CHAPITRE PREMIER

Philosophie et exégèse coranique


Mullā Ṣadrā n’est pas seulement l’un des plus grands philosophes de l’islam shī‘ite, il est aussi un prolifique commentateur du Coran. Dans les mêmes années où il composait ses œuvres philosophiques majeures, Mullā Ṣadrā entreprit de composer, non un tafsīr complet, mais des commentaires séparés, portant sur des sourates et des versets choisis pour leur excellence et leur importance stratégique. Selon l’ordre chronologique probable de leur rédaction, ce sont les commentaires de : al-Ḥadīd (Le fer, s. 57), al-Aʽlā (Le Très-Haut, s. 87), le « verset du Trône » (āyat al-kursī, 2, 255), le « verset de la lumière » (āyat al-nūr, 24, 35), al-Ṭāriq (L’astre nocturne, s. 86), Yā’ Sīn (s. 36), al-Sajda (La prosternation, s. 32), al-Wāqiʽa (L’échéante, s. 56), al-Zalzala (Le séisme, s. 99), al-Jumuʽa (Le vendredi, s. 62), al-Fātiḥa (L’ouvrante, s. 1), al-Baqara (La vache, s. 2) jusqu’au verset 611. La paternité de l’exégèse de la sourate al-ikhlās (Le culte, s. 112) qui lui est attribuée est discutée2.

1. Le Coran de Mullā Ṣadrā

Qu’est-ce que le Coran pour un philosophe tel que Mullā Ṣadrā ? Quelles sont les convictions qui orientent sa lecture et sa compréhension ?

Mullā Ṣadrā s’explique sur la nature et la genèse du Coran dans son ouvrage de théologie philosophique Les Clefs de l’invisible (Mafātīḥ al-ghayb). Composé de vingt chapitres, ou « clefs », Mafātīḥ al-ghayb se présente comme un exposé complet de la théologie de l’essence, des attributs et des actes divins, l’interprétation des sens spirituels de certains symboles coraniques, l’étude du destin des âmes humaines dans leur vie dernière, l’examen de la résurrection des corps et des événements eschatologiques.

Mullā Ṣadrā conçoit la parole divine comme le souffle de l’impératif créateur. La parole divine originelle n’est pas faite de sons et de lettres, mais elle a une existence intelligible immatérielle. La parole originelle appartient au monde intelligible, le monde de l’impératif divin qui est la médiation entre Dieu créateur et les êtres créés. Dans la hiérarchie de l’être, qui va du « plus-que-parfait » à « l’imparfait », Dieu est situé au-dessus de la perfection ; le monde intelligible, dans lequel se trouvent l’Intellect prophétique et l’archétype du Livre est parfait ; les âmes célestes et prophétiques sont suffisantes et les corps sont imparfaits. Le Livre créateur (kitāb khāliq) est au Livre créé (kitāb makhlūq) ce que l’archétype éternel intelligible est à sa manifestation dans les livres prophétiques, dans le Coran fait de lettres et de sons3. Le Livre créateur qui est l’archétype présent dans l’Intellect divin est la mère du Livre (Umm al-kitāb). Cet archétype se manifeste dans le monde des corps sous les traits d’un écrit symbolique, qui cache sous le revêtement de la lettre une infinité de significations : « En chacune des lettres du Coran, il y a mille symboles, mille indications, mille signes4. »

L’infinité du Livre est celle-là même de la science divine :

Il est permis de constater une certaine convergence entre la représentation de la parole infinie de Dieu, telle que l’adopte Mullā Ṣadrā, et celle du trésor abyssal des Écritures dans l’exégèse biblique médiévale6. L’abîme de la parole divine entraîne nécessairement l’exercice d’une exégèse qui est en droit indéfinie. Cela, pour deux raisons principales : la finitude des pouvoirs de compréhension des hommes et la structure des temps ou cycles de la prophétie.

D’une part, la parole infinie de Dieu contraste avec la finitude de la raison humaine. Elle se dérobe sous des milliers de voiles, parce que ceux qui sont « faibles d’esprit », qui ont « une vue spirituelle limitée » ne pourraient la comprendre7. Les hommes, en leur majorité, ne sont pas et ne peuvent être des « gnostiques », aptes au dévoilement et à l’intelligence du sens du Livre.

D’autre part, la compréhension humaine de la Révélation est condamnée à l’incomplétude tant que le temps de la manifestation de la vérité, en chair et en os, n’est pas venu. Dans l’un des « dévoilements » ou exégèses spirituelles de la sourate al-Ḥadīd (57, 4), Mullā Ṣadrā mentionne une exégèse ésotérique des six jours de la création et du septième jour. Les six jours divins de la création sont six millénaires d’occultation de la réalité divine, correspondant à six cycles de la prophétie, ceux d’Adam, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Jésus et de Muḥammad. Le septième jour est celui où Dieu « s’assied sur son Trône », Trône qui est l’Esprit suprême, l’Intellect premier. Le septième millénaire se termine par l’apparition de celui qui condense en sa présence et sa personne tous les secrets, le Mahdī, le « maître du temps », le sceau des awliyā’, autrement dit le douzième imām. Le jour du dévoilement complet des vérités enseignées par le Livre est le Jour dernier et, dans l’esprit de Mullā Ṣadrā, le temps où le Mahdī attendu clôt le temps de la révélation du sens caché du Livre, comme il parachève la mission des imāms. C’est dire, de façon allusive, que la révélation de la vérité n’aura pas lieu en ce monde, en un moment de sa durée temporelle, mais en un autre temps, celui de la vie dernière. Cependant, même si « la complète manifestation de ces réalités [aura lieu] dans la vie dernière », « les gnostiques (al-‘ārifūn) en ont la contemplation dans le miroir de cette vie, et, par conséquent, le Jour de la Résurrection a commencé8 ». L’exégèse des « gnostiques » est la préfiguration de la manifestation du sens du Coran dans la vie dernière, elle est aussi difficile que rare.

L’idée principale qui guide l’exégèse de Mullā Ṣadrā est la suivante : le Coran possède une réalité graduelle, il est un et il est multiple, comme tout ce qui possède une racine intelligible et des dérivées qui l’expriment. Il est animé d’un mouvement essentiel immanent tendu vers l’eschaton. Toute exégèse qui s’en tient aux aspects du Coran qui relèvent des facultés de l’âme humaine, telles que les sens ou l’imagination, est encore voilée par les prédicats de quantité, de qualité, de lieu, etc. Une telle compréhension a pour objet le Coran de ce bas monde et de cette vie, les lettres corporelles du Coran physique et ses significations sensibles ou imaginatives, tandis que l’exégèse qui purifie son mode de connaître pour atteindre l’objet le plus pur, le secret caché du sens voilé aux sens, à l’imagination, à l’estimative, a pour objet le Coran tel qu’il est dans l’autre monde, le monde de la vie dernière9.

