence Fernand Léger – qui rencontre Le Corbusier en 1920 et qui est invité par celui-ci au Congrès international de l’architecture moderne (CIAM) de 1933 – dans Les Constructeurs (1950). Ce grand tableau exalte la ville nouvelle utopique avec ses poutres métalliques et ses immeubles géométriques. À l’image des bâtiments réguliers et rationnels qu’ils sont en train d’ériger, les ouvriers sont « construits » avec des formes solides et synthétiques. Membre du Parti communiste français depuis 1945, Léger associe l’utopie au triomphe d’une classe ouvrière heureuse et maîtresse de son destin. Son tableau témoigne de la foi dans le pouvoir transformateur de l’homme malgré le désastre de la Seconde Guerre mondiale.
Cette croyance est partagée par la majorité des peintres de l’« école de Paris » d’après guerre dominée par l’abstraction ou la semi-figuration. Aux frontières plutôt floues, le terme regroupe des peintres de styles différents : les « Jeunes Peintres de tradition française », le « tachisme », l’« informel », l’« abstraction lyrique »… Mais la majorité d’entre eux croient encore que l’artiste démiurge est capable de restaurer les valeurs humanistes universelles, tout en restant convaincus des vertus civilisatrices de la tradition française4. Parmi de nombreuses œuvres, La Messe de l’homme armé (1944) du peintre Jean Bazaine incarne bien cette ambiguïté : héritier de la grille cubiste (le cubisme est considéré à l’époque comme un art typiquement français), l’artiste se détache du naturalisme et revendique un langage métaphorique et universel. Le sujet du tableau prétend en effet à l’« universel » à cause de ses connotations chrétiennes ; y est évoquée également une lutte intérieure et permanente qui ne donne aucun répit à l’âme ; enfin, par les couleurs évocatrices du drapeau tricolore national et la forme hexagonale de la composition, l’œuvre renvoie à la Résistance armée pendant l’Occupation. Elle symbolise ainsi une France utopique, à la fois concrète et éternelle, patrie d’un homme courageux qui lutte pour un avenir meilleur en effaçant le mauvais souvenir de la France de Vichy.
Parmi les artistes abstraits parisiens, quelques-uns se distinguent de cette posture et ironisent sur cette ambiance utopiste teintée de pathos. Le peintre-poète Camille Bryen, par exemple, ancien dada et surréaliste, invente avec le dramaturge Jacques Audiberti la philosophie « abhumaniste ». Les deux hommes publient plusieurs livres qui expliquent leur approche (le premier étant L’Ouvre-Boîte. Colloque abhumaniste, 1952) et ils proposent une utopie – ou une contre-utopie – cosmique où l’homme ne maîtrise rien et retrouve une place modeste, place largement méritée après les désastres qu’il a causés depuis des siècles, à l’image notamment des deux guerres mondiales récentes. Les gravures de Bryen illustrant L’Ouvre-Boîte semblent dessinées par des langoustines, des anémones, des fourmis et elles ont pour but de « retracer ce qui d’humain réside dans l’inhumain ». Plus proches des champignons et des virus, elles contiennent une poésie crue et antihumaniste, dans le sens où l’homme n’y apparaît plus comme le sujet principal de l’art.
Le même désir de renouer avec une substance brute en opposition au pathos exalté de l’école de Paris préside à la formation du mouvement lettriste. Mené par l’écrivain roumain Isidore Isou, celui-ci prône le retour à la « sauvagerie », aux « explosions originelles », à la « barbarie à la gorge » (Isidore Isou, Œuvres en spectacle, 1964) et il défie l’utopie « française » d’un âge d’or qui coïnciderait avec la reconstruction d’après-guerre. Le film d’Isou, Traité de bave et d’éternité (1951), par exemple, travelling brut dans les rues de Paris, dénonce l’abondance capitaliste censée instaurer un monde parfait ainsi que la mièvrerie des aspirations bourgeoises. Le montage du film est discrépant, les enchaînements échappent à une succession rationnelle, la narration est cassée, les images sont dévaluées5. L’œuvre d’Isou et de son groupe met ainsi à mal la notion de progrès et promeut une contre-utopie vitaliste qui assume sa non-perfection.
Quelle que soit la diversité des utopies avant-gardistes dans la période de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre, l’idée même d’utopie occupe alors encore une place centrale dans la vie esthétique. La situation changera par la suite quand, dans l’Hexagone comme ailleurs, les artistes interrogeront de manière plutôt dystopique le pacte apparent de l’art avec l’argent et l’institution. Si Dada, Le Corbusier et Isou pouvaient croire encore que l’artiste était libre, la critique autoréflexive souvent associée à la postmodernité glose au contraire sur les contraintes et les conditions de la création. Pour le meilleur ou pour le pire, l’art semble désormais incapable de croire en sa fonction transformatrice ni en une société utopique meilleure.
Iveta Slavkova
Manuel BORJA-VILLEL et Jean-François CHEVRIER, Art and Utopia : Limited Action, Barcelone, ACTAR/Museu d’art contemporani, 2005.
Sasha BRU et Gunter MARTENS, The Invention of Politics and the European Avant-garde (1906-1940), Amsterdam, Rodopi, 2006.
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Werner Spies (dir.), Max Ernst. Rétrospective, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1991, p. 148.
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Natalie Adamson, Painting Politics and the Struggle for the École de Paris (1944-1964), Farnham, Ashgate, 2009, p. 25.
Fabien Danesi, Le Cinéma de Guy Debord, Paris, Paris Expérimental, 2011, p. 34-35.
La force d’attraction du Paris de l’entre-deux-guerres s’est exercée dans le domaine de la photographie aussi intensément que dans les autres domaines des arts plastiques, favorisant l’épanouissement d’un modernisme qui, comme en Allemagne et aux États-Unis notamment, allait précipiter la fin du pictorialisme et encourager les expérimentations visuelles novatrices1. Le Paris des photographes comptait en effet dès les années 1920 plus d’étrangers que de Français, des Hongrois en majorité (Brassaï, André Kertész ou François Kollar), des Américains (Man Ray, Berenice Abbott, Lee Miller ou Paul Outerbridge) et il allait bientôt s’enrichir de l’immigration allemande, ajoutant au contexte parisien quelques grandes figures (Germaine Krull, Gisèle Freund ou Hans Bellmer). Ce cosmopolitisme, critiqué à l’époque par un photographe comme Emmanuel Sougez, favorisait les échanges avec l’étranger, de sorte qu’il est difficile de parler d’idées spécifiquement françaises dans ce domaine.
La spécificité de la France venait davantage du retard pris dans le tournant moderniste et de la lenteur des musées d’art français à s’ouvrir à la photographie. C’est paradoxalement ce retard qui a marqué de son empreinte le discours français sur la photographie d’après guerre, obligeant l’avant-garde à quitter la voie des galeries d’art et du maniérisme moderniste pour faire fructifier le capital d’une photographie engagée depuis les années 1930 dans le photoreportage. La notion même de « photographie humaniste » telle qu’elle a été répandue après la guerre est un dérivé édulcoré de l’engagement communiste d’avant guerre qui désigne ce moyen terme entre le discours d’engagement, la forme du reportage et l’esthétique de l’« instant décisif ».
Les influences croisées des modernismes allemand et américain nourrissaient le terreau du surréalisme et de la « nouvelle vision » à la française, qui étaient les principales forces d’opposition à la tradition pictorialiste toujours présente dans les salons de la Société française de photographie. La photographie artistique n’avait plus vocation à imiter la peinture dans ses compositions pittoresques et ses effets de matière, elle trouvait désormais son expression artistique dans les caractéristiques propres du médium, sa netteté, les déformations de l’optique, la pauvreté même de cet art à la fois technique et populaire. Dans leurs diverses publications (La Révolution surréaliste, Documents, Le Minotaure), les surréalistes n’hésitaient pas à lui donner l’aura de l’alchimie, en jouant sur la dématérialisation des objets – les rayographies de Man Ray, les brûlages de Raoul Ubac, les solarisations de Maurice Tabard2. L’influence du surréalisme s’exerçait tant sur la réception d’un photographe « documentaire » comme Eugène Atget, dont La Révolution surréaliste reproduisait les mannequins en vitrine, que sur l’expression d’un érotisme savamment mis en scène par Hans Bellmer. Quant à la nouvelle vision, dont le concept inventé d’abord en Allemagne par le Hongrois Lázsló Moholy-Nagy donna le ton du Salon de l’escalier (1928), elle prenait la forme de compositions anguleuses et abstraites (chez Germaine Krull par exemple), d’un jeu des structures dans la photographie d’objets ou d’architectures, de superpositions, d’un goût pour les plongées et les contre-plongées.
Mais si l’avant-garde avait ouvert les horizons prometteurs de la modernité, les instances de légitimation culturelle, les musées et revues d’art, ne s’ouvrirent guère à la photographie. Paris semblait de ce point de vue prendre du retard sur l’Allemagne, où l’on enseignait la photographie à l’école du Bauhaus, ou sur les États-Unis, où le Museum of Modern Art (MoMA) s’apprêtait en 1940 à ouvrir un département de la photographie. Pour beaucoup, la photographie restait un « art moyen » pratiqué au mieux par de talentueux photographes de presse, de mode, de publicité ou d’illustration. Hormis les expositions de galeries et la participation française à des expositions à l’étranger, comme l’exposition « Film und Foto » de Stuttgart en 1929, où la photographie était perçue comme un art à part entière, elle ne trouvait en France, dans les grandes expositions, qu’une place auxiliaire, à l’instar des arts décoratifs au rang desquels elle était réduite. En 1936, une grande exposition du musée des Arts décoratifs insistait sur sa place dans les arts appliqués (livre, reproduction, décoration) et l’exposition internationale de 1937 assignait au pavillon « Ciné-Photo-Phono » une place dans la section « Diffusion des arts ». Le métier de photographe continuait d’évoluer en dehors des instances centrales de légitimation, dans les arts décoratifs ou la publicité, domaines dans lesquels s’effectuaient les plus brillantes carrières – comme celle de Laure Albin-Guillot, qui ne s’est jamais considérée comme une artiste d’avant-garde et jetait volontiers des passerelles entre la culture visuelle « Art nouveau » et ses œuvres d’illustratrice « Art déco ». D’autres trouvaient, comme Man Ray, d’excellents débouchés dans le portrait d’atelier, ou, comme Henri Cartier-Bresson, Robert Capa ou David Seymour alias Chim, dans le reportage.
C’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que se produira une étape décisive pour l’évolution artistique du métier de photographe entre les années 1930 et les années 1950. Les débouchés de la presse illustrée française – Vu, Ce soir, Regards, Détective… – ou étrangère – Life, Fortune – ont permis à ces photographes d’exercer leur talent tout en affirmant leur ambition d’auteur. Certes, le métier de photoreporter existait déjà avant la Première Guerre mondiale, notamment grâce aux agences créées au début du siècle comme Rol ou Meurisse. Mais avec l’essor de la presse illustrée, le rôle du photographe dans les agences de photographie et sa place dans la chaîne de production des magazines illustrés ont été valorisés. L’agence Alliance-Photo, créée en 1934 par Maria Eisner et René Zuber, était une sorte de coopérative de photographes, et préfigurait ainsi l’agence Magnum, fondée à Paris en 1947 comme une société dont seuls les photographes étaient actionnaires.
