CHAPITRE PREMIER

L’essence de la prophétie


Mullā Ṣadrā n’a rédigé aucune œuvre de philosophie politique, mais il a conclu deux traités de métaphysique par un examen rationnel des pouvoirs prophétiques : L’origine et le retour1 et Les témoins de la souveraineté divine dans les étapes du cheminement2. Dans sa somme de théologie intitulée Les Clés de l’invisible (Mafātīḥ al-ghayb) sont présents certains enseignements concernant l’exotérique et l’ésotérique de la prophétie3. Le commentaire du Livre de la preuve est resté inachevé4 mais il reste son principal ouvrage portant sur l’autorité des prophètes et des imāms, sur l’imamat au sens le plus général du terme : le gouvernement du monde par l’homme inspiré par Dieu.

1. Trois thèses qui semblent incohérentes

L’objectif de Mullā Ṣadrā n’est pas d’ajouter une philosophie politique à sa doctrine morale et à sa métaphysique. Définie comme une discipline distincte, la pensée politique est absente de l’œuvre de Mullā Ṣadrā. En revanche, la politique religieuse est bien présente, parce qu’elle est le pouvoir légitime de guider le genre humain vers sa fin bienheureuse dans l’au-delà. Le politique se confond avec le domaine qui est celui de l’autorité des prophètes, des envoyés, des imāms. Dans le cadre de sa réflexion philosophique ainsi que de l’exégèse portant sur les textes révélés, Mullā Ṣadrā s’interroge sur la nature de cette autorité et sur son contenu. Il reproduit souvent des discours qu’il emprunte à des penseurs antérieurs. Plus rarement il apporte sa propre interprétation, qui est le siège de sa pensée originale.

Toute la difficulté, pour son lecteur, est de suivre le cours principal de sa pensée, qui ne recherche pas apparemment l’originalité et qui emprunte constamment à ses prédécesseurs, philosophes, théologiens imamites ou maîtres sunnites. L’intention de Mullā Ṣadrā n’est pas toujours explicite. Elle se dérobe sous ses emprunts, souvent reproduits d’un livre l’autre, et sous les allusions à ses propres présupposés, qu’ils proviennent des sources imamites ou des textes des falāsifa. Quelques thèses majeures éclairent cependant ce chemin dont il est illusoire de penser qu’il est obvie.

Il est on ne peut plus nécessaire de considérer les textes de Mullā Ṣadrā en gardant en mémoire le fait suivant : son usage des philosophies antérieures est un renfort rationnel mis au service de la défense de l’imamat, tel que les shī‘ites duodécimains le professent. Les chapitres saturés d’emprunts à la falsafa sont autant d’exposés rationnels dont le statut est ésotérique, au service d’une doctrine qui a un contenu ésotérique. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas sincères, mais engage à la prudence si l’on découvre une discordance entre eux et d’autres textes qui sont nourris de l’exégèse spirituelle. Plus importantes que les emprunts à la falsafa sont les exégèses placées sous le signe de la gnose et de la philosophie de Mullā Ṣadrā.

Lorsque Mullā Ṣadrā dit écrire sous le signe de l’ʽirfān, de la connaissance unitive ou « gnostique », nous savons qu’il expose sa véritable pensée. Lorsqu’il copie sans vergogne des passages entiers des falāsifa, nous savons qu’il argumente pour justifier ce que disent les imāms aux yeux des philosophes. Une telle attitude est à double tranchant : elle légitime la parole des imāms et leur autorité en montrant qu’elle n’est rien d’autre que le fondement de ce que les philosophes ont dit, et elle légitime certaines propositions philosophiques en les annexant au discours fondateur qu’ont tenu les imāms. Les exposés philosophiques empruntés à la falsafa, mais aussi les thèses exotériques en leur ensemble ont un statut inférieur aux exposés philosophiques empruntés à la « gnose », parce que ces derniers se présentent comme l’ésotérique des imāms, lesquels sont eux-mêmes l’ésotérique des thèses exotériques concernant la sharī‘a. Les énoncés « gnostiques » en sont le « dévoilement », mais les dogmes imamites fixent les règles auxquelles ce dévoilement doit se plier. Lorsqu’une thèse exotérique contredit une thèse ésotérique, il faut admettre que la vérité est dans la thèse ésotérique5.

La première des thèses dont l’énonciation est fréquente confère aux envoyés (rusul) et aux imāms (a’imma, awliyā’), les successeurs du légataire (waṣī) de Muḥammad, ‘Alī ibn Abī Ṭālib, l’exclusivité du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. La deuxième de ces thèses soutient que les imāms réalisent le dessein de Dieu parce qu’ils dirigent les hommes par leur enseignement dont l’autorité ne peut cependant être reconnue que par une élite d’entre les fidèles de l’islam. La troisième thèse soutient que la connaissance intellective et spirituelle (maʽrifa) est la finalité de la prophétie, qu’elle soit « législatrice » ou qu’elle soit « enseignante », parce que la réalisation du royaume de Dieu s’effectue dans l’au-delà, dans la vie dernière. En conséquence, Mullā Ṣadrā laisse entendre que les imāms ont leur siège et leur pouvoir de décision entre l’au-delà et ce bas monde, même s’ils enseignent ici-bas les rares hommes capables et désireux de les reconnaître.

Ces trois thèses ne forment pas un ensemble homogène et certaines ne sont pas cohérentes, « compactes ». L’ensemble est marqué d’incomplétude. Tantôt le prophète législateur est, par la sharī‘a qu’il instaure, le modèle de perfection de la prophétie, tantôt c’est l’ami de Dieu, l’imām, par le savoir qu’il dévoile et le modèle qu’il propose. Tantôt, la forme politique de la prophétie l’emporte en dignité, tantôt la pédagogie spirituelle est placée au sommet de l’activité prophétique. Ainsi, la pensée de Mullā Ṣadrā peut-elle passer pour incertaine. Or, il n’en est rien. Si nous essayons de réduire ces thèses à un énoncé unique et logiquement exclusif de l’énoncé contradictoire, nous échouons. Nous en pouvons déduire que ces trois thèses correspondent à des niveaux différents. Quels sont-ils ? Ce sont d’abord des degrés de l’univers. Ce qui correspond au degré inférieur n’est pas vrai du degré supérieur, et, par exemple, l’activité politico-judiciaire est indispensable au degré inférieur du bas monde, et inutile au degré supérieur du monde de l’âme. Ce sont ensuite les moments de l’histoire. Ce qui est vrai du temps de la prophétie législatrice n’est plus vrai du temps de l’imamat. La pensée de Mullā Ṣadrā tente de hiérarchiser ces niveaux, ces degrés, les plans distincts où s’exerce une seule et unique autorité, celle de la « preuve de Dieu ». C’est en cela que réside la subtilité de cette pensée. Les incohérences ne doivent pas être masquées, car elles révèlent un point que l’on dira stratégique, où se joue un jeu de vérité entre le sens apparent et le sens caché.

2. La prophétie, médiation entre Dieu et l’univers

La prophétie (nubuwwa) est par nature un pouvoir dévolu à certains hommes choisis par Dieu. C’est un état de fait, révélé par Dieu aux prophètes qu’il choisit et dont il n’appartient pas au philosophe de décider s’ils existent. Il lui est permis, en revanche, de l’élucider, de l’éprouver rationnellement.

Mullā Ṣadrā justifie l’existence de la prophétie et il en explique les attributs, à la manière dont il a procédé à l’examen de l’essence et des attributs divins. L’essentiel de sa doctrine est emprunté à la connaissance des correspondances entre le monde divin et le monde de la prophétie. Sa philosophie de la prophétie n’est pas seulement une anthropologie, mais elle est une théologie, parce que la personne du prophète (al-nabī) est le mode ou le lieu de manifestation (maẓhar) du nom Allāh. L’être du prophète se situe à la limite qui sépare et qui réunit le monde de l’impératif, le monde suprasensible et le monde sensible, celui de la création. « Le nom Allāh, écrit Mullā Ṣadrā, désigne le degré de la divinité qui rassemble en totalité les modes, les perspectives, les attributs et les perfections6. » La thèse ésotérique de cet énoncé est donc celle-ci : le prophète, en tant qu’il est prophète, est la manifestation de Dieu. En voici l’exposition :

Dans la mesure où il est le mode de manifestation du nom Allāh, le prophète est l’Homme parfait, celui qui connaît le Réel divin par l’ensemble de ses facultés de connaissance, celui qui témoigne de Dieu, qui est son serviteur en tout lieu et dans l’ensemble des manifestations de la divinité. C’est pourquoi, parmi les prophètes, Muḥammad est le meilleur dépositaire de l’essence de la prophétie, en étant le serviteur de Dieu (ʽAbd Allāh) par excellence. Le fait qu’il soit « le sceau des prophètes » ne fait pas principalement allusion à la clôture de la prophétie législatrice dans le temps, mais il correspond à sa réalité métaphysique, le mode de manifestation total de la divinité. Le mode d’existence prophétique qu’est la Réalité muhammadienne concentre toutes les contemplations théophaniques. En Muḥammad, la prophétie s’accomplit entièrement et définitivement, parce que l’enseignement du Prophète dirige les fidèles vers l’unité divine dont il est la manifestation intégrale. Les autres prophètes ainsi que les amis de Dieu empruntent sa voie, qu’ils soient antérieurs à lui sur le plan chronologique ou qu’ils lui soient postérieurs, comme c’est le cas des imāms7. La prophétie est ainsi appelée à se réaliser dans l’accomplissement du tawḥīd, de l’attestation de l’unicité et de l’unité divines. Dans l’imamat, la guidance est déterminée par cette attestation de l’unité divine, sur un mode exotérique mais surtout sur un mode ésotérique, dont la philosophie de Mullā Ṣadrā entend délivrer le sens : « l’essence de Dieu est toute chose. »