C’est la raison pour laquelle la révélation se perpétue indéfiniment, non plus désormais sous la forme de la prophétie législatrice, mais sous la forme de l’interprétation (ta’wīl) enseignée par les imāms, prolongée par la vision « dans le miroir » dont sont capables les gnostiques, et « puisque l’on entend par la révélation (al-waḥy) l’enseignement (taʽlīm) que Dieu offre à ses serviteurs, il ne s’interrompt jamais10 ». Mullā Ṣadrā peut ainsi écrire : « La mission des envoyés (risāla) s’interrompt, tandis que la prophétie qui est la walāya et la proximité de Dieu demeure jusqu’au Jour de la Résurrection11. » C’est qu’après le temps de la prophétie législatrice vient le temps de la walāya, qui se subdivise lui-même, puisque le temps des imāms visibles prend fin avec l’occultation du douzième imām, et vient alors, sous l’autorité toujours vivante de la walāya des imāms, le temps des mujtahids12. Sous ce dernier terme, qui désigne les membres de la communauté savante imamite, qui faut-il reconnaître ? Pour Mullā Ṣadrā, sans nul doute, il s’agit du philosophe « gnostique » qui prend la charge de l’enseignement divin, celui des prophètes et des imāms. L’exégèse philosophique du Coran justifie ainsi son existence par l’urgence de comprendre le sens abyssal des explications apportées dans les ḥadīth-s des imāms. Car « le Jour de la Résurrection a commencé ».

L’exégèse est un art qui exige de se projeter dans la vie dernière. Or, vivre ici-bas comme si l’on était déjà un « hôte du malakūt », c’est mourir à soi, c’est philosopher. En ce monde inférieur et évanescent, le Livre est un signe du mystère divin, parce qu’il est lui-même un mystère :

Le Coran n’en présente pas moins des similitudes avec l’ordre des réalités créées, et surtout avec l’homme, qui est le terme final et le but providentiel de l’ensemble de la création. En l’homme, la présence des formes intellectives dans la faculté rationnelle ressemble à la présence des formes intelligibles éternelles dans l’Intellect, qui est la première réalité émanant de Dieu et qui est l’archétype divin de la prophétie. Cette forme produit une trace sur le « cœur spirituel » où se trouve le pneuma supérieur, et dont le symbole est le Trône. Tout comme le Miséricordieux « s’assied sur le Trône », l’âme rationnelle se tient droite sur ce pneuma. L’âme rationnelle produit, dans la faculté de l’imagination, des effets qui se transmettent aux organes corporels ; les mouvements des organes forment les lettres de la parole prononcée ou écrite.

Il en va de même pour Dieu. L’ensemble des choses sont concentrées dans la science divine et dans le calame (qalam) de la puissance de Dieu. Le calame les « écrit » sur la tablette préservée (al-lawḥ al-maḥfūẓ). De là, les écritures divines se déploient sur la tablette « de l’effacement et de l’établissement » qui symbolise le monde imaginal. Elles descendent enfin depuis ce degré de l’imagination divine dans le mode de l’existence sensible. Le Coran émane du Décret divin (qaḍā’), qui est le calame, l’Intellect universel, jusque sur la tablette de la Prédétermination (qadar), le degré de l’Âme universelle, puis sur les formes imaginales et enfin dans l’écriture coranique révélée aux sens14.

Le Coran a la même structure que la Réalité muhammadienne qui totalise l’ensemble des lieux de manifestations du calame ou l’Intellect, de la tablette ou l’Âme, du monde imaginal et de la réalité sensible. Il a un aspect extérieur, et il a sept degrés de sens intérieur :

Le Coran, comme l’homme, se divise en ce qui est un secret et ce qui est obvie. Chacun de ces deux aspects possède, à son tour, un sens apparent et un sens caché, et son sens caché a encore un autre sens caché jusqu’à ce qu’on atteigne ce que connaît Dieu et nul autre que Dieu ne connaît son interprétation15.

Une correspondance existe entre le Coran et l’Homme parfait, l’organisme humain pleinement doté de toutes ses facultés. Elle permet de connaître tout un réseau de correspondances dérivées : celles qui existent entre la lettre corporelle et l’épiderme de l’homme ; celles qui existent entre les sept degrés de signification cachée et les sept stations intérieures de la réalité humaine, la nature, l’âme, l’intellect, l’esprit, le secret intime, le mystère et le mystère du mystère ; celles qui fondent l’homologie du Livre et du prophète Muḥammad, lui-même doté d’une réalité duelle, d’un aspect apparent et d’une dimension cachée, sa réalité originelle intelligible et immatérielle16. Cette réalité duelle du Livre est analogue à la dualité des mondes, le monde de la création (‘ālam al-khalq) et le monde de l’ordre ou impératif (‘ālam al-amr). Elle est aussi bien analogue à la dualité des vies, la vie naturelle en ce bas monde, la vie dernière dans l’autre monde.

Le commun des musulmans s’accorde à reconnaître l’inimitable perfection du Coran (iʽjāz al-Qur’ān) pour des raisons littérales : la langue du Coran possède le plus haut degré de perfection connu par ceux qui usent du bel arabe. Mais ces raisons ne concernent que la dimension corporelle du Coran et elles sont, par conséquent, superficielles. Les informations coraniques ont pour objet les choses cachées, « les raffinements des sciences divines et les mystères des connaissances seigneuriales, les états de l’origine et du retour », la guidance morale et la sagesse pratique, tout ce qui concerne la vie religieuse et la vie en ce monde, préparatoire à la vie dernière. Il convient de dépasser l’apparence de la lettre pour aller vers ces significations ésotériques, morales, métaphysiques et eschatologiques. Enfin, l’expérience spirituelle est indispensable à qui veut connaître les secrets essentiels du Coran.

Ainsi, nous voyons se dessiner les contours d’une structure duelle, qui distingue les adeptes du sens corporel et les adeptes du sens spirituel. Les adeptes du sens spirituel se hiérarchisent à leur tour, et nous obtenons, au total, trois degrés : le commun des fidèles, limités au sens corporel, les lecteurs intelligents du Livre, adeptes du sens caché intelligible, et « ceux qui sont fermes dans les sciences de l’expérience spirituelle », adeptes du sens spirituel intégral17.