À l’évolution des structures du photoreportage, il faut ajouter l’expérience de l’engagement communiste des plus reconnus de ces photoreporters. Les activités de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR) puis, après 1936, de la Maison de la culture, l’exposition « Documents de la vie sociale » à la galerie de la Pléiade en 1935, l’importance de la presse de gauche (Vu, Regards, Ce soir) : autant d’incitations à tourner son objectif vers le « peuple » ou la « classe ouvrière », à considérer la photographie comme une « arme dans la lutte des classes3 ». Les combats pour la légitimation artistique de la photographie étaient donc oubliés dans le discours marxiste et la photographie apparaît chez Gisèle Freund et plus encore chez le philosophe allemand Walter Benjamin comme la promesse de voir tomber les barrières entre l’art des élites et la culture du prolétaire. On ne peut comprendre l’œuvre d’après guerre d’Henri Cartier-Bresson, de Robert Capa, de Chim, de Willy Ronis sans prendre en considération cette expérience de l’engagement communiste. La guerre d’Espagne s’y était ajoutée, révélant l’audace et le talent des meilleurs d’entre eux, embarqués dans le camp républicain.
La notion de « photographie humaniste » apparut après la guerre pour désigner le regard optimiste et confiant d’un monde en reconstruction, l’idéal d’une représentation du peuple débarrassée des aspirations révolutionnaires d’avant guerre. Les démocraties libérales avaient fait leur ouvrage et, au milieu des années 1950, bien au-delà des pays du bloc occidental, Edouard Steichen fit circuler son exposition « Family of Men » comme un appel à la réconciliation des peuples, un message d’espoir. Le concept de photographie humaniste avait comme pendant esthétique la notion d’« instant décisif », inventée par Henri Cartier-Bresson dans son livre publié en 1952, Images à la sauvette4, pour donner sens au geste de capture du sujet par le photographe, comme pour minimiser les pratiques d’avant guerre fondées sur l’organisation de séries de prises de vue. La notion d’instant décisif, sorte de réactualisation discrète de celle de « moment fécond » déjà présente dans le Laocoon de Lessing, fut enseignée, répétée, commentée par de nombreux professionnels et amateurs pendant des décennies. Elle permettait de justifier l’accord entre une street photography à la française et la pratique du photoreportage défendue par l’agence Magnum. Ce fut elle, enfin, qui servit de pierre de touche à John Szarkowski, admirateur inconditionnel d’Henri Cartier-Bresson, quand, en 1962, il prit la tête du département de la photographie au MoMA.
Christian Joschke
Voici Paris. Modernités photographiques (1920-1950). La collection Christian Bouqueret, catalogue d’exposition, Galerie d’art graphique et Galerie du musée Pompidou (17 octobre 2012-14 janvier 2013), dirigé par Quentin Bajac et Clément Chéroux, Paris, Éd. du Centre Georges-Pompidou, 2012.
La Subversion des images. Surréalisme, photographie, film, catalogue d’exposition, Centre Georges-Pompidou (23 septembre 2009-11 janvier 2010), dirigé par Clément Chéroux et al., Paris, Éd. du Centre Georges-Pompidou, 2009.
The Worker Photography Movement (1926-1939) : Essays and Documents, catalogue d’exposition, Museo Centro de Arte Reina Sofia (6 avril-22 août 2011), dirigé par Jorge Ribalta, Madrid, Museo Centro de Arte Reina Sofia, 2011.
Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette, Paris, Éditions Verve, 1952.
L’appareil inventé en 1895 par les frères Lumière, et dont les utilisations ont durablement bouleversé la culture visuelle et spectaculaire mondiale, est d’abord ignoré voire méprisé par l’élite intellectuelle, qui ne peut y voir qu’un nouvel avatar de ces attractions de boulevard qui pullulent à l’époque, offrant des émotions vulgaires et bon marché à la masse indistincte du public. À peine les propositions précoces du photographe Boleslas Matuszewski, en 1898, concernant l’utilisation de la « photographie animée » dans différents domaines de la vie sociale, notamment l’enseignement (et détaillant surtout son intérêt pour la conservation des traces du présent pour les historiens du futur), éveillent-elles un intérêt passager dans la presse généraliste, à l’ombre de l’opprobre dont la nouvelle machine s’est retrouvée couverte par une élite sociale qui l’accuse – à tort – d’avoir provoqué l’année précédente le mortel incendie du Bazar de la Charité. Le développement, avec Méliès et les bandes Pathé, d’un spectacle cinématographique qui se sédentarise à partir des années 1900, mais qui conserve sa prédilection pour la féerie naïve, le burlesque grossier et les drames sordides, ne semble pas encourager les intellectuels à s’y intéresser : Bergson, qui pourrait apparaître comme un des mieux placés pour l’intégrer à sa pensée, prend certes en compte, dans L’Évolution créatrice (1907), la puissance de reproduction du cinématographe, mais c’est précisément pour démontrer son incapacité intrinsèque à saisir le flux du vivant qui anime le réel véritable.
En 1908, toutefois, avec la sortie de L’Assassinat du duc de Guise, premier « film d’art » d’une glorieuse série, réalisé et interprété par des acteurs de la Comédie-Française sur un scénario d’Henri Lavedan, de l’Académie française, mis en musique par Camille Saint-Saëns et présenté lors d’une soirée de gala où il côtoie les formes nobles du ballet et du théâtre, le cinéma acquiert un début de légitimité qui lui vaut les honneurs de la presse, et notamment la première critique digne de ce nom, due à Adolphe Brisson, dans Le Temps. Mais cet intérêt et cette esquisse de légitimation, d’ailleurs furtifs, ne sont dus qu’à ce rapprochement avec des arts plus légitimes, et touchent le cinéma bien moins dans ses caractères propres que dans sa capacité à servir des formes d’expression qui lui sont supérieures. Il faut noter, de ce point de vue, que l’avant-garde intellectuelle française elle-même est en retard par rapport à certains mouvements étrangers, comme le futurisme italien, qui manifeste dès le début des années 1910 son intérêt pour le cinéma, susceptible de servir de point d’appui, justement, pour faire éclater des hiérarchies et des cadres culturels jugés sclérosés. En 1908, le théoricien de l’art italien Ricciotto Canudo célèbre de son côté le « triomphe du cinématographe », première pierre de la « maison de l’art nouveau ».
C’est lors de la Première Guerre mondiale que se produit un véritable retournement de situation, avec l’apparition du combat pour la légitimation du cinéma en tant qu’art, un combat qui naît précisément dans les sphères intellectuelles. La cinéphilie, qui émerge en 1916 avec la découverte du cinéma américain sur les écrans français, est en effet un phénomène culturel permettant à une frange de l’élite cultivée tout à la fois de se distinguer par l’affichage d’une pratique contre-culturelle et de lutter pour la normalisation de sa passion au sein d’un système artistique et intellectuel institutionnalisé. Ces thuriféraires de D.W. Griffith, Cecil B. DeMille, Thomas Ince, Charlie Chaplin, mais aussi des Suédois Victor Sjöström ou Mauritz Stiller, se recrutent en effet au sein du monde intellectuel : Louis Delluc, Léon Moussinac, Abel Gance ou Marcel L’Herbier sont tous des jeunes gens, nés aux alentours de 1890, qui ont poussé assez loin une première vocation littéraire, avant de se tourner vers la critique de cinéma puis, pour la plupart, vers la réalisation. Cette « première vague » est d’ailleurs accompagnée par quelques grands noms de l’intelligentsia parisienne : Canudo, établi à Paris depuis l’avant-guerre et qui sera, en 1921, l’inventeur de l’expression « septième art » ; Émile Vuillermoz, titulaire de la rubrique musicale du Temps, et qui, en novembre 1916, inaugure dans les mêmes colonnes la première chronique cinématographique de la presse généraliste française ; mais aussi des plumes célèbres comme Apollinaire (dans « L’esprit nouveau et les poètes » en 1918) et surtout Colette, contributrice régulière de la revue Le Film, dont Delluc est le rédacteur en chef à partir de 1917.
C’est donc dès les années 1920 que se structure le combat cinéphile pour la légitimation du cinéma en tant qu’art, un combat pris en charge par des intellectuels sur différents fronts. Canudo fonde ainsi en 1921 le Club des amis du septième art (CASA), dans le but affiché de créer autour de la passion cinéphile une sociabilité de salon pour y attirer les écrivains, critiques et artistes qui gravitaient déjà dans l’avant-guerre autour de sa revue Montjoie ! ; il est, dès 1922, l’artisan de l’entrée du cinéma au Salon d’automne de Frantz Jourdain, architecte (de magasins de la Samaritaine) et homme de lettres. De son côté, Moussinac, d’ailleurs premier adhérent du CASA, critique à L’Humanité – où il contribuera à acclimater le goût raisonné du cinéma auprès de la masse du lectorat populaire comme des intellectuels philocommunistes –, devient également en 1920 titulaire de la rubrique cinématographique du Mercure de France, où il met en œuvre une véritable entreprise de prosélytisme pour attirer au cinéma la frange la plus institutionnelle du monde intellectuel. Un semblable prosélytisme est aussi mis en œuvre par Vuillermoz dans les colonnes du Temps, où il doit affronter la cinéphobie virulente du critique littéraire Paul Souday, déniant toute dignité sociale, intellectuelle ou artistique au cinéma. Cette cinéphobie, partagée par quelques grandes figures intellectuelles comme Anatole France, trouvera sa plus pleine expression en 1930 dans les Scènes de la vie future de Georges Duhamel – où le cinéma est qualifié de « divertissement d’ilotes » et de « passe-temps d’illettrés » – et elle persistera longtemps au sein de la frange la plus réfractaire de l’intelligentsia française, qui considère le cinéma comme l’instrument le plus efficace d’une américanisation culturelle tant redoutée.