La nature métaphysique du prophète Muḥammad est elle-même soumise à la distinction de l’exotérique (ẓāhir) et de l’ésotérique (bāṭin). Le nom divin totalisateur de l’ensemble des noms, Allāh est l’ésotérique de cette essence suprasensible, son aspect caché dont l’aspect manifeste, l’exotérique est l’Homme parfait. L’Homme parfait possède, lui aussi, un aspect invisible et un aspect visible. Il est l’ésotérique de l’univers, et l’univers manifeste, dans les divers degrés de ses mondes, les propriétés de l’Homme parfait8. L’univers ou macrocosme, dont l’aspect apparent est la somme des mondes, a un aspect caché, ésotérique. Cette dimension cachée du macrocosme correspond à la dimension ésotérique du microcosme. Celui-ci est l’organisme complet et parfait animé par les facultés du Prophète. Le Prophète est au confluent du monde ésotérique, le monde de l’impératif et du monde exotérique, le monde de la création. Le Prophète historique, la personne de Muḥammad, est l’exotérique de l’univers, il est le microcosme dont le macrocosme est la dimension cachée, tandis que le Prophète métaphysique, dont la lumière est celle aussi de ʽAlī, est l’ésotérique de l’univers. C’est l’Homme parfait situé dans le monde divin au plus haut niveau.

L’univers se compose de genres, d’espèces, d’individus, de substances et d’accidents. Les noms divins, nous l’avons vu, se hiérarchisent selon les catégories et selon la logique catégoriale : il y a des noms génériques, des noms spécifiques, des noms substantiels ou accidentels. En vertu de cette thèse, L’Homme parfait est celui à qui s’appliquent, en leur sens caché, les versets 31 et 32 de la sourate al-Baqara ; il est « celui qui enseigne à Adam tous les noms » parce qu’il manifeste la totalité des noms divins et qu’il est l’ésotérique de tous les lieux de manifestation cosmique. L’ésotérique de l’univers est, par conséquent, le cœur de la prophétie, symbolisé par la Réalité muhammadienne grâce à laquelle cet univers possède une signification surnaturelle, un sens prophétique9. C’est en ce sens métaphysique et cosmique qu’il faut entendre que le prophète Muḥammad est le « calife de Dieu sur sa terre et l’image de Dieu dans son ciel ». Dans la mesure où il est l’Homme parfait, le prophète « est celui qui, dans le ciel est divinité et, sur la terre, divinité10 ». Voici comment Mullā Ṣadrā expose ce qu’il en est de cette « divinité » du Prophète, selon, dit-il « la lumière de la gnose » :

Le prophète Muḥammad possède le califat majeur (al-khilāfat al-kubrā) qui consiste dans le fait qu’il manifeste le nom divin totalisateur, Dieu. Dans la mesure où le flux émanateur de l’ensemble des existants a sa source dans le nom Dieu, Le prophète Muḥammad est la manifestation de cette source de l’être. Il est par là « réceptacle de l’autorité » (marbūb) parce qu’il est le lieu de manifestation du Seigneur (rabb) et il exerce ce pouvoir seigneurial (rubūbiyya) sur toutes les formes apparentes de l’univers, en étant le mode de manifestation du nom divin l’Apparent, de même qu’il exerce ce pouvoir sur l’ésotérique de l’univers, les réalités métaphysiques qui le gouvernent, en étant le mode d’apparition du nom le Caché.

Sa seigneurie absolue (al-rubūbiyya al-muṭlaqa) s’exerce sur tous les noms divins, en vertu de la signification ésotérique du verset coranique : « C’est Lui qui a envoyé son envoyé avec la droite direction et la religion du vrai pour qu’il la fasse se manifester au-dessus de tout autre religion quelle qu’elle soit » (9, 33). En son sens réel, le mot dīn « religion » signifie ici autorité et seigneurie, et le verset aurait donc pour sens : l’envoyé manifeste une autorité supérieure à toute autre autorité11.

Mullā Ṣadrā fait de la sourate l’Ouvrante (al-Fātiḥa) un texte qui parle en propre du prophète Muḥammad, ce qui veut dire que cette sourate, sous le sens apparent qui glorifie Dieu, est la glorification ésotérique du prophète Muḥammad. Ainsi « Louange à Dieu, Seigneur des mondes » (1, 1) désigne la seigneurie de la réalité ésotérique du Prophète sur la totalité des mondes corporels et spirituels. Cette exégèse, dont le modèle se trouve chez Ibn ‘Arabī, n’entraîne pas l’adhésion à une théologie de l’Incarnation, car Mullā Ṣadrā hiérarchise les deux perspectives sous lesquelles se présente l’Homme parfait.

Sous son aspect extérieur qui est inférieur, sa nature humaine (bashariyya), le Prophète est un homme et un serviteur comme tous les hommes (voir Coran, 18, 110), alors que selon sa réalité essentielle (ḥaqīqa), supérieure, il est le Seigneur des mondes. La présente hiérarchie ne sépare pas les deux perspectives qui sont conjointes dans la réalité prophétique. En vertu de cette conjonction de la dimension divine et de la dimension humaine, le califat majeur fait vivre et fait se mouvoir l’ensemble des attributs divins. Ils lui servent à exercer le gouvernement dans l’univers (al-taṣarruf fī l-ʽālam). Dans la personne de Muḥammad, tout ce qui relève des imperfections de la nature humaine en son lien au monde inférieur se justifie par le fait qu’il enveloppe en son aspect extérieur les propriétés du monde corporel. Par son aspect intérieur il contient les propriétés du monde spirituel. Il devient ainsi le « confluent des deux mers » (majmaʽ al-bahrayn), le lieu de manifestation des deux mondes. Qu’il descende vers le monde inférieur par sa nature humaine est une perfection, tout comme son ascension vers son lieu d’origine, le monde supérieur est perfection12.

Le prophète Muḥammad atteint la perfection de l’essence humaine et divine présente chez tous les prophètes et les amis de Dieu et il est créé à l’image de Dieu ce pourquoi il est le médiateur de la connaissance de Dieu. Selon Mullā Ṣadrā, il est nécessaire de connaître le prophète et de connaître l’imām qui participe à sa nature ésotérique, la walāya, pour connaître Dieu ainsi que l’ordre providentiel que Dieu institue dans l’univers. Les principes qui fondent dans l’être le vrai fidèle se trouvent tous concentrés dans la nature prophétique13.

Le problème résolu par un tel usage du couple apparent/caché est celui-ci : comment concevoir la médiation entre la manifestation première de l’essence divine, le nom Allāh, totalisant les noms divins, et le monde de la création ? Le processus démiurgique divin se développe selon les degrés qui vont de la providence divine au monde sensible, grâce à la médiation du Verbe, du Logos/Intellect qui est aussi l’impératif divin. Le prophète est présent à tous les degrés de cette démiurgie qui sont inférieurs au plan de l’essence une, puisqu’il est à la fois la manifestation du nom de Dieu et l’image du premier instauré, l’impératif, le Logos/Intellect. Il enveloppe en sa nature prophétique tout le procès de création de l’univers, depuis l’impératif divin jusqu’au monde sensible14. Il est le témoin et l’agent de la providence divine. Voici comment cette démiurgie s’effectue :

La différence entre un artisan ordinaire, par exemple un bâtisseur géomètre et l’Artisan divin est que l’artisan ordinaire trace la forme de sa construction sur un manuscrit, puis la réalise et la fait venir à l’existence, tandis que Dieu trace sur lui-même l’écriture de sa miséricorde, et fait sortir de cet état latent le manuscrit de l’univers, grâce à l’activité des anges de l’action qui sont au service des anges de la connaissance. La démiurgie divine est un processus dont l’origine est à l’intérieur de la divinité pour se déployer en extériorité, passant du caché à l’apparent. Ce déploiement de l’écriture de l’univers est le processus par lequel les réalités qui sont stables dans le monde intelligible du Décret sont animées par la démiurgie divine d’un mouvement d’expansion et de révélation, qui passe par les phases de la Prédétermination, de l’effacement ou de l’établissement, par les degrés de la vie psychique dans l’Âme universelle, de la vie imaginale dans le degré inférieur du monde de l’Âme, puis de la vie sensible dans la Nature universelle, le degré des formes attachées aux corps.

Au terme de cette procession, Dieu crée le monde inférieur et, dans ce monde l’espèce humaine à partir de l’élément le plus humble, la terre. Il veut créer, à partir de cette espèce humaine, un représentant qui, écrit Mullā Ṣadrā, fera prospérer le monde, fera fleurir et cultivera la « naissance dernière ». La création de l’homme, espèce parfaite du monde terrestre n’a pas d’autre but que la création du prophète, et la vie d’ici-bas n’a pas d’autre fin que la vie dans le monde du malakūt annoncé, selon Ṣadrā, dans l’eschatologie coranique comme étant celui qui vient pour l’homme après la mort.