Le Coran est profitable à tous les hommes, ceux du commun, grâce aux connaissances particulières utiles à leur adhésion confiante mais aveugle (taqlīd), et cela grâce aux juridictions gouvernementales, aux récits, aux propos, aux histoires qu’il expose. Les « gens de l’islam », fidèles à la Loi, sont avertis par le Coran et peuvent obtenir, dans leur vie dernière, le premier degré de la vie paradisiaque. Pourtant, « les vérités seigneuriales saintes », que le Livre porte en son sens caché, sont « la nourriture des esprits intellectifs supérieurs », les adeptes du sens spirituel. Le Coran nous parle, en sa vérité cachée, de la vie dernière et ne nous parle que ce celle-ci : tel est l’enseignement majeur que Mullā Ṣadrā entend illustrer par son herméneutique. Or, la vie dernière est elle-même duelle, selon que l’on s’est nourri, en cette vie d’ici-bas, de la « nourriture corporelle » du Livre ou de sa « nourriture spirituelle ». Les adeptes du sens corporel et ceux du sens spirituel sont les habitants de deux paradis distincts et hiérarchisés : le paradis des simples et le paradis des savants18.

2. Une guidance qui requiert une « gnose »

Portons-nous vers le prologue du commentaire de la sourate al-Wāqiʽa (l’Échéante19). Il nous y est dit que l’homme est ici-bas en une condition très basse, mais qu’il possède une âme foncièrement immatérielle, douée de la faculté qui lui permet de se délivrer de la « mine du mal et de l’insalubrité » et de se conjoindre avec « les lumières du Principe agent », avec le Logos divin, l’Intellect universel, la science divine, « pour devenir un des résidents du monde du bien et de la lumière ». Or, la perfection que la nature humaine possède en puissance ne peut devenir perfection en acte sans la guidance (hidāya), l’enseignement (taʽlīm), l’éducation (ta’dīb) et la correction (taqwīm) d’un enseignant mandaté par Dieu20. La nature humaine est soutenue dans l’existence par chacun des versets coraniques. Mais, et c’est peut-être le plus important, le Coran à lui seul ne suffit pas, il ne peut être lu et médité sans l’aide d’un guide. Il faut tout un ensemble d’enseignements préparatoires et parallèles à l’étude du Livre pour que le Livre se révèle sous son vrai visage. Sauf à sombrer dans un culte idolâtre du Coran sous son aspect sensible, en l’isolant de ses commentaires, comme le font les littéralistes les plus radicaux, l’homme trouve sa nourriture spirituelle dans les dits de la Révélation. Le prologue du commentaire de la sourate al-Fātiḥa ne dit pas autre chose : l’esprit de l’homme est constitué « au ciel de la prophétie, de la walāya et de la gnose ». La prophétie détermine la guidance (hudā), la walāya communique à l’homme la vie spirituelle (ḥaya21) et la gnose est le vrai sens de la foi (īmān22).

C’est pourquoi le Livre divin, élucidé grâce à cet enseignement providentiel, possède toutes les qualités du meilleur des vade-mecum : il rassemble « le cœur des mystères de l’exégèse spirituelle », le détail des « statuts de la révélation » à quoi s’ajoute l’inimitable bien-dire. Il est donc, par excellence, le livre de métaphysique, de morale et de rhétorique indispensable à la formation de l’homme. Il totalise les savoirs exotériques (la prophétie, nubuwwa) et ésotériques (la mission des imāms, walāya), ainsi que le contenu de la gnose (‘irfān) qui sont les trois savoirs nécessaires à la délivrance des ténèbres de l’aveuglement et à la naissance seconde de l’homme dans l’autre monde et la vie dernière. Voici, par exemple, que la sourate al-Wāqiʽa révèle de nombreux enseignements de nature ésotérique concernant la « science du retour », autrement dit la connaissance des mondes supérieurs du malakūt et du jabarūt, et les événements, personnages et décors de la vie dernière. Or, ceux qui possèdent cette science sont les vrais savants, les « gnostiques » (‘urafā’) et les métaphysiciens (ḥukamā’), et non les théologiens du Kalām, les juristes (fuqahā’), ou « le commun des philosophes » armés des sciences de la falsafa.

Mullā Ṣadrā partage les savants en deux grandes espèces. L’une est digne d’enseigner et de corriger les intelligences, et c’est celle des métaphysiciens et des gnostiques. L’autre en est incapable et donc indigne, c’est celle des mutakallimūn, des philosophes rationalistes et des spécialistes des sciences religieuses réduites au gouvernement exotérique des choses de ce monde, les fuqahā’. On remarquera que la première espèce ne comprend pas les falāsifa. En quoi la distinction entre la métaphysique louable et la falsafa insuffisante consiste-t-elle ? Mullā Ṣadrā s’en explique en se référant à son propre itinéraire philosophique :

Et Mullā Ṣadrā de découvrir la différence qui existe, entre les sciences théoriques que pratiquent les philosophes dont le maître est Ibn Sīnā, et les sciences de ceux qui possèdent la vue spirituelle. Les premières sont insuffisantes parce que la vraie philosophie ne se réduit pas à la connaissance procurée par l’entendement, mais elle consiste en un mode de vie éclairé par la connaissance de la prophétie et par les pratiques de l’ascèse. Les vérités de foi ne se peuvent comprendre, en leur essence métaphysique et eschatologique, que selon une méthode qui requiert diverses étapes préparatoires : la purification du cœur de toute passion et de tout accident de ce bas monde, le détachement envers toute fréquentation, « spécialement celle des élégants raffinés », l’étude approfondie des signes ou versets divins et de la tradition du Prophète et des imāms.

Le renoncement à la philosophie ouvre la voie à la vraie philosophie, en un sens qui n’est pas éloigné de celui qui avait conduit, en d’autres circonstances, de la philosophie païenne à la philosophie chrétienne24. On sait que la vraie philosophie, selon Mullā Ṣadrā, est désignée par le terme al-ʽirfān, terme que l’on traduit par « la gnose ». Or, si le vrai philosophe est un « gnostique », s’il accède à la connaissance des secrets du Coran, et s’il les enseigne à bon escient, sa démarche est analogue, sous quelques-uns de ses aspects, à celle du gnostique (gnôstikos) chrétien.