Cette cinéphobie devient cependant rapidement résiduelle, et les années 1920 et 1930 voient le goût du cinéma se généraliser au sein des élites intellectuelles, qu’elles soient dominantes ou marginales. C’est ainsi que de jeunes normaliens nés dans les années 1900 plongent à corps perdu dans cette nouvelle pratique culturelle, comme Robert Brasillach qui, avec Maurice Bardèche, publie en 1935 chez Denoël une Histoire du cinéma appelée à devenir un classique pour au moins trois décennies ; ou, plus discrètement, Jean-Paul Sartre qui, longtemps avant d’avouer, dans Les Mots, que le cinéma avait été son « principal besoin » d’enfant, avait prononcé en 1931 un éloge provocateur du cinéma (« votre art », lance-t-il aux élèves), lors de la cérémonie de fin d’année de son premier poste, au lycée du Havre. À l’autre bout de l’échelle de légitimité intellectuelle, les membres du groupe surréaliste, Aragon, Desnos et Soupault en tête, développent une cinéphilie ostensiblement contre-culturelle ; ils proclament leur passion pour les films où « on se tue et on fait l’amour » (Aragon en 1923), pour les serials policiers, les films burlesques et les drames passionnels d’un Erich von Stroheim, par exemple. En définitive, une figure fait communier toutes ces parties du monde intellectuel, la seule, d’ailleurs, dont le culte s’étend de la masse populaire du public aux avant-gardes intellectuelles et artistiques : celle de Chaplin, qui inspire par exemple à Albert Cohen, en 1923, l’un de ses premiers textes pour la NRF (« Mort de Charlot »).
Désormais pris au sérieux au cœur même des pratiques culturelles et des discours intellectuels, le cinéma devient, dans les années 1930 et 1940, un objet de réflexion au-delà de la passion cinéphile et d’une quelconque entreprise de légitimation. C’est ainsi que des historiens de l’art intègrent le cinéma à leur pensée sur le développement des formes artistiques, qu’ils soient francs-tireurs ou marginaux comme Élie Faure (Mystique du cinéma, 1934) ou le Malraux de 1939 (Esquisse d’une psychologie du cinéma, publié en 1945), ou bien solidement installés dans l’institution universitaire comme Henri Focillon, titulaire de la chaire d’histoire de l’art à la Sorbonne, qui livre au Bulletin périodique, en 1934, un texte où le cinéma est clairement intégré à l’histoire des formes. Les historiens de l’école des Annales, de leur côté, montrent un intérêt discret mais persistant pour ce médium considéré comme « un des plus merveilleux baromètres culturels et sociaux dont nous disposions » (lettre de Marc Bloch à Lucien Febvre, 1935), permettant d’aborder le problème des « superstructures de la vie sociale » contemporaine (Robert Mandrou dans les Annales, n° 1, 1958, p. 149).
Par ailleurs, cette période des années 1930 et de l’Occupation est le moment d’une politisation du discours sur le cinéma, voire d’une réflexion sur ses usages politiques. Dès la fin des années 1920, Moussinac avait été le principal défenseur de l’introduction du cinéma soviétique en France, à une époque où il était interdit par la censure et où la seule solution était la présentation en ciné-club : c’est l’expérience des « Amis de Spartacus », en 1928, qui tourne cependant rapidement court, Moussinac se retrouvant sous les feux croisés de la surveillance policière et de la méfiance du Parti à l’égard de séances faisant se côtoyer le public militant et l’intelligentsia mondaine à la recherche d’expériences formelles inédites. Quelques années plus tard, le Front populaire et la guerre d’Espagne donnent lieu à des mobilisations intellectuelles par le cinéma, comme celle de Malraux tournant « en direct », entre deux combats à la sierra de Teruel, le film Espoir adapté de son roman homonyme. De l’autre côté de l’échiquier politique, le jeune Lucien Rebatet, alias François Vinneuil, protégé de Brasillach, distille ses critiques à la fois savantes, virulentes et profondément politiques dans L’Action française et dans Je suis partout, se livrant à des diatribes où l’antisémitisme se mêle curieusement au jugement de goût. Cette cinéphilie politisée, ouvertement fascisante, trouve son accomplissement dans le pamphlet Les Tribus juives du cinéma et du théâtre, publié en 1941, entreprise de dénonciation systématique de la supposée mainmise juive sur le monde français du spectacle et de son influence sur les formes artistiques. La réédition, en 1943, de l’Histoire du cinéma de Bardèche et Brasillach est empreinte des mêmes relents d’antisémitisme militant.
Dans le même temps, avec Roger Leenhardt dès les années 1930 dans Esprit, où le réalisateur tient l’influente chronique « La petite école du spectateur », puis avec André Bazin, à sa sortie de l’École normale supérieure durant l’Occupation, et l’agrégé de lettres Henri Agel dans l’après-guerre, le discours cinéphile et critique s’intellectualise, à la recherche d’une « ontologie » de l’image cinématographique (Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, 1958). Cette nouvelle cinéphilie est marquée, dans le cas de Bazin et d’Agel, par un spiritualisme certain (Agel, Le cinéma a-t-il une âme ?, 1947, Le Cinéma et le sacré, 1953) et prend par ailleurs des formes militantes : Bazin s’engage pour l’éducation populaire à Travail et Culture, Leenhardt anime le ciné-club Objectif 49, Agel crée au lycée Voltaire une classe préparatoire à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC). Le combat des années 1920 pour la légitimation du cinéma en tant qu’art s’infléchit vers celui de l’identification et de la reconnaissance des « auteurs ». C’est dans cet esprit que Bazin crée en 1951 la revue Cahiers du cinéma, au sein de laquelle la jeune garde qu’il a contribué à faire émerger (François Truffaut, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Claude Chabrol) élabore au milieu des années 1950 la « politique des auteurs », qui fige pour longtemps la pensée du cinéma en France autour de la défense de réalisateurs choisis. En 1952, la création de la revue Positif, où se retrouvera au début des années 1960 une partie de la seconde génération surréaliste autour de Gérard Leblanc, entérine la constitution de l’espace cinéphile comme champ de bataille où les débats intellectuels se transforment en pugilats par jugements de goût interposés. Il faut attendre les années 1970 pour que cette cinéphilie doctrinaire renoue un véritable dialogue avec les intellectuels (Marc Ferro, Michel Foucault, Gilles Deleuze notamment, puis Jacques Rancière).
Les années 1950 sont aussi le moment d’une rencontre singulière entre les intellectuels et le cinéma, au sein de l’Institut de filmologie, créé en Sorbonne en 1950 et qui, jusqu’à sa suppression en 1963, est un lieu privilégié de réflexions de toutes sortes – sociologique, historique, philosophique, anthropologique, psychologique – sur le cinéma. Ce mouvement et sa Revue internationale de filmologie, animés par Étienne Souriau et Gilbert Cohen-Séhat, font se côtoyer et tentent de faire converger les pensées originales du sociologue Edgar Morin (Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, 1956), de l’historien de l’art Pierre Francastel, du philosophe Maurice Merleau-Ponty, ou du sémiologue Christian Metz, entre autres, dans un esprit de synthèse qu’on n’a plus retrouvé depuis. C’est d’ailleurs à la même époque que des tentatives originales d’utilisation du cinéma comme outil sociologique (Georges Rouquier scrutant les mutations du monde paysan dans Farrebique, en 1946) ou ethnologique (les expériences menées au sein du musée de l’Homme et de son Comité du film ethnographique dès la fin des années 1940) préparent la voie au travail de Jean Rouch à partir de la fin des années 1950.
À l’orée des années 1960, et en attendant la décennie suivante, où le bouillonnement intellectuel s’étendra au cinéma, on mesure le chemin parcouru en un demi-siècle, de l’indifférence, voire de l’hostilité de l’élite intellectuelle à l’égard d’un divertissement parfois jugé nocif et abrutissant, à la reconnaissance non seulement d’une forme d’expression artistique, mais tout à la fois d’un objet et d’un instrument de connaissance. L’émotion artistique provoquée par le film peut désormais être intellectualisée, en même temps que le cinéma peut servir d’outil pour mieux comprendre le monde. Le regard mécanique et la pensée sont réconciliés.
Dimitri Vezyroglou
L’histoire de la Cinémathèque française se mêle étroitement à celle, plus générale, de la culture et du septième art français et international. La Cinémathèque a en effet joué, dès son apparition, un rôle de première importance et à travers le monde entier, sur plusieurs fronts à la fois. Elle est l’une des premières archives mondiales de films anciens et modernes mais elle abrite aussi une vaste collection d’archives, de dessins, d’affiches, d’objets, d’appareils… Elle a formé des cinéastes, des historiens, des chercheurs, plusieurs générations de cinéphiles érudits ; grâce à elle, entre autres, le cinéma a pénétré plus largement dans les universités. La Cinémathèque a par ailleurs constamment encouragé les avant-gardes et donné naissance à une grande partie de la « Nouvelle Vague » française mais elle a aussi accompagné les autres « vagues » étrangères. Elle a imposé l’idée de « musée du Cinéma » en inventant, dès les années 1940, un style scénographique particulier, plus proche de l’onirisme que de la précision historique. La Cinémathèque a enfin excellé dans une programmation audacieuse, suivant sans le savoir les principes du Musée imaginaire de Malraux, avec un système comparatif produisant des chocs visuels étonnants.
Tout commence en 1935 : un jeune cinéphile, Henri Langlois, crée à Paris un ciné-club, le « Cercle du cinéma », et il y projette des films du répertoire, essentiellement de la période muette. Un an plus tard, le 2 septembre 1936, Langlois et son ami Georges Franju, futur cinéaste, fondent une association, la Cinémathèque française, avec le soutien de Paul-Auguste Harlé, directeur de la revue La Cinématographie française. Dès 1937 ont lieu les premiers échanges de films entre la Cinémathèque et Iris Barry, du Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Langlois et Franju publient alors le premier numéro de la revue Cinématographe auquel collabore une jeune intellectuelle allemande exilée, Lotte H. Eisner, qui devient l’une des collaboratrices les plus actives de la Cinémathèque. En 1939, Langlois rencontre la veuve du décorateur Lazare Meerson, Mary Meerson : elle sera sa compagne et son éminence grise. Dès ces premières années, tout est dit : la Cinémathèque française sera dirigée par un autocrate extraordinaire, à la fois charismatique et écorché vif, boulimique et suractif. Il est entouré d’une foule d’amis et d’ennemis, d’intellectuels et d’artistes, de Cocteau à Picasso, de Rossellini à Miró, de Renoir à Malraux, de Man Ray à Godard. Grâce à son aura grandissante, l’institution devient ainsi un repère international pour la pensée du cinéma, pour tous ceux qui veulent non seulement sauver la mémoire du septième art, mais aussi y contribuer pour sa partie esthétique, artistique, technique, historique et théorique. En 1938, la Cinémathèque participe activement à la création de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) réunissant aussi le British Film Institute, le MoMA, la Reichsfilmarchiv. En 1940, une grande partie des films de la Cinémathèque sont saisis par les Allemands, mais certaines collections parviennent à être cachées : Lotte H. Eisner, recherchée par les nazis, veille sous un faux nom sur les stocks clandestins. Durant la guerre, Langlois se refuse à organiser des projections publiques.