Le prophète étant la manifestation de l’Homme parfait, son archétype ésotérique est présent à la source et tout au long du processus démiurgique, lors de la procession des existants de ce monde sensible à partir des archétypes intelligibles. Voici maintenant que dans ce monde inférieur sensible, il est créé sous la forme corporelle tout en possédant tous les degrés de la vie psychique et intellective, en puissance puis en acte, de sorte qu’il soit l’agent et le démiurge de la vie terrestre. Il est désormais le démiurge de la manifestation sensible de l’intelligible et du monde divin dans le monde sensible. Au terme de l’histoire de la prophétie législatrice (risāla), la figure suprême de l’envoyé de Dieu cède la place à son légataire, l’imām, qui est le représentant final de l’essence de la prophétie. Nous avons vu que Mullā Ṣadrā plaçait le légataire de l’imamat, ‘Alī ibn Abī Ṭālib au rang du nom divin « l’Élevé le plus Élevé » qui est l’explicitation du nom Allāh dont le Prophète est la manifestation. Le terme final de l’histoire de la prophétie est le retour à ce nom divin par la médiation de sa manifestation, l’imām. L’ensemble de cette histoire est un procès interne à la divinité révélée, procès qui correspond au mouvement d’expansion et de conversion de l’être dans le Logos/Intellect.

La mission des imāms, tous descendants du légataire de la prophétie, ʽAlī ibn Abī Ṭālib est d’être les démiurges du retour, de la conversion finale de l’univers, depuis le degré du monde sensible jusqu’au monde intelligible. Le prophète exerce le califat, la lieutenance de Dieu sur sa terre. Le califat de la divinité dont il est le représentant et la manifestation en ce monde-ci prépare l’avènement des fins dernières. Il a une fin qui se réalise grâce aux imāms et singulièrement grâce au douzième imām, le Mahdī, finalité qui est la transfiguration de la vie religieuse. Celle-ci préfigure le retour du sensible au psychique, puis du psychique à l’intelligible, enfin de l’intelligible au Principe divin.

L’histoire de la prophétie aboutit à son terme dans la personne de Muḥammad al-Mahdī, l’imām caché, après avoir débuté par l’ensemble des grands prophètes législateurs depuis Adam, Noé et Abraham, et s’être poursuivie par les voies de Moïse et de Jésus. Cette histoire s’est achevée sous la forme de la mission législatrice par le parachèvement de celle-ci en la mission de Muḥammad et elle se prolonge jusqu’à la fin des temps dans les enseignements ésotériques et dans la guidance de ses imāms. Elle se confond avec l’histoire cosmique tout entière et avec l’histoire humaine du retour de toutes les choses en Dieu. Ce retour est l’enveloppement des émanations divines dans l’essence divine qui est toute chose. La prophétie a pour signification métaphysique la conversion de la Nature vers l’Âme et vers l’Intellect, conversion que l’espèce humaine a pour mission de mener à bien15.

Le mouvement du retour vers le Principe se produit par l’abandon de la vie terrestre inférieure pour la vie dernière, l’abandon de la première « naissance » pour la « naissance » ou condition d’être de l’autre monde, de sorte que l’essence de la prophétie ne saurait être dite politique. La prophétie n’est qu’accidentellement le gouvernement des âmes attachées à leurs corps matériels. Elle a pour but essentiel le passage de ce monde à l’autre monde, le passage à la seconde nature, car seul ce passage réalise complètement le plan providentiel divin. De là vient que la doctrine sadrienne du gouvernement prophétique aie son foyer dans le mouvement providentiel qui place le présent dans l’horizon du futur. Sur le plan exotérique, la forme la plus achevée de la prophétie est celle de la prophétie législatrice. Cette thèse est conforme à l’exotérique des révélations. Sur le plan ésotérique, le destin de la prophétie réside essentiellement dans l’exode ou hégire suprême des existants vers la proximité divine grâce à la direction des âmes, exercée par les imāms et tendant vers la vie intelligible dépouillée des matières et des imperfections de ce monde. Enfin, le gouvernement divin ne cessera jamais, tant que la terre et le ciel existeront, tant que la conduite des âmes humaines vers la réalisation du règne des fins, l’ordre le meilleur l’exigera. Telle est la mission des imāms, héritiers de la prophétie.

Hormis la mission de l’envoyé (risāla) et les pouvoirs de perception de l’ange Gabriel qui furent accordés à Muḥammad, tous les états de la prophétie sont communs aux prophètes, aux envoyés et aux imāms. Après Muḥammad, la terre est seulement privée de la prophétie décidant une nouvelle sharī‘a. La clôture de la prophétie législatrice ne signifie pas la péremption de la direction, de la voie muhammadienne, l’abrogation de sa sharī‘a. Selon Mullā Ṣadrā, qui est fidèle sur ce point capital aux dits des imāms, l’achèvement de la prophétie en Muḥammad est celui de la mission des envoyés, et plus spécialement de l’usage d’un pouvoir prophétique reflétant l’impératif divin, le pouvoir de décision dans son registre extérieur : l’abrogation de l’ancienne sharī‘a et l’annonce d’une sharī‘a nouvelle. En l’absence d’un tel pouvoir à la suite de Muḥammad, le pouvoir de décision ne disparaît pas, il change de forme, il ne se perd pas à la mort du Prophète mais il passe entre les mains du légataire, l’imām. Il prend la forme de la décision spirituelle, portant non plus sur la forme de la sharī‘a mais sur le sens qu’elle a, sur le contenu du cheminement qu’elle indique. Ce fait ne signifie pas que le gouvernement prophétique de l’humanité cesse, puisque la seigneurie exercée par la dimension cachée et spirituelle de la Réalité muhammadienne ne cesse pas. Or, sans l’exotérique, point d’ésotérique.

La sharī‘a de Muḥammad, qui est la « religion du vrai » ne cesse donc pas, mais le pouvoir de décision portant sur son ésotérique la renforce plutôt. En effet, la prophétie ésotérique (al-nubuwwa al-bāṭiniyya) ne cessera pas, tout en ne décidant plus dans le domaine exotérique. La perpétuation de la sharīʽa muhammadienne coïncide avec le pouvoir des imāms, pouvoir d’en dévoiler le sens, de décider du sens et de la vérité. Nous sommes, après Muḥammad, entrés dans le règne des « évangiles » (mubashsharāt) perpétuels16. Sans parler d’une quelconque abrogation de la sharīʽa, Mullā Ṣadrā laisse entendre que désormais la décision du sens caché est le sens caché des temps nouveaux. Il y a là, qu’il le veuille ou non, la source d’un conflit latent et jamais achevé entre l’exotérique qui perdure et l’ésotérique qui surgit. Cela, parce que cet ésotérique est plus ancien et plus essentiel que l’exotérique.

Mullā Ṣadrā prend à témoin un texte important d’Ibn ‘Arabī17. Il en tire cette leçon : Ce qui demeure de la prophétie, c’est le statut de « ceux qui font effort vers le vrai » (al-mujtahidīn) et ce qui disparaît, c’est le nom de la « prophétie ». Plus personne ne saurait exercer l’autorité décisive en tant que « prophète » mais cette disparition de la prophétie est purement nominale. La réalité prophétique demeure, sous les traits des mujtahids, qui diffèrent quant à la règle et la méthode sans que ces divergences ne portent atteinte au domaine parachevé de la sharī‘a. Selon l’emprunt fait à ces pages d’Ibn ʽArabī, le mujtahid est l’ascète mystique (ahl al-dhikr). Surtout, Ibn ‘Arabī fournit à Mullā Ṣadrā une conception précise de l’héritage de la prophétie.

L’héritage ou legs de la prophétie est dévolu à l’ami de Dieu (walī). Or, l’héritage (wirātha) est d’abord un attribut de Dieu qui dit, à son propre sujet, qu’il est « le meilleur des héritiers » (21, 89). Dieu recueille en héritage la nubuwwa du prophète puis il la projette vers l’ami de Dieu. Il n’y a pas de transmission successorale temporelle, mais bien une médiation spirituelle par la nouvelle donation de l’héritage recueilli par Dieu. Mullā Ṣadrā, qui entend distinguer l’imamat authentique de l’imamat aléatoire désigné par le consensus des hommes, et qui entend conserver le droit divin de conférer la dignité de walī à des personnes prédestinées, les imāms, cite avec prédilection ces pages d’Ibn ‘Arabī qu’il interprète dans le cadre de la foi imamite. Ibn ‘Arabī cite cette forte sentence du mystique Abū Yazīd al-Basṭāmī : « Vous tirez, tel un mort, votre science d’un mort, tandis que nous tirons notre science du vivant qui ne meurt pas. » Le maître invite à laisser les morts enterrer les morts, à délaisser l’enveloppe morte de la prophétie législatrice et à suivre Dieu, à délaisser l’enveloppe exotérique et temporelle de la prophétie pour se confier au futur de la révélation dans l’inspiration que Mullā Ṣadrā identifie à celle des imāms. L’exemple de la prophétie ésotérique est fourni par le mystérieux maître de Moïse, Khaḍir/Kheẓr : « [Ils trouvèrent un de nos serviteurs] à qui Nous avons accordé une miséricorde venus de Nous et à qui Nous avons enseigné une science émanant de Nous (min ladunnā ‘ilman » Coran 18, 65).