Bien sûr, il y a entre l’idéal du philosophe shī‘ite selon Mullā Ṣadrā et l’idéal de la vie monastique un profond fossé religieux et culturel. Cependant, au cœur de la vie urbaine développée de l’Iran safavide, l’idéal du gnostique (‘ārif) nous frappe par ses similitudes avec l’idéal de l’ascète chrétien. L’un et l’autre nouent le refus du monde et l’éclosion des lumières. Le pouvoir de comprendre la parole divine est, dans les deux cas, proportionnel à l’intensité de la séparation spirituelle avec tous les faux biens. Enfin, cette ascèse indispensable n’est pas incompatible avec une pratique exceptionnelle de la philosophie, mais elle est, au contraire, la conversion à la philosophie et la préparation à la philosophie spéculative. Le détachement des passions, principalement le désir et la colère, le refus de se soumettre aux exigences de la vie sociale, la continence et le goût de la solitude préparent le gnostique à un savoir qu’il maintient sous le voile du secret, et qui lui permet d’accéder aux secrets du Livre25.

Sa vie ascétique le prépare à une illumination et succède à une forme de désillusion, provoquée par l’impuissance où le laissent les savoirs superficiels des philosophes et des exégètes non initiés aux traditions des maîtres autorisés. Cette découverte que fait Mullā Ṣadrā est à la fois celle d’une impuissance (l’impuissance du philosophe péripatéticien) et celle d’une lumière (celle de la prophétie et de la walāya), elle est le foyer d’une expérience dont voici le témoignage :

Lorsque j’eus ressenti mon impuissance, que je fus certain que je n’y étais pas du tout, et que je m’étais contenté d’un rayon de lumière qui s’accompagnait de son ombre, mon âme et mon cœur prirent feu et s’embrasèrent […] Je pris ainsi connaissance de certains aspects ésotériques (asrār) de la Révélation et de certaines vérités de l’interprétation (ta’wīl26).

Dans son introduction au commentaire de la sourate al-Sajda, Mullā Ṣadrā expose très clairement les raisons qui font de la vraie philosophie, la gnose (ʽirfān), la discipline exégétique par excellence. L’exégèse du Coran a une double finalité, atteindre aux réalités effectives que la connaissance procure et se rapprocher de Dieu. Or, c’est la philosophie qui peut seule nous éclairer sur le contenu de la prophétie, lequel est le viatique qui nous conduit à la vérité et au salut. Il s’agit de donner son adhésion au discours de la prophétie, mais surtout « d’atteindre au rang de la prophétie », de « contempler la révélation véridique et la saine inspiration ». Or, ce but ne peut être atteint sans un pèlerinage de l’esprit qui est la science philosophique et la gnose, parce que les plus hautes questions métaphysiques en sont le terme final, et que ces questions ont pour objet le contenu même de la révélation27.

Le « sens de la foi », lorsqu’on obtient de se situer au lieu même de la prophétie, ce n’est pas l’adhésion au sens littéral (ẓāhir) du Coran, sauf, ajoute Mullā Ṣadrā, pour ce qui concerne l’obligation (taklīf) enjointe à ceux à qui est destiné le sens littéral en ce verset : « Ô vous qui avez la foi ! Ayez la foi en Dieu, en son Envoyé, dans le Livre qu’Il a fait descendre sur son Envoyé ! » (4, 136). Il semble que le sens littéral doive être absolument respecté lorsqu’il s’agit des données fondamentales de la foi islamique. Cette adhésion nécessaire au sens littéral de la foi n’est pas l’adhésion aveugle au sens littéral, car l’adhésion aveugle témoigne d’un attachement au seul monde sensible et corporel. Le littéralisme endurant et rebelle à l’exégèse spirituelle rejoint toutes les autres formes d’attachement à ce bas monde pour être la cause fondamentale de l’ignorance :

Ceux qui sont pris dans les préoccupations de ce bas monde et qui sont entièrement absorbés par les plaisirs ne font pas partie de ceux qui sont guidés par la lumière du Coran et il ne leur est pas possible de s’élever vers le mode d’être de la gnose28.

Or, sur ce point, la prophétie est confirmée par la philosophie. En témoigne Socrate « l’un des piliers de la sagesse qui ont acquis les lumières de la sagesse au tabernacle des sens intérieurs de la prophétie ». Le « tabernacle des lumières de la prophétie », ce lieu commun de la justification des philosophes et des spirituels, est le tabernacle des sens intérieurs (bawāṭin) et non le réceptacle extérieur du sens littéral. Mais, et nous comprenons à quel point l’ascèse est un thème essentiel, Socrate enseigne les mêmes conseils de vie que le Coran, parce qu’il conseille de mépriser le corps : « Le corps, c’est ce qui est impur, toutes les fois que tu le nourris, tu l’approvisionnes de vice et de misère. » La philosophie, entendue comme pratique radicale de l’ascèse, est conforme au pèlerinage spirituel enseigné par le sens caché des versets. Le perfectionnement des sciences « seigneuriales », écrit Mullā Ṣadrā, suppose, selon les commentateurs de Socrate, la purification de l’âme : il faut vider l’intérieur des suggestions démoniaques (wasāwis) et des troubles (kudūrāt). Nous retrouvons ici le double souci des Pères du désert, évacuer les pensées suggérées par les démons, conquérir l’apathie29.

Enfin, une fois que l’ascèse a été longuement pratiquée, lorsque le pèlerin sur le chemin de Dieu a quitté ce monde pour la préfigure de l’autre monde, le contenu intellectuel de la philosophie peut passer de la puissance à l’acte dans l’intellect, il peut éclairer le sens des versets coraniques. Or, comme nous l’avons vu, si la falsafa a été mise en cause et disqualifiée, c’est pour une seule et unique raison : elle est trop attachée à la thèse péripatéticienne de la négation des formes platoniciennes et, par conséquent, elle est incapable de concevoir le monde intelligible et le monde de l’âme, ces réalités du monde invisible sans lesquelles il est impossible de comprendre le sens spirituel de la rétribution coranique, du Jardin, du Feu et de l’ensemble de la vie dernière30.

En revanche, une falsafa corrigée par la réhabilitation des formes platoniciennes, autrement dit la falsafa reconstruite selon les enseignements de la philosophie de Suhrawardī, procure la métaphysique générale (la « falsafa totale et seigneuriale ») et la métaphysique spéciale ou « discipline théorétique divine » qui procure la science et la proximité de Dieu. Il est remarquable que Mullā Ṣadrā reprenne à son compte la conception avicennienne de l’intellect théorétique (al-ʽaql al-naẓarī), la plus noble des causes agentes de la métaphysique, elle-même la science la plus noble. Avec l’assistance de l’Intellect agent, cette « part la plus noble de la substance rationnelle » devient intellect en acte. Mais il est non moins remarquable qu’il conçoive l’union de l’intellect avec l’intelligible de la façon dont Suhrawardī conçoit l’union avec les lumières archangéliques émanées, les intelligences.