À la Libération, la Cinémathèque se trouve un nouveau président : Jean Grémillon succède à Marcel L’Herbier, écarté sans ménagement. L’exposition « Images du cinéma français » organisée par la Cinémathèque s’ouvre en 1945 avenue de Messine. L’association indique ainsi fortement d’une part sa volonté de « muséographier » le cinéma dans toutes ses formes, d’autre part son désir de participer à l’historiographie du septième art. Elle publie d’ailleurs un ouvrage de Georges Sadoul sur le pionnier Émile Reynaud. Les premières salles du « musée permanent du Cinéma » sont ensuite inaugurées avenue de Messine en novembre 1948. C’est l’antre du collectionneur Langlois. On croirait visiter un cabinet de curiosités cinématographiques, un appartement privé où les objets les plus bizarres sont accrochés aux murs ; on fait à l’époque le parallèle avec l’appartement d’André Breton. Langlois/Breton : « Même pouvoir de séduire et d’irriter, même faculté de synthèse d’un mouvement artistique, même goût de la collection, même ferveur des disciples, même colère des adversaires, même terrorisme, même goût des exclusions… » dira le critique et réalisateur Jacques Doniol-Valcroze1.
C’est à la Cinémathèque de l’avenue de Messine, puis ensuite dans la petite salle de la rue d’Ulm, que se retrouvent, au début des années 1950, les futurs cinéastes de la « Nouvelle Vague » : François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Alain Resnais, Claude Chabrol, Éric Rohmer… Langlois et Lotte Eisner écriront d’ailleurs pour les Cahiers du cinéma, revue née en 1951. Jean-Luc Godard dira : « Je tiens à déclarer publiquement ma dette envers Henri Langlois et ses fidèles assistants. C’est aussi que je ne suis pas seul. Loin de là. Les fantômes de Murnau et de Dovjenko sont à côté de vous. Ils sont ici chez eux, comme Delacroix et Manet sont chez eux au Louvre ou à l’Orangerie2. » En 1949, la Cinémathèque présente un « Cycle des 250 films d’avant-garde » puis, l’année suivante, un programme intitulé « 50 ans de cinéma européen ». Un festival original, mêlant projections et expositions, est parallèlement organisé à Antibes. Langlois fait aussi réaliser un film 16 mm par Picasso et il travaille à un projet de film sur Chagall. En 1952, une programmation traite des « Images du cinéma mondial (1895-1950) ». L’année suivante, la Cinémathèque rend hommage à Jean Epstein au festival de Cannes et au musée du Cinéma ; Marie Epstein, la sœur du réalisateur, entre alors dans l’équipe pour s’occuper des collections de films. L’exposition « Images du cinéma français » ouvre ses portes à Tunis, suivie en 1955 d’une exposition sur Abel Gance à São Paulo. La même année, une importante exposition commémorative (« 300 années de cinématographie, 60 ans de cinéma ») est organisée au palais d’Art moderne de Paris. Une salle de deux cent cinquante places est inaugurée rue d’Ulm (1956 – la Cinémathèque ne quittera cette salle qu’en 1973), où ont lieu des rétrospectives qui feront date comme « 60 ans de cinéma allemand », « 60 ans de cinéma scandinave », « 60 ans de cinéma britannique ». Au cours des années suivantes, programmations et expositions se succèdent toujours à un rythme intensif. La Cinémathèque reçoit la visite des stars et réalisateurs du monde entier.
L’institution pratique aussi, grâce à Malraux, nommé secrétaire d’État aux Affaires culturelles, une politique active d’acquisitions qui lui permet d’engranger films, archives, affiches, manuscrits, objets, costumes, appareils. Fritz Lang confie une grande partie de ses archives. En juin 1963, la Cinémathèque inaugure, en présence de Malraux encore, la grande salle du palais de Chaillot mise à sa disposition par l’État. Une exposition sur Étienne-Jules Marey est organisée à cette occasion. Mais alors que le rayonnement de l’institution semble à son comble, le vent tourne à cette époque : en 1965, l’État demande à un inspecteur des Finances un rapport sur le lieu. Ses conclusions sont sévères sur la gestion de Langlois, qui a d’ailleurs une théorie sur le sujet : « Je considère que la grandeur d’un organisme culturel, c’est d’être en déficit. » Malraux, menacé par le ministre des Finances Michel Debré, retire peu à peu sa confiance au « dragon qui veille sur nos trésors », selon l’expression de Cocteau.
La crise est inéluctable. Le 9 février 1968, devant le conseil d’administration de la Cinémathèque, le nouveau président Pierre Moinot propose le remplacement de Langlois par Pierre Barbin, un inconnu. Malgré l’opposition de certains membres du conseil (le cinéaste François Truffaut notamment, très en colère), Barbin est élu. Mary Meerson et Lotte Eisner sont licenciées. « L’affaire Langlois » éclate : la presse s’en empare, un « comité de défense de la Cinémathèque française » est créé par Truffaut et ses amis des Cahiers du cinéma, des dizaines de cinéastes (dont Lang, Chaplin, Welles, Kubrick, Antonioni, etc.) protestent par écrit, une manifestation a lieu rue d’Ulm. Le scandale est international. Un nouveau rassemblement, le 14 février, se termine par une charge brutale de la police. Godard est matraqué devant les objectifs des photographes. Rien ne peut renverser l’opinion généralement favorable à Langlois. Malraux cède, et le 22 avril Langlois redevient secrétaire général de l’institution qu’il a créée. On a vu en cette « affaire Langlois » une préfiguration des événements de mai 1968. Mais cette crise laisse la Cinémathèque exsangue, puisqu’une large partie des subventions étatiques lui sont retirées. Il faut attendre la mort de son fondateur en 1977 et encore quelques années pour qu’elle retrouve son plein éclat.
Laurent Mannoni
Confronté aux ravages de la guerre, Maurice Ravel, alors engagé comme ambulancier, composa une ode à la civilisation occidentale, rappelant que, sur les ruines laissées par la violence et la destruction, une vie finirait par renaître. Mais La Valse (1906-1920) trahit un malaise de fond, comme si le souvenir de la guerre persistait, de la même façon que la musique persiste au milieu de la guerre et des destructions. Elle commence, menaçante, par des sons inarticulés – un grondement de contrebasses en sourdine. Puis arrivent les altos, dessinant quelques fragments brefs et irréguliers d’une mélodie, comme s’ils exprimaient, non sans trouble, un rêve, un désir d’une autre époque et d’un autre lieu. Tout se passe comme si Ravel faisait sourdre la musique de la boue des champs de bataille. Au fur et à mesure que l’énergie grandit, la mélodie de l’orchestre gagne en sensualité, s’interrompant mais revenant sans cesse, tels des souvenirs plaisants, porteurs de notre désir. Suit un fortissimo des cymbales et des cuivres, rappelant à l’auditeur que cette valse n’est pas une bavaroise. Le rythme de la fin est celui de la fatalité, la valse étant réduite à des convulsions. Ravel appelle cela « la musique-loisir [qui] vire à la musique-témoignage voire à la musique-alarme1 ». Que son intention ait été d’exorciser la guerre (ainsi que la mort de sa mère), de proposer une allégorie sarcastique de la société occidentale, de commenter avec nostalgie le deuil enduré par toute l’Europe, ou de dire adieu à un certain genre de vie et de musique, j’entends La Valse comme une vigoureuse critique de la guerre. Jouant sur notre désir de voir la valse comme une sorte de paroxysme, Ravel nous fait ressentir le coût de la guerre, sacrifice livré en héritage aux Occidentaux.
La Première Guerre mondiale a en effet ravivé l’intérêt pour la capacité de la musique, non seulement à émouvoir les auditeurs, mais aussi à les faire réfléchir. Tirant profit du rôle qu’elle avait exercé pendant les premières années de la Troisième République – sa capacité à développer un sens critique, à encourager l’acceptation de la différence et à parvenir à un consensus2 –, la musique a évolué vers un art d’idées, auquel collaborèrent souvent des écrivains. Comme l’explique Jacques Maritain, « nulle part mieux que dans la musique n’apparaît au philosophe la très mystérieuse nature de l’idée créatrice ou idée fictive, dont le rôle est central dans la “théorie de l’art”3 ». Certains compositeurs essayèrent de donner aux auditeurs le sentiment d’un au-delà du temps, une incarnation musicale de la foi religieuse. Si la musique pouvait répondre aux « nécessités » de l’époque en abordant des questions liées à l’inquiétude ressentie à propos de l’identité française, à la promesse de croissance à travers l’acceptation de la différence, ou à la foi dans un progrès associé aux techniques et aux technologies modernes, pourquoi ne pas la voir aussi comme un « divertissement charmant » ?
Que la musique en France, passée et à venir, ait été façonnée par un modernisme nationaliste et populiste, à travers son attachement à la tonalité et à l’inclusion de la chanson populaire, ou par un modernisme cosmopolite, caractérisé par ses innovations et ses liens avec d’autres régions du monde, la participation dynamique de la musique et des musiciens à la vie intellectuelle française a revêtu plusieurs dimensions. En soutien à cette participation de la nouvelle musique à la vie intellectuelle, des écrivains/poètes, héritiers de la tradition baudelairienne et mallarméenne, qui tenaient la musique en haute estime, contribuèrent aux débats esthétiques sur le sujet.
La capacité de la musique à choquer bouleversa les modes de pensée traditionnels. Au retour d’une représentation de Pelléas et Mélisande, remontée en 1908, Jacques Rivière écrit à Alain-Fournier : « Jamais encore je n’avais été aussi bouleversé4. » Ayant déjà vu l’opéra une vingtaine de fois, la musique de Debussy était depuis longtemps pour lui une source « de volupté et de plaisir », tandis que d’autres pièces, comme Iberia, contentaient son « besoin très cartésien de précision et de netteté5 ». Mais en 1913, « bouleversé » par Le Sacre du printemps, Rivière se ravise. Dans La Nouvelle Revue française (NRF), il écrit que la musique de Debussy (décédé prématurément en 1918) « risquait de ne plus être que de la sauce », et il encense Le Sacre, dont la « grande nouveauté » tient dans « le renoncement à la “sauce”… Les morceaux en restent tout crus ; ils nous sont livrés sans rien qui en prépare la digestion ». Soulignant l’importance de cette œuvre, Rivière établit plusieurs comparaisons avec de nouveaux courants littéraires et artistiques. Les « timbres sans expansion » de Stravinski fonctionnent comme « des mots abstraits » : « au lieu d’évoquer [l’objet], elle le prononce ». « Stravinski, écrit-il, opère en musique la même révolution qui est en train de s’accomplir en littérature. » Sa musique, douée d’un « son mat et défini », « passe du chanté au parlé, de l’invocation au discours, de la poésie au récit ». Faisant également allusion au cubisme et aux théories de Robert Delaunay sur la « simultanéité rythmique », Rivière évoque, toujours à propos du Sacre, « une sorte d’ubiquité active […] qui lui permet de marcher en même temps dans plusieurs sens opposés ».