La science prophétique postérieure à la clôture de la prophétie législatrice est la science de Kheẓr, la connaissance dite « mystique » qu’il convient mieux de dire « connaissance tirée de la proximité divine », ʽilm ladunī. Cette science nourrit la mission des imāms, selon Mullā Ṣadrā, et il se plaît à en montrer tout à la fois l’étendue universelle et la présence en toute chose, en citant les pages d’Ibn ‘Arabī, – son cantique des créatures – dont voici les passages essentiels :

3. La prophétie, modèle de la vie contemplative

Que la prophétie s’inscrive dans cette dynamique eschatologique, rien ne le montre mieux que sa place dans le mouvement substantiel de l’être. Le prophète est l’homme qui a parcouru intégralement les étapes du développement humain, les temps de la croissance et de l’intensification graduelle de sa substance. Chacun des moments de la vie humaine est caractérisé par la puissance psychique qui le domine. Chaque puissance correspond à un monde, à un degré plus ou moins extérieur, apparent ou au contraire intérieur et caché de l’univers. La vie sensitive correspond au monde sensible et à la domination des facultés sensibles ; la vie dominée par l’imagination, faculté dominante de la vie psychique animale correspond au monde imaginal ; le degré de la vie guidée par la réflexion rationnelle correspond au monde intelligible. Enfin, le degré de la vie spirituelle, caractérisé par le pouvoir de la contemplation directe correspond au monde supérieur divin.

Selon Mullā Ṣadrā, la prophétie est le plus parfait de ces états de l’âme humaine, le degré le plus élevé qui soit atteint par l’homme dans le développement de ses pouvoirs de connaître depuis le niveau le plus inessentiel et apparent, le sensible, jusqu’au niveau le plus caché, le plus essentiel, le degré de la divinité. En effet, écrit-il, « la place qu’occupe chaque être humain, son lieu de séjour dans la hauteur ou dans l’infériorité est fonction de son mode de perception19. » Le prophète est l’homme qui a réalisé le voyage intérieur vers Dieu. Il n’est pas, en son essence, un homme voué à l’action politique, mais un pérégrin et un contemplatif. Mullā Ṣadrā décrit le voyage de l’homme par les étapes d’une ascension qui le conduit « de la vallée qui est le degré des bêtes brutes jusqu’au sommet qui est le degré des anges ». Le prophète, ayant atteint le stade angélique, la vie contemplative, s’élève encore au sein de la hiérarchie des anges et il atteint le stade de l’amour. Sa perfection est celle des amants (al-ʽushshāq) « ceux qui sont entièrement attachés au voisinage de la proximité divine, qui se consacrent exclusivement à la contemplation de la beauté de la Présence divine, célébrant sans faiblesse la gloire de la Face et sa sanctification20 ».

En son essence, la vie prophétique s’assimile à la vie contemplative qui culmine dans le culte angélique de l’amour divin. Plus précisément, le prophète est l’homme qui possède de façon exemplaire la vision spirituelle. La vision véridique est celle de l’âme humaine apte au discernement spirituel. Selon Mullā Ṣadrā, l’esprit a une disposition naturelle à se conjoindre au monde spirituel, si du moins il n’en est pas empêché. Le monde spirituel contient les formes universelles des existants ainsi que leurs formes particulières, aux degrés qui leur correspondent, le monde intelligible et le monde des âmes célestes. Le maître spirituel qu’est le prophète supprime toute préoccupation de son âme envers les choses sensibles, afin de se tourner vers les substances supérieures dont son âme recevra l’impression, à la façon dont les formes s’impriment en un miroir en se réfléchissant à partir d’un autre miroir. Cette conversion du regard a une finalité tout à la fois unitive et judiciaire.

Parlons d’abord de son aspect judiciaire. Le plus grand danger qui menace les âmes humaines est la tromperie, l’imposture, le déguisement de la vérité, toutes les formes de l’illusion que le terme arabe al-talbīs désigne. Or, la place de l’âme humaine, au confluent du monde sensible et du monde intelligible, du monde du règne (mulk) et du monde du royaume (malakūt) la contraint à percevoir les choses sur le mode de l’imagination. Comment discernerait-elle l’illusoire et le trompeur du vrai et du réel ?

L’âme humaine a deux faces, une face tournée vers le monde de l’invisible, une face tournée vers le monde sensible. Si elle est dominée par la dimension immatérielle de son être, l’essence réelle de certaines choses ne manque pas d’apparaître dans l’âme, depuis sa face qui est tournée vers le malakūt, et un vestige de cette essence brille sur la face de l’âme tournée vers le sensible. La face tournée vers l’invisible est le vestibule de l’inspiration (ilhām) et de la communication divine (waḥy) qui sont les deux enseignements divins octroyés respectivement aux amis de Dieu, les imāms et aux prophètes. La face tournée vers le sensible est la puissance de donner forme à une représentation et de produire les images, et c’est l’imagination. Toute forme perçue par l’âme et dans l’âme est une forme constituée par la puissance imaginative, car, nous dit Mullā Ṣadrā, le monde sensible tout entier est fait de productions de l’imagination. L’âme est imaginative par essence. Voici qui nous renvoie à la doctrine de l’imagination familière aux lecteurs de Mullā Ṣadrā, doctrine qui identifie l’âme humaine, en tant qu’elle est âme et non raison ou intellect, à l’imagination. Or, cette perception imaginative du monde est pour l’âme la source de toutes les confusions.

Lorsqu’une forme naît en l’imagination à partir des choses extérieures, il est toujours possible que l’apparence de leur représentation dans l’imagination, l’image des choses ne corresponde pas à la réalité de ces choses. Tout repose sur la réponse que notre jugement apporte à cette question : l’image (mithāl), la forme (ṣūra) sont-elles adéquates à la réalité intelligible qui est l’essence effective de la chose (maʽnā) ? Notre connaissance du monde extérieur est nourrie par les images que l’imagination représentative des formes nous procure, elle est toujours douteuse parce que l’image sous laquelle la chose nous apparaît ne correspond pas toujours à la réalité. L’apparent ne correspond pas nécessairement au caché. Le monde d’ici-bas est le monde de la tromperie, où il est aisé au méchant de sembler bon, c’est le monde du mélange et de l’indistinction, le monde où les essences se déguisent sous les apparences.

En revanche, l’inspiration et la communication divine produisent les formes de la connaissance prophétique à partir de l’illumination qu’opèrent le malakūt et les intellects immatériels sur l’intériorité du plus intime de l’âme (sirr al-nafs). Cette forme, cette image correspond de façon véridique à la réalité cachée par l’apparence sensible. L’imagination prophétique distingue les êtres comme ils sont dans le Décret divin, le prophète voit l’ange sous une belle forme, le démon sous une forme répugnante.

Le prophète partage avec le gnostique le privilège de l’imagination véridique, qui est la configuration des réalités sises dans l’Intellect divin. Il possède ainsi le pouvoir de dissiper les doutes, de faire correspondre adéquatement les formes et les réalités invisibles aux sens d’ici-bas. La distinction entre l’imagination commune et l’imagination prophétique est celle qui sépare un monde soumis au scepticisme et un univers de vérité. La vision prophétique est l’instrument judiciaire qui déjoue les prestiges d’un monde où l’apparence est trompeuse et qui interprète l’apparent de façon adéquate. Le prophète, doué d’une vision qui procède d’une communication ou d’une inspiration intelligibles voit les choses comme elles sont21.

La prophétie (nubuwwa) est principalement le mode de connaissance désigné par le mot vision (ru’ya). Son aspect essentiel est la dimension unitive de la vision prophétique. Nous quittons alors le domaine de la sensibilité et de l’imagination. La vision ne désigne pas seulement la perception sensible des objets de la vue, mais l’ensemble des perceptions directes et suprasensibles qui composent la contemplation directe du prophète (mushāhada). Cette perception présuppose une conversion du regard, ou plutôt elle est cette conversion même. « La vision, écrit Mullā Ṣadrā, a pour signification le fait que l’esprit se coupe de l’apparent pour se tourner vers ce qui est caché22. » La prophétie, en son essence, est le regard qui se convertit, se détourne de l’apparence pour se tourner vers le caché, en se déprenant des apparences de ce monde pour contempler en une saisie directe, par une sensibilité métaphysique, le monde intérieur, le monde du malakūt. La prophétie est en son essence foncièrement ésotérique. En son essence, notons-le, la prophétie ne se distingue pas de la connaissance théorétique du gnostique.

Pour comprendre la conversion prophétique depuis l’apparent, l’exotérique, le sensible vers le caché, l’ésotérique, le suprasensible, il nous faut connaître la théorie de la connaissance dont Mullā Ṣadrā procure plusieurs expositions rationnelles23. Notre philosophe distingue deux types de connaissance des réalités suprasensibles : premièrement, la connaissance que procurent la recherche et la démonstration, connaissance acquise par le raisonnement ; deuxièmement, la connaissance qui résulte d’une projection du savoir dans l’intériorité de l’esprit, connaissance soudaine, spontanée, recherchée ou non, dont le principe est l’Intellect agent, l’ange de la connaissance et de la révélation. Ce second mode de la connaissance se subdivise à son tour, et elle porte le nom de communication divine (waḥy) lorsqu’elle est projetée dans le prophète, le nom d’inspiration (ilhām) lorsqu’elle est projetée dans le cœur des amis de Dieu, les imāms ou les spirituels.

La distinction entre les connaissances acquises et les connaissances inspirées ou communiquées n’affecte pas l’unité de la connaissance et du cognoscible. Dans son essence, toute connaissance est une autorévélation (tajallī) du monde intelligible, du monde invisible, elle est un lever du voile, qui révèle les formes, les réalités des choses établies dans le monde intelligible, nommé le calame divin. Ces formes sont les formes mêmes de la science divine des choses. Les formes des cognoscibles ineffablement unies à l’essence divine se déploient dans les divers degrés de la science divine, dans le calame, correspondant à l’Intellect et au Décret, puis sur la tablette préservée, correspondant à l’Âme universelle et à la Prédétermination, enfin, au degré inférieur du monde des âmes, sur les tablettes de l’effacement et de l’établissement, dans le monde imaginal24.