L’intellect humain s’apparente « aux substances intellectives angéliques qui résident dans l’enceinte de la Sainteté tout près de la Majesté divine31 ». S’unir par la contemplation aux « essences des réalités lumineuses séparées, qui sont des rayonnements de l’essence de Dieu et de ses attributs », c’est contempler le monde intelligible qui n’est autre que le monde des noms et des attributs divins. La théologie philosophique rejoint le message prophétique ésotérique, parce qu’elle s’élève à l’intelligence en acte de l’ensemble des degrés de la monarchie divine. Il nous reste à nous demander comment cette théologie philosophique se situe dans le conflit des interprétations, tel que Mullā Ṣadrā le conçoit.

3. Sens corporel et sens spirituel

Sachant que les expressions coraniques se divisent en ce qui est muḥkam, explicite et univoque, et ce qui est mutashābih, obscur, ambigu, plurivoque, Mullā Ṣadrā choisit les mutashābihāt du Coran pour sujet, lorsqu’il construit le système des quatre méthodes de résolution du sens.

Ce choix s’explique par la conviction suivante : tout ce que le Coran exprime clairement désigne quelque chose qui appartient au monde du témoignage direct (ʽālam al-shahāda), le monde sensible, le monde d’ici-bas. En revanche, lorsque le Coran use des expressions obscures, ambiguës, il désigne des réalités du monde de l’invisible (ʽālam al-ghayb) inaccessible aux sens, situé hors de tout témoignage des facultés animales de l’homme. Le sens littéral du Coran (ẓāhir al-Qur’ān) renvoie toujours à un référent unique, sensible et matériel. Le mot ciel renvoie au ciel sensible, les mots montagne ou animal ont des référents manifestes. Le monde des signes univoques est le monde du règne inférieur, sensible, naturel (mulk). Mais, dit Mullā Ṣadrā, « les plus nobles ouvrages de Dieu, qui prouvent le mieux sa souveraineté, appartiennent au malakūt, au monde invisible ». Ainsi en va-t-il des anges, des êtres spirituels, de l’âme humaine, de l’esprit, etc.32. Dans ce cas, l’expression possède une signification spirituelle qui n’est pas le sens littéral sensible. Le partage entre le sens littéral et le sens spirituel reflète celui des deux grandes divisions de l’univers, le monde sensible corporel et le monde caché spirituel, la vie présente et la vie dernière.

Cependant Mullā Ṣadrā répartit les modes d’exégèse tantôt en trois, tantôt en quatre catégories33.

La première est celle des ahl al-lugha, des spécialistes de l’expression littérale du texte coranique ; elle regroupe tous ceux qui sont attachés à la lettre seule, théologiens-juristes, spécialistes du ḥadīth, ou encore les Hanbalites34. Leur point commun est de prendre les expressions ambiguës à la lettre et de leur donner un sens corporel sensible, même si le sens littéral (ẓāhir) entre en contradiction avec le raisonnement de l’intellect : « Ils soutiennent que ce qui n’est pas en un certain lieu spatial et selon une certaine dimension ne peut exister et que l’existant se limite à ce que connaissent les sens35. »

Ils prennent le risque d’assimiler les réalités divines aux réalités corporelles (tashbīh). Ils refusent de façon excessive le recours à l’exégèse rationnelle et à l’interprétation, ils s’en tiennent à une conception corporelle de la lettre, et sont enchaînés aux formes sensibles, ce qui trahit la « pétrification » de leur nature, la défaillance de leur pensée, l’immobilité de leur cœur. Les littéralistes sont au repos, ils ne voyagent pas en esprit, n’émigrent pas, depuis leur maison jusqu’à Dieu et l’Envoyé. Ce repos fatal les condamne à la mort spirituelle, puisque seule l’émigration vers le sens prophétique réel, le sens spirituel, permet d’accéder au sens vrai du Livre, qui est dévoilé dans la vie de résurrection36.

Le littéralisme n’est pas le respect indispensable de la lettre, mais sa réduction au monde des corps. Il est une interprétation corporelle de la lettre. Il correspond au degré le plus bas de la foi, l’adhésion aveugle (taqlīd) et la soumission (taslīm) privée de vue spirituelle apte au dévoilement. Cette foi aveugle est utile au maintien de l’ordre « par le sabre et la loi37 », mais elle est souvent comprise par Mullā Ṣadrā comme une adhésion à ce bas monde, qui est la demeure des démons, l’empire de Satan. Les littéralistes ont pour vraie nature une nature démoniaque, ils font partie des ennemis des imāms et des « gens de Dieu ».

La deuxième de ces méthodes est celle de l’exégèse rationnelle, l’interprétation (ta’wīl). Dans leur cas, le mot ta’wīl désigne l’interprétation que ces exégètes procurent « en conformité avec leurs propres règles théoriques et les prémisses de leurs intellects38 ». Ils préservent la voie de négation (tanzīh) qui fait passer le sens de l’expression du niveau inférieur des corps au niveau supérieur où elle est dépouillée des imperfections de la potentialité, du devenir, de la corporéité.

La troisième méthode est un mixte des deux premières, elle préserve le sens rationnel et la voie de l’interprétation pour tout ce qui concerne l’origine des choses (mabda’), Dieu, ses attributs, ses opérations, et elle adopte l’assimilation (tashbīh) pour tout ce qui concerne la fin des choses, les annonces de la vie dernière (maʽād).

La quatrième méthode est celle de ceux qui sont « fermes dans la science ». Ils maintiennent les significations littérales « sans en user librement avec elles », ils établissent le sens réel de ces significations en les dépouillant de l’inessentiel et en dévoilant le sens spirituel.

Souvent Mullā Ṣadrā varie, lorsqu’il s’agit de mettre des noms propres sur ces diverses catégories. C’est particulièrement le cas de la deuxième d’entre elles. Parfois elle embrasse les mutakallimūn, qu’ils soient mu‘tazilites ou ash’arites, ainsi que les falāsifa, ou même les bāṭiniyya (les Ismaéliens), parfois elle se résume aux mu‘tazilites. Parfois certains mu‘tazilites sont réunis avec le « commun de nos compagnons imamites » dans la troisième catégorie, parfois celle-ci est réservée aux seuls imamites39. En revanche, Mullā Ṣadrā est éloquent, lorsqu’il rejette tout ensemble les littéralistes et les rationalistes :

Ce qui est signifié par les versets ambigus du Coran ne se limite pas aux seules choses corporelles que tout un chacun, parmi ceux qui parlent la langue arabe, parmi les frustes, dans le commun des hommes, connaît à la perfection. Ce qu’ils signifient n’est pas non plus une simple allégorie et une figure (taṣwīr wa tamthīl) que connaîtrait quiconque a le pouvoir de discernement spéculatif et que comprendrait quiconque est apte à raisonner librement grâce à son intellect, parce qu’il posséderait l’art de la logique, sans jamais s’appliquer à pérégriner sur le chemin de Dieu, sans s’appliquer à dévoiler les secrets (asrār) et à voir de ses propres yeux les lumières. Sinon, Dieu ne dirait pas au sujet de ce qui est ambigu dans le Coran que nul ne connaît son interprétation (ta’wīl) si ce n’est Dieu et ceux qui sont fermes dans la science (3, 740).