Ne faut-il toutefois pas lire aussi dans l’évocation de ces « formidables collisions, mais de mélanges ni de fusions jamais », des sous-entendus raciaux dans le droit fil de la politique coloniale associationniste française, qui prit de l’ampleur après 19006 ? Un peu plus tôt, alors qu’il cherchait à identifier l’« auteur » véritable de cette œuvre – Nijinski, Stravinski ou Roerich – et à expliquer la capacité des artistes russes à « s’engager et se perdre un instant dans les autres », Rivière avait fait allusion à Gobineau, dont les essais avaient récemment été publiés à la NRF, et où ce dernier affirmait que la « fusion » entre des personnes très liées pouvait être productive7. L’une des raisons principales du succès que connurent, durant les deux décennies qui allaient suivre, les innovations interdisciplinaires des Ballets russes, est l’extraordinaire synergie entre le public français, familiarisé avec la synesthésie baudelairienne, et les artistes russes, si réceptifs à cette « fusion des âmes ».
Profondément influencé par la critique de Rivière, Jean Cocteau, dans Le Coq et l’arlequin (1918), s’en prend lui aussi à l’impressionnisme, mais en prônant davantage « l’esprit français » que « l’éclectisme » cosmopolite. Critiquant dans Le Sacre le parallélisme de la musique et de la danse, il admet toutefois que le ballet de Stravinski lui a appris des choses sur l’originalité : « la haine contre le créateur, c’est la haine contre celui qui change les règles du jeu ». Et d’ajouter, à propos des Ballets russes : « ce phénix enseigne qu’il faut se brûler vif pour renaître ». Cocteau partage aussi l’avis de Rivière, pour qui Le Sacre ne cherche pas à fuir « la banalité » : « C’est cette faculté […] de s’engager sans crainte dans l’ordinaire et le facile qui donne à sa mélodie cette tranquillité. » Mais Cocteau va encore plus loin, restant attaché à une esthétique du quotidien et à une musique « quelquefois chaise ». C’est ce qui le conduit à préférer la musique d’Erik Satie, rencontré en 1915, et qui « enseigne la plus grande audace de notre époque : être simple ». Parade est aussi « sans sauce », chacune des œuvres de Satie « un renoncement8 ». Dans Les Mariés de la tour Eiffel (1921), dont Cocteau écrivit le scénario et le texte pour le « groupe des Six », le nostalgique, le gai, le banal et l’absurde donnent naissance à un genre nouveau, presque surréaliste, où se côtoient le théâtre, l’acrobatie, la pantomime, le drame, l’orchestre et le discours. La Musique d’ameublement de Satie (1920), composée avec Darius Milhaud pour l’entracte d’une pièce de Max Jacob, était conçue, à l’image d’une banale conversation, comme une participation à la vie même.
Ces propositions audacieuses suscitent à leur tour d’autres questions. Que signifie être français ? Doit-on se contenter d’écouter la musique ou peut-on aussi la « voir » ? Quel impact les collaborations interdisciplinaires ont-elles sur la compréhension de la musique ? La musique dépend-elle nécessairement du rituel de l’exécution du concert et de l’attention active que lui accorde le public ? Ou bien peut-elle faire partie de la vie quotidienne, ce que favorise le développement de la radio ? La musique est-elle nécessairement une expérience partagée, ou un individu peut-il en retirer autant de profit en l’écoutant seul ? Avec la radio et le gramophone, André Cœuroy observe que l’auditeur « domine la musique au lieu d’être possédé par elle… Devant le haut-parleur, l’auditeur est seul ; il est livré à son jugement et à son goût9 ».
Ces questions demandent à être expliquées et défendues, notamment dans le cas des « auditeurs invisibles » de ces nouveaux médias. Ce sont alors les revues littéraires et musicales qui mènent les débats. Après la guerre, Rivière prend la direction de la NRF et publie des textes d’auteurs majeurs ainsi que des critiques musicales, d’abord les siennes, puis, après 1921, celles de Boris de Schlœzer. Dirigée jusqu’en 1940 par Henri Prunières et André Cœuroy, La Revue musicale (RM), fondée en 1920 et publiée également chez Gallimard, défend les liens étroits qui existent entre musique et littérature. Plusieurs auteurs, dont Cœuroy, contribuent aux deux revues, aidant les musiciens à comprendre ce qui est en jeu dans leur art. Les compositeurs utilisent la presse pour régler leurs différends. Pour ce qui est du public, étant donné que « l’esthétique actuelle de notre civilisation troublée est devenue ainsi un véritable labyrinthe », comme l’avait suggéré le critique Émile Vuillermoz, « l’armée innombrable des mélomanes de bonne volonté a besoin de sergents-instructeurs10 ». La RM cherche à encourager de « nouveaux critères esthétiques », de « nouvelles habitudes d’écoute », et la « conscience d’une lignée historique », l’objectif étant de « faire aimer à la fois l’art du passé que “le public” ne soupçonne pas et l’art du présent qu’il abomine a priori11 ».
Les débats concernant « l’art pur » incluent généralement Stravinski, sans doute parce qu’en tant qu’émigré russe, lui et d’autres souhaitent surmonter les différences nationales aussi bien que les idéologies politiques qui divisent alors la société française. En 1920, Stravinski tente même de réviser la perception du Sacre, le décrivant comme une « œuvre architectonique et non anecdotique […]. Toute impression vient par impressions […] mathématiquement se concrétisant en notes et mètres12 ». En 1923, le musicologue russe Boris de Schlœzer est le premier à qualifier la musique que Stravinski vient de composer de « néoclassique […] une des forces dominantes du moment, aussi bien en musique qu’en poésie. Musique pure, dépouillée de toute signification psychologique ». Réagissant à la description de Schlœzer dans son article de la NRF – « sorte de transposition sonore de la réalité (spirituelle ou matérielle) » –, Rivière exprime sa crainte que « l’art » ne devienne une « activité complètement inhumaine ». Le mois suivant, dans la RM, Schlœzer reproche à Rivière son rejet du « surréalisme » et de « l’objectivité », dérouté par le constat que, partis de « constatations identiques », ils étaient arrivés à des « conclusions diamétralement opposées13 ».
Beaucoup d’idées de Stravinski se sont développées en dialogue avec des intellectuels, comme Charles-Albert Cingria, Jacques Maritain et Paul Valéry qui, pour leur part, voient dans sa musique l’accomplissement de leurs propres idéaux esthétiques14. Selon son ami le philosophe russe Pierre Souvtchinsky, cela s’explique par « son besoin de penser et de vivre dans des concepts et par des concepts qui l’engagent tout entier15 ». Pour Souvtchinsky, « le son est une pensée » et la composition « une spéculation musicale ». Ces idées réapparaissent dans Poétique musicale (1939-1940), une série de conférences que Stravinski donna à Harvard et qui furent écrites pour moitié en collaboration avec Souvtchinsky16.
Valéry et le compositeur se rencontrèrent en 1921 et devinrent des amis proches vers 1939. Les deux hommes considéraient l’art comme un calcul délibéré qui commence avec une pure exigence de forme. Comme l’écrit Valéry dans Eupalinos ou l’Architecte (1921), la musique, comme l’architecture, est une construction de l’esprit. De même, Stravinski observe : « On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique qu’en l’identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales17. » En 1924, Stravinski qualifie son nouvel octuor d’« objet musical » et sa forme d’« unique mobile émotif de la composition18 ». Il écrit par la suite que « le phénomène de la musique nous est donné à la seule fin d’instituer de l’ordre dans les choses ». Dans ses conférences sur la « poésie pure » (1928) et la « poésie et pensée abstraite » (1939), Valéry envie les possibilités abstraites de la musique qui, en raison des aspects pragmatiques du langage, restent inaccessibles au poète. Leur admiration est mutuelle. À l’époque où Stravinski termine Poétique musicale, il demande à Valéry de relire et d’annoter son manuscrit. Les deux hommes revendiquent également la nécessité de contraintes formelles, qui contiennent l’inspiration plutôt qu’elles ne la suivent, et rejettent toute expression de sentiment, visant plutôt à produire un art qui permette de reproduire chez d’autres l’état créatif éprouvé par l’artiste. Ces liens d’amitié furent pour Stravinski une source de stimulation intellectuelle et lui fournirent également de solides défenseurs.
De par leurs collaborations avec des compositeurs – Cocteau avec Satie, Honegger et Stravinski ; Claudel avec Milhaud et Honegger ; Cendrars avec Milhaud ; Valéry et Gide avec Stravinski –, les écrivains ont exercé une réelle influence sur la musique et les écrits théoriques des compositeurs, même s’ils n’avaient pas toujours les mêmes objectifs. En 1952, la RM consacra un numéro spécial à ces relations, et de plus en plus de compositeurs se mirent eux-mêmes à écrire sur leurs méthodes. Auric et Milhaud expliquaient leur musique avant même de la composer, tandis que d’autres entretenaient des liens étroits avec les critiques qui défendaient leurs idées et leur musique (Vuillermoz avec Ravel et Georges Migot, Léon Vallas avec Vincent d’Indy, Henri Collet avec Les Six, Landormy avec Milhaud, et Cœuroy avec Jeune France). Les compositeurs Florent Schmitt et Kœchlin incarnèrent des figures d’intellectuels publics, comme Saint-Saëns le fut à son époque. En fin de compte, dans le Paris cosmopolite caractérisé par divers réseaux et modes de collaboration, les organisateurs de concerts, les directeurs, les chefs d’orchestre, les interprètes et les mécènes déterminaient soigneusement leur répertoire en fonction des réflexions et des débats. Dans ce contexte, la musique, comme la définit Henri Michaux, est ce qui « tient des axes multiples […] art des horizons et de l’expansion, non des enclos […] art qui frappe celui qui le fait entendre et celui qui l’entend dans un parallélisme unique19 ».
Jann Pasler
(traduit de l’anglais par Sophie Renaut)
Valérie DUFOUR, Stravinski et ses exégètes (1910-1940), Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2006.
Jane FULCHER, The Composer as Intellectual, Oxford, Oxford University Press, 2005.
Jann PASLER, Composing the Citizen : Music as Public Utility in Third Republic France, Berkeley, University of California Press, 2009 ; version française : La République, la musique et le citoyen (1871-1914), trad. par Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Gallimard, 2015.
Ravel cité in Jean-Christophe Branger, « Ravel et la valse », Ostinato rigore, n° 24, 2005, p. 155-159.
Jann Pasler, Composing the Citizen : Music as Public Utility in Third Republic France, Berkeley, University of California Press, 2009 ; version française : La République, la musique et le citoyen (1871-1914), trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Gallimard, 2015.
Jacques Maritain, « La clef des chants », La Nouvelle Revue française, mai 1935, p. 679.
Jacques Rivière et Alain-Fournier, Correspondance (1905-1914), vol. 2, Paris, Gallimard, 1926, p. 32 et 224-225.
Pierre Meylan, Les Écrivains et la musique, Lausanne, Cervin, 1951, p. 93.
Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps », NRF, novembre 1913, p. 706-730.
Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps par Igor Stravinsky, Nicolas Rœrich et Vlaslav Nijinsky », La Nouvelle Revue française, août 1913, p. 309-313.