Le contenu de la science divine effuse, il se révèle aussi bien aux savants atteignant le degré suprême de la contemplation (al-nuẓẓār min al-ʽulamā’) qu’aux amis de Dieu et aux prophètes. Le réceptacle, le substrat de la réception des formes de la science sont toujours le même, l’agent et le principe de l’effusion sont le même, qui est l’ange de la connaissance, mais ce qui change c’est le mode sous lequel s’opère cette autorévélation du vrai. Le prophète, l’imām et le métaphysicien ont un seul et même objet de connaissance et ils l’obtiennent selon des modes différenciés, par ceux de l’intuition directe ou par celui de l’acquisition rationnelle25.

Mullā Ṣadrā distingue les connaissances intellectives des prophètes et des amis de Dieu de celles des métaphysiciens, non en leur nature mais en leur mode d’obtention. Les connaissances acquises par ceux qui pratiquent l’effort de connaître (ijtihād) ne diffèrent pas de la connaissance obtenue par l’inspiration ou la communication divine. Toutes, elles sont la science (ʽilm) et Mullā Ṣadrā ne sépare pas la science des prophètes et des imāms de la science des philosophes qui perfectionnent leur intellect. La science supra-rationnelle des personnes prophétiques est intégrée dans le domaine général de la science intellective, à moins qu’il ne faille dire que la science des philosophes est intégrée dans le domaine de la connaissance intellective des prophètes et des amis de Dieu.

Telle est la raison pour laquelle Mullā Ṣadrā se livre à une critique mesurée des adeptes du soufisme (ahl al-taṣawwuf). Ces derniers « ont une propension pour les connaissances inspirées, à l’exclusion des connaissances démonstratives et de celles qui sont le fruit d’un enseignement26 ».

Mullā Ṣadrā résume ainsi la voie soufie qui donne la priorité au combat spirituel (mujāhada) : la purification qui produit dans le disciple l’ascèse, la mise en présence de la force spirituelle (himma) accompagnée d’une volonté droite, la soif ardente (taʽaṭṭush), la surveillance de soi (taraṣṣud), l’attention tournée vers les effluves divins. Conformément aux prophètes et aux amis de Dieu, les soufis reçoivent en leur cœur la lumière divine, non par l’enseignement et l’étude des livres, mais en récompense de l’ascèse. L’essentiel est de rompre les attaches avec ce monde et d’accueillir Dieu de toute la force de sa himma. Cette rupture avec le monde est renoncement à la vie sociale, à la propriété, à quelque forme de patrie que ce soit, au pouvoir, aux honneurs et aussi à la science. Le soufi pratique la solitude, en une retraite où il se concentre dans l’exécution de ses obligations religieuses et à des exercices surérogatoires, il vide son cœur de tout souci. Mais il n’est pas un homme de l’étude. Il ne se soucie ni de l’exégèse coranique ni de la science du ḥadīth. Il pratique le dhikr, la récitation du nom de Dieu jusqu’à atteindre l’extase. Si son effort est endurant, sa force spirituelle croît et la passion irrationnelle ne l’attire plus. Les rayons du Réel divin brillent en son cœur, d’abord par éclair, puis de façon permanente. Dans cet état, celui des amis de Dieu, les stations sont innombrables.

Les raisons pour lesquelles Mullā Ṣadrā critique les soufis ne sont pas plus originales que la description très favorable qu’il a faite de leur démarche. Il les emprunte toutes deux à Abū Ḥāmid al-Ghazālī27. Cette démarche des soufis n’est autre que la sienne, celle du moins qu’il préconise volontiers pour se dépouiller des attaches avec le monde, qu’il s’agisse de la famille, du souci de la progéniture et de la filiation, des richesses, des honneurs et de la vie sociale. Il juge cependant que la voie des soufis est trop difficile, trop aventureuse, non parce qu’elle serait mauvaise, mais au contraire parce qu’elle est celle des amis de Dieu, et que les savants spéculatifs ont quelque raison de penser que « le détachement spirituel, poussé à cette limite est comme irréalisable28 ». Selon Mullā Ṣadrā, la voie moyenne que doit emprunter le fidèle est un mélange des deux méthodes, celle des soufis et celle des savants adonnés à la contemplation mais aussi et préalablement à l’étude et à l’acquisition de la science.

Si le savant et l’homme pieux se doivent d’être modestes et prudents, le prophète et l’ami de Dieu sont doués d’une connaissance certaine sans avoir besoin de l’acquérir volontairement. Chez le prophète, cette connaissance se parachève en vision.

La notion de vision prophétique est parfaitement justifiée et Mullā Ṣadrā l’explique en un style platonicien qui nous évoque la similitude entre la vision dont il est question ici et la notion platonicienne de l’opsis, telle que Plotin et ses interprètes néoplatoniciens l’ont conçue29. Dans le commentaire du Livre de la preuve, Mullā Ṣadrā énonce que le réceptacle naturel de cette réception est le cœur de l’homme. Les connaissances se révèlent en lui « depuis les voiles de l’invisible » et elles prennent la forme de données religieuses30 ou de connaissances rationnelles (ʽaqliyya). Les prophètes reçoivent la révélation par la communication directe ou par la voie de l’ange, en une sorte d’acceptation passive que désigne le mot taqlīd. Lorsqu’il s’agit de l’autorévélation de la science divine dans le cœur du prophète, l’acceptation passive est louable, alors que cette même acceptation devient un suivisme aveugle lorsqu’elle est adoptée par un fidèle à l’égard d’une autorité humaine comme peut prétendre à l’être un théologien.

Citant deux propos que le prophète Muḥammad adresse à l’imām ‘Alī, « Dieu n’a créé rien de plus noble que l’intellect » et « Lorsque les hommes se rendent proches de Dieu par diverses sortes de piété, tu t’en rends proche, toi, par ton intellect », Mullā Ṣadrā fait l’éloge de l’intellect, ce pouvoir qui permet de se rapprocher de Dieu, d’obtenir sa proximité. La connaissance intellective, innée ou acquise, est de même importance que la connaissance religieuse. Toutes deux ont la forme d’une vision :

4. La vision de Dieu

Jusqu’à quel degré la vision prophétique peut-elle s’élever ? Cette question importe à la définition de la prophétie, qui est la communication au cœur du prophète des formes de la science divine, les formes stables des choses. Le prophète est-il capable de voir Dieu ? Ce problème est présent dans la littérature du ḥadīth imamite32. Mullā Ṣadrā en propose une résolution dans son commentaire des ḥadīth-s rassemblés par Kulaynī dans un chapitre intitulé « Réfutation de la vision33 ». Elle consiste à séparer la nature du prophète de la nature du commun des hommes et à distinguer la vision sensible de la vision intellective.

Mullā Ṣadrā énonce que les âmes humaines, à l’exception d’un petit nombre d’âmes, excellentes et rares, sont attachées à leurs corps naturels. La plupart des hommes agissent, subissent et perçoivent sans se détacher de la matière et de la forme de l’espace. Il leur est impossible de voir ce qui n’est pas situé en un endroit singulier. Or, Dieu transcende toute localisation. La vision sensible de Dieu est par conséquent impossible. Le commun des hommes ne peut pas davantage posséder une vision intellective de Dieu, car les intellects de ces ignorants sont en puissance mais non pas en acte.

Seul le prophète peut avoir une vision intellective de « la lumière de l’immensité et de la majesté de Dieu », parce que « la substance de l’intellect saint du prophète est extrinsèque au lieu étroit de l’espace et du temps34 ». L’intellect saint (‘aql qudsī) est l’intellect intuitif en acte. Il ne permet cependant pas à la vision du prophète de pénétrer parfaitement la lumière de Dieu, qui est « au-dessus de l’infini ». La vision intellective du prophète est proportionnelle à sa puissance, et elle est fonction de son désir et de son amour, selon le ḥadīth prophétique qui énonce : « Celui qui aime rencontrer Dieu, Dieu aime à le rencontrer35. »

Nous sommes au centre du pouvoir le plus essentiel de la prophétie, celui dans lequel l’essence de la prophétie s’exprime. La prophétie détache celui qui possède son pouvoir des attaches matérielles et spatiales, elle fait de lui un être foncièrement immatériel, un « hôte du malakūt ». Elle témoigne du fait que l’âme prophétique est l’âme humaine en sa nature originelle, antérieure à la descente dans les formes et les matières des mondes spatiaux et temporels. Elle est, d’autre part, proximité de Dieu, et elle justifie la thèse selon laquelle l’ésotérique de la prophétie qui exprime la nature foncièrement ésotérique de celle-ci, la walāya soit précisément définie par la proximité de Dieu.