En adoptant une lecture du verset 3, 7 qui élide la coupure entre Dieu et ceux qui sont fermes dans la science (al-rāsikhūn fī l-ʽilm), Mullā Ṣadrā ne se résigne pas à accorder à Dieu seul l’autorité nécessaire à l’interprétation valide, ce qui ruinerait toute exégèse humaine, mais il l’accorde à Dieu et aux imāms, et par voie de conséquence, à ceux qui sont autorisés à approfondir et à dévoiler leurs secrets, les gnostiques. Si les philosophes rationalistes (ʽuqalā’) et les savants exotériques (ʽulamā’) « sont frappés de perplexité » devant les révélations dont le sens est obscur, s’ils se divisent inexorablement entre exégèse littérale et exégèse rationnelle, les imamites ne versent ni dans l’excès, le rejet du sens littéral, ni dans le défaut, les restrictions imposées par les partisans du sens corporel, lorsqu’ils sont éclairés par ceux qui « sont fermes dans la science41 ».

L’exégèse duodécimaine42 se distingue radicalement de l’exégèse ismaélienne, considérée par Mullā Ṣadrā comme une exégèse « excessive », qui rejette le sens littéral. Il l’assimile au rationalisme des falāsifa. Ceci est d’une grande importance, car il nous confirme que le mot ta’wīl prend des sens divers, voire des sens opposés, selon qu’il désigne, dans le cadre de l’exégèse ismaélienne radicale, une interprétation qui rompt avec le sens littéral, une interprétation allégorique, ou selon qu’il désigne l’exégèse rationaliste, jugée arbitraire, des mutakallimūn ou des falāsifa, ou enfin selon qu’il désigne le mode singulier de révélation propre aux imāms, tel que le conçoit un duodécimain gnostique tel que Mullā Ṣadrā43.

Ceux qui « sont fermes dans la science » possèdent le légitime pouvoir exégétique. Après les imāms, autorités absolues en matière d’exégèse, ils sont l’élite des serviteurs de Dieu, les disciples des maîtres de la prophétie et de la walāya. Il semble évident que, pour Mullā Ṣadrā, le savoir du gnostique doit tout au savoir de l’imām, dont la guidance permet le dévoilement des secrets. C’est que le « dévoilement » (kashf) se distingue du libre usage que le commentateur rationaliste fait de son intellect. Ce dernier ne s’appuie sur aucune science divine, mais sur sa seule acquisition de l’art de raisonner. Le gnostique ne pratique pas un ta’wīl arbitraire, mais s’appuie sur la science divine préalable.

Le philosophe gnostique se distingue du faylasūf, parce qu’il n’exerce pas le ta’wīl. Le ta’wīl des falāsifa est une exégèse rationnelle qui annule le sens corporel, tandis que l’exégèse du gnostique maintient le sens corporel mais il le spiritualise, il le situe à un niveau plus élevé que celui des corps sensibles. Il ne remplace pas le sens littéral par un sens rationnel, mais un niveau inférieur par un niveau supérieur de réalité concrète. S’il arrive qu’il cite un ta’wīl philosophique, c’est pour en faire une étape d’un dévoilement plus complet44. Comme l’écrit Mullā Ṣadrā, le philosophe gnostique est purifié des inspirations des démons, la lumière de son intériorité est illuminée par les lumières de la walāya et de la proximité divine45.

Quelle est alors la fonction herméneutique de la philosophie gnostique (‘irfān) dans le cadre qui est ainsi dessiné ?

Elle consiste à mettre en jeu un système de correspondances entre les trois mondes, celui de l’Intellect, celui des âmes, celui de la nature, et de faire jouer aussi un autre système de symboles entre les niveaux de signification de la lettre coranique. Enfin, elle établit la correspondance entre ces deux réseaux de correspondance symbolique. La loi qui détermine et légitime ces correspondances est celle-ci :

L’interprétation philosophique mérite ainsi de porter, en un nouveau sens, plus originaire, le nom de ta’wīl et de se distinguer de l’explication classique du Coran (tafsīr), parce qu’elle repose tout entière sur la validité d’un concept, al-mithāl, l’image, le symbole, dont le sens est donné par les derniers mots du verset de la Lumière (24, 35) : « Et Dieu propose aux hommes les symboles. » La structure symbolique des mondes est celle où les formes sensibles de ce monde, parmi lesquelles les lettres du Coran, sont les images ou les réceptacles (qawālib) de significations cachées (maʽānī) qui ont une existence effective dans le monde de l’âme, qui est le monde de la vie dernière. C’est l’existence de modèles (muthul) qui sont les manifestations des réalités stables intelligibles résidant dans le monde intelligible.

Le concept de mithāl est bien celui du symbole, en ce qu’il est duel et ambivalent : il s’applique à la copie, à l’image tout comme à ce qu’elle imite, le modèle spirituel, la signification. Le mithāl est moins une réalité qu’un lien de correspondance, dont le sens se dévoile tandis qu’au terme de la remontée vers le lieu du Réel, nous accédons au monde effectif de la réalité (ḥaqīqa) qui est aussi la vérité des versets coraniques. Cependant, en un sens restreint, le mithāl est le niveau médian de l’exégèse, de la remontée vers le sens vrai, le niveau de la vie psychique et spirituelle de l’homme et du Livre. C’est le niveau de l’intériorisation du sens des versets ambigus. Ainsi, le Trône divin, pour prendre un exemple fameux, a-t-il un degré d’existence corporelle, qui est le degré apparent (ẓāhir), l’organe du cœur. Dans le monde médian de l’âme, son mithāl, son sens intérieur (bāṭin) est le pneuma psychique de l’homme, et dans le monde supérieur, sa réalité (ḥaqīqa) est le sens intérieur de son sens intérieur, l’âme rationnelle, siège de l’intellect47. Le mithāl permet de passer de l’apparent à la réalité effective, il est une médiation, un moyen terme.