Jean Cocteau, Le Coq et l’arlequin, Paris, Stock, 1979 [1918], p. 45, 60-68, 72-73, 89, 91, et « Prospectus 1916 », in Le Potomak (1913-1914), Paris, Stock, 1950 [1924], p. 9.
André Cœuroy, Panorama de la radio, Paris, Kra, 1930, p. 14.
Émile Vuillermoz, « Les responsabilités de la critique », in Atti del secondo congresso internazionale di musica (Firenze-Cremona, 11-20 maggio 1937), Florence, Le Monnier, 1940, p. 183-184, et « Le goût moderne et la musique du passé », in Atti del terzo congresso internazionale di musica (Firenze, 30 aprile-4 maggio 1938), Florence, Le Monnier, 1940.
Extrait d’un entretien, RM, novembre 1929, p. 91. Cité in Michel Duchesneau, « La Revue musicale (1920-1940) and the Founding of a Modern Music », p. 743 et 749-750, sur < http://www.rilm.org/historiography/Duchesneau.pdf >.
Stravinsky, cité in Michel Georges-Michel, « Les deux Sacre du printemps », Comœdia, 11 décembre 1920, rééd. in François Lesure, Igor Stravinsky, « Le Sacre du printemps », dossier de presse, Genève, Minkoff, 1980, p. 53.
Boris de Schlœzer, « Stravinsky », RM, 1923, p. 97-141, et « La saison musicale », NRF, août 1923, p. 240 et 241 ; Jacques Rivière, « La crise du concept de littérature », NRF, février 1924, p. 159-170 ; Schlœzer, « Réflexions sur la musique. Musique et littérature (à propos d’un article de Jacques Rivière) », RM, mars 1924, p. 272, et NRF, avril 1924, p. 511-512.
Voir Valérie Dufour, Stravinski et ses exégètes (1910-1940), Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2006.
Voir notamment Pierre Souvtchinsky, « Igor Stravinsky », Contrepoints, n° 2, février 1946, p. 19-31.
Pierre Souvtchinsky, entretien avec l’auteur (1977) ; voir aussi Valérie Dufour, Stravinski et ses exégètes, op. cit., p. 219-220.
Entretien avec Paul Landormy, 1936, CH-bps, collection Stravinsky, reproduit in Valérie Dufour, Stravinski et ses exégètes, op. cit., p. 448, et in Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Paris, Denoël, 1935.
Igor Stravinsky, « Some Ideas about My Octuor », The Arts, 4-6 janvier 1924 ; version française rééd. in Valérie Dufour, Stravinski et ses exégètes, op. cit., p. 454-455.
Henri Michaux, « Un certain phénomène qu’on appelle musique », in François Michel (dir.), Encyclopédie de la musique, Paris, Fasquelle, 1959-1961.
Après la Première Guerre mondiale, les idées neuves sur la musique ne provenaient pas que de son rôle politique hérité de la Troisième République. Elles étaient aussi enracinées dans les débats spécifiques à cet art. Les musiciens, comme d’autres artistes, furent amenés à réévaluer les fondements de leur pratique artistique. Comme dans la musique futuriste et la poésie dadaïste, la place nouvelle accordée aux bruits, aux sonorités incongrues et au hasard souleva des interrogations sur la nature de la musique. Et comment écouter une musique qui, défiant les notions traditionnelles de l’harmonie et de la mélodie, était étroitement associée aux mouvements du corps sur scène ou influencée par des langages et des genres (à la fois musicaux et parlés) auxquels les compositeurs n’étaient pas accoutumés ? Par ailleurs, une fois que la discontinuité eut pris le pas sur la continuité – phénomène qui reflète peut-être des frustrations à l’égard des concepts darwiniens de croissance organique ou qui s’inspire des théories de Max Planck sur la discontinuité de l’énergie rayonnante, énoncées pour la première fois en 1911 –, comment comprendre le temps musical et construire une forme ?
Prolongeant le débat amorcé par le manifeste de Cocteau et affirmant que la musique avait vingt ans de retard sur la peinture et la littérature, le critique et musicologue Paul Landormy, dans La Revue musicale (RM), en 1921, s’intéresse, au-delà de Stravinski, à de jeunes réformateurs qu’il baptise le « groupe des Six » (Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Tailleferre). Dans un essai où il tente d’exposer « la nouveauté » de la musique de l’un d’entre eux – Darius Milhaud –, il remarque l’utilisation, dans l’accompagnement du Chant de nourrice, de « deux harmonies ». Déconcerté, il explique que si ces compositeurs n’avaient pas encore réussi à formuler clairement leurs nouveaux principes, c’était « parce qu’ils [étaient] en train de les inventer1 ». Deux ans plus tard, Milhaud défend son utilisation d’accords et de tonalités superposés, et donne une définition de plusieurs termes sujets à débat dans la presse – polytonie, polyharmonie et polytonalité2. Le Sacre du printemps de Stravinski, remarque-t-il, avait inspiré cette pratique, à commencer par Les Heures persanes (1913-1919) de Charles Kœchlin. En remontant à l’origine de ces techniques dans ces œuvres antérieures, Milhaud nie, comme quelques autres, qu’elles auraient détruit des principes fondamentaux. En France, pour reprendre son expression, « autant de compositeurs, autant de polytonalités différentes ». Tout en associant la culture allemande à l’atonalité et la culture française (latine) à la polytonalité, il remarque que les « harmonies atonales » peuvent résulter « de contrepoints polytonaux, mélodies atonales reposant sur un tissu harmonique ». Relevant que ces deux techniques dépendent de « la mélodie initiale » et de « l’invention mélodique de son auteur », il défend avec subtilité le retour aux principes linéaires de la mélodie et du contrepoint3.
Il y eut évidemment des objections. Roland-Manuel, l’élève de Ravel, doutait que la polytonalité fût compatible avec la simplicité française et le nouveau classicisme4. Même si Poulenc avait dirigé le Pierrot lunaire de Schoenberg à de nombreuses reprises, il rejeta la polytonalité et l’atonalité, et revint à la tonalité après avoir entendu le Mavra de Stravinski, très inspiré par le style italien. À l’image de Valéry qui s’inquiétait des effets de la modernisation5, beaucoup de compositeurs français des années 1930, comme la société de concerts Sérénade (1931-1939), résistent ou tournent le dos aux « conquêtes modernes ». Se rebiffant contre « la modernité intellectuelle » – ceux qui recherchent « du neuf à tout prix » ou qui adhèrent au « goût du système » –, Poulenc écrit en 1935 à propos de son Bal masqué, inspiré par L’Art poétique de Max Jacob : « Il y a une pureté du ventre qui est rare et excellente […] Je hais la cuisine synthétique… Je veux de l’ail dans mon gigot6. » Certains associèrent cette attitude à la « latinité ».
Si, dans la même revue, Ernst Krenek réfute les arguments de Poulenc, Kœchlin propose quant à lui un compromis : celui d’accepter à la fois l’atonalité et la tonalité, même à l’intérieur d’une même œuvre7. Les concerts organisés dans les années 1930 par la société Triton incarnent bien ce parti pris en faveur d’une coexistence esthétique et d’un certain cosmopolitisme. Elle défend la musique de chambre sérieuse, dont les quatuors, et présente des œuvres de compositeurs aussi bien étrangers que français. Après la guerre, les concerts de la Pléiade (1943-1947), créés à l’initiative de Gaston Gallimard et de Denise Tual pour les écrivains et les musiciens, présentent un répertoire de musique exclusivement française – des œuvres de Messiaen, de Dutilleux et de la jeune génération.
Le sérialisme viennois fut longtemps ignoré. Dans la préface à ses Satires (1925), Schoenberg s’était moqué des multiples aspects de l’esthétique musicale française, depuis le « nostalgique désir de “Forme” et d’Architecture » jusqu’aux « amateurs-fabricants de Folklore », en passant par les débats français sur le « tonal ou [l’]atonal ». Schoenberg comparait « le petit Modernsky » (c’est-à-dire Stravinski) à « papa Bach » et remettait en cause la rigueur du « nouveau classicisme », qui n’était selon lui rien d’autre qu’un phénomène de mode. Cet essai eut toutefois moins d’impact que n’en avait eu Une capitulation, un pamphlet francophobe de Wagner non moins sarcastique écrit après 1870. Il faut donc attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que, grâce à René Leibowitz, un élève de Ravel et de Webern, la musique de Schoenberg et sa méthode de composition à douze tons commencent à prendre pied en France. Dans les années 1950, certains considèrent que le dodécaphonisme est beaucoup plus constructif que le néoclassicisme en raison de « son souci de rénovation technique8 ». Pierre Boulez, élève de Leibowitz, prend le relais en fondant le Domaine musical, avec des concerts qu’il se met lui-même à diriger au début des années 1950. Pour son deuxième concert, qui eut lieu le 24 février 1954, il programme les Satires, ainsi que la suite néoclassique sérielle composée par Schoenberg, Suite, op. 25. Boulez est alors convaincu que « tout musicien qui n’a pas ressenti […] la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque9 ».
Toujours dans La Revue musicale (1921), Alfredo Casella a soulevé une autre question qui faisait l’objet d’un remarquable consensus chez les musiciens français, celle de la fascination pour le timbre et la sonorité. Pour certains, cela impliquait un changement dans l’essence même de l’art. Prenant en compte les idées de Bergson et rappelant l’importance que des compositeurs comme Debussy, Stravinski et Schoenberg donnaient au timbre, Casella écrit : « L’évolution musicale des dernières décennies est surtout dominée par […] l’avènement d’un quatrième élément sonore […] le timbre, […] la couleur sonore10. » Le timbre, depuis longtemps une préoccupation majeure « chez les Extrême-Orientaux », commence à prendre « une place prédominante dans notre esthétique et notre technique actuelles ». Tirant parti de l’intérêt marqué de Debussy pour la spécificité du timbre et s’appuyant sur sa conception de la musique, que le compositeur qualifiait « de couleurs et de temps rythmés », la Jeune France des années 1930 rejette la mélodie néoclassique et concentre ses efforts sur la recherche de nouvelles sonorités. Comme l’écrit Varèse, « la musique doit être son d’abord11 ». Si Varèse travaille le timbre comme des « agrégats sonores autonomes », d’autres compositeurs se mettent à expérimenter de nouvelles formes de résonance, comme Olivier Messiaen avec les ondes Martenot. Dans Mode de valeurs et d’intensités, Messiaen sérialise les timbres et les durées en déplaçant l’accent sur l’espace sonore à l’intérieur de formes très structurées.