Abordant une tradition qui transcrit la réponse du huitième imām à celui qui l’interrogeait au sujet de la vision, Mullā Ṣadrā rédige un long commentaire qui est un modèle d’exégèse philosophique, en ce qu’il outrepasse le sens de la lettre du ḥadīth sans pourtant la trahir. Voici notre traduction de ce ḥadīth :

Dans les prolégomènes à son explication de ce texte, Mullā Ṣadrā rappelle que l’on entend par « la foi » la connaissance de Dieu, de ses attributs les plus beaux, des actions des anges, celle des Livres et des envoyés. Le but fondamental de la suscitation des envoyés par Dieu est de perfectionner l’homme jusqu’à la perfection de cette connaissance, degré où l’on mérite le voisinage du Miséricordieux. Ainsi, pour Ṣadrā, la foi est-elle synonyme de connaissance parfaite de l’ensemble des savoirs qui rapprochent de Dieu. Le perfectionnement graduel de cette connaissance est un processus d’intensification et de transformation :

Ce processus d’intensification de la connaissance n’est pas la transformation de la connaissance intelligible en une vision sensible, puisque le sens et le senti sont d’une espèce opposée à celle de l’intellect et de l’intelligible. La sensation n’est pas une intellection plus faible, l’intellection n’est pas l’abstraction qui parfait la forme sensible en la rendant intelligible. Mullā Ṣadrā abandonne, en l’affaire, toute dépendance envers une gnoséologie de type péripatéticien. Il soutient que la connaissance sensible est un tout en soi, qui a ses propres degrés d’intensité et de faiblesse, comme la connaissance intellective forme un tout et a ses propres degrés d’imperfection et de perfection : « Par conséquent, lorsque la vue s’intensifie, elle ne devient pas imagination ou image, et lorsque l’imagination s’intensifie, elle ne devient pas intellection, et non plus l’inverse38. »

Chaque sphère de la connaissance, qu’elle soit sensible, imaginative ou intellective a son propre développement dans la limite de son espèce, ce qui explique qu’une imagination intense et forte produise des illusions. L’illusion, nous en avons des exemples dans ce qui arrive aux possédés et aux devins ; elle est le résultat de la trop forte imagination, qui donne à croire que ce que l’on voit grâce à elle est perçu par le sens externe de la vue. L’illusion est un faux jugement de l’esprit provoqué par la force de l’imagination. Cette thèse est, dit Mullā Ṣadrā, nécessaire pour comprendre ce qu’entendent « certains des maîtres philosophes anciens et les éminents savants fermement implantés dans la science qui ont professé l’unification entre la puissance perceptive et sa forme de perception39 ».

L’intellect n’est donc pas la perfection des connaissances acquises par les sens, car « la distance entre les sens et l’intellect est comparable à celle qu’il y a entre la terre et le ciel40 ». La connaissance dont il s’agit dans le présent ḥadīth est, par conséquent, la connaissance par le cœur, et non la vision par le sens externe de la vue. La connaissance des vérités de foi acquise en ce bas monde est la foi en l’invisible dont parle le texte coranique : « ceux qui ont la foi dans l’invisible (al-ghayb) » (2, 341). Voici donc comment Mullā Ṣadrā comprend ce qu’écrit l’imām : Nous sommes devant l’alternative suivante, ou bien cette foi qui est la connaissance intellective acquise doit disparaître du cœur du croyant au moment de sa mort, ou bien elle ne doit pas disparaître, mais demeurer avec le croyant lors de la résurrection. La première branche de l’alternative est fausse. Comment alors cette connaissance du cœur subsiste-t-elle ? Elle subsiste par « une substance spirituelle intellective ». Et il conclut ainsi son exégèse :

Dans le commentaire d’un ḥadīth qui démontre dialectiquement l’impossibilité rationnelle de toute vision de Dieu, Mullā Ṣadrā parvient à démontrer que cette vision existe grâce à la foi et qu’elle est vision dans l’au-delà, qu’il ne s’agit pas d’une vision sensible mais de la vision intellective, nommée « la vision du cœur ». On aura remarqué que le paradis n’est plus ici conçu comme un lieu sensible, et que les actes licites et leurs récompenses dans l’au-delà n’ont pas davantage de nature sensible. L’ensemble du monde moral et spirituel, y compris les pratiques de la foi et leurs conséquences dans leur rétribution future, est aussi éloigné que possible du monde sensible. Dire « Dieu sensible au cœur » c’est dire « Dieu visible au cœur ». Qu’est-ce alors que la vision du cœur ?

Mullā Ṣadrā apporte une réponse détaillée à cette question dans son commentaire d’un ḥadīth du cinquième imām, Muḥammad al-Bāqir, dont voici la traduction :

Dans son explication, Mullā Ṣadrā répartit les objets de perception en deux espèces, d’une part tout ce qui entre dans l’imagination et, d’autre part, tout ce qui est inimaginable. Entrent dans l’imagination les corps, leurs quantités et leurs qualités, les figures, les couleurs, les saveurs, les sonorités. Sont inimaginables l’essence divine, les attributs divins et les incorporels, l’essence de l’intellect et de l’âme, les essences universelles. L’imagination possède deux degrés, l’un faible ici-bas, l’autre puissant lorsque l’imagination survit à la mort du corps44. Il en va de même pour les objets de l’intellection. Le premier degré de la perception intellective est la représentation par concepts ou par les formes produites dans l’intellect. Le second degré est la contemplation directe, la « rencontre », la « vision ». Mullā Ṣadrā compare la situation de celui qui fermait les yeux aux choses sensibles et se contentait de les imaginer à celui qui est empêché de rencontrer les intelligibles. Dans le premier cas, il suffit de décider d’ouvrir les yeux, dans le second cas, le voile qui nous empêche de rencontrer l’intelligible c’est la nature elle-même, et ce voile ne se lève que par la mort :

Cette vie est un voile qui nous sépare de Dieu. Le prophète possède le privilège de pouvoir rencontrer l’inimaginable grandeur de Dieu. Encore existe-t-il une gradation entre les prophètes, et une différence entre Moïse, à qui Dieu dit « Tu ne me verras pas » (7, 143) et Muḥammad à qui Dieu apparaît lors de la nuit de l’ascension céleste (miʽrāj). C’est que le miʽrāj du prophète Muḥammad est, selon Mullā Ṣadrā, l’expérience de la mort volontaire. Cette affirmation selon laquelle l’ascension céleste du Prophète va jusqu’au terme des termes autorise la vision directe du « Souverain de l’autre monde46 ». Elle permet à notre philosophe de faire de l’expérience de la mort spirituelle à ce bas monde le modèle de l’expérience du « gnostique » :

Lorsque le voile se lève en raison de la mort, si l’âme est gnostique, non ternie par les salissures de ce monde, elle est pour cela rendue disponible, en raison de sa pureté, du fait qu’elle est pure des salissures, nulle poussière, nulle humiliation ne couvriront leurs visages (Coran 10, 26) et le Réel divin se révèle à elle en pleine lumière en une théophanie47.

Cette théophanie se distingue d’autres formes inférieures de l’autorévélation de Dieu parce qu’elle est la théophanie sans image :

5. De la contemplation à l’action

Pour comprendre comment Mullā Ṣadrā envisage la mission temporelle et active du prophète, il faut partir des textes où il propose l’ésotérique de sa conception, pour se diriger ensuite vers les textes où il reprend à son compte, sans grande originalité, les enseignements de ses prédécesseurs en science philosophique. Les textes ésotériques, principalement le commentaire du Coran, l’emportent en valeur sur les emprunts exotériques à la falsafa. Ainsi dans son commentaire de la sourate 87 al-Aʽlā (le Très Haut), Mullā Ṣadrā tend à démontrer que l’essentiel de la prophétie, de la nature prophétique du prophète est la perfection de l’humanité de l’homme. Or, cette perfection est purement spirituelle. Il écrit : « Le prophète, en tant qu’il est prophète est tel que sa nature prophétique (nubuwwa) se réalise seulement par une perfection et une noblesse qui sont attachées à son âme et non à la force et à la retenue (ḥishma) qui sont attachées à son organisme corporel, à son corps49. » Comment prouver rationnellement que le prophète réalise la perfection complète de l’homme ? Mullā Ṣadrā le fait en empruntant à la philosophie la définition de la perfection de l’âme humaine. Cette perfection est celle de l’intellect, et elle est celle des deux degrés de l’intellect, l’intellect théorétique et l’intellect pratique.

La puissance théorétique du prophète est parfaite parce qu’elle est conversion de l’âme vers le Réel divin, en un mouvement de retour à son Principe qui est conforme à son essence et à son mode d’existence, son ipséité. La puissance pratique du prophète est parfaite parce qu’elle opère sa démiurgie (ta’thīr) dans la création et qu’elle ne reçoit, en revanche, aucun effet qui serait produit par les choses qui lui sont inférieures. La puissance pratique du prophète rend les créatures parfaites, elle les assiste et elle leur est utile. L’intellect théorétique du prophète s’élève jusqu’à Dieu, au-delà des intelligibles, en une conversion essentielle, et son intellect pratique s’abaisse vers les hommes, sans jamais en subir d’effet ou de passivité, sans recevoir aucune déficience, sans subir aucun mal physique ou moral de ses adversaires ou ennemis50, en une activité gouvernementale qui consiste à aider les hommes à atteindre leur propre perfection.

L’activité pratique, l’action du prophète reste cependant accidentelle à l’âme du prophète, alors que la contemplation lui est essentielle. Essentiellement proche de Dieu par sa contemplation, le prophète est accidentellement le démiurge invincible du perfectionnement graduel des hommes. En sa définition nominale, l’âme du prophète est la médiatrice entre la création et le Réel divin, et elle doit être, en sa définition réelle, en un état d’intégrale perfection dans les deux états, théorétique et pratique, de sa puissance intellective, cela tout ensemble.

Certes, il y a là une difficulté. Si la perfection essentielle de l’âme humaine est celle de la puissance théorétique, si la perfection véritable (al-kamāl al-ḥaqīqī) et la proximité avec le Réel se réalisent par le seul perfectionnement de l’intellect théorétique, quel besoin le prophète a-t-il de la perfection pratique, accidentelle ? La réponse est qu’il n’en a aucun besoin, mais qu’il est préférable qu’il la possède. Cette réponse est donnée par la hiérarchie proposée des perfections : le prophète (al-nabī) possède ensemble les deux perfections et l’ami de Dieu (al-walī) possède la perfection théorétique et un degré moyen de perfection pratique. Ceux qui sont parfaits dans l’action, dans le mouvement d’assistance politique aux hommes sans posséder la science, n’ont eux aucune perfection, quoiqu’ils reçoivent un certain lot de délivrance et de salut dans l’autre monde. Cette thèse est capitale. Seuls le prophète et l’ami de Dieu ont une perfection. La conséquence est claire : tout homme politique privé de la science parfaite est privé de toute perfection.