Nous pouvons nous demander à bon droit en quoi une telle exégèse philosophique se distingue de l’exégèse allégorique, tant décriée par Mullā Ṣadrā. Parfois, la différence semble mince. Lorsque, par exemple, Mullā Ṣadrā interprète « Sachez que Dieu fait revivre la terre après sa mort » (57, 17), en expliquant que la terre est l’image (mithāl) de l’âme humaine rationnelle, l’intellect que, par ailleurs, on désigne par le « cœur réel », distinct de l’organe du cœur, il nous renvoie implicitement à son exégèse du verset du Trône (2, 255). Il interprète, dans la foulée, « Ne dites pas de celui qui est tué sur le chemin de Dieu, ils sont morts, non ils sont vivants » (2, 154), ainsi que les versets 3, 169-170, par la vie intellective, la vie spirituelle (al-ḥayāt al-maʽnawiyya) et non par la vie corporelle48. S’agit-il alors d’exégèse allégorique ? Oui, en un sens, puisque le sens obvie est remplacé par un sens rationnel. Non, en un sens plus riche, puisque le sens réel et rationnel du verset n’est pas une idée générale, un concept, mais tout un réseau de correspondances herméneutiques, qui nous fait passer d’un verset l’autre, et nous renvoie à la grande division du corporel et du spirituel, du monde inférieur de la vie transitoire au monde supérieur de la vie psychique et dernière, ouvrant l’accès des réalités stables du monde divin. L’exégèse symbolique du philosophe est donc bien un dévoilement, un dépouillement de la forme, exégèse qui présuppose la conversion de l’esprit tournant sa face vers les mondes invisibles.

Il arrive que Mullā Ṣadrā rencontre des difficultés, singulièrement lorsque le ta’wīl pratiqué par une source autorisée, un imām, interprète une réalité supérieure en un sens corporel. Il s’affronte alors à cette part importante de l’enseignement exégétique des imāms qui est faite de révélations imagées de réalités supérieures, cachées, mais corporelles.

Ainsi, un ḥadīth qui rapporte un enseignement du sixième imām, Jaʽfar al-Ṣādiq, nous dit que les imāms enjoignent de croire que « Dieu est un corps éternel et lumineux ». Mais il ajoute « Gloire à Celui dont nul ne sait comment Il est, si ce n’est Lui ! Rien n’est semblable à Lui49 ». En partant de la lettre même de ce qu’énonce l’imām, soit que le corps divin est éternel et lumineux, mais en respectant la dissemblance de Dieu et des créatures, Mullā Ṣadrā propose, pour comprendre le corps divin, la notion de corps intelligible (jism ʽaqlī). Le corps intelligible est au corps créé, matériel et ténébreux, ce que l’homme intelligible est à l’homme sensible. Mullā Ṣadrā justifie son raisonnement en faisant appel à l’autorité de Platon et de ses partisans (shīʽatu-hu), qui ont prouvé l’existence de « l’homme intelligible », du modèle éternel de la réalité humaine, et surtout ont offert le couple de concepts formé par la réalité intelligible et son ombre (ẓill) ou image (mithāl). Il lui suffit de montrer, avec l’appui du verset 30, 27, que Dieu transcende les images auxquelles on l’associerait, mais non l’image, la logique de l’image faudrait-il dire. L’homme intelligible, dit-il, est l’image par excellence du Créateur. Le monde intelligible est l’image du Réel divin, tandis que le monde de la nature est l’image de son image50.

Grâce à ce système de correspondances, où chaque degré, du sensible à l’intelligible, est image ou modèle, ombre ou réalité, Mullā Ṣadrā parvient à prouver que le monde invisible contient des formes qui correspondent à celles du monde sensible. Il peut citer le très fameux ḥadīth qui dit que « Dieu a créé Adam à son image ». Cette tradition lui permet de passer de Dieu à son image, l’Homme parfait.

Ce long détour platonicien est, selon Mullā Ṣadrā, le seul moyen de justifier le propos de l’imām. Dieu est un corps, ce corps est un corps intelligible, le corps intelligible est celui de l’Homme parfait. Or, Mullā Ṣadrā a une claire conscience du caractère inacceptable du propos de l’imām pour les opinions humaines impuissantes à en saisir le sens. Ce serait selon lui la raison pour laquelle, ne pouvant espérer raisonnablement leur faire entendre le sens spirituel, platonicien, philosophique, de l’assertion « Dieu est un corps éternel lumineux », Hishām b. al-Ḥakam, l’interlocuteur de l’imām, lui qui n’ignore rien de la vulgate concernant la réalité divine, - la négation de la corporéité et de la forme – cède à l’impuissance des hommes à saisir l’opinion de l’imām. Il sait trop bien que les hommes ne connaissent des corps que ce qui est objet de sensation, qu’ils opèrent une confusion entre corporéité et matérialité ou être sensible. Or, ce n’est pas la corporéité de Dieu qui est contraire à la vérité – les Mujassima ont en un sens raison – mais que tout corps soit limité par une forme sensible en une matière. C’est pourquoi le texte du ḥadīth rappelé par Hishām se poursuivra par la profession de foi en la complète dissemblance de Dieu et en l’incognoscibilité du mode d’être de Dieu.

L’exemple que nous prenons, de cette exégèse philosophique d’un texte révélé, un ḥadīth, lui-même de nature exégétique, nous a mis en présence de problèmes fréquemment posés au philosophe : comment rester fidèles au ẓāhir sans renoncer au sens spirituel ? Comment ne pas céder aux préjugés du commun, sans le scandaliser ? Comment concilier par l’exégèse philosophique les deux assertions contradictoires d’un seul et même discours ? Ces problèmes trouvent leur exact symétrique dans le problème suivant : comment rester fidèles au sens spirituel et philosophique sans renoncer au sens littéral ?

Nous ne pouvons pas conclure ces brèves remarques sans indiquer la voie dans laquelle s’engage Mullā Ṣadrā, pour résoudre l’un et l’autre de ces problèmes. Il multiplie les sens des phrases qui sont obscures, il les déploie selon la hiérarchie des mondes et selon la logique des correspondances « en miroir » des modèles et des ombres. C’est le modèle général issu de la fréquente lecture de la Théologie attribuée à Aristote, en vérité la paraphrase arabe de quelques textes extraits des trois dernières Ennéades de Plotin. Sans ce modèle philosophique, la correspondance massive des versets coraniques et de pans entiers de la philosophie de Mullā Ṣadrā serait une exégèse allégorique contingente. Grâce au modèle « plotinien » étendu bien au-delà de son domaine d’origine, Mullā Ṣadrā, soumis à la double orthodoxie du Coran et du ḥadīth, offre à la philosophie du « gnostique » un pouvoir souverain, celui de faire remonter chaque texte ambigu du Coran à une réalité métaphysique stable et immatérielle. Ce faisant, il place le ʽārif, non certes au-dessus de l’imām, mais près de lui, après lui, et bien au-dessus des savants juristes, théologiens ou commentateurs non philosophes. Le sens de la philosophie dans l’exégèse coranique, c’est la démonstration par l’exemple du pouvoir unique de la philosophie. C’est l’effort d’élucidation et de réconciliation de la lettre et de l’esprit que Mullā Ṣadrā entend faire valoir, dans son combat pour que le gnostique soit reconnu le vrai croyant.