Ce nouvel intérêt pour les sonorités est encouragé par le jazz et d’autres cultures. Par exemple, Cocteau décrit un « jazz-band, où un barman entouré d’accessoires de bruits sonores, claquant, sifflant, compose des cocktails à avaler12 ». Dans La Revue musicale toujours (1922), le critique André Cœuroy s’enthousiasme pour l’idée de Gobineau selon laquelle « l’élément noir est indispensable pour développer le génie artistique d’une race ». Même si l’intention est d’encourager l’intérêt pour le jazz, cet essentialisme est troublant13. Les sonorités inhabituelles entendues à l’occasion des Expositions universelles et coloniales ne sont pas pour rien dans ces nouvelles considérations sur les notions occidentales de timbre. Dans Le Sacre, Stravinski s’éloigne des cordes et de leurs connotations expressives, leur préférant les instruments à vent, et incorpore également un nombre sans précédent d’instruments à percussion. Les voyages – Delage et Roussel en Inde, Milhaud et Boulez au Brésil, Kœchlin et Poulenc au Maroc – favorisent aussi l’assimilation de sonorités nouvelles. La pratique de l’enregistrement, le développement de l’anthropologie et la création de la collection d’instruments au musée de l’Homme facilitent l’accès à la musique non occidentale et en permettent une étude plus attentive. C’est dans ce contexte qu’André Schaeffner propose une nouvelle manière de classer les instruments en fonction de leur timbre. Boulez demande à Schaeffner de l’initier à des instruments à percussion africains, susceptibles de servir d’inspiration sonore à son Marteau sans maître. En 1958, cette pièce, qui utilise « les magnifiques gongs et tamtams » du musée14, est jouée à la suite de Ravi Shankar lors d’un concert donné à l’Unesco, suggérant une certaine parité musicale encore peu courante jusqu’alors entre musique occidentale et musiques des autres continents.
Les nouvelles technologies ont également joué un rôle important dans cette recherche de sonorités. Le concept de « musique concrète » – à base de sons enregistrés à partir d’objets extramusicaux – redéfinit l’« objet musical » et permet de réaliser des œuvres à partir de bruits dissociés de leur source. Bien que cette musique ait été initialement créée par le polytechnicien, musicien et « sorcier moderne » Pierre Schaeffer au Studio d’essai de la Radiodiffusion nationale en 1948, et expliquée dans son livre À la recherche d’une musique concrète (1952), bien d’autres compositeurs ont expérimenté ce genre. La musique de Schaeffer, ancrée dans « l’artisanat » et l’acoustique naturelle, se distingue de la « musique électronique » et « synthétique », associée à Boulez et aux compositeurs allemands de Baden15. En 1960, André Boucourechliev explique dans La Nouvelle Revue française : « Avec la musique électronique, le compositeur prend possession de la totalité du “continuum” sonore et peut enfin opérer la synthèse de son nouvel univers avec un matériau pur de contradictions16. »
De nouveaux modes de perception temporelle ont accompagné l’intérêt renouvelé pour la sonorité. Comme l’écrit Gisèle Brelet, « écouter la sonorité, c’est se purifier de la durée psychologique, c’est vivre […] dans le temps vrai17 ». La notion bergsonienne de durée a permis aux compositeurs de repenser la notion de continuité musicale sans recourir au développement des motifs ou au mouvement téléologique. Dans La Revue musicale (1925-1926), le philosophe Gabriel Marcel et Kœchlin pensent, malgré leur sympathie pour les idées de Bergson, que le temps musical n’est pas une pure succession et qu’il ne se limite pas à une seule dimension, forme et organisation. Kœchlin propose une autre définition de la « durée pure, donnée de notre conscience profonde, et comme indépendante du monde extérieur », qu’il distingue du « temps psychologique […] l’impression que nous avons de cette durée d’après des événements de notre existence », et du « temps mesuré18 ». Inspiré par ces idées, le critique Pierre Souvtchinsky propose en 1939 de distinguer deux catégories de temps – psychologique et ontologique –, qu’on trouve également dans la Poétique musicale de Stravinski19.
Le temps psychologique – le temps humain – procède par changement et différence, élargissant et transformant l’expérience. Il est par définition instable, souvent amétrique. Le temps ontologique – à savoir le temps réel – constitue la base et la condition de possibilité de l’expérience de tous les autres types de temporalité. Il est dominé par un principe de similitude, comme celle du mètre régulier, et, en tant que tel, il se trouve soumis à des divisions régulières, comme la « durée pure » de Kœchlin. La musique de Mozart et les mouvements statiques de la musique de Debussy et de Stravinski donnent, suivant cette conception, la sensation d’un « éternel présent20 ».
Il est possible que Messiaen se soit inspiré de ces idées, son article sur le rythme dans la musique de Stravinski étant paru dans La Revue musicale (1939) quelques pages après celui de Souvtchinsky sur le temps musical21. Par la suite, dans son Traité de rythme, de couleur, et d’ornithologie (1949-1952), Messiaen s’est référé à des notions similaires de « durée vécue » et de « temps structure ». Il était toutefois en quête d’une musique qui allait au-delà du temps tel que nous le connaissons. Diptyque (essai sur la vie terrestre et l’éternité bienheureuse) (1930), le huitième mouvement de son Livre du Saint Sacrement, pour orgue, traite du passage de la mortalité à l’immortalité. Au moyen de sonorités soutenues – des sons tenus beaucoup plus longtemps que ne le peut la respiration humaine –, associées à une métrique invariable et un tempo très lent, il cherche à se délivrer du temps psychologique. L’adagio de cette pièce est devenu par la suite le dernier mouvement de son Quatuor pour la fin du temps (1941), composé alors qu’il était prisonnier de guerre. La montée progressive vers l’extrême aigu symbolise, nous dit-il, l’élévation de l’homme vers Dieu, celle du Fils de Dieu vers son Père et de l’homme déifié vers le Paradis. Comme Gabriel Marcel, un catholique converti qui définissait l’homme par son besoin de transcendance, Messiaen poursuit ici une quête spirituelle, faisant partager aux auditeurs un sentiment de « paix éternelle ». L’extrême concentration que demande l’écoute de cette musique, ainsi que l’énorme effort et discipline qu’exige le fait de jouer dans l’extrême aigu et de tenir des durées très longues, laissent supposer que le sens profond de l’œuvre se révèle au cours de son exécution. Contrairement à ce que suggère le concept de temps ontologique de Souvtchinsky, c’est par la souffrance qu’on accède à la transcendance22.
Avec ces nouvelles idées sur la musique, le compositeur, comme naguère le peintre et le poète, s’affranchit des héritages et des traditions issus de l’idéalisme musical au cours du XIXe siècle (voir le volume 1, p. 279).
Jann Pasler
(traduit de l’anglais par Sophie Renaut)
Paul Landormy, « Le déclin de l’impressionnisme », RM, 1er février 1921, p. 104 et 113.
Darius Milhaud, « Polytonalité et atonalité », RM, 1923, p. 29-44. Voir aussi Jean Deroux, « La musique polytonale », RM, 1921, p. 252-257, et François de Médicis, « Darius Milhaud and the Debate on Polytonality in the French Press of the 1920s », Music and Letters, vol. 86, n° 4, 2005, p. 573-591.
Darius Milhaud, « Polytonalité et atonalité », art. cité, p. 40 et 44.
Barbara Kelly, Music and Ultra-Modernism in France : A Fragile Consensus (1913-1939), Woodbridge (Suffolk), Boydell & Brewer, 2013, p. 182.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1931), p. 54, reproduit in < http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/regards_sur_le_monde_actuel/valery_regards.pdf > (consulté le 1er août 2013).
Francis Poulenc, « L’éloge de la banalité », Présence, octobre 1935, p. 25, commenté in Michel Duchesneau, L’Avant-Garde musicale à Paris de 1871 à 1939, Sprimont, Mardaga, 1997, p. 131-132.
Ernst Krenek, « À propos de la banalité », Présence, décembre 1935, p. 35, et Charles Kœchlin, « Tonal ou atonal », Ménestrel, 10 avril 1936, p. 117, analysé in Michel Duchesneau, L’Avant-Garde musicale à Paris de 1871 à 1939, op. cit., p. 133.
Brochure (1956) de présentation de la collection « Domaine musical », sous la direction de Pierre Souvtchinsky, publiée par les Éditions du Rocher à Monaco.
Pierre Boulez, Relèves d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, p. 149.
Alfredo Casella, « Matière et timbre », RM, avril 1921, p. 40-41.
Varèse, lettre à Jolivet, 29 août 1936, citée in Barbara Kelly, Music and Ultra-Modernism in France, op. cit., p. 115.
Jean Cocteau, « Cahier sur l’art, la musique et la poésie », manuscrit, Austin, Harry Ransom Humanities Research Center, Carleton Lake Collection.
André Cœuroy, « Note musicale sur le comte de Gobineau », RM, 1922, p. 26-35, et Nicole Fouché, « Les limites de la réception savante du jazz en France : La Revue musicale, 1920-1939 », Revue française d’études américaines, hors-série, décembre 2001, p. 38-52.
Rosangela Pereira de Tugny (dir.), Correspondance Pierre Boulez-André Schaeffner (1954-1970), Paris, Fayard, 1998, p. 17 et 29.
Émission du 12 juin 1959 : < http://www.ina.fr/video/I05028438 >. Voir aussi Martin Kaltenecker et Karine Le Ball (dir.), Pierre Schaeffer : les constructions impatientes, Paris, CNRS Éditions, 2012.
André Boucourechliev, « Problèmes de la musique moderne (fin) », NRF, janvier 1960, p. 123.
Gisèle Brelet, Le Temps musical, Paris, PUF, 1949, vol. 2, p. 691.
Gabriel Marcel, « Bergsonisme et musique », RM, 1925, p. 219-229 ; Charles Kœchlin, « Le temps et la musique », RM, 1926, p. 46-49 et 51.
Pierre Souvtchinsky, « La notion du temps et la musique. Réflexions sur la typologie de la création musicale », RM, mai-juin 1939, p. 310-320.
Ibid., p. 319 ; Gisèle Brelet, Le Temps musical, op. cit., vol. 2, p. 540, 684-689 et 701.
Olivier Messiaen, « Le rythme chez Igor Stravinsky », RM, mai-juin 1939, p. 331-332.
Jann Pasler, « Experiencing Time in the Quartet for the End of Time », in Valérie Dufour (dir.), La la la Maistre Henry. Mélanges de musicologie en hommage à Henri Vanhulst, Turnhout, Brepols, « Collection musicale », 2009, p. 477-485.
Après la Première Guerre mondiale, de quoi les Français ont-ils choisi de se souvenir en matière musicale et pourquoi ? Quelle a été la contribution de la musique aux valeurs de la nouvelle génération ? La publication d’histoires de la musique pour le grand public, comme L’Initiation à la musique (1935), a fait de cet art un enjeu de batailles et de victoires – « conquêtes précieuses de pensée, d’écriture et de style1 ». Mais le discours ne pouvait guère aller plus loin pour retracer l’histoire de la musique et de sa réception par le public. Comme l’a un jour remarqué Paul Valéry : « Le caractère du monde moderne est la convergence de la théorie et de la pratique2. » De fait, les concerts ont joué un rôle crucial pour aider les Français à résoudre des questions relatives à leur passé et à envisager leur avenir.