Mullā Ṣadrā entend ainsi se disjoindre du commun des théologiens. Il s’agit des théologiens qu’il critique le plus souvent, les théologiens modérés de l’islam sunnite, ou encore les théologiens mu‘tazilites et leurs émules parmi les imamites. Ces derniers n’imposent qu’une condition à celui qui prétend exercer un pouvoir juridictionnel sur les hommes : la possession d’une science mineure, celle qui a pour objet les obligations légales (aḥkām) et le gouvernement religieux d’ordre général (al-siyāsa al-jamʽiyya51). Si un tel homme est, selon Mullā Ṣadrā, absolument privé de perfection, – ce qu’il vient de dire – il faut entendre que Ṣadrā refuse toute perfection et donc toute légitimité au savant juriste, au théologien imamite de son temps qui tournerait le dos à l’essence de la prophétie, la perfection théorétique. Il faut entendre par conséquent que le théologien juriste hostile à la philosophie n’a aucune légitimité et que son savoir juridictionnel est sans valeur absolue.

La légitimité du pouvoir étant liée à la perfection de l’âme, seuls sont légitimes les deux possesseurs de ladite perfection, le prophète qui a la double perfection, intellective et pratique et l’ami de Dieu, qui possède la perfection théorétique et qui a une faculté pratique moyennement développée, parce que l’ami de Dieu se consacre avant toute chose à la contemplation. Le savant juriste et le gestionnaire politique, privés de la contemplation, n’ont qu’une science inférieure et ne méritent pas de recevoir l’autorité, ils n’ont pas, dit Mullā Ṣadrā, le rang indispensable à la prophétie et au califat. Selon nous, par cette déduction Mullā Ṣadrā donne congé aux prétentions de savants juristes de son temps, qui entendent représenter le califat, la mission de l’imām, successeur du prophète législateur. Il leur préfère le « gnostique » (al-ʽārif) héritier de l’amitié de Dieu.

La raison pour laquelle le commun des théologiens se trompe en conférant au savant juriste une autorité qu’il ne mérite pas tient à une erreur fondamentale dans la définition de la mission prophétique et dans celle de sa puissance pratique :

Cette page expose la véritable conception que Mullā Ṣadrā se fait de la vie humaine et du gouvernement prophétique. La vie d’ici-bas est un délai concédé par Dieu pour acquérir la science et amasser les vertus morales nécessaires au salut. Il ne faut certes pas négliger les conditions indispensables à sa durée, conditions que fixera le législateur, l’envoyé de Dieu : préserver les hommes de leurs passions et des effets dévastateurs de leurs luttes intestines. En ce sens, la discipline judiciaire sera utile. Mais elle n’a rien d’essentiel. La fonction législatrice de la prophétie, exercée sous les formes juridiques des prescriptions et des décisions empiriques a pour objet la vie extérieure, corporelle et inessentielle des hommes.

La mission fondamentale de la prophétie consiste à conduire l’ensemble des hommes vers le degré de perfection qui est d’ores et déjà celui des prophètes et des imāms ou amis de Dieu : la proximité, le voisinage de Dieu dans l’autre monde. Cette mission principale est, par conséquent, une mission enseignante, et non pas une mission juridictionnelle, s’il est vrai que le salut ne s’obtient que par la science, le détachement et l’ascèse, la rupture des liens qui entravent l’âme humaine dans son mouvement substantiel vers la vie dernière dans le monde invisible. La mission des prophètes est de renforcer l’âme, en son essence suprasensible, et non pas de contraindre les corps, qui appartiennent à ce monde de l’illusion dont l’âme doit se déprendre53.

Ceci étant démontré, Mullā Ṣadrā procède à un développement dialectique remarquable. Si le renforcement de l’âme humaine est le moyen de la libération (khalāṣ) et de la délivrance (najāt) grâce à la connaissance, le prophète et l’imām ne peuvent être que parfaits dans les connaissances certaines. Le mouvement substantiel de la nature humaine, est supposé connu, par des thèses formant la prémisse du raisonnement suivant. Il conduit à démontrer que le maître enseignant de l’humanité n’a pas lui-même de maître humain, mais qu’il reçoit la connaissance vraie grâce à l’inspiration divine, cela par la médiation d’un des anges intellectifs, l’ange Gabriel identifié à l’Intellect agent. Or, cette perfection inspirée de Dieu ne serait pas complète si le prophète ne possédait pas la connaissance des commandements juridictionnels et les modes du gouvernement religieux (siyāsāt dīniyya) renforcés par ses miracles manifestes.

La religion du miracle, concentrée dans l’exercice de la politique religieuse retrouve ainsi ses droits, au titre de complément indispensable à la prophétie. En vérité, le mot siyāsa, auquel nous donnons le sens fort de politique a, chez Mullā Ṣadrā comme chez al-Ḥillī commentateur de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī un sens plus riche. Le verbe sāsa signifie : soigner et gouverner. Le mot siyāsa a fini par signifier commandement politique alors qu’il a pour sens initial quelque chose qui s’apparente à une médecine, un soin des âmes. Le véritable sens d’al-siyāsa al-dīniyya serait la politique spirituelle. Le prophète n’exerce pas une spiritualité politique, mais bien une politique spirituelle qui est l’exact opposé de ce que Michel Foucault a cru déceler dans les mouvements révolutionnaires contemporains54.

La médecine exercée par le pouvoir spirituel du prophète confirmée par les miracles est la médecine par la crainte. Il ne s’agit pas d’un pouvoir politique du prophète qui le placerait en position de simple gestion des affaires de la cité, mais de quelque chose comme une thérapie de groupe. La plupart des hommes étant dominés par le rejet de la religion (juḥūd), le refus d’écouter la vérité, l’hostilité envers elle, et ne se préoccupant que de la quête de leurs passions irrationnelles, le prophète leur fait peur, leur fait craindre, s’ils n’écoutent pas son appel, son « assaut » (saṭwa) et sa siyāsa, qui signifie précisément les élans de sa rigueur curative. C’est que, dans le cas de la plupart des hommes, écrit Mullā Ṣadrā, « les significations subtiles ne peuvent atteindre leurs cœurs qu’après que leurs cœurs auront été assouplis, que leur [désir de] refus aura été calmé et que leur hostilité aura été dissipée ». Le succès de l’appel prophétique auprès du commun des hommes dépend de ce qui sera la religion des ignorants, la crainte, tandis que le savant n’aura, lui, ni crainte ni espérance, mais amour et intelligence55. Il n’est donc pas malaisé de situer la puissance d’agir et sa perfection en un degré inférieur à celui de la puissance de contempler. Mullā Ṣadrā pense que l’action charitable du châtiment prophétique n’a pour raison d’être que l’ignorance volontaire des hommes, alors que la contemplation reste l’essence de la prophétie.

La puissance intellective est antérieure en dignité à la puissance active, et tel est le sens caché de Nous te ferons réciter et n’oublie pas ! (87, 6). Le non-oubli du prophète situe celui-ci au-dessus du commun des hommes, oublieux et négligents. Dieu lui annonce la bonne nouvelle de ses révélations, et cette donation est celle d’une « lumière dont la nature est celle de l’Intellect » (nūr ʽaqlānī). Le prophète reçoit une « puissance de nature angélique » (litt. issue du royaume, malakūt, du monde intelligible). L’âme du prophète est renforcée par la communication divine, son esprit devient une âme sainte (nafs qudsī, une âme entièrement dépouillée des attaches matérielles), douée désormais de la permanence de l’Intellect, du Logos divin. Lorsqu’il sait quelque chose, il ne l’oublie pas. « L’huile de son âme noétique est tout près d’éclairer par la lumière de son intellect acquis depuis la substance intellective immatérielle qui est un feu spirituel émanant de la lumière de Dieu, même si le feu de l’enseignement humain ne la touche56. »

La walāya est-elle supérieure à la prophétie (nubuwwa) ? Cette question reçoit de Mullā Ṣadrā des réponses contradictoires. Celui qui est purement et simplement « ami de Dieu » (al-walī al-maḥd) est le contemplatif parfait. La walāya se définit alors par l’immersion intégrale dans la contemplation de la beauté et de la majesté divine, et le mode d’être du walī est d’être « celui qui s’efface en Dieu » (al-fānī), « l’évanescent » (al-muḍmaḥill). Lorsqu’elle est séparée de la risāla qui est la mission prophétique de l’appel et de la direction gouvernementale des hommes, la walāya, présente chez l’imām impeccable comme elle est présente chez le parfait spirituel, s’apparente au statut du mystique et de celui qui atteint le plus haut degré de la vie spirituelle : la séparation, la solitude et toutes les autres formes de l’ascèse, le rejet radical des faux biens de ce monde. Ce degré correspond au sommet de l’existence prophétique et au sommet du monde angélique.