1. Nous adoptons les hypothèses chronologiques de M. Khājavī, dans Mullā Ṣadrā, Tafsīr, vol. I, p. 108-111.

2. Mullā Ṣadrā, Majmūʽeh-ye rasā’el-e falsafī, Téhéran, 1375 h., p. 393-449.

3. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 61-64. Tafsīr, vol. I, p. 9-10. Toute sa conception du Coran comme archétype éternel, homologué au calame divin et à l’Homme parfait synthétise la figure de la Réalité muhammadienne, celle des Ahl al-Bayt, qui forment ensemble la réalité de la première lumière émanée de l’essence divine et la figure de l’imām mubīn, du « modèle explicite » selon Ibn ʽArabī. Voir Michel Chodkiewicz, Un Océan sans rivage. Ibn Arabī, le Livre et la Loi, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 50, p. 57-58, p. 173 n. 45.

4. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 18.

5. Tafsīr, vol. I, p. 163. Mullā Ṣadrā cite Coran 7, 54.

7. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 38. Tafsīr al-Sajda, dans Tafsīr, vol. VI, p. 19.

8. Tafsīr al-Ḥadīd, dans Tafsīr, vol. VI, p. 160-161. Voir aussi Tafsīr al-Sajda, dans Tafsīr, vol. VI, p. 28-30. Mullā Ṣadrā récuse une conception historique et temporelle de cette eschatologie, pour lui préférer une conception métaphysique, reposant sur son concept du mouvement substantiel et sur la notion néoplatonicienne du retour, ou conversion de toute chose en l’unité divine. La source de l’exégèse ésotérique qui fait des six cycles de la prophétie des cycles de voilement est le Tafsīr attribué à Ibn ‘Arabī. Voir Pseudo-IbnArabī, Tafsīr al-Qur’ān al karīm li-l-Shaykh al-Akbar Ibn ʽArabī, Beyrouth, 1978, vol. II, p. 273 et Pierre Lory, Les Commentaires ésotériques du Coran d’après ʽAbd ar-Razzāq al-Qāshānī, Paris, Les Deux Océans, 1980, p. 136-137. Pour ne point paraître verser dans l’extrémisme, cette exégèse de l’Heptaméron accepte que le septième jour commence avec Muḥammad (dont le nom est pourtant associé au sixième jour) et s’achève avec le Mahdī.

9. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 66.

10. Ibid., p. 70.

11. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 75.

12. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 61-63.

13. Tafsīr al-Baqara dans Tafsīr, vol. I, p. 225 [sur 2, 2 : dhālika l-kitāb].

14. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 46-49.

15. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 65. La citation de Coran 3, 7 indique que l’interprétation du sens caché ultime est réservée à Dieu seul. Nous verrons plus loin comment la lecture de ce verset gouverne la réflexion sur l’autorité exégétique.

16. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 68. Tafsīr al-Sajda dans Tafsīr, vol. VI, p. 23 [sur 32, 2].

17. Tafsīr al-Baqara dans Tafsīr, vol. II, p. 127 [sur 2, 23].

18. Tafsīr al-Sajda, dans Tafsīr, vol. VI, p. 9.

19. Tafsīr al-Wāqiʽa, dans Tafsīr, vol. VII, p. 8-11.

20. Tafsīr al-Wāqiʽa, dans Tafsīr, vol. VII, p. 8-9.

21. La mission de l’imām, désignée par al-walāya, a un sens éminemment ésotérique et c’est ce sens que Mullā Ṣadrā met en valeur, lorsqu’il met l’accent sur la vivification spirituelle du vrai fidèle imamite par l’enseignement de l’imām. Voir M.-A. Amir-Moezzi, « Notes à propos de la walāya imamite », La religion discrète, p. 178-207.

22. Tafsīr al-Fātiḥa, dans Tafsīr, vol. I, p. 2-3.

23. Tafsīr al-Wāqiʽa, dans Tafsīr, vol. VII, p. 10.

24. Il conviendrait de faire un travail de comparaison entre la synthèse du néoplatonisme et de l’exégèse coranique des penseurs imamites d’une part et la synthèse entre discours patristique et philosophie antique d’autre part. Surtout, il faudrait montrer comment le mode de vie du philosophe shīʽite, tel que le conçoit un Mullā Ṣadrā, présente des analogies avec celui des « philosophes chrétiens », qui unissent l’ascèse à une théologie platonicienne, ceux de la tradition alexandrine. Voir Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, Folio essais, 1995, p. 370-378.

26. Tafsīr al-Wāqiʽa, dans Tafsīr, vol. VII, p. 11.

27. Tafsīr al-Sajda, dans Tafsīr, vol. VI, p. 6.

28. Ibid., p. 12.

31. Tafsīr al-Sajda, dans Tafsīr, vol. VI, p. 4.

32. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 89.

33. Tafsīr āyat al-kursī, dans Tafsīr, vol. IV, p. 150-173. Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 76-88.

34. Mullā Ṣadrā, Tafsīr āyat al-kursī, dans Tafsīr, vol. IV, p. 150. Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 76-77.

35. Mullā Ṣadrā, Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 76.

36. Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 91. Tafsīr, vol. IV, p. 151.

37. Tafsīr, vol. VI, p. 229-231 [sur Cor. 57, 19] et vol. I, p. 254 [sur Cor. 2, 2].

38. Tafsīr āyat al-kursī, dans Tafsīr, vol. IV, p. 150. Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 77.

39. Tafsīr, vol. IV, p. 156-157. Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 91-92.

40. Tafsīr, vol. IV, p. 159.

41. Tafsīr, vol. VI, p. 34-35.

45. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 3-4 et p. 249-252.

46. Tafsīr, vol. IV, p. 166. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 144. Mutashābihāt al-Qur’ān, p. 95.

47. Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 145.

48. Tafsīr, vol. VI, p. 221-223.

49. Sharḥ., vol. III, Kitāb al-tawḥīd, chap. 13, p. 354-356.

50. Ibid., p. 354.