Jacques Rouché, rédacteur en chef de La Grande Revue (1907-1937) qui publie des textes de Gide, de Maurice Denis et de Jacques Copeau, et inamovible directeur de l’Opéra de Paris (1914-1945), produit de nombreuses pièces de compositeurs français et étrangers, allant d’opéras orientalistes aux ballets de Serge Lifar. De la France jusqu’à Dakar, la direction musicale du Front populaire et des Jeunesses musicales de France se donne pour mission d’offrir un accès à la musique au plus grand nombre. Par l’intermédiaire d’organisations de concerts destinés aux élites, depuis le salon de la princesse de Polignac jusqu’aux salles de concert de Casablanca, les musiciens français ont alors l’occasion de promouvoir une musique emblématique des valeurs françaises, passées et actuelles, mais aussi de développer les liens profonds que la France entretient avec le reste du monde occidental.
Au milieu du XXe siècle, comme dans les années 1870 et 18903, la juxtaposition pendant les concerts d’un répertoire de musique ancienne et de musique moderne permet de relier l’identité française à son passé, comme autant de métaphores à la fois de la nation et de l’intégration sociale que les élites recherchaient pour la société française. De fait, le goût pour la musique ancienne a joué un grand rôle dans la création et la réception de nouvelles œuvres. Loin d’être une « coupure », ces œuvres ont contribué à la « dialectique du continu et du discontinu » avec d’anciennes traditions, même non françaises4. En 1925, Stravinski expliquait en effet : « Ce que j’écris aujourd’hui a ses racines dans le style et les méthodes de Palestrina et de Bach5. » Cette attitude témoigne d’une évolution qui passe d’une réflexion historique sur le progrès à la quête d’une forme de contemplation esthétique. Comme l’explique le critique Boris de Schlœzer : « Notre “maintenant” tend à embrasser les siècles. » Ironiquement, « être moderne » voulait désormais dire « mettre fin aux oppositions “ancien” et “moderne”6 ».
Faisant écho à la juxtaposition des répertoires au théâtre du Vieux Colombier, La Revue musicale (RM) organise des « concerts de musique ancienne et moderne » dans ce même théâtre en 1925-1926 et en 1936-1939, programme notamment des pièces de Stravinski, de Schoenberg et de la jeune génération des compositeurs français. De même, les concerts de la Pléiade associent des pièces de musique contemporaine à des œuvres de Josquin des Prés, de Janequin, de Couperin et de Lully. Les concerts dirigés par Nadia Boulanger chez la princesse de Polignac ou à l’hôtel George-V (Matinées musicales), au Conservatoire américain, à l’École normale de musique ou à l’Union interalliée, qui diffusait ses concerts à la radio, ont également eu une importance capitale à cette époque. En 1934, Nadia Boulanger dirigea des œuvres de Bach, de Monteverdi et de Schütz, créant un contexte sonore à la Symphonie de psaumes et au Sacre du printemps de Stravinski dirigés par Roger Désormière. En d’autres occasions, Boulanger rapprocha la musique de Stravinski de celle de Pergolèse et de Lully (15 janvier 1935), mais aussi et surtout de celle de Bach (28 février et 19 novembre 1935, 17 février et 22 février 1936)7.
Généralement, le programme de ses concerts est présenté de manière non chronologique. Ainsi, comme lors d’une Matinée musicale de 1936 où le répertoire allait de maîtres de la Renaissance comme Claude Le Jeune jusqu’à des pièces de son élève Jean Françaix, c’est un certain « désordre » qui est recherché, dans le but d’encourager les auditeurs à découvrir « un lien profond » ou « un réseau de correspondances » entre des œuvres liées par « les rapports de tonalités », « une même recherche de la sonorité », voire une approche similaire de l’art de la composition, avec pour résultat « cette unité intellectuellement délectable8 ». Ces concerts ne faisaient pas suite à l’exposition d’une analyse érudite, mais elles précédèrent les six conférences que Boulanger donna au printemps 1937, dans lesquelles elle associait Chambonnières à Ravel, Rameau à Debussy, et Janequin à Poulenc.
En 1938, l’opinion est divisée quant à la valeur à accorder à ce regain d’intérêt pour la musique ancienne. Si, pour de Schlœzer, « les productions du passé […] ont collaboré au développement de notre art sonore », Vuillermoz l’entend autrement :
Ne réclamons pas la construction d’avions de style Renaissance. D’ailleurs, nous connaissons si mal la musique ancienne, nous sommes si peu fixés sur la réalisation exacte de ses ornements […] si peu d’accord sur la nature précise de ses sonorités instrumentales, qu’il serait vain de vouloir chercher dans notre goût moderne une influence sérieuse des exécutions musicales d’autrefois9.
Après la guerre, Boulez revint à cette pratique, convaincu qu’« on ne forge pas l’histoire de son temps sans prendre parti10 ». Ses concerts du Domaine musical s’efforcent d’ancrer l’avant-garde dans une histoire dont les racines ne sont pas seulement françaises, mais européennes. Cette série de concerts débuta en 1954 au Petit Théâtre Marigny avec la collaboration de la Compagnie Madeleine Renaud/Jean-Louis Barrault, Souvtchinsky et Suzanne Tézenas, mécène du peintre Nicolas de Staël. Par la suite, les « membres fondateurs » furent rejoints par Mme Kandinsky, Henri Michaux et Georges Auric. À partir de 1955, le ministère de l’Éducation nationale leur accorda une subvention annuelle. Hermann Scherchen, chef d’orchestre du Domaine musical, rencontra probablement Boulez aux Ferienkurse de Darmstadt en 1952. Les Disques Vega enregistrent certains de leurs concerts et Souvtchinsky y dirige une collection d’ouvrages visant à combattre « la double crise que subit la musique, crise d’inspiration, crise du langage musical11 ».
Au départ, chaque concert du Domaine se composait de trois parties : « un plan de référence : œuvres du passé ayant une résonance actuelle », « un plan de connaissance : œuvres contemporaines encore mal connues » et « un plan de recherche : premières auditions ainsi mises dans une perspective historique ». Dans le premier groupe, on trouve Guillaume de Machaut, Guillaume Dufay, Carlo Gesualdo et « l’inspiration formelle » de Bach. L’« audacieux modernisme » de Guillaume de Machaut est « l’ultime produit d’une tradition, mais d’une tradition magnifiée par un génie qui n’hésite pas à en bousculer la rigidité, à la vivifier12 ». Le 26 mars 1955, sa messe isorythmique, composée de la répétition d’une même phrase (« color ») de 28 notes, offre un contexte d’écoute à l’organisation sérielle et aux figures rythmiques récurrentes du Kammerkonzert d’Alban Berg, dont le palindrome rappelle celui de Ma fin est mon commencement de Machaut. Un an plus tard, ce sont les chœurs de cuivres antiphonaires de la Canzone dalle « Sacrae Symphoniae » (1597) de Gabrieli qui introduisent les Symphonies d’instruments à vent de Stravinski. Dans le deuxième groupe, Boulez a inclus des compositions récentes de Stravinski et de la seconde école de Vienne, cette dernière étant « si mal connue en France ». Elles ont pour but de « faire le bilan de la génération artistique qui nous a immédiatement précédés ». Quant au dernier groupe, il présentait des « créations » de compositeurs contemporains aussi variés que Messiaen, Stockhausen, Nono, Cage ou Barraqué. Pour préparer les auditeurs à ses Structures, Boulez programme des fugues de Bach et des pièces de Mozart, qu’il intercale avec des quatuors de Berg, de Webern et de Stravinski. Il explique que cette forme « n’a plus de rapport avec l’architecture au sens classique de ce mot, mais il y est recherché un déroulement des structures qui engendre par lui-même une forme13 ». Boulez espère ainsi que « ces concerts feront participer l’auditeur à une “musicologie comparative” extrêmement vivante14 », termes qu’il emprunte à l’étude de la musique non occidentale. Après 1956, chaque concert du Domaine entend présenter « un des problèmes importants qui se posent actuellement » – l’idée de Webern et Stravinski comme « parents » musicaux, les nouveaux défis de la musique électronique, les nouvelles définitions de « la musique pure » et des pièces qui « rejoignent certains concepts musicaux d’autres civilisations auxquels, longtemps, l’Europe occidentale était restée imperméable15 ». En raison des défis que cette musique pose aux auditeurs, Jesus Aguila explique que plus les interprètes sont capables de « dominer cette complexité », « plus l’auditeur se sen[t] par empathie capable de surmonter ses propres difficultés face à la modernité et [purge] ainsi ses tensions et angoisses16 ».
Pour les chefs d’orchestre, les organisateurs de concerts, et les mécènes privés, la vie de concerts est donc devenue une pratique intellectuelle ; elle a surtout constitué un contexte pour contempler, rejeter, accepter ou du moins faire face à la nouvelle musique.
Jann Pasler
(traduit de l’anglais par Sophie Renaut)
Jesus AGUILA, Le Domaine musical. Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992.
Maurice Emmanuel et al., L’Initiation à la musique à l’usage des amateurs de musique et de radio, Paris, Éd. du Tambourinaire, 1935, p. 79.
Paul Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, 1974, t. 2, p. 1451.
Jann Pasler, Composing the Citizen : Music as Public Utility in Third Republic France, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 217-230 et 629-641. Version française : La République, la musique et le citoyen (1871-1914), trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Gallimard, 2015, surtout p. 169-182 et 550-597.
Pierre Souvtchinsky, « Sur la musique d’Igor Markévitch », RM, juillet-août 1932, p. 95 ; Prospectus, Domaine musical (1955-1956), F-Pn Musique.
Winthrop Tryon, « Stravinsky Returns to Bach », The Christian Science Monitor, 10 janvier 1925.
Boris de Schlœzer, « La musique ancienne et le goût moderne », in Atti del terzo congresso internazionale di musica (Firenze, 30 aprile-4 maggio 1938), Florence, Le Monnier, 1940, p. 14.
Programmes, Nadia Boulanger, F-Pn, Musique. Voir aussi Jeanice Brooks, The Musical Work of Nadia Boulanger : Performing the Past and Future between the Wars, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
François Valéry, programme (26 novembre 1936), Nadia Boulanger, F-Pn, Musique.
Émile Vuillermoz, « Le goût moderne et la musique du passé », et Boris de Schlœzer, « La musique ancienne et le goût moderne », in Atti del terzo congresso internazionale di musica (Firenze, 30 aprile-4 maggio 1938), Florence, Le Monnier, 1940, p. 8 et 25.
Cité in François Nicolas, Les Enjeux du concert de musique contemporaine, Paris, Entretemps, 1997, et < http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Domaine_musical.html > .
Brochure (1956).
Programme (26 mars 1955), Domaine musical, F-Pn Musique.
Programme (4 mai 1955), Domaine musical, F-Pn Musique.
Pierre Boulez, brochure, Concerts du Domaine musical, [c. 1954-1955], F-Pn Musique.
Brochure, Concerts du Domaine musical (1956-1957), F-Pn Musique.
Jesus Aguila, Le Domaine musical. Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992, p. 447.