Cet exclusif souci de la proximité divine et de l’union avec la lumière divine conduit l’ami de Dieu à la connaissance de ce que son être singulier n’est rien si ce n’est l’être divin et à la mise en pratique de l’évanouissement de soi. La pure walāya, dont le modèle est procuré par les imāms, est aussi bien l’accomplissement de la philosophie authentique en une sagesse expérimentale conforme à certaines leçons du soufisme. C’est donc bien la perfection constitutive de la dignité du spirituel et du prophète. La walāya n’est pas supérieure à la prophétie, mais elle lui est essentielle. Nous verrons qu’après la fin de la prophétie législatrice cette union spirituelle avec Dieu instruira l’union du fidèle avec son guide. Nous savons que la perfection de l’intellect pratique est accidentelle et seconde en dignité. Pourtant, Mullā Ṣadrā dit que le prophète envoyé par Dieu pour annoncer son message (rasūl) est supérieur au prophète pur et simple, celui qui n’est prophète que pour soi-même et au walī. La risāla l’emporte donc en dignité sur la walāya.

Voici une contradiction qui pourrait paraître surprenante, si Mullā Ṣadrā n’usait d’un modèle dont il s’est souvent inspiré, spécialement pour élucider le nom divin al-qayyūm, le Provident ou le Mainteneur : « La perfection absolue ne se réalise que lorsque la chose est complète et au-dessus de la complétude » et elle est définie ainsi : ce qui possède l’existence qui lui est nécessaire et qui possède de surcroît l’existence pour les autres choses. Or, selon le commentaire que Mullā Ṣadrā a fait des définitions avicenniennes présentes dans la Métaphysique du Shifā’, cet état plus que parfait est le rang du premier Principe, puisque de l’acte d’exister du Principe constituant son essence effuse l’existence qui est de surcroît, cela sur toutes les autres choses57. La correspondance établie par Mullā Ṣadrā entre le Principe divin « au-dessus de la complétude » et la situation des intellects saints, autrement dit des intellects prophétiques est au centre de sa conception du califat humain, de la lieutenance que Dieu institue en l’homme.

Sans doute l’homme n’est-il pas, au commencement de son mouvement essentiel autre chose qu’un être de nature matérielle minérale, mais il se perfectionne de degré en degré jusqu’au stade de la vie intellective. Le califat, par lequel l’homme est le lieutenant de Dieu sur la terre est le résultat du mouvement substantiel de l’âme humaine. L’homme est l’être qui atteint le terme final de la perfection, que n’atteignent pas les végétaux ou les animaux58. Or, il est plus que parfait d’être un prophète qui se tourne vers les hommes et qui se tourne vers Dieu que d’être un pur et simple walī. Les envoyés apportant aux hommes le message et la législation divine sont plus que parfaits, et ils ont des pouvoirs démiurgiques analogues à ce que le nom al-qayyūm nous enseigne de Dieu : les pouvoirs divins de faire effuser providentiellement l’existence, le bien et l’ordre du monde. Ces pouvoirs sont connaturels aux envoyés et aux imāms, non en ce que les imāms sont en eux-mêmes, des awliyā’, amis de Dieu, mais en ce qu’ils partagent avec les envoyés, l’autorité suprême. Tel est, dit Ṣadrā, le mode d’être des envoyés et des véridiques (al-ṣādiqīn) en qui il nous faut reconnaître aussi les imāms59. Parce qu’ils sont des amis de Dieu, les imāms sont parfaits, et parce qu’ils partagent avec les envoyés la mission de l’imamat, ils sont plus que parfaits.

La contradiction se résout ainsi en une gradation, qui va du plus-que-parfait au parfait. Nous passons ainsi de l’ordre ésotérique des perfections prophétiques à leur ordre exotérique sans solution de continuité et sans contradiction. La perfection pratique des envoyés peut désormais être pensée par Mullā Ṣadrā dans l’élément des discours empruntés à ses prédécesseurs, philosophes et théologiens rationalistes.


1. Al-Mabda’ wa l-maʽād, 4e maqāla, « Des pouvoirs prophétiques » (fī l-nubuwwāt), vol. II, p. 779-842. Cette œuvre aurait été achevée en 1015/1606. Voir Sajjad H. Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī : His Life and Works and the Sources for Safavid Philosophy, p. 64.

2. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, 5e mashhad, « De la prophétie et de la walāya », p. 303-441. Cette œuvre aurait été achevée entre 1030 et 1041/1631. Voir S. H. Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī, p. 59.

3. Mafātīḥ al-ghayb, 14e miftāḥ, « De la voie du cheminement du serviteur vers Dieu », surtout le deuxième « mashhad », « De l’ésotérique de la prophétie et de son exotérique » et le troisième « mashhad », « De la walāya », vol. II, p. 773-777.

4. Sur le Livre de la preuve, son auteur et le commentaire de Mullā Ṣadrā, voir infra, chap. 4.

6. Tafsīr, vol. I, p. 34.

7. Ibid., p. 41-42.

8. Ibid., p. 163-164.

9. Tafsīr, vol. IV, p. 390.

10. Ibid., p. 390.

12. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 3, p. 110-112 [sur le 4e ḥadīth].

13. Tafsīr, vol. IV, p. 400 sq.

14. Ibid., p. 397-398.

15. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, 5e mashhad, De la prophétie et de la walāya, 1er shāhid, 7e ishrāq, p. 408-411.

16. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 3, p. 98-99 [sur le 3e ḥadīth].

18. Ibid., p. 553-556.

19. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, 5e mashhad, 1er chap., 1er ishrāq, p. 398.

20. Ibid., p. 395-399.

21. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 781-786.

22. Ibid., p. 781.

23. Ibid., p. 807-814. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 404-411. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 52-59.

24. Asfār, vol. VI, p. 295-297. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 409.

25. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 809. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 408.

26. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 2, p. 56.

28. Sharḥ, vol. V, p. 58.

31. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 2, p. 53-54 [sur le 1er ḥadīth].

33. Sharḥ, vol. III, Kitāb al-tawḥīd, chap. 9, bāb ibṭāl al-ru’ya, p. 247-316.

34. Ibid., p. 250 [sur le 1er ḥadīth].

35. Ibid., p. 251.

37. Sharḥ, vol. III, Kitāb al-tawḥīd, p. 260.

38. Ibid., p. 260.

39. Ibid., p. 261.

40. Ibid., p. 262.

41. Mullā Ṣadrā consacre un long commentaire à ce passage du verset coranique dans son commentaire de la sourate al-Baqara. Distinguant trois degrés de la foi (īmān), qu’il assimile à la connaissance (maʽrifa), il définit ainsi le degré supérieur de la foi : c’est celui de la « gnose » (‘irfān), qui peut s’exprimer par le « dévoilement » (kashf) ou par le jugement probatoire, ou encore par une science certaine obtenue par l’intermédiaire d’une lumière que Dieu procure au cœur de celui qu’il choisit parmi ses serviteurs. La vision prophétique de la grandeur divine est analogue à la connaissance métaphysique, qu’elle soit obtenue par dévoilement (c’est le cas de l’inspiration des imāms) ou par la voie démonstrative des philosophes. Voir Tafsīr, vol. I, p. 255.

42. Sharḥ, vol. III, Kitāb al-tawḥīd, p. 264. On remarquera que ce bas monde est le pays fait des matières du mensonge et des ténèbres, avec une inflexion du sens où se retrouvent des échos manichéens.

44. Sharḥ, vol. III, Kitāb al-tawḥīd, p. 288-289. Mullā Ṣadrā procède à la démonstration de l’incommensurabilité de la puissance de l’imagination et de celle des sens ici-bas. Aucune imagination n’est aussi forte qu’une sensation immédiate de la présence de l’objet perçu « en chair et en os ». En revanche, lorsque l’âme est délivrée du corps, elle n’est plus qu’imagination, et la vision de l’imagination devient alors plus forte que celle du sens externe. On sait, et Ṣadrā nous le rappelle ici, que cette thèse est le pilier de sa compréhension de la résurrection corporelle.

45. Sharḥ, vol. III, Kitāb al-tawḥīd, p. 290.

47. Sharḥ, vol. III, Kitāb al-tawḥīd, p. 291.

48. Mullā Ṣadrā, ibidem.

49. Tafsīr, vol. VII, p. 373 [sur Coran 87, 6-9].

50. Allusion probable à la polémique antichrétienne et antijuive concernant le sort de Jésus.

51. Tafsīr, vol. VII, p. 373-374.

52. Ibid., p. 374.

56. Tafsīr, vol. VII, p. 375. L’allusion au verset de la Lumière (24, 35) et à son exégèse par Mullā Ṣadrā est évidente.

57. Voir Ibn Sīnā, Al-Shifā’, al-Ilāhiyyāt, livre IV, chap. 3, p. 188 et Mullā Ṣadrā, Taʽliqāt alā al-Ilāhiyyāt min al-Shifā’, vol. II, p. 788-795, surtout p. 793-794 : « On entend par le complet et ce qui est au-dessus de la complétude la signification la plus générale, et chacun des deux s’actualise dans le Nécessaire et ce qui s’ensuit des califes de Dieu et de ses rapprochés. De même que l’étant les enveloppe tous deux mais sur le mode de l’intensité ou de la faiblesse. Dieu a dit : “quant à moi, j’institue sur la terre un calife” (2, 30) […] Le mode d’être des intellects saints est l’effusion parfaite de leur être sur ce qui leur est inférieur par l’assistance de Dieu et sa puissance. Ils sont donc aussi bien au-dessus de la complétude, bien qu’ils soient inférieurs au Premier puisqu’aucun intellect ne Le comprend. »

58. Tafsīr, vol. II, p. 309-311 [sur Coran 2, 30].

59. Tafsīr, vol. VII, p. 380.